Un auvent ouvert aux courant d’air de septembre, et aux vents du sud de l’été, des outils rouillés ou ayant déjà vécu, des vis mal classées, de la rondelle en alu, du bois en veux tu, en voilà, je m’étais construit un petit univers, un microcosme dans lequel j’étais l’empereur du nichoir, le roi de la cheville en bois, le pape du toit à charnière, le tout à l’usage des futurs mésanges qui voudraient bien venir nicher en Vendée, dans ce petit coin de paradis, pas si loin du grand océan qui relie les deux mondes, le nouveau sans grand intérêt et l’ancien où se trouvait mes racines.
Cela m’avait pris un matin, comme une envie de chier : utiliser mes mains, mes doigts, mon peu de cervelle, pour construire un truc, un machin, un bidule. Ça me démangeait les phalanges de tenir un tournevis, de faire vrombir la ponceuse, de me laisser porter par le bruit blanc d’un tour à meuler. En le mettant en route, je sentais en, quelques microsecondes, le voyage dans le temps prendre place et me ramener soixante ans en arrière, dans l’atelier du père, dans le quartier calme et provincial du Petit-Montrouge.
J’avais trouvé une technique pour construire des nichoirs, je n’avais pas compris encore qu’en assemblant des chutes de bois rachetées dix ou quinze euros au magasin de bricolage, j’étais en train de construire autre chose de moins visible, mais peut-être aussi de plus important ou de plus utile. Le temps devenait rare, il fallait ranger dans des petites cases soixante ans de souvenirs, soixante-quatre peut-être, plein de trucs, des choses vécues, des choses vues, des choses senties. Il fallait se débarrasser des regrets, pour capitaliser sur les acquis. La mort ? Oui, j’y penserais en temps opportuns… ! Oui mais, si jamais tu partais sans prévenir ? me disait une petite voix qui m’avait pourtant foutu la paix pendant de longues années…….Alors, chaque jour, je rangeais, dans ma tête, tout ce que j’avais laissé en plan depuis si longtemps……
J’étais touché par les oiseaux. Loin d’être Saint-François, mécréant que j’étais, je trouvais dans leur compagnie une sorte de bien-être et d’attendrissement qui me faisait oublier des interrogations qui me taraudaient l’esprit, depuis qu’une nuit, mon corps n’avait plus répondu à des sollicitations pourtant simples.
Des vieux outils, quelques-uns remontant à une autre vie… il y avait cet attachement viscéral qui fait que l’on accepterait presque plus facilement de se faire abimer sa voiture, plutôt que de perdre le tournevis acheté en mille-neuf-cent-soixante-dix-neuf, qui avait survécu à sept déménagements…Des vieux outils, oui, auxquels j’étais attaché par un fil magique qui me reliait à des épisodes de vie plaisants, tristes, neutres, mais surtout à «avant».
Les mains travaillaient toutes seules, l’esprit, lui était ailleurs, toujours ailleurs. Alors les oiseaux se retrouvaient avec un trou d’envol qui n’était pas exactement au bon endroit, ou la charnière d’un toit mobile qui laisserait passer de l’eau sur la tête des oisillons. Le but n’était pas tant de construire des nichoirs, mais plutôt de se faire plaisir en partant d’une idée, d’un concept, et en le voyant prendre corps au cours des heures, des jours ou des semaines.
Je n’avais jamais été très rigoureux.
Les vis classées par taille et par diamètres, du premier jour, avaient poursuivi leur lente migration vers d’autres casiers au cours des semaines, et des mois d’activité. Les boulons aussi. Les choix d’origine avaient été relégués au magasin des souvenirs. Pas grave, je chercherais la bonne vis en mettant plus de temps cela me permettrais de laisser mon esprit partir à la dérive avec encore moins de contraintes. Alors, j’en étais arrivé à avoir une vingtaine de casiers, remplis de vis dépareillées. J’avais accompli le contraire de ce qui était prévu, mais le plaisir, lui était bien là, et bien réel, sans artifices, un plaisir sophistiqué, être créateur, et en même temps rêver encore et toujours, rêver tant que, parfois j’oubliais l’auvent, le bruit de la scie sauteuse, le but de mes découpages.
