SURVIVANCE
- Sylvain Ubersfeld
- 9 nov.
- 11 min de lecture

J’avais mis bien trop longtemps à comprendre que je ne rentrerais jamais dans le moule. Le moule en question avait pourtant fait de nombreux efforts.
J’y avais cru, pourtant, à un moment de ma vie quand, bachelier, j’avais franchi les portes de la faculté de droit, où j’étais supposé jeter les bases de mon futur métier d’avocat. Pour je ne sais quelles raisons, cette lubie de défendre l’innocent, mais surtout le coupable, avait germée, un an après un mai soixante-huit plein de promesses, mais surtout d’illusions.
Ce que je n’aimais pas dans ce moule, c’était les contraintes, l’enfermement de l’esprit, le dogme à tout va, les convenances, l’hypocrisie, la fausseté du dire « je t’aime », alors que l’on a pas encore atteint l’âge d’aimer, la doxa ambiante qui te faisais croire que tout détruire était la seule solution pour construire un avenir. Je me foutais pas mal des guerres, de la misère, des conquêtes de territoires, des empires, des massacres, des spoliations. Ce n’était même pas de l’égoïsme, ce n’était pas du calcul, ce n’était même pas une pseudo approche philosophique… C’était tout simplement « moi d’abord, les autres après »…Je me sentais simplement un appétit féroce de vivre intensément une vie qui, sans être éternelle, ça je le savais, serait sans doute exempte de maladies, de malheurs, de coups du sort, de mauvaises surprises. Une vie qui durerait suffisamment longtemps pour que j’engrange toutes les richesses, que j’accumule tous les succès, que je rafle toutes les récompenses.
Je croyais dur comme fer, que le meilleur pourvoyeur de temps, c’était la plongée profonde dans les souvenirs, l’apnée dans le passé, cette apnée dans laquelle j’excellais. Alors que je n’étais même pas capable de me souvenir de ce que j’avais mangé la veille, il me suffisait d’un petit déclic, d’une odeur, d’une couleur aperçue, d’un nuage, pour replonger dans la sécurité figée de souvenirs qui avaient jalonné mes années d’enfance, puis de jeunesse, et quand je descendais dans les profondeurs de ma mémoire, le temps s’arrêtait, le monde se figeait. Curieusement, je ne regardais pas de la même manière mes expériences d’hommes qui ne restaient que des expériences, et dont j’étais persuadé qu’il n’y avait rien à tirer. J’étais perméable aux illusions…j’aimais bien ce retour vers l’enfance, ce miroir aux alouettes, ce truc qui te fait croire que, oui, en te replongeant dans un passé lointain, tu engranges des années supplémentaires de boni, tu sais, ces années secrètes dont tu vas certainement pouvoir bénéficier, même si tu sais déjà qu’elles n’existent que dans ton imagination, que c’est un truc que tu te racontes pour te rassurer, quand des signaux apparaissent sur les plates-bandes, à droite comme à gauche, du chemin sur lequel tu marches. Si je te disais combien de fois je me suis interrogé sur les raisons pour lesquelles j’ai engrangé, et cultivé, puis vénéré, tel souvenir, ou bien tel autre, plutôt que tel autre encore, qui était pourtant aussi important….

Comment ça marche tout ça ? Je n’en sais rien…j’ai essayé de comprendre, mais c’est bien trop mystérieux, vois-tu ?
Il y a des bruits, des sons, qui ne m’ont jamais quitté, qui étaient longtemps des mystères, et qui ont pourtant révélé leur histoire, au coin d’une semaine d’été, quand tout était mûr pour que je comprenne. J’ai toujours détesté ce manque de contrôle sur les souvenirs, cette impossibilité de faire du tri, quand tu veux te vautrer un peu dans des épisodes lointains de ta propre histoire. Tu ne peux pas simplement tirer du passé, celui de tes souvenirs qui t’intéresse, car quand tu appelles ta mémoire, c’est tout qui remonte en vrac. Alors là, tu dois faire du tri, et crois moi, c’est plutôt difficile, puisqu’avec le meilleur, tu as toujours le moins bon qui s’accroche de même, et qui vient respirer un coup à la surface, pour être sûr, lui aussi , de vivre encore un peu….
