ÚTLEGING
(Exil)
« Vous avez été moine dans une vie antérieure et vous avez été exclu pour n’avoir pas respecté vos vœux de chasteté. Ce sont vos frères religieux qui vous ont forcé à partir. Je vois également pour vous un long voyage dans quelques années » .
La chasteté n’était toujours pas mon fort. Le décor était sobre sans être minimaliste. Le chamane était une femme qui avait un regard bienveillant. Curieusement, dans cette ile de l’Atlantique, on allait voir le,ou la chamane comme d’autres iraient voir le médecin en Europe. La couleur de ses yeux se rapprochait de celle de l’acier.
Pendant quelques instants, j’avais cru à un rêve, un moment de flottement entre la réalité et un autre monde, suspendu entre le ciel et la terre, cette terre d’Islande que je venais de découvrir et dont je m’imprégnais,imperceptiblement, après avoir craint l’isolement, et souvent maudit l’exil imposé par les « grands esprits » de la compagnie qui m’employait.
Visiblement, mon indiscipline chronique n’avait pas joué en ma faveur. J’avais souvent pris des libertés avec les procédures qui tenait l’entreprise dans un carcan opérationnel.
J’avais certainement du déplaire à certains qui me reprochaient ma liberté d’esprit, et avait souhaité m’éloigner pendant un certain temps, et plus « si affinité ».
J’avais été convoqué à Francfort, dans le bureau du Vice-Président Europe de cette compagnie aérienne qui s’était forgée une réputation avec le fameux slogan « Anything, Anytime, Anywhere ».
« Nous ouvrons une escale en Islande. Nous cherchons quelqu’un pour représenter la compagnie sur place » .J’avais eu droit à cinq minutes de réflexion.
L’Islande ?
On m’envoyait en exil… ! On ne m’avait pas dit pourquoi. Ce n’était pas une commission disciplinaire, mais cela sentait quand même le souffre. Mes collègues continueraient à sillonner le monde, entre le Nigeria, l’Amérique du Sud, l’Asie, l’Europe, un jour à Varsovie, l’autre à Rome, le lendemain à Carthagène, le surlendemain à Pékin.
Je m’étais senti comme un cheminot descendu de sa machine, un pilote privé d’avion, un capitaine au long cours dont le cargo serait mis en cale sèche. J’avais sauté dans le premier avion pour Los Angeles, afin de me préparer à ma mission. Dans le service d’Edwin Wallace, l’homme qui dirigeait les missions spéciales , j’avais déjà été surnommé « Nanouk,l'eskimo », par dérision. J’avais fait le tour des supermarchés spécialisés dans les vêtements chauds, pour constituer une garde-robe adaptée à la situation. Il avait fallu se faire à l’idée de cet exil, dont je ne connaissais pas la durée.
Il faudrait laisser Paris derrière moi. « Ne t’inquiète pas, ils parlent tous anglais ». Je n’avais pas d’inquiétude sur ce plan-là. C’était le reste qui m’interpellait.
L’Islande ? Qu’y a-t-il donc d’intéressant en plein milieu de nulle part ? Je ne connaissais que deux ou trois choses sur cette terre, je savais qu’il y avait des pêcheurs, de l’énergie volcanique, des moutons et des petits chevaux.
Je savais également qu’en 1955, la compagnie aérienne Loftleiðir (1) avait été pionnière du transport aérien à bas coût en instaurant une ligne entre Luxembourg et New-York ou Chicago. Mon frère, grand trekkeur solitaire, avait visité ce curieux pays, à une époque où les gens de « son âge » ne juraient que par la Grèce ou bien Cuba.
Après avoir mis ma vie entre-parenthèse, j’avais sauté dans un taxi pour Orly, avec pour tout bagage une malle métallique contenant les vêtements que je pensais adapté au froid polaire qui, c’était certain, ne manquerait pas de régner à Keflavik, là où se trouvait l’aéroport Leifur Eriksson, qui deviendrait mon environnement de travail, pour une durée dépendant de nos « succès » commerciaux dans le transport du saumon entre l’Islande , les Etats-Unis et le Japon.