Il y avait aussi ce lent passage, ce plongeon dans le plaisir, cette espèce de mue, qui commençait avec le rituel des habits d’ateliers, un méchant pantalon de toile au fond des poches duquel dormaient des chevilles, un ou deux écrous, un piton, des trucs divers qui ne serviraient jamais à rien, mais dont la présence était néanmoins « vitale » , sécurisante, au cas où……Un vieux chandail de laine qui avait vu des cieux plus cléments, une chemise de bûcheron d’une crasse absolue mais qui sentais bon le WD.40, remède à tous les maux du bricolo moderne, des chaussettes épaisses, des chaussures qui avaient déjà vécu des aventures. Changer de peau, se vider la tête, se réchauffer le cœur, échapper aux contingences. Vite, je disparaissais dans mon royaume.
« Je suis dans mon atelier »….
Les cinq mots étaient lâchés….Je faisais les quelques mètres qui me séparaient de mon établi, et je passais dans un autre monde dans lequel j’étais déjà plus léger. J’étais seul physiquement, mais entouré par les souvenirs des dernières soixante années. Les mains s’activaient, et comme l’esprit n’était pas toujours très concentré sur la tâche, il fallait rogner, ici quelques millimètres, là un ou deux centimètres…ce n’était pas grave, personne ne le saurait, et je gardais par devers moi mes petits secrets sur comment j’avais réparé du bois que j’avais fait éclaté, ou tordu, sans le faire exprès, la charnière d’un toit…. « Secrets de fabrication », seuls, les rouges-gorges connaissaient la vérité, mais ils ne se moquaient pas, et continuaient à picorer dans la mangeoire qui tenait par l’opération de l’Esprit-Saint, après que je l’eus fixée sur le pilier en bois le plus proche de mon établi.
Au cours de l’automne étaient venues d’étranges questions concernant ma propre fin….Serai-je prévenu avant que ce soit l’heure du départ ? Que se passerait-il une fois mon cœur arrêté ? Flotterai-je au-dessus de mon atelier, si je mourrais en pleine activité de vissage, de sciage, d’assemblage, ou bien en train de faire des calculs foireux de plans qui boitaient avec des longueurs inégales, des largeurs qui n’en menaient pas large, et des profondeurs qui ressemblaient à des hauteurs. Chaleur et lumière, j’avais décidé. Je ne voulais pas laisser de trace. Je ne voulais pas de tristesse, de larmes, de regrets.
J’avais lu dans un magazine à la con, que lorsqu’on atteint soixante-dix ans, des questions se posent, des inquiétudes se pointent, on fait le guet quand on va aux chiottes, on redoute le moindre pet indicateur d’une sigmoïdite, le moindre mal de tête annonciateur, si ,si, d’une tumeur au cerveau, le moindre vertige qui, n’en doutons pas, cache un problème vital de tension artérielle. J’avais tout, je n’avais rien, et pourtant ….. En quelques mois, entre deux nichoirs, j’étais devenu le meilleur client, à n’en pas douter, de la pharmacie Clémenceau, celle qui se trouve dans la galerie marchande de Super.U.
A cheval sur les dragons de la morphine, de la Lamaline, du Tramadol ou du Klipal, je venais chercher mon stock de médicaments, et la vue même de la croix verte de l’enseigne m’apportait une sorte de sérénité : si je mourrais là, eux au moins réagiraient vite, plus vite peut-être que les urgences de l’hôpital qui m’avaient fait attendre sept heures pour me donner un comprimé de Doliprane….
J’avais déserté l’atelier.
Ma perceuse bon marché faisait grise mine, les tournevis s’ennuyaient, les vis elles-mêmes se lamentaient sur leur abandon à leur sort…Il régnait dans l’atelier un bordel de mauvais aloi, alors qu’une couche de sciure de bois recouvrait les abords des établis. Mon âme était partie en balade, je ne sais où, et des souvenirs longtemps enfouis étaient remontés à la surface, peut-être à l’occasion d’une chirurgie aux séquelles longues à s’estomper.
