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ZAKA ( 2ème partie)

  • Photo du rédacteur: Sylvain Ubersfeld
    Sylvain Ubersfeld
  • il y a 3 jours
  • 32 min de lecture

 

NOTE PRÉLIMINAIRE

 

Comme dans toutes les « Histoires d’U », il y a du vrai, il y a du faux mais sur une base de vrai. Il y a des souvenirs qui ont été mélangés à « ma réalité », des évènements qui ont changé d’époque, des lieux qui existaient « avant » et n’existent peut-être plus maintenant. La date à laquelle cette histoire se déroule est intentionnellement laissée vague. On peut toutefois penser qu’elle a pris place entre 1990 et 2000. Les références au aspects particuliers de la culture Juive sont strictement exacts. Il y a, au travers de nombreuses histoires qui se déroulent dans un environnement « judaïsé » ou pendant une époque comprise entre 1930 et 1950 un attachement indestructible à cette culture léguée par mon père. Les personnages de cette histoire doivent bien avoir existé quelque part, il y a vingt ans ? trente ans ? Les noms ont peut-être été modifiés, mais c’est pour préserver la tranquillité et ne pas trop remuer « leurs » souvenirs. Il y a des choses dont il ne faut pas parler, mais on peut très bien être heureux en se souvenant d’avoir bu une Maccabée dans le petit restaurant de plage de Naharya, en regardant le soleil se coucher. C’était un curieux établissement fait de planches et de tôle ondulée, où se retrouvaient des hommes de bien, répartis à travers le monde, et qui passaient de temps en temps pour boire une bière.

 

La Boutetière

Février/Mars 2020


Cette histoire est dédiée plus spécialement :

A Wered Finkelstajn, surnommée Yona.

A Ilan Fränkel, que j’ai bien connu

A Amos et Rachel Mandelboïm, mes voisins de la Rue Tagore à Ramat Aviv

A L’équipe de la Zaka qui était présente le jour de l’attentat de l’autobus 22

A Avi Shulmann, bouffeur de rabbin, mécréant, grande gueule,  cœur de platine et officier du renseignement militaire ( AMAN)

A Nahum Weinberg, «  zakiste »

Au docteur Rafi Weinberg, son fils, chirurgien à l’hôpital Sourasky de Tel-Aviv, qui doutait de dieu mais n’était pas sûr qu’il y eut quelque chose d’autre…

 

 

 

ZAKA ( 2 EME PARTIE)

 


A l’heure où, de l’autre côté de la Méditerranée, Ilan Fränkel était en route pour l’aéroport de Schiphol, à Amsterdam, Amos Mandelboïm était déjà au travail à la Zaka. Alors que certains de ses collègues poursuivaient leurs tâches d’identification des victimes à partir d’objets collectés de ci et de là, d’autres plaçaient dans de grands sacs en plastique opaque, des tampons de papier absorbant saturés du sang des victimes, ou de fluides identifiés comme provenant des corps mutilés. Les éléments trouvés dans le sac à dos, une fois nettoyés, permettaient raisonnablement de penser que la propriétaire de ce sac avait été une des victimes de l’attentat…mais où était-elle ? Était-elle décédée, blessé, indemne, chez elle ? Amos avait été surpris de ne pas trouver de téléphone portable dans le sac. Il avait confié à Nahum Weinberg, son alter ego, le soin d’exploiter le répertoire trouvé dans le sac à dos.

En contactant les hôpitaux, grâce à un numéro téléphonique spécifique qui permettait un accès à une large base de données concernant les patients hospitalisé, Nahum avait tenté de vérifier si une certaine Wered Finkelstajn se trouvait hospitalisée, ou placé en chambre funéraire, mais rien n’y fit. Il avait alors commencé à éplucher le petit cahier, page par page. Il avait contacté les seize premiers noms, par ordre alphabétique, Auerbach, Bergman, Brodski,

Danziger…et d’autres…trois avaient décroché, puis croyant à une mauvaise plaisanterie, avaient simplement mis un terme rapide à la conversation. Douze numéros n’avaient simplement pas répondu, un treizième correspondant avait dit à Nahum d’aller se faire voir.


Il avait finalement composé le numéro d’Ilan Fränkel, et était tombé sur sa boite vocale. Visiblement, le message d’Ilan avait été formaté pour la période de son court voyage en Europe : « Bonjour, vous êtes sur la boîte vocal d’Ilan Fränkel, vous pouvez me laisser un message. Si c’est ma future femme qui appelle, sache que je pense à toi à chaque instant, et qu’il me tarde de revenir pour te serrer dans mes bras. A plus tard ». Un sourire illumina le visage d’Amos. Il avait peut-être le début d’un commencement de piste. Il fallait absolument parler à ce Fränkel… Il laissa un court message sur la boite vocal du jeune Israélien en déplacement en Europe : « Bonjour Monsieur Fränkel, je suis Nahum Weinberg, de la Zaka…J’aimerais vous parler. Auriez-vous la gentillesse de me contacter dès que possible ? »

A l’hôpital Sourasky de Tel-Aviv, la victime numéro « 37 » était toujours dans le coma, reposant sur un lit médicalisé, reliée à toute une batterie d’appareils électroniques. Dans la petite salle à part, où travaillait, sur place, un officier de la police scientifique, le téléphone du Wered Finkelstajn avait commencé à livrer ses secrets les plus intimes. Dans la liste des contacts figuraient beaucoup de noms, probablement plus de trois-cent. C’était beaucoup, cela prendrait du temps. L’officier avait connecté le téléphone de Wered à une imprimante portable. Il cliqua sur son écran, la petite machine se mit à inscrire sur une feuille A4 la liste des numéros de téléphone de tous ceux qui, visiblement, étaient en relation avec Wered.

Au bureau des admissions de l’hôpital Sourasky, et dans une demi-douzaine d’agences gouvernementales, sur la liste des victimes de l’attentat, mise à jour toutes les heures, à côté du numéro « 37 » et du nom « Hella Fischer », un gros point d’interrogation indiquant le doute, venait d’être ajouté…

Ilan Fränkel avait atterri à Berlin-Tegel. Il avait ajusté les réglages de son smartphone de façon à pouvoir reprendre le contact avec le monde, une fois sorti de son avion, qui l’avait amené à Berlin, d’un coup d’ailes, depuis Amsterdam. Une avalanche de tonalités différentes et de double-bips confirma que le téléphone d’Ilan était de nouveau en contact avec le monde.