Le « FLUGHOTEL » était proche de l’aéroport. J’allais y vivre pendant la durée de mon exil. Chaque quinzaine, des mécaniciens avion se relayaient pour assurer une présence lors des transits, pendant lesquels étaient embarqués les containers de saumon.
Il fallait être prêts à répondre à tout problème mécanique, sachant que nous étions la seule compagnie à opérer avec un B.747 « Tout Cargo », capable d’emporter à son bord 110 tonnes de fret, mais que nous ne disposions sur place d’aucune pièces de rechange en cas de souci majeurs. Certaines pannes pouvaient attendre la réparation à destination, d’autres, spécialement dans le domaine des systèmes de navigation, auraient suffi à bloquer l’avion sur place, en plein milieu de l’océan atlantique, jusqu’à que la pièce de rechange soit envoyée d’Europe. L’aéroport Leifur Eriksson avait été baptisé en mémoire du grand explorateur Islandais du 10ème siècle, le premier européen à avoir découvert les territoires d’Amérique du Nord.
Sacré vikings, sacrés drakkars.
Je n’osais même pas penser à l’inconfort d’une traversée de plusieurs semaines entre l’Islande et la terre d’Amérique. Cet aéroport, connu pour la violence des vents traversants qui soufflaient plusieurs jours par semaine, avec régularité et en toutes saisons, était un lieu d’exercices pour les pilotes de nombreuses compagnies Européennes qui formaient leur personnel navigant aux atterrissages par vents de travers. Plusieurs fois par quinzaine, des appareils de British Airways, KLM ou même Air France, venaient effectuer des approches avec toucher des roues, et redécollaient pour refaire des tours de piste et renouveler la manœuvre.
Devant les coûts exorbitants de la location de bureaux dans l’enceinte du terminal, nous avions étudié une option financièrement plus réaliste, et qui suffirait à mon hébergement les jours où un vol passerait par Keflavik pour emporter une cargaison de poisson.
Mon « bureau », équipé d’une ligne informatique, de matériel de communication, et de quelques meubles, dont un indispensable canapé, était en fait une cabane en bois, assez grande, appartenant à un concessionnaire de la société d’approvisionnement en carburant aéronautique, ce que l’on appelait dans notre argot un « essencier ».
A cause du vent, et de la légèreté de l’édifice, quatre filins d’acier avaient été accroché aux parois, puis tendus, pour éviter l’envol du bâtiment.
J’avais hérité également d’un spécialiste en télécommunications, un américain vivant en Allemagne, qui avait dû m’initier à la manipulation des computers reliés au système d’exploitation de la compagnie. J’étais totalement novice dans ces opérations, ayant passé les 12 dernières années dans les airs, à travers le monde.
Je me retrouvais maintenant cloué au sol, devant apprendre de nouvelles méthodes, et me confronter à une certaine forme de solitude qui n’existait pas en escale.
Le « FLUGHOTEL » était situé sur Hafnargata, au numéro 52. C’était une bâtisse moderne de quelques étages, exploité en partenariat avec la compagnie aérienne nationale. Venaient y loger quelques européens, importateurs dans leur pays, de poissons Islandais, des voyageurs attendant un vol, des passagers d’un appareil en panne.
J’étais arrivé début janvier . Il n’y avait pas de nuit polaire, mais les jours étaient bien courts, plongeant le corps et l’esprit dans une étrange somnolence . Entre onze heures et quinze heures, un semblant de luminosité donnait l’illusion d’un pays «normal ».
Passé quinze heures, le pays replongeait dans l’obscurité, et l’esprit retournait en mode hibernation. Les Islandais, eux, étaient parfaitement habitués, moi, je savais déjà que je ne m’habituerais jamais. Mon cerveau n’arrivait pas à intégrer les nouvelles « constantes », mon étonnement était grand devant de tels phénomènes.
Les Islandais étaient des gens bienveillants qui parlaient une langue surprenante, à nulle autre pareille.
On pouvait laisser la clé de son véhicule sur le démarreur, il n’y avait pas de vol. Si un automobiliste tombait en panne sur la route, un autre s’arrêterait pour lui porter assistance.
