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SEPTANTE

  • Photo du rédacteur: Sylvain Ubersfeld
    Sylvain Ubersfeld
  • 25 oct.
  • 10 min de lecture


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Les poignées de ma brouette solidement tenues dans les mains, je n’étais mis à marcher sur la route de La Roche de Saint-Mars, regrettant à la fois le chien qui m’aurait accompagné, et la pipe, dont le tabac, certainement aromatisé, m’aurait intoxiqué, laissant dans les poumons des traces goudronneuses. Un peu d’herbe à Nicot ? L’image d’un marin hollandais avec son drôle de chapeau, les souvenirs d’un autre temps s’étaient soudainement bousculés. Le but de la mission ? collecter des noix. Il suffisait de se baisser pour les ramasser. Alors qu’en grande surface elles étaient vendues au prix de l’or, la nature en avait généreusement fait pousser sur les arbres qui bordaient la petite route vers la Roche-de-Saint-Mars.


De même que les pêcheurs ou les chercheurs de champignons ne révèlent jamais les endroits où ils attrapent des truites,  ramassent des trompettes de la mort,  des bolets, ou bien des morilles, je n’aurais jamais avoué à quiconque quel trajet j’allais faire pour me retrouver sur ce petit chemin qui descendait vers le bas du hameau. Cela devait rester un secret, aucun étranger n’était digne de la révélation de ce trésor qui laissait sur les mains, quand on le manipulait, de longues trainées de brou de noix. L’aventure commençait au détour d’un énorme figuier, un arbre généreux qui te mettait son sucre à portée des lèvres, au moment choisi, entre juillet et octobre. Il fallait passer une sorte de barrière de ronces qui empiétaient sur le passage. Les épines entêtées t’accrochaient le pull-over , ou la salopette. Le silence n’était troublé que par le hennissement des chevaux ou des ânes, et l’appel tout proche des vaches.


Une fois en dehors du monde, la bande de bitume gris laissée derrière moi, avec la terre de Vendée sous les bottes, je laissais toujours mon esprit partir à la dérive. Cela me faisait du bien. Ne plus rien contrôler, lâcher prise, se laisser conduire par les souvenirs, n’être plus dans ce monde, se réjouir à postériori des bons moments, philosopher à bon marché sur des sujets qui se voulaient sérieux mais qui, finalement, ne l’étaient pas, la mort, la misère des hommes, l’injustice, la méchanceté chronique , le pourquoi sommes-nous-là, le comment partons-nous, surtout, des interrogations qui n’avaient rien de nouveau, mais se faisaient de plus en plus rapprochées.

 Il y avait eu, cette année-là, l’énorme choc d’un passage de dizaine, la déchirure qui avait partagé l’espace de mon microcosme, en un avant et un après. Cela s’était fait sans bruit, ni champagne, ni même regrets. Cela s’était fait, tout simplement.  Les chaleurs de juillet avaient remplacé les fraîcheurs de juin, drôle d’année …Le temps était contrarié, et contrariant. L’herbe avait jauni, annonçant encore une fois une implacable sécheresse.  Je savais que j’étais toujours en recherche, mais je ne savais pas de quoi.


Il y avait eu un grand changement. Je n’avais même pas compris comment cela s’était passé. Mais était-ce vraiment un changement ? J’avais potassé la question en poussant ma brouette, m’arrêtant ici et là pour disputer aux herbes folles les précieux fruits cachés au pied des gros noyers. Peut-être était-ce surtout qu’au bout de tant d’années, il m’avait été donné de voir les choses d’une façon différente, alors j’avais cherché un mot clé, dans ma tête, une sorte de dénominateur commun, pour pouvoir mieux comprendre les contours de ce bonheur parfait qui se dessinait…

Oui, tout ce qui s’était passé, depuis la semaine dernière, les mois précédents, au long de toutes ces années   avait fait de moi un homme bien riche, à la tête d’une fortune qui ne se chiffrait ni en millions, ni même en milliards. Enfoncé, « Forbes », loin derrière, les capitaines d’industrie, les magnats de l’immobilier, les start-up du CAC.40.