Les oiseaux pouvaient aller se faire voir, les chariots de chutes de bois du magasin «Mon Brico », me semblaient complètement hors de propos, la force m’avait quittée, remplacée par des attaques de paniques qui me glaçaient le sang. J’allais mourir, j’étais mort, je n’aurais jamais le temps d’arriver jusqu’au téléphone…..et je n’avais même pas mis de l’ordre dans mon bordel, pas celui de l’atelier, mais celui qui s’était établi dans ma tête. Plus jamais les oiseaux ne trouveraient grâce à mes yeux, la douleur était souvent insupportable, la pagaille dans les idées m’empêchait même de prendre un crayon et de dessiner, sur une feuille de papier, le plan d’une future habitation pour mésange, ou d’une cabane pour écureuil, avec réservoir à noisettes ou à noix.
L’herbe du jardin avait perdu la couleur de l’espérance, la vue de la scie sauteuse le donnait la nausée, j’étais à l’écoute de mon cœur, je me noyais dans mon angoisse, c’était fini, ont me retrouverait par terre auprès de l’infâme établi bricolé de bric comme de broc, recouvert par de la sciure de bois, et les chiures de la chouette qui habitait sur l’une des poutres, et s’exonérait en délivrant sur les clés plate, des déjections chaque jour plus nombreuses, incluant des pelotes de régurgitation.
Les couchers étaient rythmés par le rituel des pilules de couleurs et de formes variées. Il fallait ensuite s’endormir en essayant de faire le vide dans la tête. J’imaginais alors un sous-bois, des pins, une terre siliceuse, les berges d’un étang tout proche et puis, lentement, je dérivais sur plein de trucs, le jardin de Monet, l’odeur de la boulangerie de la rue Alphonse Daudet, la plate-forme d’un autobus « 38 », le ronronnement du brûleur d’une goudronneuse en Septembre, juste après la rentrée des classes….et puis je m’endormais, apaisé pour quelques minutes , groggy pour quelques heures,déconnecté pour quelques jours.
« Vous souvenez-vous de vos rêves ?» m’avait dit le neurologue de garde, un week-end pluvieux au cœur de la Vendée. Alors je lui avais tout dit, j’avais vidé mon sac, j’avais expliqué ce qu’il y avait à dire, les songes sans queue ni tête, l’impression que mon âme n’existait plus, la détresse qui m’habitait, l’angoisse indicible de sentir mon corps se désolidariser de mon esprit, la colère aussi parfois, d’avoir porté pendant si longtemps un gros sac rempli d’images troubles, de souvenirs qui avaient peut-être fait de moi ce que j’étais aujourd’hui. Va savoir Charles…. !!! « On ne peut pas changer le passé… » avait dit la blouse blanche. Merci Docteur, heureusement que la médecine hospitalière est gratuite, ce n'était pas la réponse que j’attendais mais peut-être n’était-ce malgré tout pas la mauvaise….N’était-ce pas à moi de me faire mes propres réponses ?
Et puis il y avait eu cette étrange nuit….
Se lever, surtout ne pas allumer la lumière, sinon ta nuit est foutue, quelques secondes aux toilettes, retour sur la pointe des pieds se recoucher, rabattre la couette sur soi, se sentir replonger…Certes, le sommeil était bien là, mais il y avait aussi les molécules chimiques qui se baladaient dans le cerveau et me mettaient dans un état de totale léthargie , me faisant penser immanquablement à ce que j’avais ressenti tant de fois dans les fumeries de Hong-Kong ou les bordels d’Asie dans lesquels il fallait de tout pour faire un monde, « tout » dépendant de combien tu étais prêt à payer. Imagine toi, simplement, retourne en arrière dans ton passé, comme je retourne dans le mien, repense à ta plus belle étreinte, celle qui aurait le plus conjugué le plaisir physique avec une incroyable félicité de l’âme, le truc où tu te dis : c’est tellement bon, je voudrais que cela ne s’arrête jamais, que je puisse vivre le reste de ma vie envahi par ce bien être….Je n’avais pas vu le curé d’Ars, le sage Rachi, Bouddha, Christos, ou le moine Tibétain « Foudre Bénie »….Je ne m’étais pas transporté en Inde, ou j’avais travaillé et pris goût à cette culture si particulière. Je ne m’étais pas perdu dans une ruelle de Jerusalem, ni fourvoyé dans un passage secret de Penang, qui livrait accès aux plaisirs les plus interdits.
