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SUR LE TOIT

  • Photo du rédacteur: Sylvain Ubersfeld
    Sylvain Ubersfeld
  • il y a 2 jours
  • 11 min de lecture

 



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En y réfléchissant, à l’aune de mes soixante-quatorze ans, je crois que je suis tombé amoureux des grands espaces avant même de serrer dans mes bras ma première fille, une gentille élève infirmière qui se nommait Eve-Marie et dont le frère s’appelait Valère, un nom qui me faisait penser au valet des jeux de cartes.


J’avais laissé derrière moi ce besoin handicapant de sécurité, d’intimité, de protection. Je n’avais jamais analysé ce qui m’avait poussé à être aussi timoré. Le besoin de proximité avec « l’autre » ne venait plus m’importuner. Il y avait dans ma tête un joyeux bordel, et les mots, pour le décrire, ne trouvaient pas leur place. Depuis bien longtemps déjà, j’avais commencé à  pratiquer l’art ancestral de l’école buissonnière, mettant entre l’appartement familial, et moi, une distance de plus en plus grande, au cours d’explorations chaque jour plus lointaines.  Depuis très longtemps, il est vrai, les reines et les rois m’importunaient, les victoires de César, me laissaient indifférent, et le nom de Vercingétorix ne m’évoquait qu’une rue du quatorzième arrondissement, située dans l’aimable quartier de Plaisance, un haut lieu de rêverie du quatorzième arrondissement, dormant entre Montparnasse et les périphériques.


En fait, je ne m’étais jamais posé la question de mon avenir. J’avais mille vocations en tête, mais je n’avais pas de tête. La possibilité d’un échec au bac à venir, ne perturbait pas ma faim de découvertes urbaines, l’incertitude de ma future indépendance financière, ne m’empêchait pas de tracer mon chemin vers les quartiers les moins fréquentables de mon bon Paris. J’avais conçu pour ce Paris, une sorte d’amour qui n’était sorti de nulle part, mais était devenu vite envahissant. J’avais pour la ville, une sorte d’attirance qui était, je crois, architecturale en premier lieu. Je haïssais la modernité ce certains bâtiments, alors qu’au contraire, à la vision de certains autres, j’avais l’impression qu’on me remettait l’âme en place, cette même impression que tu ressens après une séance d’ostéopathie, quand tu sais, sans le savoir, que tes os sont alignés, et que tu peux recommencer à faire de l’équilibre. Je mettais mon avenir en porte-à-faux, et je m’en foutais. Je n’aurais jamais échangé une après-midi de découverte de la ville, même pour un mois en Bretagne, alors que la Bretagne m’était rentrée dans le cœur (1) depuis l’âge de cinq ans. Mais cela ne me suffisait pas, il me fallait autre chose. Je ne savais pas quoi. Lors des promenades qui avaient remplacées les heures que j’aurais dû passer dans des salles de classes sans aventures, à écouter des sachants qui ne connaissaient rien de la beauté de la capitale, je laissais à mes yeux la totale liberté de découvrir les façades des immeubles, les portes cochères, la grille qui entourait le bas des arbres, les pierres des monuments.

Rien n’était interdit, il n’y avait pas de règles. J’avais faim de tout voir, j’avais soif de détails urbains.  Je m’étais aperçu qu’à intervalles réguliers, je revenais systématiquement aux mêmes endroits, sans savoir pourquoi, simplement parce que quelque part, un déclic se faisait en moi, une sorte de voix m’ordonnant de revenir devant la fontaine du Fellah (2), le pont mobile de la rue de Crimée (3) ou bien le carrefour de la rue des Rosiers avec la rue Ferdinand Duval (4), là où des souvenirs de mon enfance n’en finissaient pas de s’effilocher. J’avais la marche chevillée au corps, je n’étais jamais fatigué, jamais frappé par la lassitude de l’esprit ou l’épuisement des muscles. Chaque découverte en appelait une autre, chaque kilomètre en demandait encore. Paris était mon maître, cette ville magique, ma maîtresse. Si les avenues larges du seizième arrondissement m’inspiraient du respect, les petites rues du Ménilmontant d’avant l’infâme rénovation urbaine par les requins de l’immobilier,  avaient ma préférence.

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En montant les escaliers de la rue Vilin (5), je faisais machine arrière dans ma tête. C’était comme si je voulais rejoindre un Paris que je n’avais même pas connu, mais dans lequel j’avais toujours vécu, à travers les âges, à travers les époques, à travers le temps.  Mon  Paris imaginaire sentait la poudre des fusils de la Commune, le parfum « Djede » de Guerlain des années Charleston, le muguet des premiers mai ouvriers, et le crottin de cheval de la Compagnie Générale des Omnibus. Mes journées étaient construites sans queue, ni tête, avec un seul but, découvrir.


