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LES DUCATS DE CHARLES IX




Dans le quartier du Petit-Montrouge, au 21 rue Montbrun, dans un immeuble qui devait avoir à peine une dizaine d’années d’existence, il restait deux appartements à vendre, qui étaient situés au cinquième étage. Depuis le balcon de ces « quatre pièces » contigus, on pouvait voir la partie la plus haute de l’église Saint-Pierre de Montrouge, cet étrange bâtiment de style néo-roman, construit une trentaine d’année auparavant, et dont les cloches rythmaient la vie des habitants, dans ce microcosme qu’était l’espace entre la porte d’Orléans et les anciens bâtiments d’Octroi situés à Denfert-Rochereau. C’était un immeuble pour « gens bien » aimait à dire Madame Galiéni, la concierge, mais dont le règlement de copropriété avait banni toute présence d’animaux d’une taille supérieure à celle d’un chat Européen. Aucun des huit propriétaires actuels installés au « 21 » n’aurait songé à déroger à cette règle, même si individuellement, chacun des habitants, interrogé seul à seul, avouait avoir un penchant, qui pour les épagneuls Picard, qui encore pour les braques d’Auvergne, qui d’autre pour les grands griffons de Vendée.

L’immeuble en imposait. L’architecte, dont le nom avait déjà été oublié, avait manié l’équilibre avec bonheur et l’esthétique avec soin.

Monsieur Catteau, qui habitait au premier étage, était un pur produit de la bourgeoisie Parisienne. Il faisait faire ses costumes par un tailleur du boulevard Malesherbes et, quitte à payer ses vêtements une petite fortune, il exigeait que le tissu en fut Anglais. Canne à pommeau, montre à chaînette d’or, gant de chevreau couleur beurre frais, on voyait tout de suite qu’il était un homme du monde. Il n’y avait pas de Madame Catteau ou plutôt, il n’y en avait plus. Un bruit avait couru que la dernière épouse du propriétaire de l’appartement du premier étage, avait largué les amarres et foutu le camp avec un aéronaute, ami d’Alberto Santos Dumont. Souvent, l’immeuble bruissait de ragots peu amènes envers cette femme qui avait déserté le foyer conjugal, et dont on ignorait si elle était, aujourd’hui, toujours vivante.

Chacun des propriétaires restants avait une idée bien particulière du destin de Madame Catteau et n’hésitait pas à épiloguer sur des destinées imaginaires auxquelles l’ex Madame Catteau avait peut-être fait face.

Pour le Docteur Reverchon, dont le cabinet faisait face à l’appartement de Monsieur Catteau, elle avait probablement échoué dans une maison de passe en Argentine, après que son bellâtre d’aéronaute s’en soit lassé. Pour les sœurs Boutourdine, du deuxième étage, deux vieilles filles entretenues pas un bâtard de la famille Romanov, vivant en France et percevant d’importants revenus en provenance de la Saint-Russie, l’épouse de Monsieur Catteau s’était sans doute suicidée, rongée par le remord. Monsieur Lepars, le maître de cérémonie, qui travaillait dans une des agences de pompes funèbres de la maison Henri de Borniol, avait un avis définitif sur le sujet : « cette femme est morte, je suis sûr…un accident de ballon ».

Pour le propriétaire dont l’appartement se trouvait en face de celui du « croque-mort », un certain Ignace Maréchal, retraité de l’administration et diacre à Saint-Pierre de Montrouge, l’évangile de Jean, et plus particulièrement le chapitre 8 versets 1 à 11, aurait dû faire réfléchir les uns et les autres. Ignace Maréchal n’avait jamais dit du mal de quiconque. D’aucuns, dans le quartier, le disaient hermétique à l’humour et imperméable au péché, même si tout le monde savait, dans le microcosme de la rue Montbrun, qu’Ignace Maréchal, dans sa jeunesse, avait eu un nombre extravagant d’aventures féminines avant de trouver la foi à la suite d’une guérison miraculeuse d’un violent coup-de-pied de Vénus dont il avait failli mourir.