Je pense comprendre, maintenant, ce que veut dire le bien être absolu, l’amour inconditionnel, la soumission totale aux sens, l’addiction à la proximité d’avec le corps de l’autre, sauf que cet autre c’était moi. J’avais été pris dans un tourbillon qui était cent fois, mille fois plus puissant que le plus puissant des orgasmes ressentis en conscience. Ce n’était pas physique, c’était au-dessus, bien au- dessus, le sommet de la pyramide, il n’y avait rien entre moi et l’univers, j’étais libéré de toutes mes servitudes, de toutes mes angoisses, de toutes me douleurs, je n’aurais plus jamais besoin de me soucier de mon devenir, quelqu’un, quelqu’une, s’en chargerait pour moi. De réfractaire total, j’étais devenu soumis, en pleine confiance dans mon devenir. Je n’étais même pas corps, même pas chair, je n'étais plus qu’un « principe de vie », une parcelle d’univers, j’étais relié à tout, au tout, à tous.
Un orgasme pendant mon sommeil ?
Tu rigoles….J’étais balayé par du vent tiède, un printemps dans l’Atlas, un zéphyr aux Bermudes, un scirocco qui passerait le long d’une côte du Péloponnèse ou de Lybie. Chaque centimètre carré de ma peau, du bout des orteils au cuir chevelu, en passant par tout le reste, tremblait à un rythme régulier, comme si mon corps vivait en dehors de moi-même, comme si je m’étais dissocié et que j’étais devenu simple spectateur. J’avais bu à une fontaine de jouvence, j’avais bu à une source d’amour, le vrai, pas celui, gnan-gnan, du « je t’aime, pour toujours », alors qu’on ne sait même pas de quoi demain sera fait. Je faisais partie du monde, l’univers avait fait de moi une parcelle de lui, j’aimais, le monde m’aimait, je débordais d’amour, un amour inconditionnel qui m’avait envahi et avait tout embelli. Dix minutes ? trente peut-être ? Deux heures ? La nuit entière ? Juste deux heures quarante de bonheur suprême, une extase pour adepte de la fumette ou pope Grec devant le Saint-Sépulcre. Un plaisir qui brûlait mon cerveau sans douleur, comme pour laisser une marque profonde, un jalon de parcours,
un truc pour dire que je n’avais pas rêvé……
Au réveil, les membres en guimauve, encore intimement lié par les sens à cette zénitude faite de paix de l’âme et de bien-être physique, j’avais eu l’impression que quelque chose avait changé. Des souvenirs de mon passage en Islande avaient refait surface, un étrange et envoutant pays, qui avait changé mon regard sur le monde, à force de paysages sauvages, de moutons déambulant, de pistes de terre, et d’alcool de cumin…
Essayer de décrire un bonheur intense ? Impossible….Tout ce que tu pourrais comprendre serait encore loin de la vérité. C’était comme si j’étais passé de l’autre côté, comme si finalement je découvrais ce qu’était « l’autre chose, l’autre dimension ». Oui, l’univers m’aimait, moi, le branleur chronique, l’insignifiant qui avait semé parfois le trouble et le chagrin .
Pas de visage bienveillant, pas d’apparition, pas de message, pas de vision, juste cette pluie d’amour qui se déposait sur mon corps, cet amour qui imbibait ma chair, remplissait mon cerveau, au point de me couper le souffle et me faire ressentir une impression indicible de bonheur . Ma vie ne serait plus la même, j’avais vécu une incroyable expérience, j’étais maintenant en avance sur « les autres ».
Etrange zénitude, curieux voyage au fond de moi, et surtout l’incroyable sentiment de m’être approché de ce qui était invisible pour mes yeux.
Dans le premier nichoir que j’avais construit trois ans auparavant, et qui reflétait mon apprentissage et l’approximation de mes plans , une mésange avait fait son nid avec des particules de mousse et des poils de Sacha, le Golden Retriever.
Six œufs….Il y aurait six oisillons….J’allai chercher un tournevis, démontai le toit, pour y fixer une charnière et pouvoir ouvrir le nichoir pour le plaisir des yeux.
Six oisillons….J’eu soudainement envie de les voir grandir, puis s’envoler…..Le brave docteur Rémy, gardien de mes secrets les plus inavouables, m’avait dit : « vous avez probablement fait une bolus de Dopamine »
J’étais reparti du cabinet médical avec la certitude que ce n’était pas cela, et la curieuse sensation de glisser en chaussette de laine, sur un plancher ciré…
La Boutetière
Juin 2022
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