Mon truc était sans aucun risques. Pas d’investissement douteux, de jet privé qu’il aurait fallu entretenir, de maison à Ibiza…pas de voiture de luxe, pas besoin d’un chauffeur, un simple guide faisait l’affaire.  A la tête d’une fortune, dis-tu ?  Oui…combien de millions pour pouvoir caresser un simple moineau posé sur une marche d’escalier, combien de kilos d’or pour ressentir l’incroyable bonheur d’embrasser du regard un coucher de soleil sur la plaine de Luçon, ou celle encore plus immense du côté de Saintes, plus au sud, pas très loin du grand océan. Quel prix aurais-tu pu payer pour acheter l’image fugace d’un veau de deux jours couchés dans l’herbe d’un avril prometteur…Qui pouvaient encore se payer le luxe d’écouter la chouette, ou le pic-vert, a combien s’estimait le plaisir de compter les tourterelles perchées sur les fils électriques, dans le petit hameau des Gabardières ?  En fait, j’avais tout cela tout près de moi, à un pas, deux pas, dix pas. Mais il est vrai que jusqu’à présent, je ne m’en étais pas aperçu. Depuis des années, je pouvais voir, mais je ne savais pas regarder, je pouvais entendre, mais je ne savais pas écouter.

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Je me moquais avec tendresse de Muriel, qui avait le cœur si vaste, que tous les migrants du monde auraient pu y trouver refuge. Elle était ma lumière, mon Saint-Vincent de Paul à la mode de Vendée. Elle, de son côté, jalousait parfois les oiseaux, les chiens, les chats, les veaux, les vaches, les cochons, les couvées, tout ce petit monde animal dont la compagnie rythmait mes journées, ces oiseaux et ces animaux qui m’apportaient ce « quelque chose » que je ne pouvais identifier, cette sensation d’attachement sur lequel j’étais incapable de mettre un nom.

« Mon amour, mon amour, mon amour »…c’était mon cri de bonheur, il suffisait que je sente au creux de ma main, la chaleur d’un oiseau blessé trouvé sur le sol, pour que mon cœur se gonfle, et qu’un sourire de bonheur me vienne sur le visage. Il suffisait de sortir de la piscine le plus commun des crapauds, pour que j’en éprouve un plaisir d’une rare intensité.


Le dénominateur commun de ces moments d’intense félicité était la tendresse, une tendresse sans limite pour ce qu’offrait la nature, depuis le grand arbre sur la route de Saint-Philbert, jusqu’aux petits écureuils qui venaient  chercher les noix placées pour eux sur des mangeoires « maison ». Je n’avais plus besoin que le ciel soit d’azur, ou le soleil glorieux, il suffisait simplement que le jour se lève sur le petit monde de La Boutetière, et que le vent se mette à souffler dans les branches du grand pin, celui de Joseph, le républicain, un homme de bien qui alignait poireaux et choux dans une partie de son vaste terrain.


La lumière du jour me suffisait pour m’éclairer le cœur. La sérénité était devenue ma compagne du quotidien. La dernière partie du voyage pouvait commencer, sans peur ni reproches. Je n'ai pas dit sans regrets, tu remarques ? Parce que des regrets, j’en avais pourtant  à la pelle, même si je les savais complètement inutiles.


Des regrets «  honnêtes » et des regrets moins «  fréquentables », des trucs dont tu te souviens parfois, mais que tu cherches à enfouir au plus profond de toi, en espérant que tu n’auras jamais l’occase de les déterrer. T’inquiète, la vie le fait pour toi. Tu pionces bien, et d’un seul coup, tu prends un seau de merde dans la gueule, et ça te bride le bonheur pour deux jours, trois peut-être. Ne compte pas sur moi pour te donner la liste des coups tordus, des vacheries, des mots qui blessent, des mots qui tuent l’amour ou l’amitié. Si tu savais….mon pauvre…si tu savais, ma pauvre….Ah….la félicité ? On parlait de félicité..... ?


Du bonheur de voir le sol fumer sous les premiers rayons du soleil, de la joie de voir un chevreuil qui traverse la route, ou d’apercevoir un héron qui vole derrière un tracteur dans la chaleur d’une fin juillet. Il y avait de la magie dans ces semaines, dans ces quinzaines, dans ces mois qui passaient sans que je prête attention ni à leur début, ni à leur fin, puisque tout devait être lisse, chaque jour devait passer avec sa dose de bonheur, ses petites émotions, ses rêveries, les poules qui montaient sur mes genoux…. Je n’aurais jamais pensé qu’il pu en être autrement. Je m’étais absous de tout mal, je m’étais refait une virginité, je m’étais même inventé des excuses….tu y crois, toi ?