Ce pays ne pouvait survivre qu’en se basant sur l’entraide. Les Islandais étaient pétris de légendes Vikings. On m’avait parlé du risque toujours présent qu’il y avait à s’arrêter sur la route entre Reykjavik et Keflavik, si d’aventure un homme faisait du stop.
Il pouvait s'agir, en fait, du « fantôme » Strappadrogur, qui monterait sur le siège arrière , et risquait de prendre votre vie.
Inutile de dire que je n’ai jamais pris quiconque en stop au cours de mes balades au travers de la lande et des terres désertiques!
L’Islande ne ressemblait à aucun autre pays. J’avais croisé au supermarché, le premier ministre, une gentille femme qui répondait au nom de Vigdis Finnbogadottir. Nous avions échangé au rayon des fromages, et quand j’avais mentionné ma présence en Islande comme représentant d’une compagnie aérienne Américaine, elle m’avait proposé de venir prendre le thé à la résidence officielle…pour en savoir plus sur ma mission. Nulle part ailleurs une telle chose n’aurait été possible…jamais en Europe, ou ailleurs, un chef d’état n’aurait fait ses courses, comme le commun des mortels, et surtout sans protection. En Islande, il n’y avait pas de menaces. Les plus grand risques étaient les sorties du vendredi soir en boîtes de nuit ,avec consommation abusive de Brennivin (2).
La police Islandaise, pleine de sollicitude, raccompagnait chez eux les ivrognes qui sortaient des bars et des night-clubs, dans un état d’ébriété préjudiciable à leur propre survie. Des bagarres éclataient parfois, pour des motifs futiles, réveillant le caractère profond de l’héritage Viking.
On cognait d’abord, on s’endormait ensuite.
En plus du Brennivin, j’avais découvert le gravlax (3) et je m’étais converti à ce saumon, bien qu’il fût d’élevage. J’avais préféré m’en gaver, plutôt que de manger du mouton, un de ces gentils moutons qui déambulaient dans la lande, librement « prisonniers » de cette grande île au milieu de l’océan.
Les escales à Keflavik pour embarquer du saumon d’élevage, s’espaçaient.
Dans ma cabane en bois, arrimée au sol Islandais par des câbles d’acier, j’avais pris l’habitude d’organiser des « temps de réflexion » avec quelques-uns des employés de l’aéroport qui faisait partie de notre équipe de « handling » (4).
A tour de rôle, tel ou tel participant apportait avec lui de quoi manger, de quoi boire, ainsi qu’un film de type « adulte » qui n’aurait pas dénoté dans un « sex-hôtel » du quartier de Sankt-Pauli à Hambourg, ou un club libertin à Paris.
Après une soirée de « réflexion », chacun rentrait chez soi, alors que je regagnais de mon côté le FLUGHOTEL silencieux et à moitié vide, seulement gardé par un vieux pêcheur reconverti veilleur de nuit.
Les journées rallongeaient . Le soleil se levait maintenant à 10 heures, la lumière disparaissait maintenant vers 16H30. Imperceptiblement, les journées rallongeaient, l’herbe de la lande verdissait, sans aucun doute, et on voyait, au gré des pistes de terre volcanique, de tout petits agneaux qui suivaient leur mère, et de tout jeunes poulains qui humaient l’air chargé des parfums côtiers.
Avec l'aide de la gentille Emma, mon inexistante chasteté n’avait pas longtemps résisté, mais l’apprentissage de l’Islandais n’était pas prévu au programme, ni même le mariage, en dépit du cadeau que m’avait offert la mère de la belle, un chandail traditionnel Islandais, tricoté à la main, que je portais fièrement comme un signe de proximité avec cette étrange culture.
Les mécaniciens continuaient leurs rotations à Keflavik, plus d’une fois, moi qui buvais un peu moins que certains, n’ai-je pas du ramener à l’hôtel, puis border, certains compagnons de beuverie qui avait dépassé leurs limites.
Des rumeurs de rachat de la compagnie commençaient à circuler sur radio-couloir. Même en étant isolé sur mon île, j’avais des contacts réguliers avec certains collègues qui me tenaient au courant. Les questions avaient commencé à se frayer un chemin dans le labyrinthe qui me servait de cerveau. Il n’y avait pas encore d’inquiétudes.