Je n’aime pas les bilans, je te l’ai déjà dit, je laisse cela aux comptables, alors je ne me suis jamais lancé dans une classification raisonnée de mes crimes et châtiments, de mes erreurs éthyliques, de mes quêtes de moulins à vent, de mes passages à vide, de mes sautillements sur la corde raide entre « moins mal » et « plus mieux ». Il n’y avait qu’un seul remède à mon ignorance crasse de ce qui était bien, moins bien, ou mal : le temps. Mon temps était loin d’être celui de tout le monde. Mon temps était plus long, c’est ce que je pensais, puisse que quand je voulais quelque chose, je mettais du temps à l’obtenir….mon temps passait moins vite que celui des autres, c’était sûr, car je ne voyais jamais la fin des heures en salle de classe, dans les odeurs d’eau de javel, des planchers de bois mille fois lavés. Il y avait des souvenirs tellement odieux, que je leur refusais de porter le nom de « souvenirs », il y a eu des expériences si tragiques que je leur déniais le droit de m’avoir appris quelque chose. Mais il y avait eu aussi des moments d’exception, des passages dans une autre galaxie, d’une qualité rare, qui m’avaient presque donné envie de me pardonner, de passer un coup de balai de crin sur ces poussières accumulées dans les sinuosités de mon existence.
J’avais dû vivre certainement plusieurs vies, pour avoir autant de souvenirs accumulés, beaucoup de vrais, d’autres dont j’ignorais tout d’abord la réalité, puis qui se révélaient, finalement, être authentiques, mais qui étaient restés cachés, bien à l’abri, dans l’ouate de l’enfance, ou les barbelés de l’adolescence. C’était ces machins piquants qui laissent des cicatrices. C’était sûr, je m’étais inventé des vies, à force de n’avoir que des miettes, J’avais eu pourtant un sacré bol, une chance méritée ou non, j’avais évité des dérapages, quelqu’un d’autre que moi avait, à un moment, pris le contrôle de ma vie, pour quelques heures, quelques jours ou quelques mois, histoire de ne pas me laisser sombrer dans l’abîme. Je n’avais jamais vraiment su si je devais remercier le ciel, Bouddha, Jéhovah, ou bien le père Antoine (1), pour avoir gardé, sans que je ne le sache, un œil bienveillant sur moi, ou alors si les déesses et les dieux du shintoïsme, avaient délégué des « kamis » (2) pour s’assurer que je ne m’éloigne pas trop de ce que beaucoup considéraient comme « le droit chemin "
A y réfléchir, je pense que j’aurais violemment détesté un parcours rectiligne. Je m’emmerdais dans la ligne droite, sans surprise, sans espoir, sans risques. Je préférais finalement quand ça secouait, masochiste, le type ? Heureusement, il y avait eu ces « aventures », ces accrocs dans ma moralité, les excès, les trop-pleins, heureusement aussi, il y avait eu ces stigmates qui m’avaient alerté à temps, pour que je mette la pédale douce sur le mille à l’heure de ma vie, une fois l’âge « adulte » ancré dans mon quotidien.

Je vivais avec une myriade d’images qui s’étaient imprimées il y a longtemps, dans un endroit de ma mémoire , que je protégeais, années après années. Des images dont je ne savais exactement pourquoi elles avaient refusé de s’effacer, par quel mécanisme, ou quelle combinaison chimique elles avaient gardé leurs couleurs, leur acuité, leur présence, et peut-être leur importance. En creusant un peu, par recoupement, en écoutant la petite voix qui venait de si loin, j’étais encore capable de mettre une année sur une image, même si mois après mois, l’exercice devenait de plus en plus difficile. L’image de la Jungfrau couverte de neige ? (3) mille-neuf-cent-cinquante-sept , cinquante-huit ? Celle du « TSS Athinaï » dans le port de Venise, alors que je n’avais jamais vu un paquebot de ma vie? mille-neuf-cent-soixante-deux ? soixante-trois ?(4), celle aussi d’une énorme locomotive à vapeur, entrant dans la gare de Plouaret, tirant son convoi vers Paris, en mille-neuf-cent-soixante-trois, c’est sûr.
Oui, je sais maintenant, les années se mélangent, les images, elles, sont toujours là. Je pourrais t’en citer mille, dix mille. Certaines, vois-tu, je ne t’en parlerai pas, elles ne regardent que moi, mes ces salopes, ne s’effacent pas non-plus de ma mémoire. Je ne croyais pas à la chance….j’étais bien trop con, bien trop obtus , pour y croire, et pourtant, elle était bien là. Il aurait suffi que j’ouvre les yeux un peu plus grand, que je cherche un peu plus à comprendre…..mais j’étais un flemmard du ciboulot, un paresseux du synapse, un branleur du lobe frontal, un déficient de la myéline. Alors que des gens brillants découvrent la plénitude en pleine possession de leurs moyens, pour moi, la plénitude avait pris son temps, et la découverte avait été laborieuse. Je n’avais jamais été colérique, mais cela ne voulait pas dire qu’il n’y avait pas de colère en moi.
