UN PARCOURS
- Sylvain Ubersfeld
- il y a 2 jours
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UN PARCOURS
(Première Partie)
Note préliminaire.
les souvenirs, évènements, émotions s’étalent sur une période allant de 1962 à 2025. Il n’a pas toujours été possible de respecter une syntaxe et une conjugaison, respectant les standards et règles de la grammaire Française.
Il n’a pas toujours été possible, non plus, de démêler le présent, du passé, du lointain, ou bien le « peut-être » du « sûrement ».
Olek est le diminutif affectueux d’Alexandre. Comme Irka est le diminutif affectueux d’Irena.
Préambule
Je n’ai jamais vraiment compris ce qu’étaient ces clins d’œil que me faisait la vie, en me permettant de partir à la découverte du monde. D’un seul coup, à partir de 1975, sautant sur une opportunité professionnelle qui devait décider du reste de ma vie active, j’avais plongé dans l’aventure, la vraie.
Moi, le timoré qui n’avait jamais envisagé d’aller plus loin que le sud de la France, pour y voir des cyprès et admirer le bleu de la mer, ou d’embarquer au-delà de la Bretagne, avec son granit et ses grains de printemps, ou même de dépasser la ligne bleue des Vosges, ou les estaminets du Nord de la France…j’avais eu soudainement accès au monde. Les voyages avaient formé ma jeunesse et, l’effet Papillon ayant fait le reste, à moins que ce ne fut tout simplement mon destin, je m’étais retrouvé sur la terre de ceux que j’appelais « mes ancêtres ».
2007, Tel-Aviv Sud

Deux cent mètres… !
Il devait y avoir deux cent mètres, entre le bord de la plage de Banana Beach, et l’entrée de l’immeuble du 52, Hakovshim street, dans le sud de Tel-Aviv. C’était tellement près que j’aurais pu marcher, nu pieds, depuis ma chaise longue du bord de mer, jusqu’à notre duplex du sixième étage. Personne n’aurait remarqué cet homme sans chaussures ou sandales, en short et T-shirt festif qui remontait la rue Daniel, serviette de plage autour du cou, panier en osier à la main, suivi d’une flopée de gamins qui s’entendaient comme des larrons en foire. J’avais commencé une nouvelle vie avec Muriel, héritière, elle, d’une généalogie qui avait ses racines plus loin à l’est. Je me souviens, nous avions fait des recherches, puis perdu la trace de ses ancêtres Ashkenazes, faute d’archives communautaires. Le sud de Tel-Aviv avait une réputation sulfureuse . C’est un peu pour cela que nous y avions emménagé, pour fuir l’apparente bourgeoisie qui régnait sur Neve Avivim, avec ses rues au cordeau, ses promeneurs du samedi, son silence et ses palmiers.
La religiosité du shabbat gardait notre « ancien » quartier dans une immobilisme hebdomadaire de 24 heures qui ne m’inspirait pas. Il fallait que cela bouge, Alors j’avais cherché autre part, j’avais changé de culture, Muriel et les enfants avaient suivi.
Le marché Carmel, en face de chez nous, était un endroit bruyant, où l’on pouvait trouver de tout, des vêtements de marque, tous contrefaits, fabriqués dans les ateliers clandestins des territoires, des fruits magnifiques, au goût parfois décevant, des articles ménagers, allant de la ventouse pour toilettes, aux balais sophistiqués dont tu ne pourrais plus de passer. Il y avait, comme partout, ce que j’appelais des « inconvénients culturels », dus à l’endroit et à la population que y vivait ou y exerçait son art. Dans la rue où tenaient boutique plusieurs bouchers et volaillers, le sol était une vraie menace pour les petits vieux qui y faisaient souvent leurs courses. D’incroyables quantités de tripes, échappées des étals , souvent à l’air libre, achevaient de se décomposer, sous le soleil du début d’après-midi, chassées seulement le soir, par un jet d’eau, qui faisait fuir des chats réprouvés, à la recherche de cœurs de poulet, ou foie de volaille . Aucun col du fémur, n’aurait résisté à une glissade sur des intestins à la dérive. A quelques dizaines de mètres, le «Carmel Delikatessen » offrait tout ce que j’aurais pu trouver à Paris, chez Jo Goldenberg, mais à un tiers du prix. A vingt mètres de l’entrée de notre immeuble, un commerçant Syrien, vendait des articles de cuisine, et en traversant l’espace qui faisait face à mon immeuble, on découvrait la tanière d’Amalia, une femme d’un autre monde qui vendait de la lessive, des pinces à linge, des conserves, et te racontait des tranches de sa vie que tu n’aurais jamais pu imaginer.
Nous revenions toujours à l’appartement avec un ou deux sacs de fruits, ou de légumes, dont le contenu serait mangé le soir même. Il nous fallait trois minutes, en cas de frigo vide, pour nous fournir en fraises, mangues, citrons verts, ou pain de shabbat, dont j’appréciais la consommation puisqu’elle me faisait penser, encore et toujours, à mon enfance, cette curieuse enfance, bercée entre le « Petit Jésus », les aventures des apôtres, les miracles à tout va, et l’épopée du « Guide », Moïse ben Amram .
Depuis que j’avais appris , à dix ou onze ans, que cet homme avait fait sortir des « hébreux », d’une terre d’esclavage qui se nommait Egypte, j’avais bien sûr souhaité en savoir plus, mais le film « Les Dix Commandements » n’avait pas répondu à mes attentes…et mon père non plus…et pourtant, il était bien placé pour m’expliquer, non ?
Habiter au marché Carmel ? étrange histoire !
En emménageant dans le sud de Tel-Aviv, après avoir quitté le nord de la ville, au-delà du Yarkon, Il m’était revenu le souvenir d’un premier voyage, très lointain celui-là, vers Tel Aviv, cette « Colline du Printemps », fondée en 1909 par Akiva Weiss.
Etait-ce un avril, peut-être ? Je me souviens du vent chaud qui me caressait les jambes… On avait dû trainer à pied, dans la ville, mes frères et sœur, ma « tante » Irka, et arrivés pas loin de la mer, j’avais découvert avec de grands yeux, l’incroyable fouillis des autobus urbains, garés de bric et de broc, au terminus de leur ligne, une station qui avait hérité son nom, de la présence proche du marché Carmel et se nommait donc «Carmelit» . C’était quarante-quatre ans avant que je n’habite dans ce quartier, a côté de la même station d’autobus.
Un hasard ? Un aboutissement ?
Je n’étais pas vraiment un homme de religion. Je ne croyais pas à un dieu barbu, aux anges soufflant dans des trompettes, aux miracles qui récompensent parfois les bons, aux malheurs qui punissent souvent les méchants. Je n’aurais sans doute jamais été digne d’une éventuelle judéïté, et pourtant, jour et nuit, j’étais à sa recherche, depuis une éternité, probablement depuis ma première visite chez Joseph Goldenberg, qui tenait un magasin fabuleux, dans le vieux quartier juif de Paris. Je ne trouvais mon temps de méditation, que si je contemplais une construction dont l’histoire me permettait de voyager dans un passé lointain. L’ancien me faisait vibrer parce qu’il amenait à une nécessaire réflexion sur le comment, le pourquoi, le « et après ? » L’histoire m’emmerdait à l’époque des culottes courtes, elle commença à me passionner une fois commencée la longue époque des pantalons.

Vivre en Israël m’offrait un nouveau regard sur l’Histoire, sur mon histoire. Il y aurait un avant, puis un après. J’étais, comme beaucoup, tombé également amoureux de ce Tel-Aviv qui ne dormait jamais vraiment, de ses avenues plantées de flamboyants, et de son style architectural que l’on appelle « Bauhaus », dont 4000 magnifiques exemples avaient été construits entre 1931 et 1956, et ornaient les quartiers chics de Tel-Aviv, me faisant rêver en me renvoyant vers un autre temps, d’avant mon existence, alors que le pays était sous mandat Britannique.
Je pense que l’architecture sacrée, celle principalement liée au christianisme, me rapprochait des écritures, mais desquelles ?
Une cathédrale me parlait, l’intérieur d’une synagogue me fascinait, un temple m’apaisait, et pourtant « dieu », je ne connaissais pas vraiment, j’étais probablement hermétique, même si mon imaginaire s’était un temps nourri de souvenirs spécifiques, à base de bœuf, d’âne, de crèche, d’un charpentier, d’une mère au foyer, et surtout de Rois Mages, qui pour moi représentaient d’incroyables aventuriers, probablement très riches, puisqu’ils avaient des couronnes. Les lieux magiques découverts dans la vieille ville de Jérusalem ne m’évoquaient pas un quelconque dieu, un glorieux prophète, mais des hommes, des aventures, des tragédies sans doute. La vieille ville de Jérusalem m’était Histoire.
Je l’avais compris, sans toutefois complètement l’intégrer, ce n’était pas d’un dogme dont j’avais besoin, même si un rituel religieux, n’importe lequel, était toujours le bienvenu dans mon monde. J’avais besoin d’une Maison, d’une vraie Maison, d’un habitat meublé de spirituel, d’un environnement, qui goûtait le gâteau au pavot , les latkes de la cousine Irka, dans lequel on pourrait sentir l’odeur du tchoulent de Jo Goldenberg.
