Loukas Zanetakis ne s’était jamais posé la question du « pourquoi ».
Il était là, simplement, immigré temporaire, dans cet étrange pays occupé par les Ottomans, avec lesquels il ne s’entendait décidemment pas.
Il avait été choisi sur on ne savait exactement quel critère et avait déjà presque tout oublié de Makrinitsa, la ville de Grèce dans laquelle il avait passé son enfance, pas loin du mont Pélion.
Cinq enfants, ils étaient cinq.
Les deux autres garçons avaient pris la mer très tôt pour fuir cette misère que le ciel bleu et les vents tièdes n’arrivaient pas à masquer. Les deux filles, elles, s’étaient ancrées dans la terre aride. L’une avait épousé un berger, l’autre, n’avait pas trouvé mari à son désir et avait abandonné l’espoir d’une vie de couple, avec ou sans enfants.
Loukas avait eu, en tout et pour tout, une semaine pour se préparer à quitter pays et famille. Le pope de l’église Saint-Nicolaos ne lui avait rien dit qui puisse expliquer le choix qu’avait fait le patriarche de Jérusalem, Damien 1er (1). On lui avait simplement remis une lettre à l’en-tête du patriarcat Grec orthodoxe de la ville sainte, indiquant qu’il devrait prendre ses fonctions au Saint-Sépulcre, le 1er janvier 1898. Dans l’enveloppe, il y avait également un passage du Pirée jusqu’au port d’Haïfa, de l’autre côté de la mer, où l’attendrait un guide chargé de le convoyer jusqu’à destination.
Il y avait eu un trajet en voiture, et le reste du voyage en bateau, sur un cargo mixte dont il avait encore le nom en mémoire. Il s’agissait du « Tafna », un bateau construit par un chantier Anglais, appartenant à un armement Français spécialisé dans le cabotage en Méditerranée, et dont les marins ne parlaient pas un mot de Grec. Durant la traversée entre Athènes et Haïfa, Zanetakis avait longuement prié. Sur ce bateau, le dernier lien qu’il pouvait avoir avec sa patrie était le goût de l’huile d’olive prélevée dans la cargaison embarquée au Pirée. Le cuistot du bord était généreux avec le liquide ambré dans lequel cuisait la moussaka d’aubergine qui régalait les marins et les rares passagers qui s’étaient risqués à traverser, en plein hiver, la « mare nostrum ». Le pope se souvenait de presque tous ses compagnons de voyage. Il y avait un archéologue en mal de vieilles pierres, un représentant Allemand qui partait vendre du matériel ferroviaire en Palestine, un couple d’Italiens en voyage de noce, une gouvernante Anglaise, aigrie et revêche, trois marins hollandais en année sabbatique, le nouveau majordome d’un haut fonctionnaire de l’ambassade de Grèce en terre sainte, et un jeune Suisse en quête de rédemption. Ces voyageurs, qui se retrouvaient pour les repas, dans le carré des officiers du bord, ne pouvaient communiquer avec le pope, à cause du barrage de la langue. Pourtant, malgré cette difficulté, ils avaient réussi à faire comprendre au religieux, qu’ils lui seraient reconnaissant de bénir les repas avant que les cuillères ne plongent dans les plats. Le pope avait alors simplement considéré qu’ils étaient des gens de bien, et leur avait donné satisfaction, sans s’offusquer de leur étonnement à le voir le voir utiliser un signe de croix qui leur était totalement inconnu. (2)
A la vitesse de treize nœuds à peine, il faudrait quelques jours pour rejoindre la côte de « Terra Sancta », puisqu’ en plus, le navire devait faire escale à Héraklion et Limassol.
Alors que la côte Grecque s’estompait à l’horizon, Loukas, penché au bastingage, avait senti son cœur se serrer « et si je ne revenais pas ? »
Loukas Zanetakis était rentré dans les ordres à la suite d’un curieux rêve dans lequel il avait suivi un serpent imaginaire qui le guidait jusqu’à l’entrée d’une église orthodoxe, dans laquelle une croix en or flottait devant l’iconostase. Ce rêve l’avait marqué à tel point qu’il s’en été ouvert au pope de l’église Saint Nikolaos, qui lui avait simplement dit : « suis la voie de ton cœur, Loukas ». Zanetakis avait été, ce jour-là, envahi par un bien être qu’il n’avait encore jamais ressenti.
La voie du cœur…tout était parti de là.
Zanetakis, l’homme, prenait parfois le pas sur Loukas, le pope, un des gardiens désignés pour la protection du tombeau du Christ, dans l’église du Saint-Sépulcre à Jérusalem, cette ville chargée d’histoire, où parfois, chacun tentait d’imposer sa version de « la » vérité, alors que, depuis toujours, la vérité se trouvait probablement ailleurs, et n’était pas nécessairement accessible aux hommes.
Le temps de visite dans l’édicule où se trouvait le tombeau était limité.
Les gardiens, munis de leur curieuse coiffe, ne laissaient que quelques secondes d’extase ou d’illumination, à ceux qui avaient fait un si long voyage pour toucher, du bout du cœur, les pierres, les lieux, ou les paysages qui avaient vu Christos, ses compagnons, ses suiveurs.
L’homme n’était pas un de ces athlètes qui auraient pu, plusieurs siècles auparavant, participer aux jeux olympiques, mais il était toutefois de stature suffisamment imposante pour imposer le respect. Il arrivait parfois que des visiteurs, quasiment transfigurés par le contact avec le tombeau, ne respectent pas les quelques secondes qui leur étaient allouées pour une rapide prière ou bien un vœu pieu, et dépassent le temps de visite alloué. Zanetakis quittait alors son poste, à l’extérieur du tombeau, pour venir gentiment rappeler à tel ou tel pèlerin, que d’autres attendaient à l’extérieur de l’édicule, le moment de pénétrer au plus près de la dernière demeure du Christ.
Alors que l’orthodoxie Grecque s’était taillé la part du lion dans le domaine du gardiennage des lieux saints, Loukas avait fait vœu d’humilité. Il se trouvait qu’il était l’un des gardiens du tombeau, mais savait que cela ne lui donnait aucun droit, ni ne rajoutait de vertu à son état. Souvent étonné devant les ors et les décors habituellement chargés de l’orthodoxie, l’homme pensait au fond de lui que l’église ne survivrait que dans la pauvreté et l’humilité, mais sage, avant tout, il se gardait bien de partager ses opinions avec d’autres membres de la communauté Grecque orthodoxe, ou même avec des religieux de rites différents.
Le pope n’avait levé qu’une seule fois la main sur un homme, un jour que dans la queue des visiteurs, dont certains portaient des uniformes de l’armée occupante, un homme frisant la soixantaine, s’était plaint bruyamment de devoir attendre son tour, et avait pris à témoin une partie de la foule en espérant recevoir un soutien légitimant son impatience. En s’approchant de l’homme, la main levée, prêt à talocher le fâcheux, le pope avait senti l’odeur tenace du raki et s’était soudainement radouci.