J’avais tout simplement réussi à lui faire ingurgiter de quoi l’endormir pour un temps, pour longtemps, à force de mensonges, de phrases alambiquées, comme le fameux « t’inquiètes pas, ça va passer », ou le non moins fameux « c’est la vie ». Il y a des plénitudes faites de bonheur, ou de satisfaction, ou encore de cette impression que l’on ne peut pas verbaliser, cette idée, cette certitude que « tout est bien ». C’est peut être la plus précise des définitions, alors qu’en fait elle permet des interprétations en veux-tu ?, en voilà ! Tout est bien….cela ne veut rien dire, puisqu’ aujourd’hui est différent de demain….mais je n’aurais jamais voulu que demain ressemble à aujourd’hui. J’aurais eu peur de m’assécher, perdre l’intérêt de ce que serait le jour prochain.
S’assécher, c’est un peu ça qui me fous les jetons, perdre cette eau qui te maintient en vie…. Ne plus aimer être curieux, ne plus pouvoir s’émerveiller, ne plus savoir se moquer, oublier les injures, penser creux, sentir le vieux, pisser trois gouttes, s’endormir le cœur lourd, ne plus aimer le parfait au café, refuser l’imprévu, s’accrocher à son fauteuil en se disant que l’on va tout faire pour durer le plus possible, tout en refusant la sage pensée que, de toute façon, l’heure et l’endroit resteront inconnus jusqu’à ce que ce soit, justement, et l’heure et l‘endroit, et que sois alors révélé les détails de la prochaine étape.

Comme je ne savais pas trop comment aimer les humains, je n’étais mis à aimer les bêtes. Peut-être était-ce le souvenir d’une ancienne vie de berger , ou bien avais-je emprunté, à une autre époque, quelques années de vie à Giovanni di Pietro Bernardone (5) qui avait cette proximité si particulière avec les bêtes ? C’était venu très tard, par étapes, jusqu’à ce qu’un jour, je me mette à haïr les cages pour oiseaux, les fins tragiques, la mort par négligence de tout à un peuple à quatre pattes, les chasses aux palombes, les exterminations de pigeons, qui piègent également les tourterelles, celles avec un petit collier noir sur les plumes de leur cou.
J’avais appris à me murer dans le silence, avec les mots au bout des phalanges. A l’intérieur, c’était comme dans une bouilloire, celle que tu mets en chauffe pour te faire un thé Lapsang Souchong, celui qui sent si bon le mystère. L’eau commençait à s’agiter sous l’effet de la chaleur, et au bout d’un moment, il fallait couper le gaz, pour éviter que l’eau ne déborde. Alors, une fois l’eau ayant dépassé le point d’ébullition, je jetais, pêle-mêle sur le papier virtuel, des mots qui s’entrechoquaient, des phrases dont le sens était parfois insaisissable, des histoires sans queue ni tête, mais qui avaient pourtant une épine dorsale.
Dans le monde que je m’étais construit , et dans lequel je vivais secrètement, évoluaient Frederic Chopin, Gabriel Fauré, Éric Satie, et tous les musiciens de la Renaissance. Gustave Caillebote y avait aussi une grande place. C’est lui qui m’avait initié aux impressionnistes, dont la découverte avait été une longue et jubilatoire expérience. Les poilus de quatorze-dix-huit, et l’horreur des guerres de tout poil, avaient laissé bien moins de traces dans mon esprit que « Impression soleil levant », « Bal au moulin de la Galette » ou « Vue des Toits » (6).
J’avais commencé à contempler le vrai monde avec un regard différent et, devant les tableaux plus que centenaires, je vibrais d’une façon qui m’étaient jusque là inconnue. J’avais l’impression d’avoir changé de cheminement, d’être parti sur une route dont je savais qu’elle était pour moi. Dans mon environnement imaginaire, j’avais rajouté, pour faire bonne mesure, des compagnons de route plus ou moins recommandables, quelques apaches d’un Paris romantique et disparu depuis longtemps, un ou deux fous de dieu avec stigmates obligatoires, trois ou quatre scientifiques qui avaient su faire avancer le monde.
Au cours de mes années d’errance à travers les continents, un choix professionnel assumé, je volais à tel ou tel pays, un petit morceau de sa culture, un plus gros de son histoire, un ou plusieurs encore, de ses traditions, pour me construire une inoubliable aventure faite de lumières, d’incroyables visions et d’émotions dont la puissance était envahissante. J’avais vu des couchers de soleil sur la vieille ville de Jérusalem, des aurores boréales, couché sur le toit de mon 4x4, au pied du volcan Vatnajökull, des petites aubes au fin fond de la pampa Vénézuélienne, des midis colorés en Angola, quand la guerre civile poussait les Portugais, vers un exil sans espoir. Ma réalité était faite de chocs émotionnels, de paysages que l’on ne voit qu’une fois, du goût du café à la cardamome, de celui de la pate de sésame au miel, des pâtés à la viande de Pologne , ou du Doro Wat d’Addis Abeba (7).
