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LES VÊTEMENTS DE JARDIN

LES VÊTEMENTS DE JARDIN


Une mue, une métamorphose, un changement obligé d’humeur. Oubliés les bermudas, oubliés les shorts d’une « jeune vieillesse » quand il y avait encore de l’espoir que je plaise à une dame pas trop regardante. Aujourd’hui, comme chaque année, j’ai de nouveau franchi le cap, une démarche solennelle de fin d’été, celle de se recouvrir le corps avant d’aller batailler contre le noisetier qui a trop pris ses aises, contre l’herbe indisciplinée qui croît là où la tondeuse ne peut pas aller, contre les branches qui dépassent du jardin en direction de la rue, et risquent de bloquer l’accès de la boite aux lettres.

Que des excuses tout cela.



En fait, j’ai mis les vêtements de jardins parce qu’il me fallait raser les quatre cents mètres carrés sur lesquels l’herbe avait commencé à repousser péniblement, en faisant un effort désespéré. Des fentes de deux centimètres dans la pelouse chauve par endroit, des feuilles mortes, des noix maigrelettes, des framboises étriquées, mal dans leur peau, qui ont noirci en quelques jours, des roses défraîchies qui regrettent le printemps, quand il y avait encore l’espoir d’un été normal, qui est pour elles, devenu un enfer mortel. L’eau est absente, et pourtant, j’ai mis mes bottes. C’est normal, tu dois comprendre que cela fait partie du déguisement. Propres ? Des vêtements de jardin PROPRES ? Tu rigoles mon camarade, non…surtout pas…Il ne faut pas que les vêtements de jardins soient propres, sinon ce ne sont plus des vêtements de jardin. Ah, la panoplie ? Un pantalon de plusieurs saisons, une chemise de bucheron canadien, un chandail informe dont les manches flottent, de quoi se protéger des piqures de taons, de quoi laisser le corps bouger comme il peut, sans contrainte, des vêtements pour rêver, pour prendre le temps de couper un rameau, et s’extasier sur le nid qu’il cachait et qu’on va laisser en place car les maisons, c’est sacré. Il ne faut surtout pas que l’on te change tes vêtements. Il faut les garder tels quels, car c’est une deuxième peau dont tu te rappelles l’odeur lorsque tu les reportes en début d’automne. Une heure sous le cagnard imbécile, le chandail a vite volé sur l’établi de l’atelier, une demi-heure de plus, c’est la chemise lancée en vrac. Retrouver le vent sur la peau, la douce brûlure du soleil, la caresse des branches quand tu passes en dessous avec le tracteur, en essayant de t’approcher au plus près du tronc. « Salut, le nudiste… ! » me dit souvent Paul-Eloi de Lambilly, dernier d’une famille fleurdelysée avec comtes et comtesses voisines et voisins de mon petit coin de Vendée. Oui, je revendique, mais sans excès. Et puis il y a la réalité des épines de roses qui s’agrippent à toi, la veulerie des épillets qui te rentrent dans les chaussettes, la méchanceté des frelons, alors oui, les vêtements de jardin sont mes habits de lumière. Tu dois te mouvoir à l’aise, rien ne doit te contraindre le corps puisque tu as choisi de faire de ce moment en extérieur, suspendu entre deux saisons, un moment de méditation avec bonheur associé, plaisir qui te délie les muscles, et sourire au vu de l’horizon qui se couvre de nuages blancs bien formés. Tu as pris tellement corps avec les vêtements de jardin que tu t’en voudrais de les changer contre des propres. Ta deuxième peau, te dis-je. Et voilà que l’été qui était en suspens a déjà commencé sa mue vers l’automne. Il n’y a pas encore de menaces, simplement un coulis de fraîcheur qui t’attaque les neurones quand tu ouvres la véranda. Où sont les grandes chaleurs ? Où sont les fleurs d’hibiscus ? La nature réfléchit, j’en fais autant. Commencer avec les noisetiers ? L’arbre-boule ? couper du bois ? Quel plaisir aura ma préférence ? Ah, oui, j’aurais bien aimé fumer une pipe, m’asseoir sur une pierre, garder les yeux dans le vague, ne plus rien voir, ne plus rien entendre, laisser le vent glisser sur mon visage. J’ai les mains noires, des traces de sang laissées par les rosiers malins qui se défendent comme ils peuvent. J’ai trouvé le cadavre d’une salamandre, pauvre lézard desséché par les excès de température. J’ai repris contact avec le bois de l’établi, avec quelques vis rouillées que je garde comme des trésors, parce qu’on ne sait jamais, alors qu’en fait je n’en ai pas besoin. Une mentalité de ghetto, je te dis. Je ne sais pas de qui j’ai hérité cela. Alors, dans mon pantalon vert avec des poches idiotes et peu pratiques, dans mon chandail informe, qui recouvre la chemise de bûcheron que j’ai remise parce qu’avec la fatigue des heures, je commençais à avoir froid, je réalise le bonheur d’être en vie. Plus besoin de costumes, d’élégance artificielle, de jeux de séduction sur la base du bien propre et bien habillé. Ah, la barbe, alors de devoir se changer en bon garçon. Qu’on me laisse avec mes vêtements de jardin.

Ah, mince, j’ai été au bout du bout. Le pantalon est raide de crasse, le chandail sent le moisi, la chemise s’effiloche, il va falloir sacrifier le tout en espérant que l’eau de la machine à laver n’emporte pas trop de rêves.

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