C’était compliqué…
Il me fallait autour de moi des noms de famille Ashkénaze, du hareng mariné, du pain azyme, des cornichons « malossol », les mêmes que ceux que Jo Goldenberg me donnait, après les avoir sorti d’un tonneau de bois qui devait avoir au moins cent ans. Il me fallait un châle de prière, un kiddouch du vendredi soir, des bougies de shabbat qu’aurait allumé ma mère juive ; j’avais besoin de cette séparation entre « un jour saint » et le reste de la semaine, sans même savoir ce que pouvait représentait la « sainteté » à laquelle je ne croyais même pas.
C’était bizarre, c’était comme cela. Je n’y pouvais rien, je portais en moi ce besoin depuis bien longtemps, si longtemps que j’avais fini par en faire mon compagnon de vie, un bien encombrant compagnon, j’en conviens.
Oui, Moïse, les Hébreux, la sortie d’Egypte, Israël, la construction de l’Etat, les paysans-soldats, les instituteurs-soldats, les médecins-soldats, les soldates-soldates, les kibboutz de l’ère socialiste, Théodor Herzl, Ben Yehuda, Ben Gurion, Weizman, la Shoah, l’histoire agitée du Bund, la marche des chômeurs, les vendredi soir, quand les familles se retrouvaient pour la célébration de ce shabbat, que mentionnaient , avec passion mes amis observants, ou même orthodoxes, tout cela me parlait, depuis des années. J’avais commencé à creuser, un peu, beaucoup, puis passionnément.
Alors, depuis ce qui me semblait une éternité, Il ne se passait pas un jour sans que, dès le matin, de nouveaux questionnements viennent remplacer ceux du jour précédents, et annoncer ceux du lendemain. J’avais, pendant longtemps, été habité par cette sensation de n’être pas à ma place, de ne pas vivre la vie que j’aurais dû vivre. Il y avait l’amertume d’une sorte de dépossession immatérielle, le vague à l’âme d’un « après deuil », même si je n’avais perdu personne , mais, oui, je l’avoue j’avais en fait perdu « quelque chose », et ce quelque chose me dépassait. Ce quelque chose était un bouclier de David.
Il avait suffi d’un coup de baguette magique, d’une expatriation en Terre de Sion, cet Israël dont Olek, mon père, parlait avec l’affection qu’un fils a pour sa mère, pour qu’une sorte de mue s’opère.
Depuis mon premier café, pris à un petit kiosque de la rue Tagore en 1997, jusqu’à cette installation dans la culture libérale du sud de la ville, il ne se passait pas un jour sans que je me sente vraiment, et définitivement chez moi, pour la première fois depuis longtemps.
Mon corps s’était acclimaté aux coups de vent du bord de mer, mes yeux s’étaient habitués au bleu outremer du ciel, et mes oreilles à la musiquette répétitive et enregistrée du magasin « Kol Echad Shekel », « tout à un shekel », qui opérait six jours sur sept à un jet de pierre de l’appartement du 52, Hakovshim Street.
Des habitudes, des rituels, avaient trouvé leurs places dans mon quotidien. Pas un jour ne passait, sans que je me laisse tenter par un lait d’amande, ou un jus de carottes, avalé en quelques secondes, devant un petit étal du marché Carmel, où un vendeur proposait aussi des melons qui avaient, d’après lui, un incroyable goût de miel.
Oui, en partant au travail, le matin, en rejoignant la route N° 1 vers l’aéroport International, les questions revenaient dans ma tête, lancinantes. J’avais une quarantaine de minutes, le matin, comme le soir, pour tourner et retourner toutes ces interrogations, me questionner sur le pourquoi, sur les raisons qui m’avaient amené, ramené, devrai-je dire, sur ce côté de la méditerranée, sur la magie de cette opportunité, une aventure que j’avais sans doute souhaité en secret, mais dont je n’aurais jamais pensé qu’elle puisse devenir, un jour, réalité.
Je n’étais pas juif, j’en avais presque honte. Comment n’être pas juif et aimer à la folie, tout ce qui représentait tant cette culture , cette religion, pourtant exigeante, et que je n’aurais jamais su suivre de façon orthodoxe ?
Un peintre nait probablement avec son talent, un compositeur sait qu’il est inspiré, un paysagiste porte en lui l’esthétique innée et la traduit dans la réalité en créant des jardins façon Lenôtre, mais un amoureux du judaïsme ? On en faisait quoi ? J’en faisais quoi ?
Tout cela me travaillait depuis déjà bien longtemps. Quelque temps auparavant, quand j’habitais encore dans le nord de la ville, dans le petit royaume de Ramat-Aviv, j’avais fréquenté un cercle d’amis, plutôt religieux, qui vivaient comme je n’aurais jamais pu vivre. J’avais alors béni ma « goyitude », et ma laïcité, j’avais eu la sagesse de ne pas mettre mes doigts dans la Kabbale, mais j’avais pleuré, une fois encore, mon héritage culturel perdu, ou plutôt jamais reçu , et dont le manque me poursuivait depuis de longues années. Mais Il y a des vides qu’il faut apprendre à ne pas pouvoir combler…. Il y a des vides qui sont destinés à rester des vides, mais moi, je n’avais pas compris.
Tout en espérant un miracle, une rencontre avec un rabbin compréhensif, un tribunal rabbinique complaisant, j’avais commencé à m’habituer à cet étrange état de « goy judaïsant », plus à son aise dans une synagogue, que dans une église, plus à l’aise devant le Kotel qu’en participant à un pèlerinage vers Chartres.
Pendant un temps, J’avais fréquenté le centre communautaire Beit Daniel, un organisme religieux réformé, où le rabbin était une rabbine, et qui rendait le judaïsme plus compréhensible, pour des cancres ou des incultes tels que moi. Mais une fois encore, la vraie vie avait pris le dessus, et j’avais dû renoncer aux offices du vendredi soir, et du samedi matin, auxquels j’assistais avec un plaisir infini, pourtant.
Une certaine fin de semaine, je me souviens, J’étais revenu le soir à la maison, et l’un de mes fils, encore au jardin d’enfant, m’avait accueilli en m’appelant « Aba », le mot hébreu pour papa. Il devait être le seul petit Tahitien à parler hébreu avant de parler Français.
Cela devait être un signe, j’en étais sûr.
Alors je m’étais dit : « ça y est, j’y suis presque ».
Israel…
Je n’étais pas un touriste.

J’étais chez moi, c’était mon pays, je n’étais pas simplement revenu, je n’en étais jamais parti, depuis 1962, depuis que j’avais mis les pieds à Haïfa en descendant d’un vieux paquebot. Je me revois encore, débarquant du « TSS Athinaï » au début du printemps. Nous avions bouffé de la civilisation Grecque au travers de trois escales. J’avais eu le temps de rêver à l’histoire du cheval de Troie, j’avais vu des statues de pierre, armées d’une lance, d’un curieux casque. Les agents de l’immigration parlaient une curieuse langue. Ma mère avait donné nos passeports, et échangé en Anglais avec les officiers qui accueillaient les passagers.
Pourquoi ai-je eu besoin, ou envie, ce matin de 2025, presque à l’orée du sapin, d’écrire ces quelques lignes ?
Il me fallait en fait déposer sur un papier numérique, des pensées , des souvenirs, une histoire simple qui me touche de près, et que j’ai voulu partager .
Je sais que les lignes sont, probablement, maladroites , et recueilleront sans doute des « on s’en fout », « we don’t care », ou bien, même, « Mir Geyen Nit » ce qui signifie la même chose, mais écrit en Yiddish, cette langue presque morte, mais qui ne mourra jamais.
Oui, je sais, c’est une histoire banale, mais elle m’apparait comme tellement incroyable, et j’ai tellement peur de l’oublier, alors que les années passent et que certains souvenirs s’effilochent déjà…
« Verba volant, scripta manent » aurait dit Olek, qui avait pour le latin presque autant de respect que pour la Torah, cette Loi Juive, à laquelle je souscris malgré tout, comme si elle était ma propre loi, comme si, dès avant ma naissance, elle faisait déjà partie de moi-même.
Tu vois, je suis un mécréant, et pourtant l’Exode me parle, plus que la crèche et les santons, et la Tente du Tabernacle m’inspire mieux que le Concile de Nicée. Je n’aurais sans doute jamais pu sacrifier ni agneau, ni bœuf, je n’aurais jamais été Cohen, ni même Levi, et pourtant je vibre au récit de l’exode d’un peuple en errance, suivant un guide illuminé. La Pâque juive m’inspire plus que ne m’inspire une crucifixion, je suis plus « pain azyme » que Lapin de Pâques en chocolat. Je suis encore plus bougies de Shabbat, que cierge Pascal.
Mon père Alexandre, né en 1912 à Cracovie, habitait jusqu’à son départ pour la France, au numéro 28 de la rue Rekawka, une rue qui ferait tristement partie du ghetto de Podgorzje quelques années plus tard, lorsque le gouverneur de Pologne, Hans Franck, aurait mis en place l’enfermement des Juifs, et participerait à leur extermination.
Mon grand-père paternel, Moshe Mauriczy Ubersfeld, un «Kaufmann » comme le désignait l’administration Allemande, sur sa carte d’identité juive, était marié à Franciszka « Feigel » Lednitzer. Ils avaient trois enfants, Alexandre, Frederyk, et Hélena. Alors qu’Alexandre et Frederyk avaient choisi de venir en France faire leurs études, Héléna était restée auprès de ses parents. Les femmes d’alors n’avaient pas autant de choix que celles d’aujourd’hui. D’ailleurs était-ce une simple question de choix ? Je n’en suis pas certain. Peut-être était-ce plutôt une question de culture, de tradition, de religion, mais aussi de convenance. Mon père avait fait ses études au lycée Juif de Cracovie. Sa famille était observante. Il me l’avait dit. Ses parents avaient recours, durant le shabbat, aux services d’un « shabbes goy » (1) Ce terme me faisait sourire quand j’étais enfant, sans que je sache pourquoi. Il m’avait dit, aussi que mon grand-père, Moshe, était « kantor » à la synagogue que fréquentait la famille. Je suppose que cela était une charge, librement acceptée, qu’il exerçait en plus de son activité professionnelle, sans avoir aucune certitude.