J’avais aussi engrangé tellement de rêves, qu’il avait fallu atteler une remorque que je tirais derrière moi, chargée de tout ce que je devais accomplir, essayer, tenter, effleurer, apprendre, disséquer, ressentir encore une fois, avant le voyage ultime, que j’avais déjà choisi de s’accomplir, sous forme de chaleur et de lumière. J’avais aussi connu des peurs, non pas des peurs hideuses à laquelle tu fais face quand tu te vois, en quelques dixième de seconde, devoir faire face à ta fin immédiate, non, plutôt des peurs communes, des trucs qui se passent alors que ce n’était pas prévu, des trucs où tu te dis : « merde, c’est sérieux…je fais quoi ? ». Un incendie, une nuit, sans pouvoir sortir de l’appartement, à cause d’une chaudière à charbon qui s’était transformée en une boule de feu…Je me revoie sur le balcon, nu comme un ver, dans la fumée, agitant mon drap de lit pour signaler ma présence aux soldats du feu, cinq étages plus bas. Je revois encore la lumière du projecteur de la grand échelle, une lumière éblouissante….Il y avait eu également la peur du gendarme, une peur tenace, qui m’avait suivi longtemps après que, sans permis de conduire, j’ai emprunté à un parking proche de la maison, une petite voiture de marque Anglaise, avec laquelle j’avais fait le tour de Paris, sous la neige de décembre, avant de la déposer à quelques mètres de son lieu d’emprunt….je m’attendais à ce que la maréchaussée vienne taper à la porte de chez mes parents, et me passent les menottes….et puis il y avait eu ce jour, quand, fraîchement breveté pilote, la tête dans les étoiles à venir, et le cœur en bandoulière, je m’étais perdu, à force de rêvasser, aux commandes d’un Morane-Saulnier 880 « Rallye », au-dessus de la Champagne , me préparant à un atterrissage forcé dans un champ de maïs.
Un homme, un autre pilote, jamais remercié, jamais rencontré, m’avait, par radio, remis dans le droit chemin, m’évitant de mourir de honte, mais surtout me sauvant probablement la vie, car les maïs étaient très haut.
Les années soixante-dix étaient derrière moi. J’avais réussi à éviter de tomber dans le mysticisme, en m’emmêlant les pinceaux dans la kabbale. Vivre intensément était toujours mon credo, j’avais besoin de cette confrontation puissante avec le monde. Mais les rêves s’étaient dégonflés, remplacés par une sorte de fatalisme, qui était loin d’être de l’intelligence ou, même, une philosophie de vie acquise au long de mes premières années d’adulte.
Alors, j’avais détaché et abandonné la charrette, il n’y avait maintenant plus qu’un sac à dos, presque comme tout le monde, accroché à mes épaules, dans lequel je rangeais, pêle-mêle, quelques croyances, un ou deux espoirs, un inventaire à la Prévert, qui me rattachait à celui que j’étais il y avait longtemps, mais que je n’étais plus, tant l’eau avait coulé sous les ponts .
La vie ne me pesait pas, ou plutôt la vie ne me pesait plus… J’avais parfois le bonheur sélectif, cherchant ailleurs ce que j’avais au bout des doigts, ou devant le cœur. J’avais oublié d’apprendre à regarder, même si je savais déjà voir. Comme avec le temps, vas, tout s’en va, les colères s’étaient tues, pour de bon, pour de vrai, il ne restait, de temps en temps, que quelques irritations, que je traitais par la moquerie, histoire de me dire que j’étais sur le chemin de la maîtrise, même si je savais que ce n’était pas encore vrai.
Et puis, coup dur après coup dur, j’avais appris à accepter que je ne me fusse pas trompé de chemin, que c’était bien la bonne direction, et que puisque le passé n’avait plus rien à m’apprendre, il fallait continuer à avancer, même si, paradoxalement, cela me rapprochait de l’Inconnu.
Miramas , 9 Novembre 2025
© Sylvain Ubersfeld pour Histoires d’U Https://sylvainubersfeld.wixsite.com/histoiresdu
(1) Fondateur de l’Antoinisme. Le culte Antoiniste, fréquemment appelé Antoinisme, est un culte fondé en 1910 par le Belge Louis-Joseph Antoine à Jemeppe-sur-Meuse.
(2) Les kami sont une myriade d'êtres spirituels dans les Shintoïsme, plus proches du concept occidental d'anges.
(3) La Jungfrau est un sommet individualisé des Alpes situé en Suisse dans le massif des Alpes bernoises. Il culmine à 4 158 mètres d'altitude.
(4) Paquebot Grec assurant la ligne Venise Haïfa au début des années soixante.
(5) François d’Assise
(6) Claude Monet, Auguste Renoir, Gustave Caillebote
(7) Plat Ethiopien à base de légumes et de poulet cuit lentement

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