Cela ne se ferait jamais, pensai-je, nous étions trop célèbres pour qu’une telle chose soit possible, nous étions trop fiers…. « Anything, Anytime, Anywhere » (5)….nous étions uniques, nous le resterions, il n’y avait aucun risques de rachat, ce n’étaient que de fausses rumeurs….
C’est ce que j’avais espéré.
Les transits se faisaient de plus en plus rares, jusqu’à ce qu’un jour, la décision soit prise par le siège Américain, de retirer Keflavik de son réseau de vols réguliers. Je restais en Islande, sans trop savoir de quoi serait fait mon avenir. J’avais 38 ans dont 16 ans de transport aérien. Je commençais à m’attacher à cette terre, à ses coutumes, à l’immensité des landes, à la couleur habituelle du ciel.
De facto au chômage technique, mais toujours rémunéré, je dus accepter l’idée d’un futur incertain. Privé de ma cabane en bois de l’aéroport Leifur Eriksson, privé de mes avions, de l’odeur du kérosène, je devais me recentrer vers « autre chose », et profiter, peut-être, du temps libre qui m’était offert.
UPPLÝSING
(Découverte)
J’avais mis mon uniforme sur un cintre en décembre 1988, avant de m’embarquer pour cette aventure au beau milieu de l’Océan.
J’étais redevenu un terrien.
L’Islande, un territoire de103 000 km², constituée en grande partie d'étendues de sable, de terres volcaniques, de pâturages et de glaciers, était pour moi, surtout, la terre des vikings découvreurs de continent.
Je ne parcourais plus mes 100.000 miles par semaine, commençant un lundi à Pékin, pour terminer le samedi soir à Entebbe, Varsovie, Doha, ou sur l’aéroport Joseph Camejo de Paraguana, au Vénézuéla.
Entre 1980 et 1989, j’avais probablement effectué plus de miles ou de kilomètres qu’un commandant de bord ou un steward n opérant pour une compagnie aérienne traditionnelle.
J’avais ressenti, bien sûr, une certaine tristesse en raccrochant mes ailes d’argent qui avaient déjà commencé à s’oxyder. Mais il est vrai que le corps ne suivait plus et que pour « tenir le coup », j’avais recours à des artifices pas toujours raisonnables.
Avant 1980, je n’étais pas beaucoup sorti du Moyen-Orient et de l’Italie, avec une ou deux incursions en Afrique, mais de 1980 à 1989, j’avais accompli une pléthore de missions qui ne laissaient pas beaucoup de place à une vie maritale. J’avais clairement choisi l’aventure, je voulais une vie qui « compte », un parcours hors du commun, des paysages exceptionnels, des senteurs qui te faisaient vibrer, des couleurs qui faisaient bondir le cœur, quand le soleil se levait sur La Paz, ou se couchait sur la ville Sainte de Jérusalem.
J’étais bien sur passé à côté de beaucoup de choses, y compris pour ce qui concernait ma santé. Il m’avait fallu un rendez-vous en urgence avec un interniste, à Paris, pour prendre un début de conscience que ce genre de vie ne pourrait durer qu’un moment.
Alors, comme on s’intoxique à l’alcool ou à la cocaïne, j’avais décidé de profiter encore plus de chaque instant, multipliant les voyages, de me porter volontaire pour les missions dont « les autres » ne voulaient pas, si cela me donnait encore une fois l’occasion de foncer vers l’aventure, quitte à écorner encore un peu plus ma santé.
Sans même vouloir me l’avouer, je sais qu’inconsciemment cette
« fin de parcours » était plus que bienvenue, et l’exil en Islande été arrivé en fait à point nommé. Le miroir aux alouettes avait bien fonctionné, je ne vivais que pour le voyage…mais en vrai, .je ne vivais, en fait, que pour me fuir.
A quelques kilomètres de la petite ville de Keflavik, qui abritait un port de pêche, deux ou trois restaurants, la lande commençait.
Il y avait un phare, pas très loin, qui signalait la proximité de la côte aux nombreux chalutiers. Le port de pêche abritait une trentaine de bateaux, qui étaient vite devenus des buts de visite pour moi. Parler avec les patrons-pêcheurs, les marins, écouter les aventures que certains avaient vécus , me fascinait. Je ne savais rien de la profession, sinon quelques notions sur la dureté du métier et les risques pris par ces navigants de l’océan.