Il s’était revu, des années en arrière, fréquentant régulièrement les chemins qui mènent à la déchéance. L’alcoolisme, Loukas Zanetakis avait déjà donné. Il s’était même demandé un jour si ce qu’il appelait sa « vocation » ne lui avait pas été envoyée pour le protéger d’une destinée peu enviable : devenir un ivrogne, dans une petite ville de province, quelque part au fin fond de la Grèce de cette fin de siècle.
A quinze ans, Zanetakis avait déjà en mémoire le goût anisé de l’ouzo, et pouvait témoigner de la violence engendrée parfois par l’alcool. Héléna, sa mère portait régulièrement les marques des colères et des coups portés par son père Athanasios, sur sa malheureuse épouse.
Un père colérique, maltraitant ses proches…peut-être cela faisait-il partie des raisons qui avaient poussé Loukas sur le chemin du spirituel ?
Le pèlerin éméché s’était calmé en voyant la main levée et les yeux menaçant du pope. Loukas Zanetakis avait ensuite eu honte, et demandé le pardon de cette bouffée de colère, à Saint-Dimitrios.
De la basilique du Saint-Sépulcre jusqu’aux bâtiments du patriarcat Grec de Jérusalem, il n’y avait que quelques centaines de mètres, vite couverts. C’est là que logeait Loukas Zanetakis, dans une chambre qui tenait plus de la cellule monacale, que du logement d’un gardien du tombeau, mais cela ne dérangeait pas l’homme. « Encore heureux que j’ai un toit sur la tête » se disait-il… « J’aurais pu me retrouver comme les moines Ethiopiens, sur le toit du Saint-Sépulcre, en compagnie des pigeons… ».
Dans un emploi du temps entièrement dédié au sacré et à ses fonctions religieuses, le pope avait réussi à glisser, ici et là, des moments d’absences. Il quittait discrètement la basilique, son lieu de vie au quotidien, pour aller se dégourdir les jambes dans les petites rues du souk de la vieille ville. Suivant un parcours qu’il avait choisi tortueux à souhait, il terminait sa promenade à la porte de Damas avant de remonter vers le Saint-Sépulcre par un itinéraire parallèle qui le faisait passer devant des boutiques dans lesquelles des monceaux d’assiettes, de bols, de tasses de faïence, décorées par de patients artistes Arméniens, attendaient les riches clients.
Le bâtiment du Patriarcat de la Sainte Cité de Jérusalem et de toute la Palestine, (3), situé dans la rue qui portait son nom, était une grosse bâtisse recouverte d’une sorte de glycine qui encadrait les fenêtres. A quelques mètres de l’entrée principale, utilisée par le patriarche et les hiérarques, se trouvait une autre porte devant laquelle stationnaient régulièrement des charrettes de bois, tirées d’ordinaire par des petits ânes dociles et poussiéreux. C’était par cette porte qu’étaient acheminés dans le bâtiment, jusqu’aux cuisines, les vivres nécessaires au quotidien du patriarche et de son état-major. C’était également par cette porte que les gardiens du tombeau sortaient et rentraient, quittant leur petite chambre ou y revenant après une journée passée au cœur du Sépulcre. Passer une journée debout, avec de rares pauses, était éprouvant, même pour les jeunes .
Cosmas Petrakos, le secrétaire que le patriarche avait choisi pour gérer les détails matériels de la vie au Patriarcat, était une sorte de géant bienveillant (4) qui s’était donné pour mission de maintenir l’harmonie au sein de la communauté qui résidait dans l’immense bâtisse. Il était celui qui se trouvait au plus près du patriarche et, à ce titre, était courtisé, parfois de façon outrageuse, par tel pope en quête d’un retour au pays, d’une chambre plus grande que celle allouée, de pauses plus longues lors du service au tombeau. S’il quittait le bâtiment régulièrement pour aller passer des commandes aux fournisseurs, il s’assurait du bien-être des animaux de bât qui attendaient sagement devant la porte de service, que leurs maîtres ressortent et continuent la journée avec eux.
Malheur à l’ânier qui aurait omis de nourrir correctement sa bête, ou bien qui l’aurait laisser souffrir de la soif, surtout à partir d’avril, quand le soleil de Jérusalem se faisait mordant. Cosmas aurait rayé le propriétaire, de sa liste de fournisseurs.
Adieu l’âne, adieu l’ânier.
Les boutiquiers savaient Cosmas droit et rigoureux. Le secrétaire, de son côté, en quittant le patriarcat, n’aurait jamais manqué l’occasion de dire une gentillesse en Grec, à l’oreille des équidés. « Bonjour mon gentil petit âne, vas-tu bien aujourd’hui, ton maître est-il gentil avec toi ? ».
Les habitants du patriarcat n’avaient vu qu’une fois Cosmas entrer dans une colère noire. Chacun se souvenait du repas de Noel de l’année précédente, quand des fournisseurs peu scrupuleux ou peut-être malicieux, avaient livré aux cuisines du patriarche, des denrées avariées. Cosmas, avait, dès le lendemain, fait déposer lesdites denrées devant les magasins des fournisseurs, et avait rayés de ses listes ces commerçants indélicats. Sa colère ne s’était calmée qu’après avoir bu trois ouzos à la terrasse d’un repaire de joueurs d’échecs, pas très loin de la cathédrale Saint-Jacques, dans le quartier Arménien dans lequel Cosmas Petrakos comptait de nombreux et fidèles amis.
Personne ne savait pourquoi les gardiens étaient au nombre de vingt-sept. Trois ans après qu’il eut pris sa place dans le petit monde du Saint Sépulcre, Loukas Zanetakis ne savait toujours pas pourquoi il avait été choisi, lui, pour une fonction qui malgré tout, restait quand même prestigieuse.
Jérusalem, Bethléhem, la vie de Christos, sa mort, le miracle dont parlaient les écritures…Au fur et à mesure des semaines qui passaient, Zanetakis s’interrogeait. Au-delà des rituels, des cérémonies, des encens, des ors, au-delà des icones, il ressentait le besoin de se retrouver face à lui-même. Il se savait « hors du moule », il se connaissait un petit côté rebelle, non pas à l’autorité ecclésiastique, mais plutôt à certains aspects de sa propre religion. Quand, dans sa tête, trop de questions prenaient le pas sur les prières, Loukas se transportait vers une petite chapelle située au fond du Saint-Sépulcre, un petit recoin de pierres noircies par la fumée de mille bougies, et là, à genoux, ou même assis sur une mauvaise chaise en bois qui avait vu de meilleurs jours, il s’apaisait, et remerciait le ciel pour ce moment de bien-être. En regardant le mur nu, sans icones, de la petite chapelle, il lui semblait qu’il comprenait mieux le sacré de l’endroit, les mystères de toute cette incroyable foi qui habitait les pèlerins, et portaient cette religion depuis des siècles.