Je n’étais pas peintre impressionniste, et pourtant une sorte de grâce était en train de m’approcher, de me faire apprécier les gris subtils des toits, les ocres délicats des cheminées. Alors, j’avais commencé à voyager la tête en l’air, guettant ici tel groupe de souches, avec ou sans chapeau, montant la garde sur le toit d’un immeuble,  là telle ligne de balcons en fer forgé sur des immeubles Haussmanniens.  J’étais ignorant de culture, imperméable à ce que j’aurais du savoir, ni ennemi, ni ami de Napoléon III, ou de Gustave Eiffel, même si j’admirais, sans en connaitre tous les détails, les grands travaux de ville de l’un et l’incroyable construction métallique de l’autre. Régulièrement,  j’approchais l’eau. Ce n’était pas tant celle de la Seine qui m’attirait, mais plutôt le petit quartier intimiste qui longeait le canal Saint-Martin. C’était, je crois, le bruit de l’eau qui coulait, aux écluses des Morts, qui avait sur moi un effet lénifiant. Je m’asseyais alors sur un banc, je n’étais plus moi, je n’étais plus là, j’avais consommé mon opium, j’avais mâché mon khat (6), j’avais fumé mon cannabis. J’étais pierre de carrière, maître d’équipage d’un carrosse en route vers le Louvre, cocher d’un grand bourgeois de la révolution industrielle,  député de la troisième république, artiste-peintre du début du siècle, la tête me tournait tandis que les rayons d’un brave soleil de juin se reflétaient dans  le bassin des Récollets.

Dans l’immeuble du 2, Rue Alphonse Daudet, alors qu’à gauche au fond du hall, on avait accès à la version « pile » de l’immeuble, avec grand escalier de bois recouvert d’un épais tapis bordeaux, à droite de ce même hall, une petite porte, recouverte de carreaux de miroirs, donnait sur la partie « face ». Un étroit escalier de bois muni d’une rampe en fer forgé, grimpait les sept étages, en desservant les six paliers bourgeois sur lesquels s’ouvraient , à chaque bout, la porte de service d’un grand appartement.


Le septième étage était traditionnellement celui de la domesticité. Habité au début du siècle par de très jeunes filles venues de province, pour échapper à l’incertitude économique et aider éventuellement leurs parents, il était devenu, avec ses « chambres de bonnes »  une sorte d’annexe des appartements. A chaque appartement était assigné une « chambre de bonne » que son propriétaire pouvait, à sa guise, transformer en espace pour un enfant étudiant, en bureau annexe, en débarras, ou même en « cambuse d’appoint » pour y loger un ami de passage. Si dans chaque chambre, un petit lavabo avec eau froide permettait un bref lavage de mains, les sanitaires étaient commun, à la turque, et chaque locataire devait s’assurer qu’il apportait avec lui le papier hygiénique nécessaire. Dans le plafond du septième étage, s’ouvrait une tabatière (7). Une échelle qui avait survécu au siècle, était clipsée, verticalement, juste en dessous de ce châssis. L’endroit n’était pas très accueillant. 

L’immeuble, construit à la fin du dix-neuvième-siècle possédait une cour commune avec deux autres immeubles mitoyen, construits à la même époque, quand le « Petit-Montrouge » s’embourgeoisait doucement . Dès que les jours raccourcissaient, je  regardais par la grande baie vitrée donnant sur la cour, cherchant des signes de vie dans les appartements des autres immeubles. Il suffisait qu’une fenêtre qui s’éclaire, pour voir qu’après le silence de la journée, la vie reprenait ses droits ,chez des gens que je ne connaissais pas, mais qui vivaient une vie de famille comme la nôtre, faisaient, comme nous, des gestes du quotidien, préparaient un dîner, un thé, un apéritif. En été, toutes fenêtres ouvertes, les bruits de cuisine, le choc des casseroles, résonnaient dans la grande cour, donnant au groupe d’immeuble une sorte de vie ménagère que j’appréciais beaucoup. Après de longues journées de découvertes urbaines, je revenais au nid, pour y retrouver le duvet qui ne tarderait pas à se changer en véritables ailes. J’avais avec le quotidien une relation bien complexe, faisant par nécessité les mêmes gestes, tout en espérant vivre des changements qui illumineraient mon existence.




