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TOUR DE CLE




TOUR DE CLÉ



Le mal était là depuis déjà un long moment. Six, huit, dix semaines peut-être, insidieusement, invisiblement, quelque chose grignotait ma joie de vivre. Les oiseaux pouvaient aller se faire voir, quelqu’un d’autre construirait des cabanes pour eux, mes outils étaient laissés à l’abandon sans honte ni remords, l’herbe du jardin croissait jour après jour sans que je n’en conçoive une quelconque culpabilité ni même une critique esthétique. Le beau temps m’était insupportable, la seule compensation à ma misère était la nuit courte d’été pendant laquelle je m’échappais dans un oubli chimique qui me permettait d’attendre le lever du prochain jour dans une sorte de stupeur qui me servait de camisole. Ne pas manger. Surtout ne pas manger. Mon corps était parti d’un côté, ce qui restait de mon esprit, de l’autre . Il n’y avait plus ni analyse, ni logique. Une pensée ; j’avais pourtant eu cette pensée, cette vision plutôt, qui m’avait assaillie la nuit à l’occasion d’un réveil agité. Mon corps était rempli d’un mélange à béton, avec les graviers, le tout allait sans doute se solidifier dans peu de temps, me condamnant à l’immobilité. J’allais devenir une inutile statue, une masse informe. J’étais déjà passé dans l’autre monde, mon corps pesait des tonnes, poser un pied devant l’autre m’était devenu une torture, le ressort ne faisait plus fonctionner le machin, c’était râpé, ça allait mal se terminer. Et puis a force de patience , de sommeil forcé, la nuit arrivait avec ces quelques heures de rémission, et suffisamment de fatigue pour complémenter les molécules qui m’aidaient à dormir, en route vers un nouveau jour pire que le précédent.

J’avais sauté sur l’autre rive, sans le savoir. Faire les cent pas, les mille pas, me construisant dix mille échecs, un million de soucis imaginaires, s’inscrivant dans une gradation grandissante de la catastrophe à venir. J’en avais la respiration coupée. Le sucre avait le goût du sel, le sel le goût de la terre, le tout était devenu indigeste, une raison de plus pour ne pas manger. Je ne sais comment, j’étais arrivé hors du monde, je ne comprenais plus comment il fallait faire pour continuer à vivre. Tout en voyant mon entourage suivre le fil du quotidien, j’avais la sensation que tout m’échappait, que j’étais déjà en dehors du réel, en dehors de leur réel. Impossible de m’orienter, j’avais perdu la totalité de mes repères.

Le désir de faire avait été remplacé par une violente envie d’en finir, les fantastiques souvenirs d’une vie bien remplie ne me portaient plus . La confiance s’était fait la malle, remplacée par les vagues noires qui déferlaient , une sorte de tsunami qui m’aurait emporté, des cheveux aux orteils, ne laissant aucune partie de moi indemne. J’étais maudit, ce qui m’arrivait était un retour de balancier pour cause de ……de quoi ? Je n’en savais rien, je ne pouvais même pas penser droit, alors pourquoi penser ?

Quand je me suis aperçu que je me forçais à marcher les pieds à angle droit par rapport au rainurage des carreaux posés au sol, j’ai su quelque chose n’allait pas .Le Trouble obsessionnel ne devait pas être bien loin, mais qu’est ce qu’il venait me faire chier ce con ?

Chaque matin aux petites heures, j’émergeais du néant pour rentrer dans les pensées destructrices, alors je tournais mon visage vers Muriel endormie, et j’aspirais un peu de sa sérénité pour me convaincre qu’il restait encore de l’espoir.

Rendez-vous matinal avec le living, face à moi-même ou plutôt ce qu’il en reste…pas grand-chose en vrai puisque quand je me regarde dans la glace de la salle de bain, je ressemble à une momie Egyptienne, et encore, elle au moins, serait l’objet de toutes les attentions de la part des conservateurs.

Je me suis inventé des histoires, des drames, des expulsions, des zones d’ombres, des tragédies, des chimères, le tout sans rien voir, sans me douter de rien. Il y avait une deuxième personne en moi, quelqu’un avait pris le contrôle, repoussant de côté l’insignifiant que j’étais, construisant ma propre fin, échafaudant mes derniers jours, mettant en place mes dernières heures, jouissant même de mes dernières minutes qui, c’était certain, ne tarderaient pas.