L’espace Schengen avait un avantage, il n’y avait pas de queue à effectuer pour un quelconque contrôle des passeports, et, pour se déplacer en Europe, il utilisait le passeport Français auquel il avait droit au titre de binational. Comme tout bon Israélien, Ilan détestait faire une quelconque queue… ! Il avait profité du temps d’attente de la navette qui l’amènerait en ville, pour éplucher, l’un après l’autre, les messages laissés sur la boite vocale de son téléphone. Dix-sept appels depuis qu’il avait quitté Amsterdam…L’un avait tout de suite attiré son attention, un certain Nahum Weinberg, appartenant à la Zaka… « Amos a vraiment de la suite dans les idées…à croire que la Zaka manque de volontaires……et puis, je ne suis pas orthodoxe, loin de là, et je n’ai pas grand-chose à leur offrir, en dehors de mon temps libre, et encore…… » Mais dans un coin de son cerveau, Ilan avait déjà décidé de contacter Nahum Weinberg, à son retour à Tel Aviv. Pour le moment, il était important de savoir si son ami Avi Shulmann, avait pu avancer et trouver des nouvelles concernant Wered. Dans sa liste de contact, il sélectionna le numéro d’Avi, mais l’appel n’aboutit pas : les réseaux de téléphone mobiles en Israël, devaient être saturés. Ilan se mit à espérer…Peut-être Avi a-t-il pu faire le tour des hôpitaux, chercher sur des listes, contacter le bouclier rouge, utiliser ses connaissances au Shin-Beth. Pourquoi Wered aurait-elle été fauchée dans un attentat ? Qu’avait-elle fait pour mériter de mourir ? Ce n’était juste pas possible. Wered était une battante, elle n’était pas morte.


Depuis trois jours maintenant, la rue Dizengoff était fermée au public. Le nombre d’hommes de la Zaka avait été réduit, et juste une vingtaine de « religieux » portant une kippa, les tsitzits dépassant de la ceinture du pantalon, battaient encore le pavé à la recherche d’éléments qui devaient faire l’objet d’un traitement particulier, dans la droite ligne de la Halacha (1). Une tente portant le logo du Shin-Beth avait été déployée en plein milieu de la rue, à la hauteur du numéro 120. De temps à autres, on pouvait voir des hommes entrer et sortir, portant des documents, apportant des sacs de débris métallique, des morceaux de ferraille tordus, des caissettes en bois contenant des boulons et des vis de toutes tailles, et aspects. La mort s’était éloignée. Il restait maintenant à comprendre ce qui s’était passé. Les artificiers avaient déjà établi que contrairement à leur première approche qui semblait favoriser l’action d’un seul terroriste, il y avait

eu en fait deux hommes, et une femme dans le premier autobus « 22 ». Un homme âge, une femme d’une cinquantaine d’année, et un homme plus jeune, peut-être même une famille ? Acte réfléchi ? Terreur aveugle ? La femme était assise à l’arrière du premier autobus. Le déclenchement de la bombe qu’elle portait sur elle avait été suffisant pour tuer neuf personnes, endommager l’avant de l’autobus dans lequel se trouvait Wered, et tuer le chauffeur.


Le docteur Rafi Weinberg était un drôle de toubib. Il avait huit ans de moins que la moyenne de ses collègues de l’hôpital Sourasky. Il était aussi laïc que son père était orthodoxe. Il n’y avait pas eu de conflits de génération. Rafi, Raphaël, Weinberg avait simplement décidé, un jour, de prendre sa vie en charge. Il avait fait ses études de médecine, pris deux ans pour faire le tour du monde sur un voilier, fait la vie pendant six autres mois, et faisait partie du personnel médical de l’Hôpital Sourasky depuis trois ans. Il excellait dans sa spécialité, la neurochirurgie mais savait, bien sûr, recoudre n’importe quelle plaie, enlever à leur hôte des saloperies de tumeurs, rattacher des membres, dans certains cas, trépaner, sauver des enfants, des vieillards, des femmes et des hommes de toutes croyances et origines, que la vie plaçait régulièrement sur son chemin, comme s’il s’était agi de quelques épreuves « initiatiques ». Rafi Weinberg aurait soigné le monde entier, si on l’avait laissé faire. Il devait, dans peu de temps, quitter temporairement Tel-Aviv pour rejoindre une organisation humanitaire juive de Chicago, et y exercer ses talents et son humanisme, histoire de se dire qu’il faisait quelque chose pour les autres…sans oublier de se faire plaisir… La place à Miami avait été prise, était resté celle dans la grande métropole du nord des Etats-Unis, près du quartier de Greek Town de Chicago.

Wered avait ouvert un oeil : elle eut du mal à articuler sa phrase « J’ai mal, j’ai si mal, ou suis-je ? » Le docteur Weinberg fit un signe discret à une infirmière qui ne s’affairait pas loin du lit de Wered. « Donnez-lui ce qu’il faut pour la douleur, voulez-vous ? »

L’infirmière sourit et s’exécuta rapidement

« Comment vous appelez-vous » avait demandé le docteur Weinberg, d’une voix qui se voulait douce… »

La blessée, visiblement encore sous le choc, avait répondu d’une façon curieuse… « Je m’appelle colombe, je suis une colombe de paix…J’ai quitté l’arche pour aller trouver la terre sèche… »

Avait-elle perdu l’esprit ? était-ce le choc lié à l’attentat, ou une sorte de délire induit par les antalgiques ?

« Que s’est-il passé ? » demanda Wered, toujours en articulant avec difficulté. Rafi Weiberg avait tout de suite vu que cette femme était particulière. Son corps était meurtri, mais il y avait dans ses yeux une incroyable lueur, une petite flamme qui ne pouvait pas s’éteindre, pas aujourd’hui, pas demain. Rafi su que Wered ne baisserait pas les bras.

Il mit de côté la question de l’identité de sa patiente et commença…

« Vous avez été victime d’un attentat dans l’autobus « 22 », vous avez été retrouvée à une quinzaine de mètre du deuxième autobus. C’est la Zaka qui vous a trouvé, et qui a immédiatement appelé l’équipe de secours qui vous amené à l’hôpital, avec d’autres victimes. Sans eux, vous seriez probablement morte. Même si nous vous avons pris en charge, c’est certainement à eux que vous devez d’être vivante. Nous avons retiré de votre corps de nombreux boulons d’acier, une bonne quantité de vis, vous aviez une fracture ouverte de l’omoplate, dont nous nous sommes occupés. Il a fallu également suturer cette vilaine blessure à la carotide, et recoudre la peau. La plaie au front n’était pas trop grave. Si vous êtes croyante, remerciez vos anges, si vous ne l’êtes pas, remerciez la Zaka qui s’est trouvé à vos côté. Les services d’urgences étaient débordés »


Wered accusa le choc. L’antalgique puissant que l’infirmière avait introduit dans sa perfusion faisait déjà de l’effet. « C’est du Néfopam » (2) indiqua le docteur Weinberg…. « Vous aurez droit à la même dose dans quatre heures. Je vois dans vos yeux que vous vous en sortirez. Vous êtes forte. Puis-je faire quelque chose pour vous ? »

La jeune femme eut de nouveau du mal à articuler, comme si elle allait rapidement quitter ce monde. Le docteur Weinberg savait que l’antalgique resterait dans son corps pour trente-six heures au moins. Il ne s’inquiéta pas mais s’approche de Wered quand il vit qu’elle voulait dire quelque chose…. Il lui prit la main, gentiment, et renouvela son offre : « que puis-je faire pour vous ? » Wered lui fit signe d’avancer vers elle, et dit simplement…. « La colombe, la colombe de l’arche de Noë, la colombe, prévenez Ilan Fränkel, il comprendra, dites-lui que vous avez parlé avec la colombe, dites-lui que la colombe est vivante… » alors, comme si la vie venait de disparaître de son corps, elle sombra de nouveau dans le coma.