Le brave homme qu’était Victor Catteau, et qui avait fait fortune dans la pierre, avait été marié déjà trois fois, et semblait avoir un carnet d’adresse long comme le bras. Régulièrement, des femmes bien vêtues, et d’autres qui l’étaient un peu moins, demandaient le cordon vers 22H00. (1) On les voyait ressortir de l’immeuble le lendemain matin, vers 8H30, au bras de l’homme d’affaire. Il avait son bureau du côté de Saint-Michel, dans une petite rue proche de la Seine. Il s’était réservé, dans une grande bâtisse, un ancien hôtel particulier, huit cent mètres carrés qu’il avait transformé en bureaux, d’où il gérait, avec une équipe de trente-sept comptables et architectes, les quatre-vingt-huit appartements, répartis dans les beaux quartiers de Paris, et dont il était devenu propriétaire au fil des années. Les mauvaises langues insinuaient que sa fortune était le fruit de malversations financières, mais ceux qui le connaissaient bien savaient que Monsieur Catteau père roulait sur l’or et exploitait une plantation d’hévéa en Indochine.


Monsieur Catteau aimait les chiens et ne se cachait même pas quand il s’agissait de montrer de la tendresse à une sorte de Berger des Pyrénées qui avait pris possession de la petite placette où s’entrecroisaient la rue Montbrun et la rue Bézout, et sur laquelle se trouvait le petit restaurant de quartier « Au Bon Cep », un nom qui évoquait le ballon de rouge ou de blanc. Chaque matin de la semaine, Monsieur Catteau chantait des airs d’opéra en descendant l’escalier de bois ciré, recouvert d’un épais tapis rouge, une couleur que l’on retrouvait dans les « beaux immeubles » et qui était censée évoquer le luxe immobilier et refléter le statut des habitants.


Le Berger des Pyrénées, qui appartenait au couple de restaurateurs propriétaires du « Bon Cep » avait probablement, dans sa tête de chien, compris que Monsieur Catteau avait en lui un trop plein d’affection qui se traduisait, pour l’aimable quadrupède, par une avalanche de caresses, si d’aventure les chemins du chien et celui de l’habitant du « 21 » se croisaient, ce qui arrivait fort souvent. L’animal n’avait pas de nom. La mère Thérèse et le père Jean, qui dirigeaient le restaurant du « Bon Cep », elle à la caisse, lui aux fourneaux, n’avait jamais voulu donner au quadrupède un nom ridicule comme Rex ou Médor…C’était tout simplement « le chien ». Depuis six mois, le chien semblait attendre, deux ou trois fois par semaine, que Monsieur Catteau sorte de l’immeuble. Il patientait, calmement, jetant sur les passants qui se hâtaient vers leur travail, un bon regard. Catteau, qui dînait, le vendredi soir, au « Bon Cep », avait tissé avec l’animal, des liens d’amitié qui s’étaient renforcés depuis peu, alors que le berger avait déjà fait trois tentatives pour rentrer dans l’immeuble où habitait Victor. « Quelle gentille bête » avait pensé Monsieur Catteau, ce matin-là, alors qu’il venait de consacrer quelques minutes au dialogue presque quotidien avec le chien du restaurant, assis devant la porte du « 21 », montant la garde sans même courir après les chats qui peuplaient les petits jardins de la rue de la Saône et faisaient, quotidiennement, le tour du pâté de maisons.