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A force d’avoir devant les yeux, les soir d’été, l’incroyable vision des toits des trois immeubles, la géométrie harmonieuse des longs rectangles de zinc sur lesquels de gentils pigeons se rassemblaient à heure fixe, j’avais conçu le projet futur, toujours repoussé, de monter sur le toit, pour faire corps avec cet espace, entre ciel et terre, pour toucher de mes mains une de ces cheminées ocre, une de ces souches qui attiraient mon regard et représentaient pour moi une aspect authentique et éternel du caractère architectural de Paris. Encore fallait-il que je puisse, en cachette, sortir de l’appartement, que cette sortie se fasse à un moment opportun, limitant les risques de rencontre avec d’autres habitants.

C’était un dimanche soir, un juin glorieux, ou était-ce un juillet éclatant, peut-être, au moment où le jour n’était déjà plus le jour. L’angélus sonnait à Saint Pierre de Montrouge, un son auquel j’étais habitué depuis des années.  L’air sentait mon Paris, une curieuse exhalaison tiède, faite de gaz d’échappement et de parfum de tilleuls en fleurs. L’appartement était désert, le bois du plancher craquait, alors que la température commençait à redescendre à la suite d’une journée de canicule. Dans la serrure de la porte de service, j’avais fait tourner la clé « Muel », une petite clé en acier, d’ordinaire accrochée pas loin du compteur électrique.


En ouvrant la porte, une odeur d’eau de javel m’avait assailli, signe certain que la brave concierge avait, une fois encore, toujours un samedi, passé dans l’escalier de service, avec une serpillère montée sur un manche à balai, le sacro-saint désinfectant censé protéger de la vermine, les bourgeois qui vivaient au 2, Rue Alphonse Daudet.  Il y avait deux étages, trente-six marches, six mètres, qui me séparaient de l’illumination. Sachant fort bien l’illégalité de mon expédition, j’avais enlevé mes mocassins dits «  de bateau », pour effectuer le court trajet les pieds nus, la peau en contact avec le vieux bois, poli par soixante-dix-ans de lavages, et de cirages. Le but était, dans mon esprit, autant de détecter les bruits suspects, une porte qui s’ouvrirait, menaçant mes plans d’escalade, que d’éviter la production de sons incongrus en franchissant les marches qui menaient au dernier étage. J’avais gravi les degrés en me persuadant, à chaque marche, de la justesse et de la nécessité de mon inconsciente et dangereuse entreprise. Heureusement que j’étais immortel, heureusement que mes mocassins, à semelle de crêpe, me garantiraient, c’était certain, la bonne accroche sur la pente, et l’équilibre nécessaire. J’avais trente-six marches pour renoncer à ce projet fou, j’avais trente-six marches pour me convaincre qu’il n’y avait pas de renoncement possible, j’avais trente-six marches, pour passer dans un autre monde.  J’étais arrivé à l’étage des chambres de bonnes….Derrière une porte, au fond du couloir, le bruit étouffé d’une radio au moment des nouvelles du soir, et dans les toilettes à la turque, un bruit aussi vieux que ma mémoire des bruits, dans cet immeuble d’enfance, celui de l’eau qui gouttait sur la céramique blanche, une vieille fuite jamais réparée et qui ne le serait jamais. L’échelle était bien là. La tabatière même pas verrouillée. Alors, j’avais désolidarisé le montant captif, déplacé de quelques centimètre cette antiquité qui permettait l’accès éventuel au toit, d’un plombier zingueur traquant les infiltrations sournoises, ou d’un pompier tirant une lance d’incendie. Et j’avais commencé à grimper….


Sept fois mes pieds avaient alternativement foulé un barreau fin comme un doigt, puis un autre, jusqu’à ce que ma main puisse toucher la poignée qui permettait l’ouverture de la tabatière. Dieu, quel poids….centimètre par centimètre, en évitant d’extérioriser par la voix, l’effort surhumain que je faisais en ouvrant ce foutu châssis, je repoussais vers l’extérieur plusieurs kilos de vieil acier et de verre, jusqu’à ce que, finalement, le bras tordu, les doigts ankylosés, ayant fait pivoter de cent quatre-vingt degrés, la petite fenêtre, je réussisse à reposer le tout sur le toit, avec délicatesse, et surtout silence. La moitié de mon corps déjà à l’extérieur, avec les trois derniers barreaux à gravir, j’avais déjà le goût de la victoire dans la bouche, et le sang qui battait dans mes tempes. Les deux pieds posés sur le zinc, je n’étais relevé doucement, les bras écartés, prêt à contrebalancer une perte d’équilibre, puis, droit comme un « I », le cœur ayant ralenti, j’avais tourné ma tête vers l’ouest, en direction de ce que je pensais être la rue d’Alésia, qui descendait vers Javel, le seizième, le bois de Boulogne….