Le docteur Rafi Weinberg ne s’était jamais totalement coupé de sa famille, en dépit de différences religieuses et philosophiques qui l’opposaient depuis toujours à son père, Nahum Weinberg, membre de la Zaka depuis aussi longtemps qu’il pouvait se souvenir. Comme beaucoup de ses amis, et de ses collègues de cette étrange et unique association, Nahum Weinberg craignait dieu et avait passé son enfance dans le milieu très orthodoxe de Bnei Brak, un quartier de la banlieue de Tel-Aviv, près de Ramat Gan. Rafi avait passé plusieurs mois sans contacter sa famille. Il en avait été exclu. Mais il avait eu l’intelligence, une fois ses diplômes obtenus, de reprendre contact avec ses frères et soeurs, et sa mère avait joué un rôle important de négociateur pour permettre à Rafi de reprendre sa place au sein de la structure familiale et d’être de nouveau le bienvenu, les vendredi soir, quand il n’était pas de garde, ou voyageait pour se rendre à un congrès. Nahum Weinberg avait pardonné la désertion. Il se savait malade, et ne voulait pas prendre le risque de partir sans avoir fait la paix avec son fils aîné, Raphaël, le chirurgien courtisé de l’hôpital Sourasky.


Rafi Weinberg avait terminé son service. Pour cause d’attentat, il avait déjà fait le tour du cadran, procédé à treize opérations dont quatre n’avaient pas permis de garder en vie les victimes, horriblement mutilés. Rafi s’était souvenu de son temps dans l’unité médicale de l’armée. « Je n’ai jamais vu des blessures pareilles » avait-il mentionné à l’anesthésiste qui travaillait à ses côtes. Dans les moments les plus intenses de sa vie, Rafi s’interrogeait toujours pour savoir s’il avait fait le bon choix en épousant la laïcité. Il lui semblait que si un quelconque dieu existait, il n’aurait jamais permis que de telles horreurs puissent prendre place…Cela l’interpellait à chaque fois, et après quelques instants de réflexion profonde, la même conclusion s’imposait à lui … « dieu n’a rien à voir avec tout ça, ce sont les hommes qui génèrent le chaos, c’est sûr ». Alors, satisfait de son raisonnement, et de la sécurité que cette « vérité » lui apportait, il reprenait le cours de sa vie. Il est vrai qu’il avait mal vécu cette jeunesse loin de sa famille,

mais il se félicitait également, au même instant, d’avoir pris sa propre vie en main, et d’avoir progressé, loin des interdits de l’orthodoxie pure et dure.

« Dites-lui que vous avez parlé avec la colombe, il comprendra…Prévenez Ilan Fränkel… » Les paroles de Yona, la patiente « 37 » lui étaient restées dans l’esprit. Des mots étranges, presque incongrus, qui n’avait probablement d’autre origine que l’étrange état induit par les médicaments et les antalgiques perfusés dans le corps de la jeune femme. Il savait par expérience que certains cocktails médicaux pouvaient altérer, temporairement, la raison la plus solidement établie.


Ilan Fränkel se préparait à quitter Berlin. Il s’était octroyé deux heures de temps libre pour les passer dans un café du Ku’Damm (3). A chaque fois qu’il se déplaçait en Europe, il se donnait toujours un peu de temps pour faire le vide dans sa tête. Il avait passé quatre heures avec trois clients, deux hongrois, un serbe, et essayait maintenant de se vider l’esprit. Il venait parfois en Allemagne, mais toujours à reculons.

Il se souvenait de plusieurs séjours qu’il avait fait à Bonn, à l’hôtel Dreesen, devant le Rhin. La grande salle à manger avait conservé ses boiseries d’origine, et le souvenir de « l’élite » du parti Nazi avait souvent tournoyé devant les yeux d’Ilan qui connaissait l’histoire de ce lieu particulier où Adolf Hitler avait rencontré Neville Chamberlain. « Tout est vrai » s’était-il dit. « Quelle horreur, ils auraient dû détruire l’hôtel… » Mais « ils » n’avait rien détruit, et à la terrasse de l’Hôtel Dreesen de Bad Godesberg, Ilan avait bu plusieurs « Kellerbier », de la bière non-filtrée, un truc incroyable qui l’avait rendu un peu accro, sans pour autant le réconcilier avec l’Allemagne.


Il avait appelé Avi Shulmann, encore une fois. L’homme au bout du fil lui avait confirmé qu’il cherchait toujours des nouvelles de Wered Finkelstajn. Il avait également dit à Ilan que d’après ses contacts au Shin-Beth, certaines victimes vivantes n’étaient pas encore en état d’être formellement identifiées. « Merci

Avi…je repars demain soir. Je serai à Tel-Aviv après demain matin, très tôt. Appelle-moi si tu as quelque chose entre temps. »

Avi avait promis.

Brave Avi.

C’était un deux ceux sur qui Ilan avait toujours pu compter, quelle que soit sa propre situation. C’était un homme d’honneur, comme l’étaient souvent ceux qui avaient vécu des expériences particulières, dont on ne devait pas parler. Ilan savait qu’Avi avait côtoyé la mort bien des fois, au service du pays. Les deux hommes s’étaient souvent retrouvés, dans un restaurant de plage qui n’avait pas d’âge, près de la mer, à Naharya. Dans un espace protégé du temps, des pisse-froids, et des fâcheux de tout poil, Ilan et Avi avaient souvent parlé de leur vie, trahi des secrets pour le meilleur, et tu de mauvais souvenirs du pire.

Dans la mémoire de Rafi Weinberg, les légendes et histoires de la Genèse avaient refait surface, comme si Yona, la patiente « 37 » avait déclenché un étrange mécanisme… La colombe, Noé, l’arche, Le Buisson Ardent, l’Exode, les plaies d’Egypte, la construction du Temple, tout remontait maintenant, y compris les souvenirs de sa Bar-Mitzvah (4). Il n’avait rien oublié de ce qu’il avait appris en d’autres temps, bien avant maintenant, quand il habitait encore à Bnei Brak.

Depuis qu’il avait renoué avec son père, Rafi Weinberg respectait son engagement d’appeler, chaque milieu de semaine, tant pour se manifester, que pour faire parler Nahum son père, en espérant en apprendre un peu plus sur l’évolution de la maladie dont il était atteint, une saloperie de fibrose pulmonaire, un truc dont on ne réchappait pas, et qui allait bientôt rendre la vie du vieil homme intolérable.