Cela ne sentait pas encore le sapin, mais le sapin revenait souvent dans mon esprit, alors que je fabriquais gauchement des abris pour les oiseaux du ciel. Et je ferai quoi ? Un cercueil ? Des gens ? On enterre ? on brûle ? Ah, non, bordel de dieu…..pas de larmes, pas de tristesse….au pire un nocturne de Chopin, ou un requiem de Mozart, pour me bercer jusqu’à Chaleur et Lumière.

Je m’étais pointé, un matin, chez le croque-mort du coin, qui m’avait convaincu de ne pas mourir un jour férié  «  se sera plus cher » avait-il précisé. J’avais même écrit quelques lignes, histoire de tourner en dérision le dernier voyage…. J’étais sorti de l’antre des « Pompes Funèbres Brémand », devis en main, avec une soudaine envie de vivre le plus longtemps possible, et une fringale de croissant au beurre. Mais il avait suffi d’un coup de vent, d’un nuage d’un sale gris, d’un coulis de mauvaise bise, pour que, soudainement, ma faim de croissant au beurre disparaisse dans ma mémoire, et que mon estomac se vrille…..


J’étais rentré au domaine, en pensant, pour je ne sais quelle raison, à la guerre de Vendée, à Charrette de la Contrie, à Charles de Bonchamps, (1) et mon esprit avait rebondi comme une balle d’acier dans un flipper. Moi qui détestais l’histoire, j’étais en train de tomber amoureux des culottes Royalistes, des belles dames du temps jadis, de cet esprit de vieille noblesse qui se glissait entre les peupliers de la Boutetière, là où nous avions posé nos valises pour on ne savait combien de temps. De la vraie noblesse, en veux-tu, en voilà, de la particule à plusieurs étages, du souvenir de « not’bon maitre », à la pelle.


Je n’avais aucun lien à cette terre, étant par nature un vrai déraciné, et j’aurais été bien incapable d’indiquer, sur une carte, l’emplacement exacte de La Roche sur Yon, quelques mois avant mon arrivée. Alors, c'était quoi cet aimant qui me collait les pieds à la glaise de Saint-Philbert, c’était quoi cette lumière qui m’éblouissait, c’était quoi, soudainement,  ces chagrins de trouver , au cours d’une tonte d’herbe, un oiseau mort ?


J’avais  tout-à-coup du Rébecca dans le mental, de l’instabilité dans la logique. J’avais surtout été envahi par un sentiment de culpabilité, obnubilé par du passé qui refaisait surface, des images qui forçaient leur chemin vers la seule zone encore protégée de mon cerveau. Peut-être poser les valises avait-il été trop dur ? trop soudain ? m’obligeant à des constats douloureux, me forçant à l’admission de vérités trop longtemps cachées ?


Mon dieu ! si tu savais tout, tous ces vieux machins qui se sont pris les pieds dans ma mémoire, tu sais, la mémoire qui ne s’efface ni avec une gomme, ni même avec des petites pilules…

De temps à autres, quand je grelottais dans l’intérieur, alors qu’il faisait dehors un temps de mi-printemps, je foutais le camp à pied, vers le hameau des Gabardières. La vue d’un gentil cheval et d’un petit poney, partageant le même pré, me faisait du bien. Alors, je restais comme un con, parlant aux animaux, ou bien silencieux, comme si les cordes vocales ne pouvaient plus rien vocaliser par manque de volonté, par manque d’étincelle de vie, par absence de tout futur envisageable, au-delà de la pelouse de la maison.


Le monde basculait, je n’avais rien pour me tenir debout…


Quand je passais en voiture entre les maisons et les fermes de cet endroit, près des champs immenses, dans lesquels des hérons gris suivaient consciencieusement les tracteurs du printemps, en quête d’un grain, d’un ver, d’une promesse de nourriture,  cela me faisait réfléchir. Des réminiscences d’un lointain catéchisme, refaisaient surface. Saint François d’Assise, les oiseaux du ciel se reposant sur la providence pour leur quotidien alimentaire. Je peinais déjà, je peine  toujours, vois-tu, avec ces questionnements, qui sont toujours les mêmes, au fur et à mesure que d’autres champs de réflexion s’ouvrent à moi.