Mes grands-parents auraient dû vivre, au-delà de 1942. Si cela avait été le cas, étant né en 1951, j’aurais sans doute eu droit au bonheur de les rencontrer, de découvrir ceux qui avaient permis à mon père de devenir ce qu’il a été. Mais la «solution finale de la question Juive » avait pris le dessus, et, un jour de peur, mais on avait peur chaque jour, je pense, mon grand-père Moshe, son épouse « Feigel », le « petit oiseau », ont été emportés par les Allemands vers le camp de Belzec. Ne voulant pas être séparé de ses parents, leur fille Héléna, celle qui aurait pu être ma tante, a sauté dans le camion qui partait vers la gare de Prokocim, pour y rejoindre mes grands-parents, et partager leur sort.
C’est vrai, je le sais, des témoins ont rapporté cette scène à une cousine de mon père, qui, ayant fui à temps le ghetto, et rejoint la résistance, a réussi par la suite à émigrer en Israël. J’ai retrouvé des lettres écrites en polonais, adressées à mon père, par le sien, avant que ce lien épistolaire ne se brise pour toujours pour cause d’assassinat organisé.
Ces lettres étaient envoyées à mon père, effectivement par Mauriczy Ubersfeld. Sur les enveloppes de certaines d’entre elles se trouvait encore la petite bande de papier collant avec le sinistre marquage « Geoffnet », l’aigle et la croix gammée.(2)
Mon père était un taiseux. Enfants, il y avait des choses dont nous ne parlions pas, non seulement parce que nous les ignorions, mais aussi parce que chez nous, les sentiments ne se montraient pas, et qu’une sorte d’omerta pesait sur la période sombre qu’avaient vécu mon père. Autant, évoquer parfois l’occupation vécue à Paris, ne semblait pas poser trop de problèmes, autant l’histoire de mon père était voilée par des silences, des réponses fuyantes, un visage fermé, un regard dans le vague… Ce n’est qu’à force de recherches, d’échanges avec des tiers, de discussions au cours de voyages, que j’ai pu, plus tard, reconstituer son parcours, appréhender peut-être, un peu de sa souffrance, et mieux comprendre ses choix.
En 1937, âgé de 25 ans, alors qu’il visitait l’exposition universelle de Paris, mon père avait vu pour la première fois, en vrai, un aigle nazi et une croix gammée, au sommet du pavillon de l’Allemagne, qui faisait face à celui de l’Union Soviétique.
Alors encore étudiant à l’Institut d’Electricité de Nancy, préparant son diplôme d’ingénieur, Alexandre Ubersfeld vécu une journée particulièrement difficile, celle du 10 novembre 1938. La « Nuit de Cristal » qui venait de se dérouler à Berlin, finit de lui ouvrir les yeux sur le danger d’une Allemagne dictatoriale, prête à se venger des humiliations du 26 juin 1919, et dirigée maintenant par un petit caporal moustachu et antisémite. Dans la nuit du 9 au 10 novembre, sur tout le territoire du Reich, deux cent soixante- sept synagogues et lieux de culte furent détruits, 7 500 commerces et entreprises gérés par des Juifs saccagés ; une centaine de Juifs furent assassinés, des centaines d'autres se suicidèrent ou moururent des suites de leurs blessures et près de 70 000 furent déportés en camp de concentration : au total, le pogrom et les déportations qui le suivirent causèrent la mort de 2 000 à 2 500 personnes. Événement majeur de la vague antisémite qui submergea l'Allemagne dès l'arrivée des nazis au pouvoir en janvier 1933, la « nuit de Cristal » ferait partie des prémices de la Shoah. Alexandre Ubersfeld pressentit-il sans doute, ce qui ne manquerait pas de se passer par la suite ?
Le journal « Le Figaro » du 10 novembre 1938, quant à lui, ne parlait juste que de la mort du conseiller Allemand VOM RATH, victime d’Herschel GRYNSZPAN, et surtout, des nouvelles attaques des nazis contre l’église catholique et l’épiscopat Allemand. Il mentionnait également des changements significatifs dans la composition de l’état-major de la Wehrmacht.
Lors de l’invasion de la France , en juin 1940, mon père, maintenant étudiant à la faculté de médecine de Paris, à un jet de pierre du Boulevard Saint Germain, prit la direction de Bordeaux, et par hasard, mais le hasard existe-t-il, y retrouva celle qui devait devenir ma mère, Francine Martin-Bellet, une chrétienne de «bonne famille», Française née en Egypte, elle aussi étudiante à la Faculté de Médecine, qui, avec sa famille, allait aider mon père à se cacher pendant l’occupation.
Dès l’entrée des troupes Allemandes, le 14 juin 1940, mon père, qui avait suivi la montée en Allemagne du National-Socialisme, et avait déjà mesuré pleinement le danger que représentait cette idéologie totalitaire, s’était défait de ses « téfilines » (3) redoutant d’être arrêté en leur possession. Ces phylactères étaient un signe certain d’appartenance au judaïsme et les avoir avec soi représentait, à ce moment, plus un risque qu’une protection spirituelle ou un simple objet de culte. Il s’était également défait de ses décors maçonniques, sachant que les occupants avaient, dans la liste de leurs priorités, la collecte des fichiers des Loges existant en France.
Allant d’hôtels borgnes , en maisons-closes (4), changeant souvent d’adresse, en espérant que ses faux papiers tiendraient bon, si d’aventure il était pris lors d’un contrôle, Alexandre Ubersfeld échappa à la rafle des 16 et 17 juillet 1942, à la déportation, à la mort, et survécu à la guerre.
Etait-il résistant ?
Je sais qu’il aidait les combattants de l’ombre en mettant à leur disposition ses connaissance en électricité dans le domaine des transmissions radio. Lors de la libération de Paris, lui et sa fiancée, avaient participé aux missions de secours médicaux, tout combattants confondus. Il avait gardé le souvenir d’un soldat Allemand, brûlé lors de l’explosion d’un cocktail Molotov. « Sa peau partait toute seule, on aurait dit qu’on pelait un oignon… » nous avait-il raconté, un soir, au dessert, lors d’un dîner de famille, à l’appartement de la rue Alphonse Daudet.
Mon père Alexandre, un vrai « mensch », qui portait en lui un héritage de plusieurs siècles, se convertit en 1948.
Etait-il le seul ? Je ne pense pas…
Etait-ce une conversion de principe ? une conversion-remerciement ? une sorte de dette morale, une façon de se faire accepter dans le futur ? Je n’avais jamais eu l’occasion d’y penser, je n’avais jamais en fait pris le temps d’effectuer cette revue des sentiments qui m’habitaient. Je n’avais pas tout compris.
Imprégné de croyances mal digérées, habité par une grande confusion, lors de la découverte de l’histoire de cette conversion, je n’avais ni mesuré, ni compris pourquoi, ou comment mon père avait pu complètement renoncer, d’un coup de plume, à ce qui faisait qu’il était lui, à cet héritage incroyable, qui dépassait les générations, ce judaïsme qui l’avait façonné, qui avait bercé son enfance.
Mon père s’est-il, en fait, senti une dette envers ceux qui l’avaient aidé ?
Adieu l’hébreu, adieu le yiddish, adieu surtout, ce qui pouvait lui rappeler l’ouragan des années sombres. Il avait choisi de mettre de côté son héritage culturel, sa foi, son identité Juive. Sans doute avait-il promis, ou bien peut-être était-ce par dépit ? par tristesse ? Oublier tout ce qui fait mal, chasser tout ce qui te détruit l’âme ? Avait-il promis cette conversion, sous la contrainte des évènements ? Avait-il renoncé à son passé en échange d’une protection qui lui assurait une survie ?
Qui lui avait donné ces faux papiers ?
Et quelle idée…..épouser une Chrétienne ? Lui, le fils de Franciszka et de Moshe ? Trahison, nom de dieu, trahison…. !

Mon père s’était fâché avec le « dieu » des hébreux, mais continuait, je pense, à parler avec Moïse.
Je l’imagine homme de principe, au milieu de la tourmente qui déchirait l’Europe. Je pense qu’il n’aurait jamais, en fait, trahi une promesse faite, quitte à regretter toute sa vie sa décision d’avoir tenu parole. Drôle de type. Il n’était pas mon modèle, je n’avais jamais eu envie de lui ressembler. Je le pensais sévère, même si punir, était une charge déléguée à ma mère. Il était lointain, nous vivions avec lui, mais ne vivions pas « ensemble ». Nos moments de proximité étaient les gestes du quotidien, mais il n’existait pas de grand élans émotionnels, d’échanges importants. Nous, les enfants, avions le respect de l’autorité, nos relations avec les parents s’arrêtaient là. Nous étions des enfants gâtés, à qui il manquait quand même quelque chose qui ne se trouvait pas dans les magasins, sur les pistes de ski de Wengen, les plages de Bretagne, ou les ruines de la civilisation grecque. Peut-être avions nous tous fait une erreur de parcours. Peut-être Alexandre s’était-il trompé d’épouse ?