Le téléphone avait sonné dans l’appartement de Nahum Weinberg, membre de la Zaka, homme craignant dieu, un « frum », un religieux, une belle âme qui avait dédié son temps libre au service des victimes, et au Hésed Chel Emet, le respect dû aux morts.

Nahum avait décroché :

« ערב טוב אבא , Erev Tov, Bonsoir Père » avait dit Rafi, le chirurgien de l’Hôpital Sourasky…alors ils avaient devisé pendant une quinzaine de minutes, parlant de tout et de rien, et, bien sûr, de l’attentat, de la haine, des morts, des blessés, des parents en souffrance, des enfants qui ne souffriraient plus….

« Il m’arrive une curieuse histoire, Abba (5) …Une de mes patientes m’a dit s’appeler la colombe de la paix, et elle m’a demandé de prévenir un certain Ilan Fränkel…elle devait délirer, colombe de la paix ? ce n’est pas un nom…A quoi penses-tu si je te parle d’une colombe ?

Alors, Nahum Weinberg qui connaissait la Torah sur le bout des doigts et du coeur lui répondit simplement, comme lorsqu’il le préparait pour la cérémonie de sa majorité religieuse, il y avait bien longtemps…. « La colombe ? Et la colombe ne trouva pas de repos pour la plante de ses pieds, et elle revint dans l'Arche, car il y avait de l'eau sur la surface de toute la terre ; il la prit, il la ramena dans l'Arche. Il attendit encore sept jours, et il envoya la colombe de l'Arche. Elle vint vers le soir, et voici qu'elle tenait une feuille d'olivier dans sa bouche, et Noé sut que les eaux avaient diminué de la terre. Il attendit encore sept jours, il envoya encore la colombe, qui ne revint plus... C'est alors que Noé ouvrit le couvercle de l'Arche. Il constata par lui-même que la terre était sèche... D-ieu parla à Noé et lui dit : "Sors de l'Arche... multipliez-vous sur la terre. ""


Et, comme si cela eut aussi fait partie de ce passage de la Genèse, Nahum Weinberg ajouta simplement : « Fränkel ? Ilan Fränkel ? Je connais ce nom….je lui ai laissé un message sur la boite vocale de son téléphone, lui demandant de me rappeler…une coïncidence ? Nous avons trouvé un répertoire téléphonique sur lequel figurait son nom….. !!! »

Nahum Weinberg ne croyait pas aux coïncidences, Rafi Weinberg faisait semblant d’y croire. Pour Nahum Weinberg, Ilan le contacterait…ou pas. Nahum n’était pas homme à forcer le destin. Rafi Weinberg avait salué son père, souhaité un bon shabbat à venir, puis était retourné à son appartement du 58 de la rue Hakovshim, tout près de la mer.

C’était un duplex sur les toits d’un immeuble. De sa terrasse, Il voyait passer les avions qui se préparaient à se poser à Ben-Gurion. Il voyait aussi, et c’était mieux, les rouleaux et les paquets de mer qui, les jours de grand vent, venaient mourir sur la plage de Banana-Beach.


Avant de préparer son gin-tonic, et de s’asseoir sur la terrasse du sixième étage pour regarder le soleil se coucher, Rafi prit son téléphone, appela l’hôpital Sourasky, se fit mettre en contact avec l’officier de police qui gérait, sur place, les informations concernant l’identification des victimes. Le fonctionnaire décrocha, Rafi s’identifia et délivra son message d’une voix claire : « Pour la patiente «37 » pouvez-vous rajouter à côté du nom « Hella Fischer », et du

point d’interrogation, la mention « Yona, la colombe, et le nom Ilan Fränkel. Nous sommes peut-être sur une piste… » Ce soir-là le Gin-Tonic eut un goût particulier…On avance, se dit Rafi Weinberg….

Rejoindre la Zaka ?

Cette curieuse interrogation restait dans l’esprit d’Ilan Fränkel. Il se réveillait avec ce questionnement, s’endormait avec, une fois mise de côté l’inquiétude légitime qu’il ressentait devant le manque de nouvelles de la part de Wered Finkelstajn. Il y avait dans cette interrogation une espèce de dualité dont il ne comprenait pas le sens, faite de fascination, et de dégoût, d’intérêt, et de peur. On lui envoyait un signe ?

Et si Wered était morte ? Si personne ne savait ce qu’elle était devenue ? Et si, soudainement, un autre homme avait décidé de partager le futur avec elle ? Et si, et si, et si ……Il y avait des moments, dans la journée, pendant lesquels l’inquiétude devenait tellement envahissante qu’Ilan en perdait ses mots, et son sens des affaires. Il sortait de sa poche un petit comprimé blanc de Lorazepam, le plaçait sous sa langue, et le laissait fondre en essayant de ralentir les battements de son coeur.

Rejoindre la Zaka….


Il trouvait que ce Nahum Weinberg avait un certain culot, et qu’Amos Mandelboïm, probablement derrière toutes ces manigances, pour lui forcer la main, et l’obliger à rejoindre les rangs de l’organisation Zaka, faisait preuve d’un incroyable « chutzpah » (6), Mais, après réflexion, ce n’était pas tellement anormal, et cette pensée fit sourire Ilan. « Il est un peu tard pour appeler maintenant » se dit-il, je le contacterai demain matin, à mon arrivée à Zürich.


Ilan Fränkel était arrivé » trente minutes en avance à la gare de Berlin Hauptbanhof. Il aspirait à sa nuit en voiture-lit, dans l’un des nouveaux trains mis en circulation entre Berlin et Zürich par la compagnie Autrichienne ÖBB. Quand il était en Europe, Ilan préférait le train, une manière bien à lui de faire durer le voyage plus longtemps, et de s’échapper des contingences du monde. Il avait envoyé un SMS à son ami Avi Shulmann, lui précisant qu’il serait injoignable jusqu’au lendemain matin, quand il serait arrivé dans la grande ville Suisse. Il s’était calé dans le lit de son « single », avait ouvert à la page 293 son édition Allemande du « Hitler Mythos », un livre historique de l’écrivain Ian

Kershaw. C’était Wered qui lui avait donné le virus de la recherche. Il lui fallait comprendre, pourquoi, comment, qui… Alors, il se replongeait régulièrement dans la longue histoire de cette « grande tragédie ». Mais quand il tourna la page 327, alors que le convoi, en route pour la Suisse, traversait la grande banlieue de Berlin, les yeux d’Ilan Fränkel se fermèrent avec l’aide d’un cachet blanc de Lorazepam. Il eut le réflexe d’appuyer sur le bouton de la veilleuse. Il n’y avait plus que le chuintement discret des roues sur les rails, et le confort du lit aux draps souples. Il n’y avait plus que le sommeil…Demain, il avait prévu de rencontrer ses trois clients Suisses, et vingt-quatre heures plus tard, de prendre un vol de nuit pour rentrer dans ce « chez-lui » qui n’était pas chez lui.