La lettre était arrivée le jeudi 14 avril. Le secrétaire du patriarche avait fait venir Zanetakis dans son bureau. « Sans doute encore la notification d’un énième changement d’horaire au tombeau » avait pensé le pope.
Cosmas Petrakos lui avait tendu l’enveloppe et au moment de prendre le rectangle de papier timbré portant le cachet postal de Makrinitsa, et, sur la gauche, une croix orthodoxe, Loukas su que, loin de contenir un document administratif religieux, la lettre était annonciatrice d’un drame.
L’adresse utilisée était celle du Patriarcat Grec Orthodoxe, et l’inscription « aux bons soins de Sa Béatitude le Patriarche Damien 1er », fit battre son cœur plus fort. Il ouvrit l’enveloppe, en sortit un simple feuillet de mauvais papier ;
« Mon cher Loukas,
Quand tu liras cette lettre, ton père Athanasios sera déjà mis en terre et son âme sera auprès de Christos.
Il y a sept semaines de cela, ton père était parti à Volos pour jouer aux échecs, comme il faisait parfois. Des témoins qui se trouvait ce soir là à la taverne ont dit qu’il avait beaucoup bu et qu’à la fin de la partie, il était sorti, s’était dirigé vers le port et n’avait pas reparu. Le matin du lendemain, des pêcheurs ont retrouvé le corps d’Athanasios flottant dans les eaux du port.
Sois assuré que nous avons tous prié pour son salut et que la communauté prend soin de ta mère qui a été très affectée par ce décès.
Que le Christ te soutienne dans cette épreuve »
La missive était signée par un certain Kodratos Ioannidis, probablement le nouveau pope, se dit Loukas.
Curieusement, la première chose que Loukas ressenti fut de la culpabilité, pour s’être trouvé loin de son pays, loin de sa famille, au moment du drame. Il eut une pensée pour sa mère, et se dit qu’elle ne survivrait pas longtemps à l’absence de son bourreau de mari.
Que pouvait-il dire ? Que pouvait-il faire ?
Le choc avait été tel que le religieux avait demandé à être déchargé de son service pendant quarante-huit heures. Il en avait passé plus de vingt-cinq en dévotion, seul, face au mur de la petite chapelle qu’il affectionnait, fixant la flamme des bougies votives déposées là par les religieux de tous les ordres.
Depuis qu’il avait appris le décès du père de Loukas, Cosmas Petrakos, déjà attentionné de nature, était devenu encore plus prévenant quand il s’agissait du pope Zanetakis. Il avait fait en sorte que ses matinées au tombeau soient plus courtes, que la participation aux offices rituels ne lui soit pas systématiquement imposée. Il savait qu’il faudrait au jeune homme plusieurs semaines pour se remettre d’un tel bouleversement. Une chose était de vivre loin de son pays et de sa famille, une autre de savoir qu’un être cher, en dépit de son caractère épouvantable, avait disparu de son monde.
Le temps avait changé sur Jérusalem.
La longue arrière-saison qui suivait l’été s’était transformé en grisaille quasi quotidienne. Comme dans tous les pays du Moyen-Orient, où il fait souvent très sec, les quelques semaines entre novembre et mars apportaient à la Palestine l’eau qui manquait dans les puits, sur les terres déjà arides de Judée, ou les champs de Galilée.
Certains marchés de Jérusalem avaient été inondés, laissant des marchandises diverses se mettre à flotter sur une petite mer sortie des nuages gris qui plombaient le ciel. Zanetakis avait même vu des volailles vivantes dans leur cages, emportés par les flots diluviens.
Noël était maintenant proche, les journées étaient plus courtes, et Loukas avait plus de temps pour penser. Régulièrement, les mêmes questions se présentaient à lui : pourquoi moi ? Pourquoi suis-je ici, en Palestine, dans ce lieu si important, à garder le tombeau de Christos… ?
De fil en aiguille, il avait pris l’habitude, à chaque occasion offerte, de faire un bilan de sa vie. Il revoyait dans sa mémoire les oliviers qui entouraient la place empierrée de Makrinitsa, il repensait aux feuilles de vigne farcies qu’Héléna, sa mère, remplissait d’un mélange de bœuf et de mouton, puis cuisait dans de l’huile d’olive et du jus de citron. Il revoyait le visage d’Athanasios, et ressentait régulièrement de la pitié pour ce curieux couple qu’avaient formé ses parents qui, n’ayant jamais fréquenté l’école, ne sachant pas lire, avaient réussi à éduquer quatre enfants en plus de Loukas.
De ses parents, le religieux n’avait pas connu grand-chose, sinon que son père, né à Astras, avait un frère jumeau qui avait disparu quand il avait vingt ans, et dont personne n’avait jamais plus eu de nouvelles. Etait-il mort ? vivant ? qu’était-il devenu ? était-il exact qu’il n’avait jamais écrit ? quelle était la vérité ?
Héléna Katrakis, sa mère, était de Volos. Elle était fille d’un pêcheur et d’une lavandière mais on disait à Makrinitsa qu’une partie de sa famille avait du bien à Kavala, au nord-est du pays, des champs d’oliviers, des troupeaux, une flottille de bateaux de pêche …alors souvent, les gens s’étonnaient de voir la famille Zanetakis vivre dans une incroyable pauvreté, avec comme seuls soutien les dons épisodiques de nourriture provenant des bergers de la province, et des agriculteurs.
Il paraissait également, mais était-ce vrai, qu’un des cousins d’Héléna Zanetakis, était devenu un haut-dignitaire de l’église orthodoxe. Mais personne n’en savait plus, car un certain mystère entourait le nom de cette curieuse famille.
Loukas se souvenait que, tant sa mère que son père, n’avaient jamais mis les pieds dans une quelconque salle de classe, et ne savaient de ce ne fait ni lire, ni même écrire.
Quand il fallait absolument envoyer une missive, ce qui était bien rare, les parents de Loukas utilisaient les services d’un écrivain public qu’ils payaient en fromage de chèvre ou bien en huile d’olive.
Depuis qu’il était arrivé sur cette terre sainte, il s’était imprégné des paysages qu’avaient certainement connu le Christ et, certains jours, il se disait que finalement, peu de choses avaient changé depuis l’époque des évangiles. Cette idée lui revenait avec force à chaque fois qu’il croisait, dans les ruelles de la vieille ville, un petit âne attelé à une charrette en mauvais bois.