Je me souviens.

C’était un Samedi matin, la pile électrique que j’étais devenu faisait du mille à l’heure sur le carrelage du living, le cœur à l’envers, si tant est qu’il me soit resté un cœur…Un esprit perdu, une âme tourmentée, un mange-mort, un golem, un zombie, à mi-chemin entre folie et folie, malheur et malheur, rêve et cauchemar.

« Je ne te garde pas ici dans cet état »

N’importe qui aurait dit la même chose. Il était temps que cela s’arrête.

Trois caleçons, deux T-shirts, un jogging, un taxi . Derrière moi la Boutetière, la maison qui m’est devenue indifférente à force de ne pas me voir en face, a force de vivre dans le noir….La route, les trente neuf kilomètres vers le CHD de La Roche sur Yon.

Je pense : « Ils sauront y voir clair, ce sont des médecins après tout ».

« Pouvez-vous arrêter la musique ? »

Le gentil chauffeur ne se fait pas prier. Il hasarde une question : « vous êtes souffrant ? »

J’essaie de lui répondre, mais les larmes me montent, tout déborde, les semaines de torture morale, les nuits d’angoisse, tout me pèse, jusqu’à ma gentille Sacha, le golden retriever qui fait tant partie de la famille que sa disparition avant la mienne m’interpelle déjà. Il lui reste treize ans a vivre, j’aimerai ne plus être de ce monde quand elle quittera le sien pour rejoindre les autres chiens…. Mon dieu, que de tristes pensées, sans raison apparente car en fait rien ne justifie un tel état, mais ça, je ne le sais pas.

Je suis devenu sourd à la logique, aveugle au beau et obsédé par des chimères qui se matérialisent souvent par d’horribles attaques de panique avec sueurs froides, chamade au fond du cœur, espoir qui déséspère, fin inéluctable dans la solitude absolue et le silence qui s’est installé en moi depuis déjà des semaines.

Je vais mourir

Si, si, dans quelques minutes je serai mort…

Sans raisons apparentes ? Tu n’as donc rien vu, crétin que tu es, faible d’esprit, petite nature, homme de peu de foi, crétin insignifiant.

En pendant que je pompais l’énergie de Muriel, celle-ci luttait comme jamais je n’aurais su faire, pour ne pas sombrer, pour ne pas baisser les bras puisqu’elle savait que tout reposait sur elle. Qu’elle soit bénie devant dieu qui n’existe pas, mais quand même, c’est certain, il y a quelque chose…

« Je ne te veux pas dans cet état à la maison … »

Elle a dit les mots qu’il fallait. Je n’ai même pas eu à céder puisqu’au fond de moi, j’étais déjà en route pour l’hôpital, et que tout n’était maintenant qu’une vulgaire question de transport.

Samedi matin, plus que jamais le CHD de la Roche -sur-Yon ressemble à une ruche. Entre deux sanglots, le polo trempé par des larmes incontrôlables , je m’approche d’une infirmière qui fait le tri des patients pour déterminer le degré d’urgence.

Que dois-je lui dire ? Je suis fou ? Rien ne va ? Sauvez-moi ? Pauvre infirmière qui a tant à faire et gère déjà trois patients .

« Ça ne va pas dans ma tête », c’est tout ce que j’ai trouvé pour justifier ma présence aux urgences.

Je le savais, j’ai droit au doliprane, à la prise de tension, a des questions indiscrètes qui me forcent à révéler un peu plus avant mes obsessions. Tout dire ? M’écoutera-t-elle ?

« On va vous installer » me dit la gentille rousse….

Installer….on t’allonge sur un brancard, on te véhicule dans un coin d’une grande salle de tri munie de rideaux amovibles, et tu attends, tu attends, tu attends…une heure trois heures, dix heures, c’est selon les jours, alors un samedi d’août, je te dis pas….

Je l’entends téléphoner . A l’autre bout du fil sans doute un collègue dans le service spécialisé, celui des cinglés, des perdus en route sur le chemin de la vie, cette route sinueuse qui devient vite un bourbier si la pluie dure trop longtemps, et dieu seul sait qu’il a plus sous mon crâne, et probablement depuis longtemps.

Mais je ne voyais pas….

Il est onze heures et demi.