En passant, tôt le matin, la petite ville Suisse de Kreuzlingen, le train de nuit avait ralenti sa marche. La différence d’allure avait réveillé Ilan. On avait frappé à la porte de sa cabine. Ilan avait ouvert, encore un peu endormi. L’employé, un Italien, s’était adressé à lui dans un Allemand impeccable : « Hallo, es ist Frühstückszeit ». Bonjour, c’est l’heure du petit déjeuner. « Wir werden in vierzig Minuten in Zürich ankommen » Nous arriverons à Zurich dans quarante minutes…Ilan avait remercié, facilité l’installation du plateau sur la tablette repliable, et avait, une fois la porte de la cabine refermée, commencé à s’habiller. Au moment où il portait à sa bouche la tasse de café en porcelaine blanche monogrammée au logo de la compagnie ferroviaire, le rêve qu’il avait fait le rattrapa, un rêve confus dans lequel il était question, il se souvenait, de Torah à traduire en Allemand, de Rabbin qui ne portait pas de châle de prière, ni de kippa, ni même de vêtements noirs. Dans son rêve, il avait accepté de donner à la Zaka, dix heures par semaine, de son temps, pour se sentir mieux avec lui-même. « Drôle de rêve » se dit-il….


Il pensa aussitôt que la cause en était le questionnement qui ne le quittait plus…et pour la première fois, il envisagea :

Rejoindre la Zaka ? Pourquoi pas…

Le convoi d’Ilan en provenance de Berlin s’était immobilisé sur la voie 13. Ilan en était descendu, et, sorti de la gare, avait hélé un taxi pour se faire

conduire à l’hôtel Florhof, dans la vieille ville. Les vieux hôtels… ! c’était une gentille manie d’Ilan, qui ne se sentait bien que dans des établissements chargés d’histoire. Il avait une passion pour les hôtels victoriens, fuyaient les machins modernes avec plus de cinq étages. Que ce fut à Zurich, Lausanne, Neuchâtel, Lenka, ou Wengen, dès qu’il s’agissait de réserver un hôtel, il apportait le plus grand soin à choisir « le » bon établissement, un endroit où il se sentirait bien, quelle que fut la durée de son séjour. Le Florhof était une belle bâtisse dont la construction remontait à 1909…Ilan aimait se sentir en contact avec le passé…Il avait pour la Suisse un amour presque aussi inconditionnel que celui qu’il ressentait pour sa terre d’adoption, entre le Liban et l’Egypte.



Il avait le temps, avant son rendez-vous de midi, dans un restaurant au sommet de l’Uetliberg, la « petite montagne » qui culminait à 869 mètres au-dessus de Zurich. On y accédait par un petit train, en quelques minutes. Ilan aimait voir l’horizon. Du sommet, on pouvait voir le lac et la ville de Zurich qui s’étalait au pied du mont Ueli, avec les Alpes comme toile de fond. Plus d’une fois, Ilan était venu là, parfois en hiver, d’autres au printemps. Il attendait avec impatience l’heure de se mettre en route. Il avait pour habitude d’arriver toujours sur place avant ses clients. Cela lui donnait la possibilité de vérifier la « quiétude » de l’endroit…

Ilan essaya de contacter Avi Shulman…..il ne put que laisser un message sur la boite vocale du téléphone de son ami : « Avi, je suis à Zurich, appelle

-moi si tu as des nouvelles de Wered »


Son inquiétude concernant Wered, sa colombe, ne s’était pas effacée avec la nuit. Dès son réveil dans le train, son estomac était devenu douloureux. Il connaissait bien ce symptôme. Le Maalox n’avait pas fait grand-chose.

« Rejoindre la Zaka. ? Sacré Amos…Quel culot…Je vais appeler ce Weintruc, Weinberg, ce Nahum qui m’a laissé le message… »


Il faisait beau sur Zurich, la petite réceptionniste du Florhof était toute mignonne, dans sa jupe noire et son chemisier d’un blanc immaculé. Ilan se souvenait d’elle, ils avaient bavardé ensemble lors de son précédent séjour. Ce matin, elle lui avait fait un large sourire, comme si elle éprouvait un authentique plaisir à voir le voyageur.

Il se souvenait qu’elle était Tchèque, et que son prénom était Ditka…

« Ahoj, je hezké te ase videt » ….

Bonjour, je suis content de vous voir…lui avait-il dit en remplissant son formulaire de check-in…

Pour on ne sait quelle raison, la vision de Ditka l’avait mis de bonne humeur…Il repensa à son appel téléphonique….

« Je vais rester cool » pensa Ilan « après tout, on ne sait jamaiset puis cet homme ne m’a rien fait…allez, je l’appelle… »

Le numéro de téléphone de Nahum Weinberg, le bras droit d’Amos Mandelboïm, figurait sur le journal des appels du « smartphone » d’Ilan. Il n’eut juste qu’à cliquer sur « call »

De l’autre côté de la mer, le portable de Nahum Weinberg se mit à sonner. Nahum détecta tout de suite que l’appel venait de Suisse : le numéro commençait par +41…

« Qui peut bien m’appeler » se demanda-t-il ?

Il décrocha :

- « שלום , אני מקשיב , Shalom, j’écoute…

- « Bonjour, vous êtes Nahum Weinberg ? je m’appelle Ilan Fränkel…Je suis une connaissance d’Amos Mandelboïm…Ne me dites pas qu’il vous a suggéré de me contacter pour m’enrôler dans la Zaka, n’est-ce pas… »

Ilan avait essayé de mettre de la douceur et de l’humour dans le ton de sa voix, mais ce n’était pas simple…

« …parce que, si c’est le cas, autant vous le dire tout de suite, je ne suis pas du tout le type de profil que vous recherchez…je n’ai pas mis les pieds dans une synagogue depuis six ans, je ne mange pas cacher, je travaille les samedis quand c’est nécessaire, je n’ai rien contre les goys, les gays, en plus, je déteste le consommé de poulet et le gefilte fish. En plus, je choisirai moi-même la femme de ma vie…et elle ne portera certainement pas de perruque… »

Ilan avait débité sa tirade presque sans reprendre sa respiration. Un moyen comme un autre de se libérer rapidement de cette « obligation » de retourner l’appel téléphonique de Nahum.


Pendant un quart de seconde, il regretta la dureté de ses mots, mais la seconde d’après, il se souvint d’un passage par Mea Shéarim (**), le quartier Orthodoxe

de Jérusalem, quand Wered avait reçu des pierres de la part des religieux qui pensaient qu’elle n’était pas vêtue de façon assez « modeste » ……

A l’autre bout du fil, Nahum Weinberg laissa un grand silence s’établir.