Le patriarche Damien 1er avait un point commun avec Loukas. Il affectionnait, lui aussi, la simplicité. Plus loin il était des ors et des honneurs, mieux il se portait. Les occasions étaient pourtant nombreuses de participer à tel office, telle réunion de personnes haut-placées, tel matinée œcuménique. Son bureau était situé au premier étage de la grande bâtisse. C’était une pièce d’une trentaine de mètres carrés, un vrai luxe, auquel son enfance dans une région pauvre de Grèce, ne l’avait pas préparé. Le plancher en cèdre du Liban était toujours ciré, et un voilage léger habillait la grande fenêtre. Le patriarche Damien 1er affectionnait tout particulièrement la période entre la fin mars et la mi-octobre, quand la température extérieure permettait de garder la fenêtre ouverte. Son bureau donnait sur la cour d’une grande maison, propriété d’un drapier Turc, un certain Altay Özdemir, qui croyait plus aux vertus du commerce qu’à celles de la politique.
Sur les murs de sa cour, des bougainvilliers faisaient de splendides arabesques pourpres. Toute la journée, des couples de pigeons ou de tourterelles venaient se poser et picorer dans une écuelle en terre, que le commerçant alimentait en graines de sésame, de tournesol, et en petites brisures de baklawa. (6)
Régulièrement, de jeunes enfants sortaient de la maison voisine, remplissaient la cour de leurs cris, et s’en retournaient à l’intérieur de la bâtisse. Deux chats noirs et un chat blanc passaient leur journée au pied d’un énorme olivier en pot trônant au milieu de la cour. Sur les murs du bureau du patriarche, deux icones de Christ pantocrator (7) mettaient une touche de couleur sur des murs couverts d’un blanc immaculé.
Le travail du patriarche comportait, à parts égales, des missions spirituelles mais aussi des tâches plus prosaïques, telle que la gestion des lieux saints, et des couvents orthodoxes. Depuis de nombreuses années, Gérasime 1er avait eu la chance d’être secondé par Cosmas Petrakos, un homme plein de ressources, qui s’occupait du quotidien, faisait fonctionner le patriarcat tout en veillant au bien être, même si spartiate, des gardiens du tombeau. Mais Cosmas accusait maintenant les soixante-huit ans. Il avait derrière lui plus de trente ans de terre-sainte et avait demandé à plusieurs reprises de pouvoir rentrer au pays où l’attendait une vieille mère veuve qui vivait seule à Stavros, dans le sud de la Grèce. Le modeste pécule que Cosmas rapporterait avec lui, serait bien utile pour adoucir la fin de vie de Madame Petrakos.
Damien 1er était, depuis six mois déjà, à la recherche d’un nouveau majordome. Il ne lui importait pas trop que celui-çi fut laïc ou bien religieux, mais il affectionnait tout particulièrement les gens de bien qui, comme lui, considéraient la vie comme un parcours d’apprentissage. Le patriarche savait depuis longtemps déjà qu’un jour se poserait la question de la succession de Cosmas, qui faisait partie de l’histoire du bâtiment et s’était révélé être un majordome d’exception et un gestionnaire consciencieux.
Ce fut Cosmas qui eut l’idée, alors que le patriarche se désolait de n’avoir encore trouvé personne qui put lui succéder.
« Je connais quelqu’un qui pourrait prendre ma place » dit doucement Cosmas. « Je crois que vous le connaissez aussi » rajouta-t-il. « Il s’agit d’un jeune pope du service au tombeau, un certain Loukas Zanetakis. Il vient de perdre son père, je suis sûr qu’un changement d’activité lui serait bénéfique. L’avantage est que le service du patriarcat serait confié à un religieux, un homme qui partagerait vos croyances, et comprendrait mieux que quiconque, de quelle façon votre maison doit fonctionner, et dans quel esprit »
Damien 1er avait passé sa main droite dans sa longue barbe blanche, s’était levé du fauteuil qui faisait face à son bureau, puis s’était dirigé vers la fenêtre dont il avait écarté doucement les rideaux. Le soleil était entré dans la pièce. Cela avait apporté un large sourire sur le visage du patriarche, et sur celui de Cosmas. On pouvait entendre le roucoulement proche d’une tourterelle, et, plus loin dans la rue, deux hommes qui discutaient en arabe. Le vieil homme se retourna vers Cosmas et lui dit simplement : « vous m’avez convaincu, convoquez Zanetakis, si dieu le veut, il acceptera ».
Cosmas avait chargé Ayoub, le petit coursier arabe, de prévenir Loukas.
Une enveloppe avait été confiée au jeune garçon d’à peine neuf ans, qui effectuait pour le patriarcat, des petites courses dans le quartier, pour lesquelles il recevait une compensation sous forme de repas pour lui et de fourrage pour l’âne avec lequel il parcourait les rues de la vieille ville. Ayoub s’était glissé dans le Saint-Sépulcre, était passé devant l’édicule qui protégeait le tombeau, avait continué sur quelques mètres avant de tourner à droite. Il avait vu, de dos, Loukas Zanetakis. Il s’approcha du religieux, lui remis l’enveloppe avec un sourire et indiqua en arabe : « La patriarche veut vous voir, vite, venez… »
« J’arrive, j’arrive » répondit Loukas en Grec.
L’homme s’était demandé depuis pas mal de temps, s’il n’était pas en train de perdre la foi. Il se sentait abandonné par dieu, n’avait plus d’entrain, ne priait plus avec le cœur…Il avait plus d’une fois déjà, eu envie de tout envoyer balader, rentrer en Grèce, quitte à devenir simple berge, ou même pêcheur. Il quitta le Saint-Sépulcre après s’être signé devant la Pierre de l’Onction, remonta légèrement sa robe, en emprisonna un pli dans sa main droite, pour pouvoir marcher plus vite, et se hâta vers le bâtiment du patriarcat Grec.
Mille-neuf-cent-quatre…six ans déjà s’étaient écoulés depuis son arrivée.
A la porte de service, deux cuisiniers s’attelaient à décharger une charrette qui contenait des victuailles. Loukas savait que le soir même devait se dérouler un dîner auquel étaient invités les dignitaires de l’orthodoxie Russe, en visite à Jérusalem. La construction de l’église Saint-Marie-Madeleine avait été terminée quatre ans auparavant, et sa silhouette avec ses clochers à bulbe était maintenant familière aux habitants de Jérusalem. Costas Petrakos dirigea le pope vers le cabinet d’attente du patriarche avant de se glisser par la porte du bureau pour indiquer à Damien 1er que Loukas était arrivé.
Sur une petite table basse recouverte de carreaux de céramique trônait un guide Baedeker contenant vingt cartes, quarante-huit plans et un panorama de Jérusalem. Le guide touristique n’avait pas visiblement pas été souvent ouvert et l’encre paraissait en être encore fraîche six ans après sa publication.
La couverture de couleur bordeaux indiquait « Baedeker’s Palestine and Syria (8).
Loukas eut à peine le temps de feuilleter le livre que déjà, la porte du bureau du patriarche s’ouvrait. Damien 1er avait comme règle de ne jamais faire attendre ses visiteurs.
« Faites-le donc entrer » indiqua l’hiérarque, à Cosmas Petrakos.