Depuis quelques semaines, l’homme d’affaire se rendait à son travail en métro. La ligne 4 avait été ouverte dans sa totalité, en janvier de cette année et il était maintenant possible de se rendre de la Porte d’Orléans à celle de Clignancourt en cinquante minutes, un incroyable progrès. Il suffisait de se rendre à la bouche de métro de la place d’Alésia, nouvellement baptisée ainsi depuis l’ouverture de l’accès au métro un an auparavant. En partant de la rue Montbrun à 8H30, Catteau aurait pu être assis à son bureau à 9H00. Ce n’était que rarement le cas, il y avait l’obligatoire café crème au comptoir du « Cluny », un bistrot dans lequel Victor avait ses habitudes. Il n’aurait jamais fait l’impasse sur ce rituel qui lui permettait de commencer la journée par le sourire éclatant de Marguerite qui avait, du moins le pensait-il, un sérieux béguin pour lui. Il est vrai qu’à quarante-huit ans, l’homme était plutôt beau garçon, un brin charmeur et généreux en pourboires. « Bonjour, petite Marguerite, avez-vous bien dormi ? » lançait-il en rentrant au « Cluny » et dès qu’il apercevait la jolie serveuse, la seule femme officiant entre sept serveurs hommes, et le patron du bistrot, Paul Jaulhac, un auvergnat bon teint, qui avait fait fortune dans les vins et alcools, maintenant marchand de limonade et de café, et qui possédait trois établissements entre le jardin du Luxembourg et le Palais de Justice. Une fois le crème avalé, Catteau parcourait rapidement l’Aurore, un journal quotidien acheté au kiosque sur le boulevard Saint-Michel. Victor Catteau était un homme de rituels. Certains le pensait maniaque, lui se pensait organisé. Il savait, dès le début de cette journée d’avril, qu’à dix-huit heures précises, il quitterait les bureaux de sa société, parcourrait à pied les quatre cent trois mètres qui séparaient le métro, de l’immeuble où il officiait. Il descendrait ensuite dans le sous-sol, attendrait la prochaine rame, prendrait place sur une banquette, sortirait de sa sacoche en cuir, à fermoir cuivré, l’exemplaire de « L’Aurore » acheté le matin même, et en finirait la lecture entre Saint-Michel et Alésia. Vers dix-neuf heures dix, il descendrait la rue Bézout, saluerait la patronne du « Bon Cep, tournerait à droite dans la rue Montbrun et rejoindrait son appartement calme dans l’immeuble du 21. Parfois, l’été surtout, l’homme s’accordait un petit plaisir, en rallongeant volontairement son trajet à la sortie du métro. Il aimait faire quelques pas de plus sur l’avenue d’Orléans vers le nord, puis prendre à droite rue des Catacombes (2) pendant quelques dizaines de mètres, et tourner encore à droite au début de la rue Montbrun, pour rejoindre son domicile. Ces deux cent mètres supplémentaires, volontairement parcourus, lui donnaient le temps de rêver encore un peu avant de rentrer chez lui. L’homme d’affaire aimait sa ville. Il regrettait de devoir consacrer six jours sur sept à la conduite de son « empire » immobilier. Il aurait pu, sans souci, confier pour un temps les rênes de la société à son second, ou à son troisième, qui travaillaient avec lui depuis déjà treize ans, et connaissaient tout de l’incroyable patrimoine géré par CATTEAU, SCHNURR & ASSOCIÉS.


Ce vendredi quinze avril mille-neuf-cent-dix, alors que Victor Catteau avait décidé de dîner tôt au « Bon Cep » l’homme qui marchait rue des Catacombes, eut la surprise de voir arriver vers lui le Berger des Pyrénées. « Décidemment, l’animal a l’oreille fine » se dit l’homme, avant de se souvenir qu’il avait vu, à plusieurs reprises, le chien se balader dans les rues du quartier proche, museau au vent, un bon regard dans ses yeux de chien, les oreilles dressées, et l’affection pour les humains facile, si d’aventure un homme, une femme, ou un enfant, lui adressait un mot gentil comme par exemple : « bonjour chien », ou « bonsoir mon gentil doux ».

Devant l’insistance du chien à maintenir le contact depuis plusieurs semaines, il l’avait baptisé « Eugène », en pensant à son ami Eugène Poubelle, préfet, décédé il y avait presque trois ans. Le chien était venu à sa rencontre, puis s’était mis à virevolter devant les jambes de l’homme, menaçant ainsi de le faire trébucher.

« Sage, sage, le chien…calme toi donc, tu me fais la fête ? » Le chien modéra ses ardeurs et se mit à marcher aux côtés de l’homme. Arrivés devant le « Bon Cep », alors que l’homme d’affaire avait posé une main sur la poignée, et se voyait déjà attablé devant une salade d’endives aux noix et un plat de rognons purée maison, Eugène se mit à aboyer avec insistance. Victor ne l’avait jamais vu vocaliser un quelconque souhait ou bien une émotion, de la sorte. Les aboiements étaient si forts que La mère Thérèse, sortit du restaurant, son châle sur les épaules. Elle salua l’homme : « Alors Monsieur Catteau, il vous veut quoi le chien ? C’est après vous qu’il aboie ? » Victor fixa l’animal des yeux. Il y avait de l’insistance dans le regard d’Eugène. Il attrapa l’homme par le bas du pantalon, et le tira en direction de l’immeuble du « 21 ».