Ils ont d’autres priorités que les états d’âme d’un géronte en panne d’équilibre….

Ils m’ont assommé avec des molécules faites pour cela. Je sombre

A dix-sept heures on vient me chercher

« Pouvez-vous marcher ? » « je vais vous amener à « l’Arc en Ciel »

J’émerge du sommeil…..un arc en ciel ? Mais où donc ? En fait il s’agit d’une annexe de l’hôpital, d’une sorte de sas, d’un passage obligé vers la contention et la camisole, les psychotropes, et le laxatif auquel tu auras droit car les médicaments utilisés te verrouillent les tripes à triple tour…

Je suis la jeune femme sur les cent mètres qui sépare deux mondes avec l’impression de glisser en chaussettes sur un parquet ciré.

« Je vous laisse là, on vous attend »

Pas le choix …J’y vais, le cœur gros, les neurones à l’envers, et la rage au cœur devant ce magnifique ciel bleu dont je ne peux même pas profiter. Une voix : « l’infirmière va vous recevoir »

Le mot m’interpelle, une infirmière ? Pourquoi pas un médecin, un vrai, avec diplôme sur le mur et stéthoscope autour du cou..

Merde c’est samedi….les psychiatres sont probablement à la plage, au golf, ou dans leur jardin a jouer avec leur chien….Je me demande ce que doit penser Sacha…..et puis d’un seul coup, le chagrin prends le dessus et j’ai droit à une boite de Kleenex..

En me voyant marcher de long en large, le corps secoué par une authentique détresse, elle attrape son téléphone et contacte le toubib de garde de l’ établissement de santé mentale. Conciliabule à voix basse, elle raccroche puis se tourne vers moi :

« vu votre état, le psychiatre recommande que vous soyez pris en charge »

Ai-je le choix ? fuir ? dire non , jouer les effarouchés ?

Je dis oui. Mon petit monde s’est écroulé, je ne peux pas descendre plus bas.

Je ne me vois pas rentrer à la maison dans cet état, chargé d’angoisses, incapable d’une seule pensée logique, perdu dans les hauts et les bas, incapable de fonctionner.

Nouvelles larmes, nouvelle attente. Ambulance, paperasse, « avez-vous une personne de confiance ? »

Oui, bien sûr, c’est ma Mumu, la seule et unique qui doit un peu respirer maintenant que je ne suis plus en train de trainer les pieds entre la chambre et le salon. Pauvre Mumu, quel courage…

J’essaie de deviner le trajet, on tourne , on retourne, je ne peux rien voir par la fenêtre, je ne sais pas où nous allons, je ne connais plus mon avenir, l’ignore tout de mon futur, je n’ose pas imaginer l’endroit où l’on m’emmène. L’ambulance ralentit. Toujours sans rien voir exactement, je distingue l’ombre de pavillons, de maisons, ça tournicote et puis soudain, c’est l’arrêt, la porte qui s’ouvre, trois infirmiers qui attendent devant un bâtiment sans étage.

« PSYCHIATRIE GERIATRIQUE COURTS SEJOURS »

On ne saurait être plus clair. Je peste contre le mot « gériatrie » mais, bon, pour eux je ne suis plus un lapin du printemps dernier, un poulet de trois semaines . Je jette un rapide coup d’œil. L’endroit est immense, on dirait un village, quarante, cinquante pavillons d’un gris de mauvaise augure, d’un vieil ocre, d’un sale jaune pisseux, dieu que la santé mentale est moche.

« Vous êtes à l’hôpital Georges Mazurelle » me dit l’un des infirmiers.

En apparence, le bâtiment a l’air normal.

Ça tire un peu dans mon intérieur. Je suis tendu comme un ressort, avec en même temps cette étrange envie de m’endormir pour ne plus me réveiller.

Le choc vient quand je vois l’infirmier tirer de sa ceinture une clé en acier qu’il introduit dans la serrure pour ouvrir la porte du pavillon. Nous rentrons. Les ambulanciers sont déjà partis, me laissant à mon avenir ou à mon passé. Je ne peux qu’avancer.

Les salauds, ils m’ont placé en unité fermée, une prison qui ne ressemble pas à une prison mais d’où l’on ne sort qu’accompagné, ou dont l’on ne sort pas. Adieu la liberté, au revoir mes arbres, à bientôt j’espère…

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