Loukas se leva, un peu anxieux, et entra dans la pièce. Le patriarche était debout, à côté de son bureau. Le pope s’approcha, mit un genou à terre, pris la main droite du haut-dignitaire et baisa l’anneau qu’il portait.
« Que le Seigneur vous bénisse, votre Béatitude » se hasarda Loukas…
« Vous vous demandez sans doute pourquoi je vous ai fait venir » répondit le patriarche.
Se sentant de trop, Cosmas Petrakos sorti du bureau, referma la porte. Le chef de la communauté Grecque orthodoxe invita le jeune pope à s’asseoir.
Loukas redoutait une remontrance, une sanction pour un manque d’assiduité aux offices, un transfert honteux vers la grotte de la nativité de Bethléhem, alors qu’un autre aurait pris sa place parmi les gardiens du tombeau. Dans le parcours sacré que représentait ce temps en Palestine, la naissance du Christ représentait pour Loukas quelque chose de moins « saint » que sa mort au Golgotha. Un transfert vers la grotte de la nativité aurait, dans son esprit en tout cas, été un signe de disgrâce. Il baissa les yeux quelques instants, rentra la tête dans les épaules, s’apprêta à faire face à la situation.
Le patriarche se gratta la gorge, passa la main gauche dans sa barbe et s’adressa à Loukas.
« J’ai appris que vous aviez eu un décès dans votre famille. J’ai prié pour vous, je sais que vous avez été affecté par la mort de votre père. Je suis passé par là en mon temps, soyez assuré que je connais le chagrin et que je comprends votre tristesse. »
Le pope se redressa…il n’y avait pas de remontrance en vue et le patriarche semblait être un homme sincèrement bon. Il continua.
« Notre bon Cosmas Petrakos a passé trente ans au service du Patriarcat Grec Orthodoxe de Jérusalem. Il a servi les quatre derniers patriarches, que dieu les bénisse, et m’a demandé de lui trouver un remplacement avant qu’il ne retourne en Grèce. Vous avez été recommandé par cet homme de bien, et je souhaite savoir si vous accepteriez de remplir sa charge, ce qui impliquerait pour vous de quitter le service du tombeau. Qu’en pensez-vous ? »
Le cœur de Loukas se mit à battre plus fort…se mettre au service du patriarche, quitter le Saint-Sépulcre, ce lieu magique à l’intérieur duquel il s’était tant de fois senti près du Christ…et que deviendrait-il s’il acceptait ? Il savait que la décision lui appartenait, mais eu la sagesse de différer sa réponse.
« Votre Béatitude, que le Christ ressuscité vous bénisse pour avoir pensé à moi. Ce que vous me proposez représente un grand honneur. Je ne suis pas sûr d’en être digne. Puis-je vous demander jusqu’à dimanche soir pour y réfléchir ? »
Le patriarche sourit.
« Je savais que vous étiez un homme sage » dit-il avec un regard bienveillant. « Une telle décision ne peut pas se prendre en quelques secondes. Venez me voir lundi matin, vous me direz si vous souhaitez devenir mon bras droit et gérer le petit monde du patriarcat »
Damien 1er appela Cosmas.
« Raccompagnez notre pope, il viendra me voir lundi pour me donner sa réponse »
Cosmas fit signe à Loukas. Les deux hommes quittèrent le bureau du patriarche au moment où les cloches de l’angelus sonnaient à l’église Saint-Jacques.
Loukas avait abandonné le tombeau après avoir prévenu le père Antoniou. Le vieux pope qui présidait la communauté des gardiens du temple avait été attristé de sentir Loukas en peine.
« Je souhaite aller à Bethléhem pour la journée de dimanche, pour prier à l’église de la nativité » avait dit Loukas. Le père Antoniou l’avait regardé avec bienveillance et simplement répondu : « Allez, que Christos veille sur vous »
Le pope avait pris sur ses deniers pour couvrir en charrette tirée par un cheval, les dix kilomètres séparant le Saint-Sépulcre de l’église de la nativité. Il avait transpiré sous son habit, alors que le soleil était déjà haut dans le ciel. A son réveil, il avait longuement prié, et alors qu’il mettait un pied au sol au sortir de son lit, une tourterelle s’était posée sur le rebord de sa fenêtre. Loukas n’avait pu s’empêcher d’y voir un bon présage.
Il était rentré dans la basilique de la nativité, après avoir congédié son cocher. Il avait décidé qu’il reviendrait à pied au bâtiment du patriarcat et s’était imposé cette marche « punitive » sous le soleil.
Dans l’église orthodoxe régnaient silence et fraîcheur. Loukas s’approcha du petit escalier qui menait à la grotte, et se retrouva rapidement en bas de la volée de marches. Il était seul, si ce n’était pour un vieux pope à genou, immobile comme statufié, les yeux fermés, adressant ses prières au fils de Marie et de Joseph le charpentier.
Le pope s’agenouilla à côté du vieil homme et essaya de calmer les battements de son cœur.
« Et si j’acceptais cette offre ? et si c’était un bienfait ? que faire, mon dieu, que faire… »
Après un quart d’heure de silence, mis à part les prières à voix basse du vieil homme, alors que Loukas se relevait, son voisin, les yeux maintenant ouverts et fixés sur la grotte, lui dit simplement « dieu envoie toujours les réponses à nos questions, vous avez fait le bon choix en venant prier ici, quand vous sortirez de la basilique, vous saurez ce que vous devez faire, il vous suffira pour cela d’écouter un homme de rencontre. »
Puis le religieux âgé tourna vers Loukas un visage souriant et lui dit simplement « allez en paix », puis referma les yeux et retourna à son silence et à sa prière.
Il était midi. Le jeune pope avait quitté la basilique de la nativité. Il croisa sur sa route des ânes tirant de lourdes charrettes chargées de briques, et eu soudain de la peine en pensant à la souffrance des bêtes à qui on demandait des efforts déraisonnables pour tracter, chacune, plusieurs centaines de kilos.
Si un homme pouvait parcourir six kilomètres en une heure, Loukas en mis deux pour marcher sur un tiers de sa distance de retour. Il avait le temps de rentrer et avait la tête dans les nuages.
Entre Bethléhem et Jérusalem, à peu près à mi-chemin, il se retrouva dans un petit village avec, a sa gauche, un puit devant lequel stationnaient deux chameaux d’Arabie bâtés, et plusieurs âniers et leurs montures. Il eut soudain soif et se rapprocha de l’endroit.
Trois ou quatre cochers arabes discutaient avec force gestes. Aucun ne prêta attention au religieux qui prit le seau en fer blanc, attachée au puit par une cordelette de chanvre, et le descendit jusqu’à la surface de l’eau. Au moment ou il fut rempli, alors que Loukas commençait à le remonter, il sentit que quelqu’un lui tapait sur l’épaule. « Je ramène une charrette vide dans la vieille ville, venez, je vous emmène sans vous faire payer » L’homme était légèrement plus vieux que Loukas. Il s’était adressé à lui en Grec. Il était commerçant en vaisselle et fournissait à des boutiques de la vieille ville, depuis plus de vingt-cinq ans, des objets de terre cuite fabriqués artisanalement à Bethléhem.