« Bon, mes rognons vont devoir attendre ! » dit Catteau à la mère Thérèse, qui s’essuyait les mains sur un grand tablier de lin blanc. En quelques secondes, l’homme et le chien se retrouvèrent devant la porte de l’immeuble. Le chien s’assit, désignant la porte du bout de son museau. « Mais que veux-tu donc, Eugène » demanda l’homme ? Le chien insistait, les yeux toujours fixé sur la porte. Intrigué, Catteau entra dans l’immeuble, profitant du battant ouvert. Le chien se faufila, se rua au premier étage et s’assit devant le paillasson de Victor Catteau. Le paillasson faisait une bosse. Visiblement, quelque chose avait été déposé dessous. D’une façon ou d’une autre, le chien devait être au courant. Victor retira ses gants de chevreau, mit un genou à terre et souleva le coin de son paillasson. Un objet de couleur blanche, gros comme un point apparu. Catteau pensa d’abord à une petite balle qui aurait été perdu par un des copropriétaires qui avait une petite fille de cinq ans, ou même peut être par Madame Galiéni, la concierge. Il avança le bras, saisit l’objet et, devant le chien qui battait l’air de sa queue et ne perdait pas une miette du spectacle, il jura comme il n’avait pas juré depuis son passage obligatoire dans l’armée, comme infirmier militaire : « sacré bordel de nom de dieu…c’est une tête de fémur ce machin… ! Sacré bordel…mais qu’est-ce que ça fout sous-mon paillasson, cette horreur… ! ». Serrant l’objet dans une main, suivi de près par Eugène, il descendit frapper à la loge. La porte s’ouvrit, une odeur de soupe de légume envahi soudain le hall de l’immeuble. Madame Galiéni ne prit même pas le temps de saluer l’homme, ou de s’interroger sur le fait qu’il était accompagné de l’animal. Elle s’adressa directement au chien en le menaçant du balai de paille qu’elle brandissait : « sale cabot, sale cabot, tu n’as rien à fiche dans l’immeuble, saleté de chien, ouste, si je te revoie encore, tu verras ce que tu vas prendre… ! va-t’en d’ici…saleté… ».

Elle se tourna vers Catteau : « Ce chien a dû rentrer pendant que je lavais le sol de la courette. J’avais bloqué la porte en position ouverte pour faire circuler l’air, vous savez, les odeurs de javel, ce n’est pas agréable, surtout dans un immeuble comme celui-çi… ! Il a disparu quand j’ai voulu le chasser, il a dû monter dans les étages…et puis, il n’est pas à moi ce chien, je n’avais pas à le surveiller, et en plus l’immeuble est interdit aux animaux… ! »

L’homme ouvrit calmement la main qui tenait l’os, présenta la tête de fémur à la concierge qui avait du mal à se calmer. Madame Galiéni chaussa une paire de lorgnons qu’elle gardait dans une poche cousue sur le devant de son tablier, s’approcha de la main de Victor, et eu soudain un haut-le-corps : « c’est un os humain… ! » dit-elle « pas un os du boucher ».

« Je l’ai trouvé sous mon paillasson » indiqua, gravement, le propriétaire de l’appartement.

« Ce n’est pas moi qui l’ai mis là, c’est forcément quelqu’un d’autre », hurla la concierge.

Eugène était prudemment sorti du hall de l’immeuble et s’était assis de l’autre côté de la rue, sur le trottoir, devant l’immeuble du « 20 ». Il semblait attendre tranquillement que la discussion s’arrête.

La remarque de Madame Galiéni fit mouche.