« Monsieur Weiberg, vous êtes toujours-là ? »

Nahum se racla la gorge…et commença …ce n’était certainement pas la meilleure façon de commencer une conversation…


« Be Ezrat HaShem, avec l’aide de d-ieu, Ilan Fränkel, je ne suis même pas sûr que la Zaka voudrait de vous pour nettoyer ses véhicules…mais je vais quand même vous dire pourquoi je vous ai contacté.


Après l’attentat du bus « 22 », mon équipe et moi-même avons trouvé sur le trottoir, un sac à dos contenant plusieurs objets dont un badge d’accès aux locaux de L’Université de Tel-Aviv, un trousseau de clé, une carte d’identité, et un répertoire téléphonique dans lequel figurait votre nom et votre téléphone. Il semblerait que nous ayons identifié la propriétaire de ce sac, une certaine Wered Finkelstajn, en tout cas il s’agit d’une jeune femme qui nous a demandé de prévenir un certain Ilan Fränkel. Mon fils, chirurgien à l’hôpital Sourasky a reçu d’elle une étrange mission qui vous parlera peut-être. Cette jeune femme connue jusqu’à présent comme la victime « 37 » nous a demandé de transmettre le message suivant à un certain Ilan Fränkel : -dites-lui que vous avez parlé avec la colombe, il comprendra-.

Nous n’avons pas vu nous-mêmes la victime, il semblerait que cette personne soit depuis le jour de l’attentat, au service d’urgence de l’hôpital Sourasky, où personne ne connait encore sa véritable identité. Voilà le sens de mon appel, Monsieur Fränkel, il s’agit de compassion, d’aide aux blessés, de respect des principes du Judaïsme, et non d’un quelconque appel à du volontariat…



Sachez en plus qu’on ne rentre pas comme cela à la Zaka. Nous sommes à la recherche de qualités humaines qui sont rares…Si vous pensez connaître la personne dont je vous parle, faites le moi savoir rapidement. Elle est blessée, mais toujours vivante…pour le moment… je vous souhaite une bonne journée Monsieur Fränkel, avec ou sans l’aide de D-ieu »

Dans un geste d’exaspération, Nahum Weinberg avait raccroché.

A L’hôtel Florhof de Zurich, le coeur d’Ilan Fränkel s’était arrêté de battre. Il s’était senti enveloppé dans une sorte de fin linceul glacé.

Wered…blessé…morte peut-être, à l’instant où il venait de raccrocher. Il eut soudainement honte, appela tout de suite Avi Shulmann, l’homme sur qui il pouvait compter dans un moment aussi intense.

Shulmann décrocha son téléphone et eut droit à un flot ininterrompu de mots de la part d’Ilan. « Wered, Sourasky, la patiente « 37 », elle dit s’appeler la colombe, c’est elle, je suis sûr, Il faut l’identifier, va à Sourasky, demande à voir le docteur Weinberg, fais vite pour l’amour du ciel… appelles moi quand tu l’auras vu, quand tu seras sûr que c’est elle, dis-lui que demain, je serai là, demain, c’est promis. »

Ilan s’efforçait de respirer normalement. L’espoir était de nouveau d’actualité. Curieusement, cet espoir était apparu par l’intermédiaire d’un « zakiste », une improbable rencontre téléphonique…mais Ilan, le presque athée, savait au fond de lui que les choses se passaient quand et comme elles devaient se passer. C’était une sorte de vision du monde que lui avait enseigné Wered.

L’amour du ciel ?


Depuis bien longtemps, Ilan n’avait pas prononcé une telle prière… Il lui avait paru étrange d’évoquer ce concept, alors qu’il était si loin d’une quelconque spiritualité…

Il était sorti de l’hôtel, avait décidé de marcher jusqu’à la gare centrale de Zurich, une promenade de printemps, quinze minutes d’un bon pas. Il se souvenait que pour monter à l’Uetliberg, il y avait un train toutes les 20 minutes. Il avait embarqué sur un petit tortillard en livrée rouge et orange de la compagnie SZU qui exploitait la toute petite ligne composée de 9 stations seulement réparties sur une distance d’une quinzaine de kilomètres. Ilan, était fan inconditionnel des chemins de fer de montagne, et avait parcouru toutes les lignes à crémaillère de la patrie de Guillaume Tell. Cette petite escapade n’était pas pour lui déplaire. Il avait fixé rendez-vous à ses clients Suisses dans un restaurant qui portait le curieux nom « d’Oto Kulm ». Il devait tenir bon, penser aux affaires, mettre de côté, pour quelques heures encore, les visions imaginaires d’une Wered ensanglantée, reposant à même le trottoir, rue Dizengoff, à Tel-Aviv.


Alors qu’Ilan Fränkel recevait à déjeuner ses trois clients helvètes, dans le restaurant d’altitude, d’où on avait un incroyable point de vue sur la ville de Zurich, le lac, avec la chaîne des Alpes comme horizon, Avi Shulman avait enfourché sa moto, une vieille BSA datant des années 1960, qu’il briquait régulièrement et entretenait avec amour. Il s’était faufilé dans le trafic de Tel-Aviv, avait réussi à trouver le bâtiment des urgences de l’hôpital Sourasky, en dépit des panneaux indiquant des directions contradictoires, une curiosité typiquement Israélienne. Il avait sorti son badge d’officier de l’AMAN (7), l’avait présenté aux gardes de sécurité qui barraient l’accès du service à qui n’avait pas qualité pour y pénétrer. Au bureau des admissions, il avait tout de suite demandé à joindre le Docteur Weinberg, arguant d’un cas de vie et de mort. Il avait un peu exagéré bien sûr.

Rafi Weinberg était en train de se laver les mains. Il venait de pratiquer une chirurgie digestive sur un homme de quatre-vingt-trois ans, atteint d’un cancer en stade 3, et s’était plongé, dès sa sortie du bloc, dans des considérations philosophiques concernant le libre arbitre, la valeur de la vie humaine, et la psychorigidité de certains qui avaient, il y a longtemps, établi des règles incontournables pour retarder « la mort ». Le gardien de la sécurité s’était approché de lui et l’avait tiré de ses pensées, alors qu’il se séchait les mains

avec une grande serviette jetable en non-tissé, au monogramme du groupe hospitalier. « Docteur Weinberg, il y a un officier de l’AMAN qui vous attend, il dit que c’est urgent, il dit qu’il a des informations de la part de votre père »

Rafi sentit son coeur cogner dans sa poitrine, il ressentait un curieux mélange de curiosité et d’anxiété. Il jeta sa serviette en non-tissé, se défit de sa blouse et dit simplement au gardien : « je vous suis ».