Alexandre Ubersfeld, Olek, était un anarchiste, et en même temps, il était imbibé d’une sorte de sagesse rabbinique. Il terminait parfois ses phrases par un cinglant « quelle imbécilité, ça mérite une bombe » .
J’avais du mal à décrypter son langage, comme ses états d’âme, tant à cause du fait que son Français n’était pas le plus pur, mais aussi parce qu’il s’était construit une façade protectrice, censée le mettre à l’abri des émotions. Olek ? Nous ne le connaissions pas…
Parfois, plus tard, quand je lui racontais tel ou tel échange avec un rabbin bienveillant, il m’écoutait, avec dans les yeux, une sorte de petite lueur qui dénotait un intérêt, mais curieusement, il ne m’avait jamais soutenu dans un quelconque processus de conversion. Nous n’avons, lui et moi, jamais eu une quelconque discussion en profondeur sur le judaïsme, sur cette quête qui était la mienne, depuis l’époque de mon premier voyage en Israël. Ce n’est pas de sa faute, mais de la mienne. J’ai dû laisser passer des centaines d’occasions d’échanger sur ce sujet. Alors que j’étudiais l’hébreu, il avait partagé, du bout des lèvres, quelques connaissances hébraïques, acquises au lycée Juif de Cracovie.
Je n’avais pas insisté pour en savoir plus, Je ne voulais simplement pas ouvrir d’anciennes blessures. J’avais peur de le voir souffrir, et d’être cause de souffrances, j’avais peur de ne pas savoir comment faire face à une plus grande proximité entre lui et moi.
J’étais adulte. Je saurais bien me débrouiller…..non ?
A 74 ans, avec plein de temps entre les mains pour y penser vraiment, je m’interroge. Et si tout ce que j’avais ressenti jusqu’à présent, avait quelque chose à voir avec cet abandon paternel de sa foi, ce renoncement à son histoire ancestrale, sa culture, ses « autres » langues qu’étaient l’hébreu et, surtout le Yiddish ? Un curieux engagement visant à reprendre le flambeau, pour ne pas oublier d’où il venait, ou bien d’où je pensais venir ?
Mon propre parcours, mes propres orientations étaient-ils liés ou bien influencés par la vie de ce « mensch » d’exception, un homme de succès professionnels, un homme à femmes aussi, capable de séduire, aimant être entouré de gens avec qui il pouvait échanger des pensées parfois trop libres, trop en avance sur leur temps, pour être comprises, ou acceptées de tous ?
Je l’ignore, je ne sais pas, cela fait partie des questions auxquelles , aujourd’hui, vingt-cinq ans après son départ, je n’ai pas encore de réponses.
Alexandre Ubersfeld était resté juif, baptême ou pas baptême. Il s’était découvert également grand bouffeur de curé. S’il connaissait bien sa Torah et l’ancien testament, il n’avait probablement pas totalement intégré les particularités du nouveau, et, je pense, ne souhaita jamais vraiment s’immerger dans des croyances qui n’étaient pas les siennes.
Sans doute considérait-il qu’ayant fait ce qu’il avait promis de faire, les choses devaient en rester là.
Chrétien ? Du bluff…Catholique ? Du pipeau…et pourtant, jamais un homme ne fut autant touché dans son cœur par la beauté d’une cathédrale, la trame musicale d’une messe en Si, la paix qui pouvait se dégager d’une vieille chapelle de campagne, ou d’une collégiale Romane…
Peut-être Alexandre vivait-il même avec le sentiment d’avoir trahi, trahi son propre passé ?
Peut-être regrettait-il ?
En fait, bien plus tard, alors que j’avais timidement tenté de l’interroger sur « sa foi d’avant » il m’avait dit gravement « Dieu nous a abandonné, sinon, pourquoi a-t ’il laissé faire tout cela », en référence à la Shoah.
Mon père n’avait, en fait, jamais été réellement chrétien, et surtout pas catholique, même si un simple bout de papier, semblait faire croire le contraire.
Dieu ? Il avait tiré un trait dessus, Il n’était pas croyant, il n’était plus croyant.
Un simple certificat de baptême, délivré par la paroisse Saint-Séverin ne saurait certainement pas remplacer un héritage immémorial, une saga incroyable, qui avait permis à Francyszka Lednitzer, épouse Ubersfeld, de mettre au monde ses trois enfants, et de les élever dans la plus pure Judéïté, sur les bords de la Vistule.
Alors que, dans son processus de préparation au baptême, mon père avait été confronté à la notion de «transsubstantiation», qu’il avait bien sûr du mal à intégrer, il s’était écrié : « Qu’est-ce que c’est que cette religion dans laquelle on mange son dieu… ! »
Sacré Alex…
En 1962, je crois, un premier voyage en Israël m’avait permis de découvrir la terre des ancêtres de mon père, et de faire plus ample connaissance de sa cousine, Irena, celle qui s’était échappée du ghetto de Cracovie avant sa liquidation. Avec sa famille, elle habitait au 27 de la rue Dizengoff. Nous avions embarqué à Venise, sur un vieux paquebot vendu par la Grace Line, un armateur Américain, à une compagnie de navigation Grecque, gérée par des escrocs , la Typaldos Lines, et étions arrivé à Haïfa. Je n’avais jamais vu un vrai port. Je n’avais jamais vu un tel soleil. J’étais subjugué. J’en avais des frissons des cheveux jusqu’aux orteils. Enfoncé Tintin reporter, et ses aventures, il y avait des grands navires, des cargos, des grues, des caisses en bois sur le quai, et des taxis « collectifs ». Dans son anglais hésitant, ma mère avait hélé un chauffeur, et négocié le prix du transport. Quatre-vingt-treize kilomètres, une aventure dans l’aventure.
Le conducteur du taxi, qui ressemblait à un juif de l’Irgoun, comme dans « Tintin au pays de l’Or Noir », nous avait amené de Haïfa jusqu’à Tel-Aviv, à bord d’une vieille Chevrolet datant des années quarante. Je m’en souviens encore. Il portait une chemise blanche dont les manches avaient été roulées, révélant des bras musclés. Il avait des cheveux bouclés, noir.
Sur le bateau, j’avais surpris une curieuse conversation entre deux hommes âgés tout de noir vêtus, portant une chemise blanche sans cravate, et qui évoquaient de sinistres souvenirs. Il était question de « déportés », de chambres à gaz, de fours crématoires, il était aussi question d’une « kristallnacht», d’un homme qui s’appelait Eichmann, de camps de concentration, de souffrance, de tortures, de persécutions, de morts par millions. Ces quelques mots échangés par les deux hommes, avaient été le point de départ de mes recherches. Il fallait apprendre, il fallait comprendre….
Que s’était-il passé ? Personne ne m’avait rien dit…Ces mots ne me disaient rien, n’évoquaient rien de ce que j’avais appris à l’école communale, laïque et républicaine, dans la classe de Madame Perron. Et ces hommes en noir ? Qui étaient-ils ? Des hommes en noir comme eux, j’en voyais régulièrement quand nous allions faire les « courses du vendredi soir » ma main dans celle de mon père ?
Des graines venaient d’être semées dans ma vie, sans que je le sache….
Peut-être est-ce en découvrant Jérusalem, sans rien connaître, sans rien comprendre, que tout a commencé ? J’ai toujours été intrigué par cette quête qui m’a accompagné, s’est imposée à moi, me rapprochant, sans que je le sache, du jour où il faudrait que je me pose les « vraies » questions, et que je me prépare, certainement, à recevoir les vraies réponses.
1962. J’avais onze ans.
Ce voyage allait changer ma vie pour toujours…

Dans l’appartement du 27, Dizengoff Street, mon père, qui apparemment , connaissait bien l’histoire de ce Monsieur Eichmann, avait dit à sa cousine Irena : « il vont le pendre, c’est sûr ». Ma mère avait baissé les yeux, moi j’avais continué à manger mes « latkes », des petites galettes de pomme de terre, frites dans l’huile. « C’est une recette d’Europe de l’Est » avait dit Olek, « quand on vivait dans un shtetl, on transformait tout ce qu’on pouvait en nourriture ! »
Graisse d’oie, salade d’œufs et d’oignons, foie haché, ma mère appelait cela « des petites cochonneries », mais laissait à Olek le plaisir de retrouver régulièrement les goûts de son enfance en Pologne.
Pour moi, les considérations culinaires étaient certainement plus importantes que les histoires de ce monsieur Eichmann qui venait d’Argentine, où il avait été capturé par des agents spéciaux. Le goût du gâteau au pavot était encore plus fort içi, Tel-Aviv, qu’il ne l’était à Paris. Celui du Halva également, comme si être en Israel, même pour une période courte, donnait à la nourriture, une qualité gustative plus significative qu’à Paris.
A Tel-Aviv, les petits kiosques vendaient du « gazoz » (5).Il y avait trois choix de couleur, donc trois choix de goût. On avait découvert la ville sainte, encore coupée en deux. J’avais vu de vrais soldats, avec des fusils et des casques. Il y avait également des barbelés sur certains murs, et à Mea Shearim (6), des hommes vêtus de noir, des hommes portant barbe et papillotes, comme ceux du bateau, avaient lancé des pierres sur ma mère, dont les bras nus offensaient le sens orthodoxe de la décence et de la modestie féminine.
Je n’étais pas concerné par ce que je voyais. C’était en avril, il faisait déjà chaud, je plaignais les petits ânes couvert de poussière, qui arpentaient les rues de la vieille ville, tirant de lourdes charges.