Alors que les deux hommes était assis sur le plateau en bois, et que la jument avait prit son rythme, le commerçant, silencieux depuis le début du trajet, s’adressa soudain au pope.
« Venez-vous souvent à Bethléhem ? » demanda-t-il
« Seulement quand je veux y prier ! » répondit Loukas, peu enclin à démarrer une quelconque conversation, même en Grec
« Cherchez-vous des réponses ? » s’enhardit le commerçant.
Le pope senti monter en lui un étrange malaise.
« Comment le savez-vous ? »
« C’est une sorte de don » répondit le vendeur de terres cuites. « C’est de famille, je n’ai jamais su ni pourquoi, ni comment. Ma mère avait également cette faculté de percevoir le non-dit ».
Loukas repensa à son court échange dans la grotte de la nativité. Etait-ce « l’homme de rencontre ? » Il prit sur lui, et expliqua au commerçant, le choix qui s’offrait de continuer à servir le sacré au Saint-Sépulcre, ou gérer le profane, auprès du patriarche de Jérusalem. Il n’attendait pas de réponse de cet homme, qu’il ne connaissait pas, et avec lequel il n’avait rien de commun sauf, la langue.
Un sourire passa sur le visage du commerçant Grec
« Et si vous relisiez l’épitre de Saint-Paul aux Romains ? et le Livre des Psaumes ? » dit, sur un ton énigmatique, l’homme qui tenait les rênes. « Peut-être y trouveriez-vous un réconfort qui vous aiderait à prendre votre décision, à faire votre choix… »
« Peut-être » répondit simplement Loukas. Sans dire mot, les deux hommes continuèrent leur court voyage vers Jérusalem. A l’entrée d’Ein Kerem, ou d’après la légende, était né Yohanan ben Zakharya, plus connu sous le nom de Jean le Baptiste, Loukas fit signe à son compagnon, d’arrêter l’attelage.
« C’est ici que je descends, je terminerai à pied, j’ai besoin de marcher, merci pour votre bonté ». Le commerçant immobilisa la charrette, regarda le pope, et lui dit simplement « que Christos vous accompagne ». Loukas sauta au sol. Il y eu le claquement sec du fouet, et le bruit des roues cerclées de métal sur les cailloux reprit, diminua, puis disparu. Loukas ne fréquentait d’ordinaire pas les églises catholiques mais il aimait les rituels Romains, et la simplicité des décors religieux dans les bâtiments consacrés. Cela tranchait avec la pléthore d’icônes qui faisait partie de l’orthodoxie. Il marcha sur trois-cent mètres, le soleil était brûlant, il devait être maintenant quinze heures. Il pénétra dans l’église Saint-Jean-Baptiste sous les yeux étonnés des passants qui savaient ce lieu dédié aux catholiques. Une fois dans la place, Loukas fut frappé par la fraîcheur du lieu, autant que par le calme qui régnait dans l’édifice. Il n’y avait pas d’odeur d’encens, cette odeur tenace à laquelle il s’était habitué durant son service au tombeau. Il retira son kamilavkion et s’assit sur une chaise paillée, au premier rang, à quelques pas de l’autel. Il se mit à prier, comme il avait prié tant de fois au Saint-Sépulcre, ou dans des églises orthodoxes de Palestine, ou même de Grèce. Au lieu d’un simple arrêt de quelques minutes, il avait passé plus de deux heures, comme entre deux mondes, sans même savoir pourquoi il était venu à Ein Kerem, ni même comment il y était arrivé.
Un prêtre catholique s’approcha de lui, montrant une montre à gousset au bout d’une petite chaîne en argent, et dit simplement en Français « l’angelus, l’angelus, je dois fermer, il est l’heure ».
Loukas compris qu’il était temps pour lui de rentrer à Jérusalem. Il avait tardé à revenir, voulant retenir le jour encore un peu. Il salua le prêtre d’un geste déférent de la tête, repris le kamilavkion qu’il avait posé sur la chaise voisine, marcha jusqu’à l’épaisse porte, franchit le seuil de l’église, et commença à marcher sur la route couverte de cailloux et de poussière.
A l’ouest, le ciel avait déjà rougi, les cloches de l’église Saint-Jean-Baptiste se mirent à tinter. Pour les catholique Romains, il était l’heure de la prière du soir, pour Loukas Zanetakis il était temps de décider. Il tourna à gauche, sur une route plus large, sous ses yeux s’étalait déjà la vieille ville.
Le pope s’était levé à trois heures. Il avait marché dans l’obscurité jusqu’à la Sainte-Basilique pour pouvoir assister à l’ouverture de la porte. Il voulait être parmi les premiers afin de prier dans le calme, hors période des offices, hors processions et encensements. Alors qu’il lui restait une cinquantaine de mètres pour atteindre l’imposante église, il sut qu’il allait accepter la proposition du patriarche. Il eut soudainement cette incroyable certitude qui effaçait les doutes des derniers jours, les hésitations des dernières semaines, concernant la solidité de sa foi. Rien ne l’obligeait à rester au Saint-Sépulcre, pensa-t-il. Il y avait d’autres façons de servir son église (10), et effectivement, les voies de Dieu pouvaient être impénétrables.
Loukas s’était présenté dans l’antichambre du patriarche Damien 1er, là où se trouvait le bureau de Cosmas. Il trouva le secrétaire aux prises avec un problème d’intendance : un diner était prévu pour le soir même, et rien n’avait encore été livré alors qu’il était maintenant onze heures du matin. Petrakos prit la parole :
« Le patriarche m’a longuement parlé de vous, je sais qu’il aimerait que vous acceptiez son offre, je sais aussi que vous restez le décisionnaire.
Je ne prétends pas savoir ce que vous ressentez, je me doute, par contre, que si vous devenez secrétaire, beaucoup de choses ne seront plus comme avant, pour vous, si vous acceptez, vous passerez un mois en ma compagnie, pour apprendre les tenants et les aboutissants de la charge de secrétaire de sa Béatitude. »
Cosmas Petrakos avait apporté à Loukas une tasse en céramique Arménienne, qui contenait du café à la Turque, un liquide fort et odorant, dont il abusait, en buvant jusqu’à quinze tasses par jour. « Vous aussi vous y viendrez » lança-t-il à l’adresse de Loukas.
Le pope pris la parole.