J’avais, présent à l’esprit le titre d’un roman de Pierre Loti, « Pêcheur d’Islande », alors que dans le livre en question, il était surtout question de la Bretagne, et non du pays où je me trouvais . Sur les navires de pêche que je visitais, le générateur de bord tournait toujours, pour fournir de l’électricité,pendant que les marins « de garde » accomplissaient leurs tâches habituelles. J’avais trouvé que ce ronronnement, ce bruit blanc, couplé avec l’environnement portuaire, me faisait du bien à l’âme sans que je sache très bien pourquoi. Le sentiment de bien-être semblait même être encore plus fort les jours de grisaille, nombreux sur l’Ile.
Les bateaux sentaient le fuel, le poisson, la mer. En passant la main sur le bastingage, on pouvait collecter une très fine couche de sel , celui qui se trouvait dans les embruns qui entouraient les bateaux lors des sorties sur l’océan et se déposait de façon invisible. Il y avait dans le port trois ou quatre gros navires dédiés à la pêche industrielle, des bateaux récents, modernes, et surtout un grand nombre d’unités plus petites, des armements familiaux, un père, ses deux ou trois fils, des forçats de la pêche qui savaient quand ils partaient mais n’était jamais sur de rentrer chez eux.
En dehors de quelques rues commerçantes à Reykjavik, l’Islande était tout sauf un pays de surconsommation , comme l’Angleterre, la France, ou l’Allemagne. Les concentrations de population se limitaient à un ou deux milliers de personne, à l’occasion d’un festival, ou une petite centaine lors d’une soirée en boite de nuit.
La bienveillance faisait partie du quotidien, l’entraide était une façon de penser, et une façon de vivre. En dehors de routes principales goudronnée et peu fréquentées, la majorité du réseau routier était constitué de simples pistes faites de terre volcanique, que traversaient souvent des moutons par groupe de plusieurs centaines.
Si d’aventure ma trajectoire croisait celle d’une population d’ovins en errance, j’arrêtais toujours la voiture pour ne pas effrayer les braves animaux et les laisser traverser la piste selon leur bon vouloir et à la vitesse qui leur convenait.
Pendant plusieurs années, je m’étais habitué à un rythme de vie trépidant, avec ses contraintes, ses inquiétudes, principalement professionnelles, liées à chaque mission au cours de laquelle on risquait, à tout moment, un retard pour telle ou telle raison, désorganisant de ce fait la rotation des appareils de la flotte, telle que prévue par le centre de commandement du siège de Los Angeles. Il fallait absolument coller à l’horaire, ramener l’avion dans le réseau au jour dit, à l’heure prévue.
J’étais habitué aux réveils en pleine nuit, aux repas typiques des avitaillement de vol, au déchargements problématiques, aux change de devises pour régler les taxes d’atterrissage ou, parfois, le carburant.
En Islande, à Keflavik , à 6905 kilomètres de Los Angeles, les contraintes avaient disparu. J’avais retrouvé le goût du sommeil, même si parfois mon corps et le cycle de lumière d’hiver, ne faisait pas bon ménage. Le stress quotidien s'était envolé,, l’inquiétude du lendemain avait foutu le camp. Habitué aux espaces restreints des voyages en avion, je retrouvais la liberté des grands espaces.
Quand le vent se levait, que les chalutiers dansaient le long de la côte, en route vers leurs zones de pêche, j’allais souvent me poser à côté d’un très vieux phare auprès duquel paissait toujours un groupe de moutons , parfaitement libres. En Islande, on ne voyait pas beaucoup de clôture.
Ce n’est qu’après un long moment que je m’étais aperçu de cela.
C’était probablement ma première découverte, mon premier étonnement.
J’avais la curieuse sensation que d’esclave, j’étais devenu un homme libre, d’un coup de baguette magique. J’avais même commencé à penser que cet exil, qui se voulait être une sorte d’humiliation, de punition, était en fait le début d’une libération, le début d’un « autre chose » dont je ne connaissais pas encore les contours.