« Des informations de la part de mon père ? Un officier d’AMAN ? Des mauvaises nouvelles ? »

Le docteur Rafi Weinberg n’aurait jamais imaginé qu’un officier de l’AMAN, le service des renseignements militaires, put s’habiller comme un hippie des années soixante-dix. Il est vrai qu’Avi Schulmann détonnait dans son environnement. Ses supérieurs avaient bien essayé de lui faire adopter une tenue un peu plus réservée, mais rien n’y faisait. Le dossier exemplaire de ses états de service avait plaidé pour un « non-lieu » vestimentaire et Avi portait, avec une certaine classe, un pantalon en toile de jean, une sorte de veste militaire kaki, des baskets qui devaient accuser une bonne dizaine de milliers de kilomètres, un T-shirt aux armes d’une fraternité universitaire de Buffalo, dans l’état de New-York, et un collier en ambre, de type « ras de cou ». Il était assis dans la salle d’attente du service des urgences. Quand il vit le médecin, il se leva immédiatement, montra son identification militaire, sur laquelle figurait son grade de « Seren », capitaine, tendit la main et fixa Rafi Weinberg dans les yeux. Il y eu un échange de regards qui dura deux ou trois secondes, pendant lequel les deux hommes ne parlèrent pas, puis Avi commença :


« Docteur Weinberg, un de mes amis, Ilan Fränkel vient de me contacter de Suisse. Il avait eu votre père au téléphone quelques instants auparavant. Ne me demandez pas comment ou pourquoi ils se connaissent, je n’en sais rien. Votre père, qui est volontaire à la Zaka, m’a-t-il dit, a indiqué détenir des informations concernant une de vos patientes que vous n’avez pas encore pu formellement identifier. Elle porterait le numéro « 37 » sur la liste des victimes de l’attentat du bus « 22 ».

Cette patiente aurait pour surnom Yona, la colombe. Votre père a trouvé, après l’attentat, un sac à dos contenant des informations sur l’identité de son propriétaire. Il s’agirait d’une certaine Wered Finkelstajn…il faudrait lui dire qu’Ilan Fränkel sera à Tel-Aviv demain…Ma mission d’arrête là…Pouvez-vous vous charger de cette commission ? »

Rafi Weinberg n’avait jamais entendu un discours similaire. La surprise était telle qu’il eut du mal à croire à l’échange qui venait de se dérouler.

Rafi eu pendant une seconde l’impression de se retrouver dans le cotonneux d’un rêve…

« Je m’en occupe tout de suite » réussit-il à articuler, en serrant la main du curieux militaire.


Dans la chambre 12.B du service des urgences à l’hôpital Sourasky de Tel-Aviv, la patiente « 37 » se réveillait d’un très long sommeil. Il semblait à Rafi que la peau de la jeune fille avait jauni, en juste cinq jours. Il se dit que bientôt, elle aurait la possibilité de passer du temps sur la plage de Gordon Beach. Elle laisserait derrière elle toutes ces épreuves, les horribles souvenirs de ce traumatisme. Pour calmer les douleurs, elle avait eu droit aux trois cent milligrammes quotidiens, dose maximum de Néfopam. Depuis hier soir, la dose avait baissé, sans qu’il n’y ait d’impact négatif. L’élocution de la jeune femme était moins hésitante, et la lueur dans ses yeux était plus affirmée que lors de son bref réveil. « Elle va s’en sortir » pensa Rafi.

Le docteur s’approcha de la blessée. Une sorte de sérénité se dégageait du visage fatigué de Wered. Le docteur Weinberg lui prit la main et lui demanda « Vous souvenez-vous de votre nom ? »


Alors, la patiente « 37 » répondit simplement : « Je m’appelle Wered Finkelstajn, les gens qui m’aiment me surnomment « Yona », la colombe de la paix.

Ilan avait été rassuré. Avi l’avait recontacté. Il avait décrit son bref entretien avec le docteur Rafi Weinberg, qui avait pris grand soin de Wered, et à qui, même, elle devait peut-être la vie. En quelques minutes, l’anxiété avait quitté Ilan Fränkel, les craintes et la peur s’étaient évanouies, il ne restait plus que le futur à envisager, qui serait, nécessairement, aux côtés de sa colombe.


En fin d’après-midi, le soleil s’était lentement couché derrière l’Uetliberg. Ilan était repassé au FlorHof, avait pris une douche, et décidé de s’offrir un dîner au « Kroennehalle », un restaurant habitué à une clientèle internationale, et parfois excentrique, depuis 1924. Il avait ensuite pris, sans se presser le chemin de l’aéroport de Kloten. Il lui restait un peu de temps avant la longue litanie des

questions posées conjointement par des Israéliens détachés par le gouvernement pour assurer la sécurité des embarquements de la compagnie privée qui ramenait Ilan à Tel-Aviv.


Juste après avoir reçu le coup de fil d’Avi Schulmann, l’informant de sa rencontre avec le Docteur Weinberg, Ilan avait été pris d’une envie violente de repartir tout de suite vers l’état Hébreu. Il avait décidé d’abandonner le confort d’un vol Swissair et avait réussi à trouver un vol « Arkia » qui partait trois heures plus tôt que celui de la compagnie nationale Helvète. Il avait maintenant hâte de se retrouver chez lui, avec les bruits de la grande ville, les silences du shabbat, le bar Nanushka, le sable de la plage, les promenades sur le « Taielet », devant la mer (8), le restaurant « Chez Suzanne », au bout de Neve Tzedek. Il comptait maintenant les minutes avant de revoir Wered. Il avait chassé les mauvaises pensées, s’était promis une infinie patience pour aider la jeune femme à récupérer de son trauma.


Comme il le faisait à chaque fois qu’il prenait un vol de retour vers Israël, Ilan Fränkel s’était procuré, cette fois-ci au kiosque de presse de Kloten, un exemplaire de l’incontournable Jerusalem Post (9), un quotidien Hébreu en langue anglaise, publié depuis mille-neuf-cent-cinquante. Il avait pour règle de ne jamais en commencer la lecture tant qu’il restait encore plus d’une heure de vol avant l’arrivée à destination. Personne n’avait jamais compris pourquoi, seul Ilan aurait pu éventuellement en expliquer la raison.


Il m’avait dit, une fois, (mais était-ce vrai ?) que la lecture du quotidien était un plaisir de gourmet, qui lui permettait une transition plus facile encore entre « le monde » d’où il arrivait et « son monde », celui dans lequel il allait se replonger. En général, quand il terminait la lecture de ce journal « historique », il était temps d’attacher les ceintures et de se préparer à l’atterrissage à l’aéroport international de Tel-Aviv.