« Vous pouvez m’annoncer au Patriarche, mais je vous donne l’information en priorité, j’ai longuement réfléchi, j’accepte de vous remplacer. »
Cosmas Petrakos frappa à la lourde porte en cèdre. Il entendit le patriarche se gratter la gorge
« Entrez, entrez » dit le vieil homme. Petrakos ouvrit, et trouva Damien 1er devant la fenêtre. Il avait disposé sur le petit balcon des miettes de pain, des graines de tournesol, quelques parcelles de lard. Il se tourna pour faire face à Cosmas et lui dit, comme s’il lui confiait un secret qui ne devait pas sortir de la pièce : « J’ai volé tout ceci aux cuisines, mon bon Cosmas, ne le dites à personne, mais je nourris régulièrement les oiseaux du ciel…une façon parmi d’autres de gagner mon paradis, ne pensez-vous pas ? »
Petrakos sourit. Il avait réalisé il y avait bien longtemps, qu’il avait de l’affection pour le vieux patriarche, et pas seulement du respect.
« Votre pope est là, votre Béatitude, vous aviez rendez-vous ce matin, vous vous souvenez ? »
Le dignitaire religieux regagna son bureau, s’assit, regarda Cosmas dans les yeux.
« Pensez-vous qu’il sera digne de confiance, si tant est qu’il accepte mon offre, je veux dire, faites-le donc entrer » …
Cosmas passa la tête par la porte, « il vous attend » dit-il simplement. Loukas entra dans le bureau du patriarche, s’approcha du bureau, mit un genou en terre et attendit que l’homme lui dise de s’asseoir.
« Alors Loukas, avez-vous réfléchi ? Dois-je me réjouir, ou bien continuer mes recherches ? »
Zanetakis sentit sa gorge se serrer, et les battements de son cœur s’accélérer. En quelques secondes, il se revit sur le bateau, il repensa à son arrivée à Haïfa, à ses interrogations sur les raisons pour lesquelles il était aujourd’hui en Palestine. Il regretterait probablement sa petite chapelle, l’odeur des encens, le murmure des pèlerins, la magie du lieu. La proximité avec le sacré lui manquerait sans doute, mais il pourrait toujours aller prier sur les lieux saints. Sept minutes de marche séparaient le patriarcat de la basilique du Saint-Sépulcre. Même s’il avait accepté la proposition, jusqu’au dernier moment, il y eut encore le doute dans l’esprit de Loukas.
« Votre Béatitude, j’accepte votre proposition de grand cœur, et vous remercie de me permettre, à travers vous, de servir notre communauté orthodoxe »
« Alors c’est dit… » répliqua simplement le patriarche. En travaillant ici, vous aurez sans doute l’occasion de découvrir de nouveaux sentiers, de nouvelles voies, de nouvelles choses sur le monde, comme sur vous-même »
Cosmas Petrakos avait assisté au court entretien.
Il se sentait rassuré, et pouvait, maintenant, entrevoir un retour au pays dans les soixante prochains jours. Il avait déjà préparé un programme pour familiariser Loukas Zanetakis avec les arcanes de la vie au patriarcat. Il avait passé son samedi et son dimanche à réaliser de petites fiches écrites à la plume, identifiant les différentes activités de son propre quotidien, expliquant comment réaliser les tâches demandées, qui contacter pour tel ou tel souci, quels fournisseurs utiliser, ou au contraire, bannir du service au patriarcat.
La journée du lundi avait vite passé…trop vite. Un peu comme s’il faisait des adieux provisoires au tombeau de Christos, Loukas avait voulu assister au rituel de fermeture de la basilique, une affaire compliquée qui durait depuis des siècles (11) et qui attirait souvent les pèlerins.
Cosmas avait installé, pour Loukas, un bureau temporaire au même étage que lui. « Quand je serai parti, vous vous installerez dans mon bureau » lui avait-il signifié. Il avait commencé, dès le lendemain, le travail de formation. Loukas avait tout à apprendre : l’organisation des repas, les fournisseurs, le protocole, la gestion des chambres des gardiens, l’organisation du ménage…Il devait également connaitre les petites habitudes du patriarche, comme les travers du vieil homme qui, avec l’âge, était devenu maniaque et parfois intolérant devant les problèmes ou les soucis du quotidien.
Les deux premières semaines avaient été chargées, il y avait tant à apprendre pour Loukas. Le lundi qui marquait le milieu du mois, alors qu’il s’apprêtait à commencer sa journée le nouveau secrétaire trouva sur son bureau sept caisses en bois, qui à un moment avaient dû contenir des bouteilles de vin Grec que le patriarche faisait venir par bateau. Des enveloppes de différentes tailles et couleurs étaient empilées jusqu’au ras des bords. Juste au moment où Loukas découvrait cet incroyables quantité de missives, Cosmas Petrakos entra dans la pièce. Après de rapides salutations, il expliqua :
« Vous allez maintenant entrer dans la phase la plus difficile de votre apprentissage. De façon à ce que vous puissiez mesurer l’importance de la charge de secrétaire, vous allez devoir archiver, suivant une méthode qui vous sera propre, la totalité du courrier qui se trouve dans ces caisses. Vous devrez créer, bien sûr, un catalogue avec des références, de façon à ce que le patriarche puisse retrouver d’anciens courriers que vous classerez par thèmes, religion, diplomatie, quotidien, gestion immobilière, ou d’autres catégories que vous serez libres d’ajouter selon votre humeur et la nature du courrier. Vous avez ici le courrier des cinq dernières années, c’est-à-dire depuis que notre Patriarche Damien 1er à remplacé l’ancien patriarche Gérasime en mille-huit-cent-quatre-vingt-dix-sept. »
Loukas Zanetakis remercia le ciel.
Être chargé d’une mission de ce type l’aiderait à occuper son esprit et faciliterait sans doute la transition entre le service au tombeau, durant lequel les gardiens avaient tendance à oublier le monde matériel, et sa nouvelle charge au patriarcat, aux côtés de Damien 1er.
Louka s’était donné deux mois pour produire un système d’archivage avec un catalogue thématique. Pour ce faire, il avait parcouru systématiquement chaque lettre, déchiffré les origines des courriers sur les enveloppes, rêvé en voyant les cachets postaux. Il y avait de tout : des demandes de prières, des rappels concernant des factures, des avis de taxes ou d’imposition en provenance de l’administration Ottomane. Il y avait également des lettres à caractère diplomatique en provenance de telle ou telle ambassade, des invitations à des cérémonies, des dîners, des documents de gestion concernant les nombreux biens que possédaient l’église orthodoxe Grecque dans le pays. Loukas pris une enveloppe au hasard, elle provenait d’un fournisseur de cierges et de bougies, et contenait une facture sur laquelle la mention « payé » et la date, était bien visible. Il s’intéressa à la quantité qui lui paru énorme, cent cinquante cierges de quatre-vingt centimètres, et soixante-dix d’un demi mètre de haut…. Il prit un deuxième courrier, il s’agissait cette fois d’une invitation à un diner avec le patriarche Copte, datant du dix-huit décembre mille-neuf-cent-deux…
Il y avait de quoi occuper Loukas pendant plusieurs semaines…
Il s’était crée de nouvelles habitudes en assignant au jours de la semaine des thématiques particulières. Le lundi, Loukas ne traitait que le courrier concernant l’immobilier, le mardi, il s’occuper de l’archivage de missives ayant un caractère diplomatique. Il avait réservé le mercredi pour la correspondance personnelles de Damien 1er, tandis que le jeudi était la journée consacrée aux courriers concernant l’intendance du patriarcat.