J’étais entre deux continents, en équilibre sur une nouvelle terre.
Les Islandais avaient cette force de caractères propre à ceux qui sont souvent confrontés à la nature. Parfois, les volcans grondaient. Alors, quand c’était nécessaire, les habitants, habitués à la proximité de l’activité volcanique, quittaient leur maison ,dans le calme, avec l’espoir que le volcan ne se réveillerait pas tout à fait,et ne détruirais pas l'environnement. Mais parfois, la lave surgissait, et laissait de longues marques dans le paysage.
Quand les bateaux étaient tous sortis en mer, le port de Keflavik était bien vide. Il y avait des bâtiments qui n’avaient pas été occupés depuis bien longtemps, des structures en ferraille qui avaient vu de meilleurs jours, la rouille était omniprésente, et une grande impression d’abandon avait pris possession des lieux.
C’était du moins la façon dont je ressentais les choses.
Au retour de pêche, quand les bateaux se mettaient à quai, il n’y avait pas ce grouillement propre à l'arrivée des chalutiers dans un port Français ou Allemand, Anglais ou Espagnol.
L'Islande vivait principalement de la pêche, mais il y avait moins d'hommes, moins d'habitants, et peut être en fait moins de bateaux qu'au Guilvinec , Saint Jean de Luz, ou bien Saint-Guénolé.
En dépit du manque de lumière, de franc soleil, malgré les moments de silence si inhabituel dans un port, tout ceci me convenait. J’avais vécu dans une sorte d’excitation permanente, jusque-là, et d’un seul coup ma vie prenait, au cours des jours qui se succédaient, un rythme normal. J’avais l’impression de mieux respirer.
Nul doute que la présence de l’océan y était pour quelque chose.
A quelques kilomètres de mon hôtel, se trouvait le légendaire « Lagon Bleu ». L’eau était de la couleur de celle des Caraïbes. Mais ce n’était pas la plage de Kemp’s Bay au Bahamas, ni celle de Hungry Bay aux Bermudes. Il suffisait de lever la tête, et de voir la neige qui couvrait les alentours, de la neige à perte de vue, pour se souvenir que les Iles des Antilles étaient bien loin.
L’eau chaude, fumante en permanence, traduisait la nature volcanique du lieu. Une fois immergé dans l’eau chaude, avec un cocktail à la main, c’était le paradis, autant que l’étonnement. C’était le bonheur du corps, et aussi celui de l’esprit, comme si la chaleur qui provenait de la terre, faisait fondre d’un seul coup tous les soucis, toutes les angoisses.
Les touristes qui découvraient le lieu n’en croyaient pas leurs yeux. On les entendait s’exclamer. Ils étaient venus pour se confronter à la vraie nature de l’Islande, volcanique, sauvage, dure à vivre, et se retrouvaient de la confort d’un bain chaud, avec la tête qui dépassait de l’eau, et une subtile odeur de souffre qui ne dérangeait personne.
La compagnie avait mis à ma disposition un véhicule 4 X 4 , pour mes déplacements. D’"aviateur", j’étais devenu explorateur. Le grand bonheur était de pouvoir rouler doucement, sur les routes ou les pistes, en regardant ce qui m’entourait, plutôt que d’être pris dans le trafic de Los Angeles, Moscou, ou Paris, prisonnier des autres automobilistes qui te poussent au cul, et t’enlève, à force d’agressivité, tout plaisir de conduire.
Avec une paire de bottes, un matelas et un sac de couchage, je pouvais abandonner épisodiquement ma chambre d’hôtel, pour m’éloigner dans la lande, sous le ciel d'hiver et me mettre à rêver, sur le toit de la voiture, découvrant les étoiles ou les aurores boréales qui ressemblaient à des voiles vertes qui s’agitaient au-dessus de moi.
Cette incroyable vision coupait le souffle.
Les vendredi soir, dans les night-clubs de Reykjavik, la fête battait son plein. On pouvait souvent voir de jeunes mannequins Islandaises, habitant aux Etats-Unis, ou en Europe, qui prenaient régulièrement le temps de se ressourcer pendant un week-end, retrouver un peu de leurs racines, avant de retourner défiler pour les maisons de mode à Chicago, Londres, Milan ou Paris.