Mon père avait discuté en Polonais, avec sa cousine, longtemps, laissant à ma mère et sa sœur, le soin de gérer l’intendance. Il était là, sans y être. Nous avions voyagé par bateau, lui par avion. Il avait toujours peu de temps pour lui. C’était un miracle qu’il ait pu nous rejoindre.
Les quinze jours étaient passés en quelques secondes, quelques nuits, quelques bains de mer sur une plage où des jeunes femmes, comme on aurait pu en voir à Juan-les-Pins, portaient des lunettes de soleil de stars.
Ma mère avait parlé du retour…
Moi, Je serais bien resté. Il y avait la mer, le sable, des affiches sur les murs , avec les caractères qu’on voyait rue des Rosiers…Il y avait le Houmous, le Halva.
La « Tante » Irka et son mari Benjamin, qu’on appelait Benek, n’était pas des gens très religieux. Avaient-ils perdu la foi, perdu leur héritage, eux aussi ?
Je me souviens, rue Dizengoff, des arbres en bourgeons, de la taille raisonnable des immeubles sans ascenseurs, Je me souviens de ma déception quand, en parlant du voyage du retour, on m’avait annoncé que la traversée ne durerait que trois jours, au lieu des cinq nécessaires pour venir en Israel, durant le voyage d’aller. Dans une semaine, au plus, il faudrait retourner à l’école…La perspective n’était pas réjouissante.
Nous étions finalement repartis vers l’Italie, sur un paquebot tout neuf appartenant à la compagnie de navigation ZIM, un navire qui portait sur sa cheminée les couleurs de l’état d’Israël. La vie avait repris, sans révélation ni évènement d’importance.
Mon père n’avait rien dit.
Mon père ne voulait rien dire….
Mon père ne pouvait rien dire…..
De retour à Paris, pas une seule fois nous avait-il rassemblé dans la salle à manger de l’appartement, ou dans le salon de la maison de campagne, pour nous expliquer, nous raconter, nous instruire, nous faire comprendre ce qu’il pouvait ressentir, nous parler de son enfance, nous raconter l’évasion de sa cousine, la tragique fin de sa sœur, de ses parents, la mort des proches, la généalogie de sa famille. J’aurais voulu qu’il me raconter Maurice, Moshe, mon grand-père, qui avait une fabrique de savons et de bougies….
Non, Il ne pouvait pas, il ne pourrait en fait jamais le faire. Il s’en était ouvert à ma mère, elle seule, savait, elle seule était gardienne officielle du chagrin qui, en fait , n’avait jamais quitté mon père.
Nous ignorions.
Nous n’aurions probablement pas pu tout comprendre.
Dès le début des années 70, une sorte de fièvre s’était emparée de moi, une espèce d’attraction profonde pour ce « demi-héritage » culturel, une soif inextinguible que l’eau ou les sodas n’arrivaient pas à étancher.
Depuis bien longtemps déjà, depuis mon enfance en fait, mon père allait régulièrement faire ses « courses du vendredi », dans une boutique située dans ce qu’on appelait « le quartier Saint-Paul », et que d’autres, en lien avec leurs origines, surnommait « le Pletzl ».
Je l’accompagnais parfois. Il fallait prendre le métro jusqu’u Châtelet, changer de ligne, descendre à la station Saint-Paul, puis marcher quelques minutes, s’immerger dans un monde différent, qui m’était délice, sans comprendre pourquoi, sans même m’interroger.
Ses achats étaient toujours les mêmes, du foie haché, de la salade œufs et oignons, une sorte de pâte d’œufs de poisson que ma mère appelait « Tarama », du pain au cumin, du gâteau au pavot, des galettes de pain azyme de la marque Rosinsky Sbir , et une part d’une friandise,ce fameux Halva, une confiserie orientale à base d'huile de sésame, de farine et de miel.
Il revenait à la maison, portant dans un ou deux sacs en plastique, les achats qu’il avait effectué chez Jo Goldenberg, un incroyable restaurant où nous allions dîner plusieurs fois par an, quand il y avait quelque chose à célébrer.
J’avais pris goût à ces incursions rue des Rosiers.
Je pouvais donner la liste des magasins qui s’y trouvaient, et les noms des propriétaires, des noms étranges, dont la prononciation même, faisait passer une sorte de sourire sur le visage d’Alexandre. Alors, il répétait, en lisant le nom des enseignes, « Lui, s’appelle Finkelstajn, tu te rends compte, lui s’appelle Blumenthal, tu vois, l’autre, là s’appelle Himmelfarb, mon dieu, incroyable….et l’autre, là , le boulanger s’appelle Moskvitch ..c’est génial…. »
Non, je ne me rendais pas compte….pas encore, du moins….
Sur le murs du quartier, il y avait des affiches, collées sur d’autres affiches, portant cette écriture qui n’était pas la nôtre, ces signes incompréhensibles. On pouvait voir ici et là des « étoiles a six pointes » que mon père appelait « Magen David ». On pouvait voir également une sorte de chandelier avec sept branches. « c’est la création du monde » disait mon père.

Quand on passait devant l’oratoire Roger Fleischman, Alexandre devenait pensif. Le « quartier St Paul » de l’époque, n’était pas celui d’aujourd’hui. Personne ne voulait y habiter. C’était une quartier déchu, les murs perdaient leur crépi, les vitrines s’encrassaient, tandis que dans de petites échoppes, rue des Ecouffes, de vieux orfèvres juifs, frappaient encore sur de l’argent pour lui donner la forme de bijoux.
Des signes, des étoiles, des odeurs particulières, le goût du pavot dans le gâteau traditionnel dont raffolait mon père, l’odeur du « Tcholent », présente d’une semaine sur l’autre, dans le restaurant de Jo Goldenberg….mais surtout, toutes ces choses qui m’étaient inconnues et dont je découvrais l’existence, sans trop en connaître l’exacte signification, l’utilité, ou bien, en comprendre ou bien en apprécier l’incroyable portée.
Sur les vitrines, un mot dont j’ignorais le sens : cacher. J’avais lu également un autre mot étrange : mikvé. J’avais demandé sa signification, et mon père s’était contenté d’un réponse sybilline, « tu comprendras plus tard, c’est comme des bains Turcs ».
J’avais été frappé par toute cette symbolique qui visiblement signifiait quelque chose pour beaucoup de monde, mais m’apparaissait comme une sorte de code secret, qu’il faudrait un jour, peut-être, apprendre à déchiffrer.
Dans les alentours de la rue des Rosiers, on pouvait croiser les « hommes en noir », portant un curieux petit écrin de tissus orné des fameux caractères qui m’étaient ésotériques. Il y avait, pas loin, la synagogue de la rue Pavée, où mon père ne mit jamais les pieds, alors même qu’il passait devant et qu’on était vendredi soir. Je ne m’étais jamais interrogé. Finalement, c’était son affaire, non ?. J’étais à mi-chemin entre tenter de comprendre et maintenir une protectrice indifférence.
(A suivre, voir Deuxième Partie)
UN PARCOURS(Deuxième Partie)
Quoi ? mon père était juif ? Et moi, j’étais quoi du coup ?
J’avais demandé conseil à plusieurs rabbins, un peu plus tard dans ma vie, quand j’avais été véritablement envahi par une incroyable détresse spirituelle. Dans leur grande sagesse, ces hommes de bien avaient évoqué un long parcours, jusqu’à une éventuelle conversion. J’avais ma vie, mon travail, alors, exit les idées folles, j’étais resté avec l’impression qu’on avait volé une partie de mon identité, une partie d’un héritage auquel j’aurais eu naturellement droit…..du moins le pensais-je… !
Sauf que …
De vendredi en vendredi, de mois en mois, d’années en année, je fus pris d’une véritable frénésie d’une judéité que je ne pourrais jamais embrasser, faute d’être né de la bonne mère. Alors, je me laissai gagner par tout ce qui touchait au judaïsme, et me faisait vibrer jusqu’ au plus profond de moi, sans jamais pouvoir expliquer clairement, avec les mots exacts, les bonnes expressions, ce besoin vital qui m’habitait.
Baptisé pour de vrai, Christianisé pour de faux, Alexandre Ubersfeld était resté un « guter yid ». A chaque visite chez Joseph Goldenberg, le « déli » de la rue des Rosiers, il ne manquait pas de mettre son obole dans la « boite à tzedaka » aux couleurs de l’état d’Israël, et avait fait planter une petite forêt à son nom, pas loin de Jérusalem, une façon, peut-être de se relier à la terre, à sa terre d’appartenance, aux parents de son père, aux parents de sa mère, à ceux qui les avaient précédés dans l’incroyable aventure de la transmission de son identité.
Au fur et à mesure des années, alors que mon intérêt croissait pour tout ce qui touchait au judaïsme, Je me laissai envahir par des vagues de plaisirs, tant intellectuels, que simplement culturels, des grands bonheurs nés, puis nourris, au début, par mon ignorance, mon besoin de découvrir, et cette soif d’apprendre ; des grands bonheurs, qui m’aidaient à supporter, si même de façon tout à fait artificielle, un état de manque qui s’était insidieusement glissé en moi, et s’agrippait sans que je puisse m’en défaire. Il y avait de quoi faire au travers de la lecture, comme des explorations conduites dans le « pletzl ». Il y avait également, faute de mieux, la fréquentation épisodique d’associations juives à la réputation parfois sulfureuse.