C’était justement un jeudi…
Loukas Zanetakis avait commencé tôt le matin. Vers midi, il était sorti pour changer d’air et avait pris un café turc du côté de la porte de Jaffa, presque en face de la tour de David. Il avait fait un large tour, à pied, s’était arrêté, comme il le faisait souvent, chez un vendeur de céramique du côté de la cathédrale Arménienne Saint-Jacques, pour une rapide partie d’échec. Il avait entrainé dans son sillage un chien errant qu’il aimait nourrir quand, d’aventure, l’homme et l’animal se croisaient. Loukas disait à qui voulait l’entendre que Dieu avait mit les animaux sur terre pour que les hommes sachent ce qu’était aimer. Il avait repris son travail d’archivage en début d’après midi et avait déjà formé plusieurs piles d’enveloppes provenant de la correspondance privée du patriarche. Une enveloppe rectangulaire blanche avait attiré son attention. C’était le grain du papier avait-il pensé, un grain assez grossier qui tranchait avec celui des enveloppes utilisées d’ordinaire.
Loukas finit le café turc que lui avait apporté un commis de cuisine, comme il le faisait chaque jour, et posa la tasse sur une desserte.
Il eut un coup au cœur quand il reconnu le cachet postal de Makrinitsa.
A l’intérieur de l’enveloppe, les deux feuillets d’une lettre attendaient d’être de nouveau dépliés.
Alors qu’il commençait la lecture du courrier, Loukas senti les battements de son cœur s’accélérer au-delà du raisonnable. La lettre était datée du 3 octobre 1897.
L’en tête de la missive comportait quatre lignes :
« Je soussigné Markos Vasilis, écrivain public, ai mis en forme cette lettre à la demande d’Héléna Katrakis de la commune de Makrinitsa. Madame Katrakis m’a donné comme adresse de destination :
Sa Béatitude le patriarche Damien 1er, Patriarcat Grec Orthodoxe de Jerusalem, Palestine.
Le corps de la lettre fit sur Loukas Zanetakis, l’effet d’une décharge électrique.
« Votre Béatitude, bien aimé cousin,
J’ai appris il y a peu votre nomination en Palestine, et je souhaite aujourd’hui vous demander de venir à mon secours. Depuis que vous avez quitté la Grèce, je suis resté en contact avec votre famille avec qui, grâce au ciel, j’ai pu parler des malheurs qui me frappent. Dieu en soit remercié, tout le monde a été compréhensif.
C’est votre sœur, Apollonia, qui m’a suggéré de vous écrire pour solliciter votre aide.
Mon époux Athanasios est devenu violent, à force d’alcool, à tel point que mon corps porte des marques qui resteront, maintenant, permanentes.
Mon fils Loukas a plusieurs fois essayé de me porter secours, mais il n’a pas réussi à faire entendre raison à Athanasios, et le climat entre les deux hommes est devenu si tendu, qu’en dépit de la robe qu’il porte étant devenu prêtre, je crains que Loukas, pour me protéger, ne s’en prenne physiquement à son père, et que son père, animé par la colère, ne finisse par le tuer.
Bien aimé cousin, vous qui êtes par la volonté divine, l’autorité suprême de l’église orthodoxe Grecque de Palestine, ne pourriez vous pas faire en sorte que mon fils Loukas soit déplacé de sa paroisse pour rejoindre votre communauté à Jérusalem ?
Je prie pour que le seigneur vous inspire et vous permette de donner une suite favorable à ma requête, et en attendant une réponse de votre part, je baise respectueusement votre anneau.
Votre cousine Héléna Katrakis, épouse Zanetakis, de Makrinitsa »
Le deuxième feuillet était seulement à moitié rempli. Dans la partie basse, inscrites à la plume et d’une belle écriture, le patriarche Damien 1er avait noté ses remarques et donné, par écrit ses instructions à Cosmas Petrakos : Faites-le venir, vite, ce pope est un membre de ma famille… !
Alors que les battements de cœur de Loukas semblaient retrouver un rythme normal, il y eut un grattement de gorge juste derrière lui. Posant le courrier sur son bureau, il se retourna doucement.
Debout dans l’encadrement de la porte, le patriarche Damien 1er et l’ancien secrétaire Cosmas Petrakos, lui souriaient.
©2021 Sylvain Ubersfeld
(1) Damien 1er était effectivement le patriarche de Jérusalem à l’époque de cette histoire.
(2) Les Orthodoxes Grecs se signent en utilisant trois doigts.
(3) La titulature officielle est : Patriarcat de la Sainte Cité de Jérusalem et de toute la Palestine, la Syrie, l'Arabie Pétrée, le Jourdain, Cana de Galilée et la sainte Sion. Elle est héritée de la période byzantine (395-630).
(4) Prénom dérivé de Cosmos, qui veut dire, en Grec, ordre, décence.
(5) Une boisson anisée appelée également Raki en Turquie
(6) Le baklava, baclava, baclawa ou baklawa pour la variante maghrébine, est un dessert traditionnel commun aux peuples des anciens empires ottoman et perse. On le retrouve dans les Balkans, dans le Caucase, au Maghreb et au Moyen-Orient.
(7) Pantocrator : Se dit du Christ en gloire, tel qu'il est représenté dans l'art byzantin.
(8) Les guides Baedekers représentaient à l’époque le « must » des guides touristiques. Il s’agit d’une édition de ce guide effectivement datant de 1898, l’année pendant laquelle se déroule cette histoire.
(9) Coiffe cléricale orthodoxie Grecque
(10)L’Ecclésia ou ekklesia (en grec ancien : ἐκκλησία − l'assemblée) est l’Assemblée du peuple citoyen dans de nombreuses polis antiques et notamment dans la cité d’Athènes. Le mot a donné en français « Église » (assemblée des fidèles) et « ecclésiastique », entre autres. Dans cette histoire, le mot « église » fait référence à la communauté des orthodoxes à laquelle appartient Loukas Zanetakis.
(11) Aucune des communautés ne contrôle l'entrée principale. En 637, le calife Omar confia la garde de la porte à la famille Nusseibeh. En 1192, Saladin partagea cette responsabilité à deux familles musulmanes voisines, pour éviter les conflits entre communautés chrétiennes. On a confié aux Joudeh la garde de la clé et les Nusseibeh ont eu pour tâche de garder la porte. Ces fonctions sont encore en vigueur aujourd’hui. Deux fois par jour, un membre de la famille Joudeh apporte la clé à un Nusseibeh qui ouvre et ferme la porte.
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