Souvent, l’alcool aidant, ou n’aidant pas, c’était selon, des bagarres de fin de soirée éclataient quand les ivrognes se retrouvaient dans la rue, au petit matin, au moment de la fermeture. La Police Islandaise, la ISLENSKA LÖGREGLAN, bonne enfant et habituée à ces scènes, raccompagnait souvent les perturbateurs à leur domicile pour éviter qu‘ils ne conduisent en état d‘ébriété.
Il n‘y avait pas d‘amende, pas de procès-verbal, juste une grande bienveillance.
Trois mois après mon arrivée en janvier 1989, j‘avais recommencé à vivre. La nature était de mon côté et au lieu de m‘apparaitre comme menaçante ou hostile, cette terre, cette lande, ces moutons, ces chevaux, semblaient m'avaient complètement séduit, et m‘aidaient à soigner d‘anciennes blessures dont j‘ignorais même jusqu'à l‘existence.
J‘avais pour la lumière changeante qui éclairait l‘Islande, une sorte de fascination. De la même façon que les Incas vénéraient le soleil, j‘avais une incroyable attirance pour les changements du ciel, si nombreux au quotidien.
Un franc soleil pouvait être suivi d‘une tempête d‘atlantique, avec des vents proches de la centaine de kilomètres par heure, des pluies diluviennes qui contribuaient à garder vert une partie de la lande.
La pluie ne me dérangeait pas, le vent ne m‘était pas opposition lors d‘une promenade, le soleil, même peu généreux était systématiquement le bienvenu, et compensait les jours tristes quand la lumière,la vraie, était absente, et les nuages si épais qu‘on aurait dit une dalle de béton gris.
D‘un seul coup, l‘excitation d‘une vie de bâton de chaise, s‘était évanouie, et j‘avais commencé à apprécier à la fois la solitude, et les paysages dont je découvrais la majesté. Ce n‘était pas les alpes Suisses, mais des glaciers au caractère bien trempé, ce n‘était pas le Tibre à Rome, mais des cours d‘eau qui sillonnaient la lande.
Il y avait surtout ce „ je ne sais quoi“ qui m‘enveloppait et m‘apportait une grande impression de sérénité. J‘avais la sensation étrange que ce paysage avait été taillé pour moi, que c‘était là où je trouverais mes véritables origines, là où je devais être.
Tout dans cette terre qui m‘était jusque là inconnue, appelait à une communion bienfaisante avec cette île, presque du bout du monde .
Il y avait de la bienveillance dans l‘infini de la lande, il y avait une authentique beauté dans les couleurs changeantes du ciel, autant que dans le vert émeraude des aurores boréales.
Alors que depuis si longtemps je vivais dans un tourbillon permanent, entre des hôtels d‘une nuit, des pays du bout du monde, un jour au paradis, le suivant en enfer, une semaine en paix, l‘autre dans un pays rongé par les conflits sociaux, la misère, ou la guerre, toutes le contraintes avaient disparues,
ne restait plus autour de moi qu‘une immense sensation de liberté qui m‘habitait, des orteils aux cheveux, en passant par le cerveau.
J‘étais,moi-même, devenu terre volcanique, j‘étais devenu lande, j‘étais devenu bord de mer, battu par les embruns.
Je m‘étais interessé aux coutumes et traditions, histoire de me fondre un peu plus dans cette terre magique.
J‘avais vu des Islandais trinquer aux anciens dieux nordiques, Odin, Thor et autres Baldur, et je dois avouer que ce panthéon m‘était bien sympathique, moi qui était si attaché à „l‘avant“, au passé des peuples. Je m‘imaginais Viking, je m‘imaginais rencontrant un alfe blanc, je vivais soudainement au huitième siècle, ma promise se nommait Dagmar, Freyja ou Gullveig, etalors, je m‘apercevais que le Brennivin avait encore accompli son oeuvre.
Bien avant que l‘on parle de „médiums“, on allait chez le "voyant", le "chamane" comme on allait chez le médecin.
Tenté par cette expérience, je m‘étais fait recommander „ la „ bonne personne, qui pourrait m‘aider à démêler mon „vrai“ de mon „ faux“.