J’en étais tout chamboulé. Je m’imbibais de culture juive, sans même m’en apercevoir, sans en ressentir de trouble, tant tout cela se faisait naturellement.

Vers la fin des années quatre-vingt-dix, sans trop savoir pourquoi, ou plutôt sans trop comprendre , j’eu envie de retrouver le goût de la Halah de mon enfance, que nous mangions le samedi matin, ignorant tout, à l’époque, de la particularité de cette sorte de brioche (7). De la même façon, j’avais décidé d’apporter régulièrement à mon père, qui habitait deux étages au-dessus de mon appartement, les gâteaux au pavot, ceux de son enfance et de la mienne, que je préparais sur la base de recettes trouvées dans un vieux livre de cuisine.
Cet ouvrage avait dû appartenir à une bonne mère juive, c’était un livre dont les pages ne tenaient que grâce à une intervention céleste, c’était sûr, et dont les marges étaient souvent noircies de commentaires en yiddish et de chiffres, notés au crayon, suggérant des modifications de composition et de quantités d’ingrédients, pour réaliser certaines recettes, ou en améliorer le rendu.
Régulièrement, dans la petite cuisine de mon appartement du quartier d’Alésia, je mettais les mains dans la farine, dans les graines de pavot, dans le sucre en poudre, avec dans le cœur , une grande envie de faire plaisir à mon père, et peut-être l’amener à me parler un peu de son enfance .
Entre 1980 et 1989, j’avais eu la chance de connaître une période de déplacements professionnels hebdomadaires, aux quatre coins du monde, y compris en Israël. Travaillant pour un mythique compagnie aérienne, dont la devise était « N’importe quoi, n’importe quand, n’importe où » (8), j’avais participé à de nombreuses missions de transport qui impliquaient un passage par Tel-Aviv. Je pense que ces visites, fréquentes, même si courtes, sur la « terre des ancêtres », avaient été une sorte de catalyseur de mes besoins, et avaient rendu encore plus important, plus évident encore, le manque qui m’habitait depuis longtemps.
Je me réveillai un jour avec une curieuse fringale, au lendemain d’une visite au « pletzl ». Les vieilles affiches noires et blanches, les vitrines de la rue des Rosiers, le souvenir invisible, mais bien présent, des années d’occupation, que je n’avais, bien sûr, pas vécu, avaient dû avoir un effet sur mon sommeil.
Apprendre l’hébreu, pas la semaine prochaine, pas dans un mois, maintenant. Etre capable de lire les vieilles affiches qui ornaient les murs de la rue des Rosiers. Aiguillonné par une publicité pour un cours de langues renommé, qui annonçait : « pour moi, l’Hébreu, c’est du Chinois », j’avais tenté une approche tout à fait scolaire, de ce projet d’apprentissage, mais les contraintes de jours et d’heures n’étaient pas compatibles avec ma vie professionnelle. J’avais opté, alors, pour la débrouille…
Dans mon bureau, sur l’aéroport de Roissy, j’écoutais religieusement une émission d’une certaine Yael Yotam, qui s’intitulait « l’Hébreu en Tête ». Cela m’avait donné envie de me plonger dans l’Aleph et le Bet, le Guimmel et le Iod. J’avais soudainement envie de tout savoir, même ce qui, visiblement, ne me servirait jamais, du moins le pensai-je.
Apprendre l’hébreu ?
« Tu es fou », disaient certains. Je ne sais plus comment, peut-être avais-je été aidé, j’avais trouvé une jeune Israélienne, étudiante en cinéma à Paris, et qui donnait des cours d’hébreu pour débutant, dans son petit appartement de proche banlieue nord de Paris. Rapidement, je m’étais mis en route, deux fois par semaine, pluie, neige ou vent. Aleph, Beit, Gimmel…..bientôt, je pouvais écrire mon nom, comprendre une question simple : « comment t’appelles tu ? Je m’appelle Ari, quel âge a tu ? J’ai quarante-trois ans ».
« Aujourd’hui c’est shabbat, vas-tu aller à la synagogue ? Je ne mange pas casher, es-tu Ashkenaze ou bien Sépharade ? où habites-tu, es-tu un bon élève ? »
Curieusement, pour moi, le cancre expulsé pour indiscipline de onze établissement privés, lycées ou collèges, incapable de donner la date de la bataille d’Azincourt, ou celle de la révocation de l’Edit de Nantes, l’apprentissage de l’hébreu, fait d’instants magiques, ne m’était pas difficile.
Bien sûr, il me fallait apprendre à penser à l’envers, à écrire de droite à gauche, mais pour un tordu comme moi, ce n’était pas un obstacle. J’avais annoncé cet apprentissage à mon père. Il n’avait rien dit, mais j’avais bien senti qu’au fond de lui, il approuvait, que cela le touchait profondément. Moi, je voyais dans cette découverte linguistique une sorte de signe fantasmé , d’un coup de main de Moshe et Franciszka, mes grands-parents de Cracovie, qui trouvaient peut-être du bon dans mon « hébraïsation », depuis l’endroit où ils étaient ..
Alors, fort de cette croyance, fort de cet imaginaire, je poursuivais….
En savoir plus, écrire, compter, compter, écrire, lire, lire encore, il y avait la découverte des verbes, ah les verbes !
Trois temps, comme la vie, disait ma gentille prof…un passé, un présent, un futur, il n’y avait aucune conjugaisons alambiquées, avec des futurs antérieurs, des plus-que-parfait qu’on utilise juste une fois dans sa vie. L’hébreu n’aurait pu être une langue de diplomate. Ma jeune cinéaste (9) retourna en Israël, une fois son diplôme en poche.
Il fallut alors trouver un prof de rechange. L’ULIF (10) me permit de suivre des cours d’habitude réservés à ceux que l’on nomme « olims », les futurs émigrés qui ont choisi de quitter la France pour « monter » à Jérusalem, et s’installer en Israël. Sur la totalité des élèves qui suivaient assidument les cours d’hébreux, dans les locaux de cette Synagogue toute proche de l’avenue Victor Hugo, j’étais le seul qui ne se préparait pas à émigrer. Curieusement, alors que je découvrais l’intérieur du lieu de culte pour la première fois, kippa sur la tête, j’avais remarqué une bougie votive électrique, une « ner tamid », (11) une lumière éternelle, consacrée à un certain Monsieur UBERSFELD, qui n’était pas mon père, que j’avais d’ailleurs questionné à ce sujet, le soir même. Je n’avais pas été très attentif à sa réponse, mais avais vu dans cet autre « signe » une intervention manifeste, montrant que j’étais sur la bonne voie…
A l’occasion d’une discussion avec mon père, l’expression « shabbes goy », avait surgi du fond de ma mémoire. Il n’en fallait pas plus pour qu’en parallèle à l’apprentissage de l’hébreu, je me plonge dans une approche intense du Yiddish, pour le plaisir de la langue, pour le plaisir des expressions, pour le plaisir de me frotter à ce que cette langue, représentait, tant en Histoire, qu’en culture, ou celui, plus simple, de découvrir ce qu’était une « shayne maydel » (12) ou un « sheyner yid » (13) .
Hébreu, Yiddish, les deux se complétaient, je baignais dans un curieux bonheur, une incroyable excitation. J’avais quarante ans. Je découvrais que je pouvais encore apprendre, et qu’en plus, j’aimais cela. Cet apprentissage me redonnait une nouvelle vie, qui me faisait sortir d’une routine qui commençait à me peser, et limitait mes horizons.
Je m’étais confié, à quelques amis proches, collègues de travail, au sujet de cet apprentissage de l’hébreu, et continuais régulièrement à alimenter cette « folie » qui n’en était pas une, puisqu’une connaissance accomplie de l’hébreu me permettrait, dans le futur, de me rapprocher encore plus de ce que je considérais, à tort ou à raison, comme ma culture de référence.
Curieusement, et bien sûr j’y avais vu certainement un coup de main de mes grands-parents Polonais, j’avais un jour reçu un appel téléphonique provenant d’un des directeurs « Europe » de mon employeur. Ayant entendu dire, par des voies détournées, que j’étais devenu hébraïsant, il souhaitait savoir si j’étais intéressé par une expatriation de deux ans en Israël, le temps de mettre en place les opérations aériennes permettant de connecter Tel-Aviv et Francfort, en passant par Istamboul et Athènes.
Je n’avais jamais ressenti un tel bonheur. J’avais sauté sur l’occasion…
Je n’avais pas trouvé les mots qui convenaient, tant ma joie dépassait la possibilité de l’exprimer avec le langage. En vérité, mon hébreu était loin d’être parfait, mais le directeur en question, un juif originaire de Chicago, avait jugé que j’étais effectivement « la » bonne personne pour occuper ce poste.
Alors, il avait fallu faire les bagages, partir à l’aventure, se rapprocher « pour de vrai » de cette fameuse culture qui me tenait tellement à cœur, que je m’étais lancé dans l’incroyable aventure de l’apprentissage d’une langue que peu comprenaient, et qui n’était même pas l’hébreu biblique, dévolu, lui, à l’étude approfondie des écritures dites « saintes».
L’hébreu que je parlais, l’hébreu qui m’était important, était celui qui avait été mis en place par Eliezer Ben Yehuda, et qui était destiné, une fois un état sioniste crée, à remplacer le « yiddish », langue commune des juifs d’Europe de l’Est.(14).