Alors, soudainement, j’étais au cœur de Paris, plus proche encore de la ville que je n’aurais pu l’ être devant Notre Dame, sur la passerelle des Arts, ou assis, au bout du Vert-Galant, les yeux suivant les péniches qui passaient sous le Pont Neuf. J’étais entouré par ces cheminées ocres dont la couleur tranchait magnifiquement avec le gris léger des zincs, un gris comme celui des nuages de printemps, quand ils ne sont pas encore menaçants, et hésitent entre le foncé, et le presque blanc. Des toits environnants, montait une douce chaleur accumulée durant la journée.  A ma droite, il y avait deux mètres de sécurité, à ma gauche, probablement trois, avant d’arriver aux gouttières qui recueillaient les eaux des pluies parisiennes. Les cheveux au vent, j’avais commencé à marcher à petit pas, déconnecté du jour, insensible à l’heure, incapable de raison, ivre de cette défiance. Les toits de la rue Alphonse Daudet m’avaient guidé jusqu’à ceux  de la rue Leneveux, ceux de la rue Leneveux, jusqu’à ceux de la rue Adolphe Focillon, qui m’avaient , à leur tout emporté vers les toits de la rue Sarrette, au-dessus des tilleuls.


Evitant les courettes et leur traitrise, j’avais passé trente-cinq minutes hors du temps, hors du monde, dans une sorte de cheminement initiatique, entre ciel et terre, avec pour horizon d’autres toits encore, d’autres cheminées. Dans une sorte de rêve éveillé, je  n’avais pas prêté attention aux bruits domestiques qui montaient de la cour, ou bien, même, à l’obscurité qui avait doucement recouvert le Petit-Montrouge . Presque dans le noir, il avait fallu se glisser par l’ouverture, placer les pieds sur les barreaux de l’échelle, refermer le châssis de la tabatière, redescendre sur le plancher en bois du septième étage, le tout dans un silence d’autant plus nécessaire que plusieurs chambres étaient maintenant occupées par leurs ayant droits, et qu’un bruit inhabituel aurait attiré l’attention.  


Trente six marches pour redescendre, tourner  dans la serrure de la porte de la cuisine, le petit bout d’acier brillant, se retrouver dans la cuisine, avec son sol de petits carreaux en céramique d’un vert douteux , l’aventure était terminée. J’avais alors ouvert la fenêtre de la cuisine, qui donnait sur la cour, pour respirer encore une fois l’air de la ville, mais la fraîcheur avec eu raison du parfum des tilleuls, et deux pigeons étaient venus se poser sur le rebord de l’évier, me regardant d’un air réprobateur.

 

Miramas 01/11/2025

© Sylvain Ubersfeld pour Histoires d’U Https://sylvainubersfeld.wixsite.com/histoiresdu

 

 

(1)    Elle y est toujours soixante-dix ans après.


(2)    La fontaine du Fellah est une fontaine située au no 42 de la rue de Sèvres dans le 7e arrondissement de Paris, juste à côté de l'entrée du métro Vanneau. C'est un bel exemple du style néo-égyptien, en vogue en France après la campagne d'Égypte de Bonaparte. Son nom évoque le fellah égyptien, mais la statue représenterait plutôt Antinoüs, le favori de l'empereur Hadrien. Elle est très visiblement inspirée de la statue antique découverte en 1739 dans la fastueuse villa de l'empereur, près de Tivoli, et conservée au musée du Vatican.


(3)    Le pont levant de la rue de Crimée est un pont levant situé à l'intersection du bassin de la Villette et du canal de l'Ourcq, dans le 19e arrondissement de Paris. Il permet à la rue de Crimée  de traverser le canal, et relie le quai de l'Oise, sur le côté nord-ouest du canal, au quai de la Marne, sur le côté sud-est du canal. Mis en service en 1885, le dernier pont levant de la capitale connaît encore chaque année près de 9 000 manœuvres. Lorsque le pont levant est en action pour laisser passer un bateau, les piétons peuvent traverser à côté sur une passerelle fixe et surélevée : la passerelle de la rue de Crimée.


(4)     Le «centre » du quartier juif de Paris, qui abritait une floppée de commerces «  communautaires » dont le fameux restaurant «  Goldenberg »


(5)    Une rue en pente dans le vingtième arrondissement.


(6)    Cathas edulis, appelé Khat, vient du terme arabe 'kat' signifiant arbuste, et 'edulis' signifie comestible. On le consomme en infusion (thé abyssin), car il a des effets astringents et apaise la fatigue et la faim mais il reste dangereux en cas de dépendance.

(7)    Contrairement à une fenêtre standard, une tabatière est un dispositif spécifiquement conçu pour une installation sur un toit. Il s'agit d'une petite fenêtre à chassis, qui se projette vers l'extérieur lorsqu'on l'ouvre

 

 
 
 

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