Où habitait-t-elle cette femme ? était-ce à Kalfatjorn ? ou bien à Vogar ?
Elle m'avait pris la main d'une façon qui n'avait aucune connotation autre que celle d'un contact amical.
“Je vous connais avant même que vous soyez venu me voir“ m‘avait elle dit . Un curieux lien s‘était établi que quelques minutes, même pas, c‘était quelques secondes. J‘avais envie de savoir, de tout savoir, le bon, comme le mauvais.
„vous irez faire un long voyage, vous habiterez autre-part que chez vous, vous étiez un homme de religion, indiscipliné,plus tard vous avez été infidèle, et même pire que cela“.
Combien avait coûté la consultation ? Je ne me souviens plus, c‘est trop loin, au fond de ma mémoire. J‘étais sorti de chez elle complètement sonné. Ce qu‘elle m‘avait dit, m‘avait interpellé. Et si c‘était faux ? Et si, au contraire, c‘était vrai ? Il devait être dix-huit heures, la lumière s‘était enfuie depuis déjà un long moment. Il s‘était mis à neiger, de lourds flocons qui avait déjà recouvert le toit de mon 4 x 4.Les rumeurs de rachat continuaient à circuler, chaque jour avec un peu plus de force, et accompagnées d‘un peu plus de détails qui ajoutaient à leur crédibilité.
Emma m‘attendait, pas loin de l'aéroport, dans son petit appartement, dont les murs étaient recouverts de miroirs.
J‘avais l‘impression d‘être devenu léger, si léger, que le moindre coup de vent en provenance de l‘océan aurait pu me renverser, et m‘envoyer l‘autre bout du pays, comme un fétu de paille, un morceau de chardon, une fleur séchée.
Heureusement, ce jour-là Njörd (6) dormait d‘un sommeil profond.
Miramas, Février 2025
(1) Loftleiðir était une ancienne compagnie aérienne islandaise privée, qui est une des sociétés à l'origine d'Icelandair. Connue à l'international sous les noms Icelandic Airlines et Loftleiðir Icelandic, elle a opéré de 1944 à 1973 avant de fusionner avec Flugfélag Íslands, et de faire partie d'Icelandair.
(2) Le Brennivín (littéralement « vin brûlé » en islandais, nom générique pour les alcools forts), est une boisson alcoolisée islandaise, plus précisément une eau-de-vie de pomme de terre aromatisée au carvi (appelé « cumin des prés », qui ne doit pas être confondu avec le cumin, ni avec la Nigelle cultivée connue aussi sous le nom de cumin noir), titrant 37,5 % vol. d'alcool. Considéré comme la boisson nationale islandaise, le brennivín est généralement consommé glacé, le plus souvent pour accompagner les plats traditionnels servis lors des fêtes, tels le requin faisandé (hákarl) ou la tête de mouton bouillie Les Islandais surnomment le brennivín « svarti dauði », ce qui signifie « mort noire ».
(3) Le gravlax (du suédois gravlax, « saumon séché » ou « saumon enterré ») est une spécialité culinaire des cuisines traditionnelles nordiques, à base de filets de saumon cru longuement marinés, macérés, et séchés avec du sel, du sucre, du poivre et de l'aneth.
(4) Les services d’assistance aéroportuaire comprennent l’ensemble des activités permettant le traitement au sol des avions, des passagers, de leurs bagages et du fret. Ces services sont également appelés assistance en escale ou aircraft ground handling en anglais.Ces services sont le plus souvent fournis par un prestaire spécialisé, par l’exploitant d’aéroport ou par la compagnie aérienne elle-même. Dans ce dernier cas, on parle d’auto-assistance en escale.
(5) N’importe quoi, A n’importe quelle heure, N’importe où, est un slogan commercial sur lequel Flying Tigers a construit son histoire entre 1945 et 1989. Voir https://fr.wikipedia.org/wiki/Flying_Tiger_Line
(6) Njörd (en proto-germanique : Nerþuz) est une divinité nordique (groupe des vanes), dieu de la Mer et des Vents. Il apporte la bonne fortune en mer ainsi qu'une bonne pêche.
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