L’avion de la compagnie Arkia, un Boeing 737, était un de ces appareils configurés en haute densité. Le confort n’était visiblement pas le souci premier

de l’opérateur, mais Ilan s’était dit que pour une durée de quatre heures et dix minutes, il pouvait bien endurer la présence d’enfants infernaux pas loin de lui, et les œillades insistantes d’une bimbo en short moulant rose, cheveux d’un blond malhonnête, et qui devait trouver Ilan à son goût. Il avait même accepté l’envahissement du siège voisin du sien par une véritable « yiddishe mame » (10) qui, à peine assise, ses cabas calés çà et là sous son siège, celui de devant, ceux d’à côté, avait, commencé à lui raconter l’histoire de sa famille depuis l’époque des premiers pogroms en Russie, au dix-neuvième siècle, jusqu’aux « Alyah » (11) des uns et des autres, en passant par les installations de telle frère en Belgique, telle cousine à Brooklyn… Les hôtesses de l’air avaient vite effectué leur briefing. Elles en étaient à leur deuxième aller-retour. Il était temps que cela s’arrête. Les lumières avaient été passées en position « nuit » comme le voulait la procédure. En passant par le taxiway « Echo 9 », l’appareil de la compagnie Arkia avait atteint le seuil de la piste 34. L’élan puissant sur la bande de béton, le bruit des moteurs en montée, celui plus doux au moment où l’appareil avait atteint l’altitude de croisière, tout avait contribué à placer Ilan dans un bienfaisant état de somnolence réparatrice.

Une quarantaine de minutes après avoir survolé Héraklion, alors que les chariots du petit-déjeuner circulaient dans l’allée centrale, et que le personnel de cabine distribuait thé et café d’un air las, Ilan, qui s’était déjà réveillé, et se sentait de plus en plus impatient d’arriver à destination et de pouvoir filer à l’hôpital pour serrer Wered dans ses bras, saisi son exemplaire du Jerusalem Post.


« Café ou thé ? » demanda l’hôtesse à Ilan, puis à sa voisine, qui venait d’ouvrir un œil. Ilan fit semblant de ne pas se rendre compte que la femme à sa droite était réveillée. Il se plongea dans la lecture de la page 3 qui résumait sur sa moitié supérieure les résultats du dernier sondage concernant les élections à venir. Dans la partie inférieure de la page s’étalait un large appel à volontariat en faveur de la Zaka. « Au service des morts, au secours des vivants ».

Il y avait le logo de l’organisation, une ou deux photos, une simple phrase en hébreu : rejoignez-nous.

Un numéro de téléphone complétait l’encart.

« Donnez-nous votre temps, partez en mission, devenez bénévole pour la Zaka.. »

« Maintenant…. ! »

Il se dégageait de cet appel une sorte d’urgence, qui fit immédiatement remonter à l’esprit d’Ilan le contenu des cinq derniers jours, et l’expérience tragique qu’il venait de vivre.

Rejoindre la Zaka ?

…….

Du bout des yeux, la voisine d’Ilan, qui n’avait pu s’empêcher de jeter un œil sur le quotidien que lisait l’homme, se pencha vers lui et lui dit simplement :

« Rejoindre la Zaka ? Mon frère en fait partie …

Si vous le souhaitez, il pourrait sans doute vous aider, c’est chez lui que je vais séjourner, il habite à Ramat-Aviv, rue Tagore, vous connaissez peut-être ?

Je peux lui parler de vous …


…Il s’appelle Amos Mandelboïm…


©2020 Sylvain Ubersfeld pour Histoires d’U


(1) La Halakha (hébreu : הלכה « Voie », Halokhe selon la prononciation ashkénaze, plur. halakhot) regroupe l’ensemble des prescriptions, coutumes et traditions collectivement dénommées « Loi juive ». Essentiellement fondée sur la Bible hébraïque et, dans le judaïsme rabbinique, sur le Talmud, la Halakha guide la vie rituelle ou les croyances de ceux qui la suivent et les nombreux aspects de leur vie quotidienne. Basée sur les acquis des générations précédentes et les discussions et débats portant sur les problèmes de la génération présente, elle connaît de nombreuses variantes entre les diverses communautés et factions juives, du fait de leur dispersion dans le temps et l’espace. Elle est, jusqu’à l’ère moderne, le pilier et ciment de nombreuses communautés juives, qui sont régies par ses règles civiles et religieuses.

(2) Le Néfopam est un antalgique non-opiacé utilisé dans le traitement des douleurs post-opératoires.

 

(3) Le Kurfürstendamm (appelé aussi Ku'damm par bérolinisme) est une avenue de Berlin s'étendant sur 3,5 kilomètres de la Breitscheidplatz en Charlottenbourg au quartier de Grunewald au sud-ouest. C'est l'une des principales rues commerciales de la cité qui attire beaucoup de touristes.


(4) La Bar Mitzvah (en hébreu, בר מצוו ה ) est le statut de majorité religieuse acquis par les jeunes garçons juifs, à 13 ans. Par extension, il désigne aussi la cérémonie facultative célébrant ce passage. L’équivalent féminin est la Bat Mitsvah, par laquelle la jeune fille juive atteint sa majorité religieuse, à 12 ans. Une cérémonie peut être célébrée, généralement dans la sphère familiale. Ces cérémonies sont d'apparition récente : elles remontent au XIVe siècle pour les garçons, et au XXe siècle pour les filles1. 

(5) Vocalisation du mot אבא , qui veut dire « père »


(6) Chutzpah (/ˈhʊt.spə/ ou /ˈxʊt.spə/) est une forme d'audace, en bien ou en mal. Le mot provient de l'hébreu ḥuṣpâ (חֻצְפָּה ), qui signifie « insolence », « audace » et « impertinence ». Dans l'usage moderne, il a pris un éventail plus large de significations.En hébreu, le mot chutzpah marque une indignation envers quelqu'un qui a dépassé outrageusement et sans vergogne les bornes du comportement acceptable.En yiddish et en anglais, le mot a des connotations ambivalentes, voire positives. Chutzpah peut être utilisé pour exprimer l'admiration envers un culot non-conformiste. Cependant, dans Les Joies du Yiddish, l'expression est illustrée par l'histoire du parricide implorant l'indulgence du tribunal en s'exclamant « Ayez pitié d'un pauvre orphelin » ...Le mot est aussi passé du yiddish au polonais (hucpa), à l'allemand (Chuzpe), au hollandais (gotspe) et à l'anglais (américain) (chutzpah) ; il désigne l'arrogance, le toupet, l'audace, le culot et l'absence de honte.


(7) Aman : Direction du Renseignement Mlitaire Israëlien. Cette agence gouvernementale militaire emploi plus ou moins 7000 fonctionnaires.


(8) La longue promenade devant le front de mer de Tel-Aviv


(9) Le Jerusalem Post se nommait Palestine Post avant l’indépendance de l’Etat Hébreu


(10) Une « mère juive » typique. Pleine d’amour, elles peuvent être parfois « envahissante », « soûlantes », mais jamais à court de nourriture…. Un archétype de la mère, ou parfois de la grand-mère dans la culture Yiddish des juifs ashkénazes.

(11) C’est le nom qui est donné à l’émigration définitive vers Israël. Le mot lui-même prends le sens de « montée spirituelle » vers Jérusalem.__

 

(**) Quartier orthodoxe et ultra-orthodoxe de Jerusalem.

 
 
 

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