Je m’étais retrouvé à Tel-Aviv, au cœur de mon « héritage ». L’entreprise avait mandaté une agence de recherche d’appartement, et j’avais finalement emménagé dans un appartement au 29, rue Tagore, un quartier calme de Ramat-Aviv (15).

Le fantasme avait, en quelques semaines, cédé la place à la réalité. C’était sûr, Moshe Ubersfeld, devait être derrière cet incroyable concours de circonstances !! Je me souviens de mon étonnement, dans les premiers jours, alors que je dînais dans un restaurant Mongol de Tel-Aviv, découvrant de façon fortuite, que mon voisin de «grill »,assis à ma gauche, un homme bien comme il fallait, portait à sa ceinture un pistolet automatique. J’avais alors élargi mon champ de vision, et découvert avec étonnement, que plusieurs autres personnes étaient également munies d’une arme à feu. Les jours suivants, il avait fallu s’habituer aux consignes de sécurité : ne pas se trouver à côté d’un autobus arrêté à un feu-rouge, porter en permanence un pièce d’identité, être attentif à d’éventuels paquets abandonnés, être patient lors de contrôles de police, ou de militaires. J’avais un gros atout : une partie de ma famille vivait à Tel-Aviv, rendant le « jeu » un peu tronqué, puisqu’en cas de besoin, je savais que je pourrais disposer d’un minimum d’aide.
Mon besoin identitaire n’avait pas disparu. Il avait simplement changé de forme, d’autres aspirations se faisaient maintenant jour. Ma vie s’était véritablement hébraïsée.
Moïse était mon idole, le roi Salomon, mon maître à réfléchir, Avrom Sutzkever, mon maître à rêver…
Il me suffisait maintenant de descendre marcher rue Tagore, ou rue Yehuda Hanassi, dans toutes ces petites rues silencieuses où se promenaient de gentils chats (17), pour voir, dans leur environnement naturel, des affiches en hébreu, des plaques de rues en hébreu, commander au kiosque, un café au lait, une granita, un sandwich au pastrami, qui avait le goût de ceux de mon enfance. Le Halva acheté chez l’épicier ne coûtait que quelques shekels, la salade d’œufs et d’oignons avait le goût de mon enfance. La plage de Tel-Baruch n'était pas loin. Un peu plus au Nord de Tel-Aviv, à côté de Nahariya, se trouvait une étrange cabane de bric et de broc, où m’avait emmené un jour un membre de ma famille, en m’indiquant qu’on y rencontrait « des gens qui avaient vécu des tas de choses ». Je m’y rendais souvent. J’aimais le contact du sable chaud sur les pieds nus. J’y avais effectivement fait connaissance de personnages hors du commun, qui n’étaient que de passage, à l’occasion d’un «congé de service ».Ils étaient aventuriers de haute volée, des juifs d’une laïcité à toute épreuve, mais pour qui la religion était malgré tout indissociable de la judaïté. Ces « gens de passage », avait été étonnés par ce que je leur avais raconté, par l’histoire de ma quête, de mon appétit d’héritage culturel ou spirituel, les deux, peut-être, je ne savais plus trop. Ils m’avaient regardé avec des yeux ronds, étonnés par cette volonté de « rapprochement » qui m’habitait. Nous avions passé plusieurs soirées d’été, à boire de la bière Maccabée, assis face au soleil couchant, devant la vieille cabane en bois, qui servait de bar de plage, et de repère à « ceux qui savaient ».
Au fur et à mesure que les jours passaient, j’avais de plus en plus l’impression d’être chez moi, ou plutôt d’y être revenu. Ce pays était certainement le mien, même s’il ne l’était pas. Mon père, avec qui j’échangeais souvent par téléphone, m’avait dit : « tes grands parents seraient fier de toi », la remarque m’avait fait chaud au coeur. J’avais oublié, pour un temps, les menaces de l’Irak, à l’encontre d’Israel. Serions-nous attaqués ? Dans le doute, j’avais demandé à l’entreprise de me faire parvenir des masques à gaz, j’avais reçu des cagoules antifumée.
Dans un grand éblouissement de l’âme, j’avais redécouvert Jérusalem, cette porte d’entrée vers un passé qui m’étais maintenant accessible. La vieille ville, les odeurs, la poussière d’été, les vestiges du Temple, les hommes barbus, portant chapeau et papillotes, qui me rappelaient la rue des Rosiers de mon enfance, les femmes avec marmailles, les petits ânes qui tiraient, toujours, leurs lourdes charges dans les rues pentues. Tout me parlait, tout ce que je voyais me disait « voilà, tu es chez toi, c’est ta maison, ce n’est plus un rêve ».
Puis, deux ans après mon installation dans ce délicieux exil, Il y avait eu un retour en France, suivi d’une période de sevrage…celle pendant laquelle il fallait apprendre à se passer de mon environnement juif. Du jour au lendemain, il avait fallu réapprendre à penser à l’endroit, écrire à l’endroit, oublier les haut-parleurs des voitures du Chabad, qui rappelaient, à coup de décibels, la nécessité religieuse de cesser toute activité, le vendredi soir, alors que commençait le shabbat. Il avait fallu également oublier le sable chaud, la proximité de la ville Sainte, et l’odeur du Tcholent (19) qui envahissait, du vendredi soir jusqu’au samedi soir, la cage d’escalier du 29, rue Tagore, où ne vivaient que des juifs Ashkénazes.
2000, Paris
Je n’avais jamais osé franchir le pas. Va savoir, ce matin-là, j’étais allé exprès dans ce coin tranquille de Paris, où j’avais d’autres souvenirs, plus associés aux épices, qu’aux objets de cultes. (20) Une sorte d’intuition avait pris le dessus. On m’avait soufflé à l’oreille : « vas-y, c’est le bon moment ». Je n’avais pas voulu aller au « Pletzl », cette Rue des Rosiers de mes souvenirs d’enfance. Le quartier avait changé, et je n’étais pas un homme de changement. J’étais figé dans des souvenirs que je cultivais, comme on soigne une plante, et puis, en plus, depuis que j’avais appris que Monsieur Moskvitch avait vendu sa boulangerie à Monsieur Murciano, une partie de l’édifice, entretenu depuis si longtemps, avait vacillé pour de bon. Je n’avais pas réalisé, ou pas voulu voir, que les années de maintenant avaient remplacé les années d’avant.
J’étais rentré dans la boutique du 8, Rue Lamartine, dans l’intention de faire l’acquisition de phylactères pour Olek, mon père, ces fameuses téfilines dont il avait du se défaire en juin 1940. Je voulais lui faire plaisir, j’avais prévu de passer quelques minutes, de me faire conseiller afin de choisir de la meilleur manière, ces objets qui avaient, pour n’importe quel juif, une signification particulière. J’avais été accueilli par un gentil barbu, chemise blanche, sans cravate, un homme certainement investi d’une mission, un croyant du feu de dieu, comme ceux que j’avais fréquenté en Israël. Curieuse expérience. Là encore, moi, le goy, le laïc, je m’étais senti à ma place. Ma présence dans ce magasin d’objets de cultes liés au judaïsme, n’était pas incongru. J’expliquai ma quête : « c’est pour mon père, il a perdu ses téfilines en juin 1940, et s’est mis en retrait du judaïsme » Curieusement, l’homme en noir me rétorqua : « et vous ? Vous avez mis vos téfilines, ce matin ? »

Déstabilisé par cette question, je n’avais pas su quoi répondre. J’avais haussé les épaules en prenant un air contrit, espérant m’en tirer avec un rappel à l’ordre sur la base d’une foi qui n’était pas la mienne. L’homme m’avais gentiment pris par le bras, et m’avait invité, avec douceur et sérieux, à monter un escalier vers le premier étage. Là, se trouvait une salle de prière, avec, sur une table, plusieurs paires de téfilines, comme celles que je venais juste de choisir, pour en faire don à Olek. Devant mon embarras manifeste, l’homme du Chabad, en véritable gardien du judaïsme, bienveillant comme un père, m’avait alors aidé à poser, sur mon bras gauche et sur le front, les boitiers contenant des fragments des écritures. Mon hébreu était rouillé. Incapable de réciter la prière adaptée au moment, et pour cause, l « homme de dieu » m’avait alors présenté , devant les yeux, une tablette sur laquelle, écrite en phonétique, figuraient les formules à prononcer. Une fois la prière terminée, la manche de chemise remise en place, j’avais réglé mon achat, me sentant léger, bien léger. J’avais quitté la rue Lamartine pour me rendre dans une boutique de décors maçonniques, afin de faire également l’acquisition d’un simple tablier d’apprenti, en peau d’agneau, un tablier comme celui qu’Olek avait dû abandonner au début de l’occupation. J’avais rapporté le tout à l’appartement de la rue Alphonse Daudet, où Olek vivait seul.
Je n’avais pas trouvé les bons mots…
« Voilà, je dépose dans ton armoire une paire de téfilines, et un tablier de maçon. Je sais que tu avais du t’en défaire au début de la guerre. J’ai pensé que cela te ferait plaisir. Sache qu’ils sont à portée de bras…. »
Le message était passé. Olek aurait probablement eu du mal à trouver le tout, sauf à tâtonner . Il avait perdu la vue, suite à une maladie dégénérative. Trois ans auparavant, sa « fiancée de l’Exode », son épouse Francine, s’en était allée.
L’été s’était enfin installé. Paris s’était vidé de ses « juilletistes ». Venir dans l’appartement de la rue Alphonse Daudet, me brisait le cœur, chaque fois un peu plus.