Pourquoi ? Comment ? Qu’aurai-je du faire différemment ? Tu sais, toi ? La haine, la peur, le regret, le doute, tous ces machins s’agitaient ,et ça me filais le tournis.


Parfois, un petit veau de deux jours passait sous la clôture en fil de fer censée garantir son maintien dans son champs. J’avais l’habitude de ces évasions, alors je circulais toujours très doucement, par peur de blesser un animal. Et puis il avait les cris de la mère, cherchant son rejeton, des cris qui me tournaient dans la tête et dans le coeur, même après plusieurs heures, comme si j’avais été la mère, et que mon petit m’avait été arraché. Tu ne peux pas savoir ce que cela fait. Curieusement, quand je me retrouvais avec des animaux, je ressentais un incroyable mélange de bonheur, ainsi qu’une grande tristesse, sans savoir comment expliquer cette dualité de sentiment. La tristesse de l’enfermement, la tristesse de savoir de quoi serait faite la fin, cette fin qui m’interrogeait pour moi-même, mais qui m’horrifiait quand il s’agissait des bêtes, ces bêtes à qui je prêtais des sentiments, alors que, peut-être, je n’aurais pas dû…..mais c’était plus fort que moi, tu vois ?


Ce qui me plaisait aussi, écoute-moi, c’était les arbres. Dès que j’avais un coup de mou, je m’arrangeais  pour passer devant un tronc majestueux, planté à côté d’un virage , depuis quelques siècles,  un tronc qui devait avoir vu les massacres de quatre-vingt-treize, et qui devait parfois en pleurer encore. La guerre avait laissé des traces dans la terre, dans les esprits, et dans l’Histoire de ce coin de France. La majesté de cet arbre me dominait, et faisait fondre un peu la peine sourde qui me gagnait, puis qui disparaissait, pour revenir ensuite, comme une vague au pays Basque, comme un grain sur les côtes du Trégor ou une houle à Saint-Pierre-et-Miquelon, au bout du bout du monde. Ce géant de tronc et de feuilles, Je lui prêtais mille vertus, je m’accrochais à cette vision, à ces larges branches qui semblait accorder protection à celle, ou bien celui, qui passait en dessous. 

Un jour,  en Toscane, j’avais découvert que je n’étais pas indifférent au arbres….et je m’étais interrogé sur la raison de cette proximité émotionnelle….était ce à cause de mon prénom ? 


En fait, j’étais débordé par des émotions que je ne savais pas gérer. A soixante-dix piges, j’aurais pu espérer maîtriser un peu tout cela, ne pas me laisser handicaper par les tortillons de mon cerveau, mais il n’en était rien, et je devais faire avec. C’est vrai, il y avait eu de sales cahots dans ma vie, des trucs qui incluaient la honte, l’angoisse, l’échec, le manque d’humilité, l’ignorance, ce sentiment de gâchis, la vision proche d’une fin de vie, même. Alors, tu comprends, j’étais salement secoué, j’avais eu du mal à reposer mes pieds par terre. Et puis moi, le citadin, défenseur pendant des années, des métropoles, des pierres, des monuments glorieux des empires passés, j’étais en train de découvrir qu’il existait, dans des brins d’herbes, dans des mottes de glaise, dans des branches mortes qui se transformaient en humus, au fond des forêts, des vérités que j’avais, sans doute intentionnellement, ignoré. Alors, c’est vrai, cela faisait beaucoup à digérer, d’un seul coup.

En bas du chemin aux noix, à la croisée de deux sentiers ruraux, se trouvait une petite mare, qui se vidait le long d’un fossé, quand la pluie avait zébré le ciel, de longues cordes. Entre le chant des mésanges, et les cris des pies, on devinait une sorte de murmure, et je m’étais imaginé que l’eau me parlait, mais, comme dans la vie, quand j’étais incapable d’écouter ce que d’autres me disaient, j’avais encore du mal à comprendre ce dont parlait l’eau qui coulait…


Miramas, le 24 Octobre 2025

 

 

 

(1)  Généraux Vendéens Royalistes de la guerre de Vendée de Mars 1793

 
 
 

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