C’était un lundi soir, il avait du sentir que sa fin était proche. Il n’en avait rien dit. Peut être attendait-il cela comme une libération ?
Je m’étais assis à côté de son lit. Pour la première fois de ma vie, nous avions parlé, vraiment parlé. Il m’avait dit des choses que je n’avais jamais entendu venant de lui. J’avais évoqué des souvenirs qui me tenaient à cœur, et, doucement, de phrases en phrases, de mots en mots, nous avions dérivé vers la période pendant laquelle, régulièrement, je l’accompagnais au « Pletzl » pour y faire les courses du vendredi.
C’était sa dernière nuit, c’étaient ses dernières mots.
Il m’avait parlé du goût du gâteau au pavot que préparait Franciszka, sa mère, et de l’odeur du Tcholent pendant les Shabbat de son enfance.
J’avais, pendant un court instant, envisagé de lui poser les questions auxquelles je n’avais jamais eu de réponses. « Pourquoi avoir abandonné ta foi, pourquoi cette conversion ? « , une conversion qui me semblait toujours incongrue, crétin que j’étais, mais alors que je me préparais à articuler ma demande, la réalité du moment m’avait rattrapé. Son éventuelle réponse, ses éventuelles réponses, ne changeraient rien à ma vie, ou à ma quête d’identité.
Il était tard. J’avais décidé de passer la nuit à l’appartement au lieu de prendre la voiture et revenir vers mon « chez moi ». Je m’étais endormi sur le canapé du petit salon, et j’avais sombré dans le sommeil dans cet appartement, où il faisait chaud, si chaud…
A son tour, Olek s’était endormi, pour ne plus se réveiller…
2004, Paris
Curieusement, avec le décès de mon père, j’avais trouvé un peu de paix de l’âme, et presque oublié toutes les questions qui avaient jalonné mon parcours. Une partie de mes souvenirs disparaissait tout doucement, image après image.
Si lors de ma première mission en Israël, j’avais mis sur place l’infrastructure d’une escale, et formé le personnel , après mon retour vers la France, en 1999, la discipline et le respect des procédures, s’étaient relâchés. Il y avait eu une violation du mot de passe permettant d’accéder à un système informatique, les procédures mises en place, et qui régissaient le quotidien, étaient tout simplement ignorées. Un audit surprise avait démontré la fragilité de la structure et le responsable de l’escale qui avait repris le flambeau après mon départ, avait dû être licencié. L’escale de Tel-Aviv se retrouvait sans personne pour la diriger. Il fallait remettre en ordre les opérations qui menaçaient de se désagréger.
J’avais reçu un appel téléphonique, un samedi après-midi, d’un des senior-managers responsable de la région Moyen-Orient. Il m’avait expliqué la situation, nous avions convenu d’un rendez-vous à Berlin le lendemain matin, pour discuter d’une offre . J’avais pris, le soir même, un train de nuit, qui m’avait déposé le lendemain, en début de matinée, à la gare centrale de la capitale fédérale. Je n’avais pas beaucoup dormi pendant le trajet. Le temps de quelques centaines de kilomètres, les questions étaient revenues frapper à ma porte. Une deuxième opportunité de revenir « à la maison », venait de se présenter. Mes grands-parents m’envoyaient-ils de nouveau un signe ? Olek m’adressait-il un encouragement ? Je me voyais déjà retrouver Tel-Aviv, rejoindre Jérusalem, me replonger dans l’histoire de la vieille ville. Il avait suffi d’un courte discussion, dans un salon d’un grand hôtel Berlinois. J’étais prêt, je le savais, mon parcours n’était pas encore terminé. Il y avait certainement une raison pour qu’une fois encore, je me retrouve sur cette terre, j’en étais sûr, mais encore fallait-il la trouver…
Alors j’avais repris l’avion, en éclaireur, vers cette terre qui m’était promise, avec, dans mes bagages, un énorme sac de questions, qui ne trouveraient jamais, aucunes réponses.
Miramas, Avril 2025
(1) Un Shabbes goy, Shabbat goy ou Shabbos goy est quelqu'un qui aide régulièrement une personne ou une organisation juive en exécutant pour elle certains actes que la loi juive lui interdit le jour du Shabbat.
(2) La censure Allemande ouvrait les lettres venant de l’étranger, et apposait ensuite une bande de papier collant pour indiquer que la lettre avait été lue.
(3) Les tephillin] (judéo-araméen : תפילין, tefillin, singulier hébreu : tefilla, aussi appelés phylactères (en grec ancien φυλακτήριον / phulactḗrion, « talisman, amulette »), dans les sources chrétiennes, sont des objets de culte propres au judaïsme. Constitués de deux petits boîtiers cubiques contenant quatre passages bibliques et attachés au bras et à la tête par des lanières de cuir, ils sont portés lors de la lecture du « shema » et de la prière matinale des jours profanes par les hommes ayant atteint leur majorité religieuse.
(4) Mon père pensait, avec raison, que s’il se cachait au plus près des troupes d’occupation, il aurait moins de chance de se faire prendre. Il avait de faux papiers, dont une carte d’identité au nom d’Alexandre HUBERT, né à Lille. Les maisons-closes ont été interdites en France, par la loi dite « Marthe Richard », du 13 avril 1946. Il y avait en France 1500 maisons-closes, dont 177 se trouvaient à Paris.
(5) Une sorte de boisson « gazeuse et socialiste ». Le gazoz, une boisson à base d'eau gazeuse mélangée à une cuillerée de sirop sucré, était populaire aux débuts de Tel Aviv. Il a probablement été introduit sur ces rivages méditerranéens par des immigrants turcs habitués à boire de l'eau gazeuse aromatisée, dont le nom vient du français « eau gazeuse ».
(6) Méa Shéarim (en hébreu : מאה שערים, litt. « cent portes », sens : « cent mesures ») est un quartier de Jérusalem. Situé au nord-ouest de la Vieille ville, c’est l’un des cinq premiers quartiers juifs construits en 1874 en dehors de celle-ci. À l'origine, il était beaucoup moins étendu qu'aujourd'hui et ne comportait qu'un bloc de bâtiments qui existe toujours. Il est très connu car c’est un quartier où vivent uniquement des Juifs ultra-orthodoxes. Des écriteaux invitent l'ensemble des visiteurs à ne pas entrer dans ce quartier vêtus de manière « indécente ».
(7) La 'hallah (hébreu : חלה /xɑːˈlɑː/, /ˈhɑːlə/ ou /ˈkɑːlə/, plur. 'halloth), également connue dans les langues germaniques comme bar'hes, barkis ou bergis, est un pain traditionnel juif, de consistance riche, proche de la brioche mais sans beurre, habituellement, mais pas obligatoirement, tressé.
(8) Flying Tigers (1945/1989)
(9) Je la retrouverai à Jérusalem, alors que je vivais en Israël.
(10)Union Libérale Israélite de France, Synagogue de la rue Copernic, à Paris
(11) Il s’agit d’une petite lampe, maintenant électrique, une sorte de bougie votive, qui reste allumée en permanence.
(12) Une belle fille…
(13) Un « bon juif »
(14) Il existait déjà un hébreu séfarade à l’époque de Ben Yehuda. L'hébreu séfarade fait référence à un système de prononciation de l'hébreu biblique utilisé en liturgie par les Juifs séfarades. Sa phonologie a été influencée par la proximité de langues telles que l'espagnol, le ladino, le portugais, le néerlandais ou l'arabe.
(15) Ramat Aviv (La colline du printemps) est un quartier de Tel Aviv situé au nord-est de la ville.
(16) Il s’agissait d’un barbecue Mongole, dans lequel les clients étaient assis autour d’une sorte de bar, qui avait en son centre un énorme barbecue sur lequel deux véritable Mongols, « importés » d’Oulan-Bator, préparaient les commandes des dîneurs.
(17) Un chat errant, affublé du nom de « Moïse », fut adopté et rejoint l’appartement du 29 rue Tagore.
(18) Le Chabad est considéré comme un mouvement juif « orthodoxe » car il adhère aux pratiques et aux observances juives dans le cadre des directives de la loi talmudique et de ses codificateurs.
(19) Le Tcholent (yiddish : טשאָלנט, tsholnt ou tshoolnt) est un plat typique de la cuisine juive ashkénaze, composé d'orge perlé, de pommes de terre, de viande (généralement du bœuf) et de haricots.
Du fait de la tradition rabbinique de consommer un plat chaud durant le chabbat sans contrevenir à l’interdiction de cuisiner, le plat mijote pendant une nuit depuis la veille. On y ajoute souvent des kishke (en) (tripes farcies), des cous de dinde également farcis ou d’autres accompagnements. Il existe également le Tcholent végétarien contenant de la cornille, des pois chiches, de l'orge perlé, du gruau, de l'ail, des oignons frits, du miel, des topinambours, des pommes de terre et des œufs.
Selon une étymologie populaire, le nom viendrait du français : « chaud » et « lent » Les séfarades marocains, algérois et tunisiens l’appellent dafina, tafina.
(20) Rue Lamartine, à Paris, se trouvent une épicerie Arménienne,Le Lac de Van, tenu par la famille Hératchian, et, un peu plus loin, le siège de l’association CHABAD, un mouvement juif Orthodoxe.
(21) Les téfilines ( phylactères) rappellent aux juifs pratiquants, « l'amour, la sagesse et la protection de Dieu ». Pour souligner cela, il est de coutume, au moment de mettre les téfilines, de dire : « Tu ouvres ta main et tu rassasies de faveur tout être vivant. »
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