L’homme d’affaires eut alors la certitude que le chien n’était probablement pas étranger à l’apparition, sous son paillasson, de ce vestige d’une vie humaine. La colère de la concierge se calma, le ton de sa voix se radoucit, et pour montrer que, finalement, elle n’avait rien de sérieux contre le quadrupède, et ajouta :

« Bon, c’est vrai aussi, il a l’air bien gentil ce chien, je l’ai vu avec vous le soir, quand vous rentrez, vous aimez bien les animaux Monsieur Catteau, on dirait, non ? »

D’un geste lent et mesuré, Victor sorti de sa poche intérieure, un mouchoir de lin, encore plié, qu’il étala sur la première marche de l’escalier. Il déposa sur le tissu, la tête de fémur, replia les coins du morceau de tissu vers le milieu, et glissa le petit paquet dans la poche intérieure du veston de son complet. Madame Galiéni regagna sa loge, et sa soupe de légume, Catteau sortit de l’immeuble sans omettre de fermer la porte du « 21 ». Il héla le berger en lui disant : « Alors, Eugène, on va dîner…des rognons, ça te dit ? » Sans se faire prier, le chien se remit sur ses quatre pattes et emboita le pas à Victor. En quelques pas, il se retrouva devant la porte du « Bon Cep », pesa sur la poignée et, en entrant, suivi de près par Eugène, lança un traditionnel « salut la compagnie, bonsoir Madame Thérèse, bonsoir Monsieur Jean ». Sur les dix tables que comptait le « Bon Cep », sept étaient déjà occupées par des habitués. Rares étaient, en effet, les clients de passage. Dans une sorte d’étagère a casiers, fixée au mur du fond, Monsieur Catteau récupéra sa serviette de table, pliée cylindriquement, et qui dormait dans un joli bracelet de cuivre qui portait le nom du restaurant et le numéro 8. Là, déjà rejoint sa place, au pied de la caisse, tout près de la mère Thérèse et s’était couché sur le petit tapis qui recouvrait le carrelage.

Apolline, la serveuse qui officiait au « Bon Cep » matin et soir, s’approcha de la table où s’était assis Victor « Monsieur Catteau, une salade et un plat du soir ? Et pour boire, du vin peut-être ? »

« Une bonne bouteille, en effet… » Dit l’homme, à la serveuse… « il m’arrive quelque chose d’incroyable, je n’ai jamais vu cela de toute ma vie… » Il sortit de la poche de son veston le petit paquet contenant la tête de fémur, et d’un air blagueur, lança à l’attention de Monsieur Jean, qui était aux fourneaux, une blague de carabin : « Monsieur Jean, patron, vous pourriez me préparer un os à moelle ? » L’homme avait ouvert le mouchoir, et déposé l’os humain sur le coin de sa table. Il se leva et expliqua, à l’intention des autres clients, comment il avait pris possession de cet étrange morceau de squelette. « Je pense que c’est le chien, ce chien-là, qui l’a déposé dans l’immeuble du « 21 » » dit-il. Eugène fit un rapide petit tour dans la salle, flaira les bas de pantalons des hommes, celui des quelques robes des épouses. Le chien était connu du quartier entier, on savait à qui il appartenait quand il rentrait dans tel ou tel commerce pour y mendier une caresse ou bien une friandise. La mère Thérèse et le père Jean, deux auvergnats venus à Paris à la fin du siècle dernier, avaient adopté le chien dans leur campagne d’origine et avaient pour lui un fort attachement. Ils laissaient l’animal gérer sa propre vie, sachant qu’il rentrait toujours le soir, et jappait joyeusement le matin pour qu’on lui ouvre la porte du restaurant afin qu’il puisse sortir. Thérèse et Jean Queyssac, les propriétaires de l’établissement, vivaient un étage au-dessus du restaurant, dans l’immeuble dont les fenêtres s’ouvraient sur la placette. Une fois le chien en dehors du restaurant, ils ne se souciaient plus de l’animal jusqu’au soir. La tête du fémur, posée sur le coin de la table 8, celle qu’utilisait régulièrement Victor Catteau, avait fortement impressionné les dîneurs de ce vendredi. Arthur Demange, le pharmacien, s’était levé pour s’approcher de la table 8, et avait chaussé ses lorgnons…. Il avait approché son visage du morceau d’os, puis, se redressant, avait simplement confirmé ce qu’était la trouvaille : « Capitis Ossis Femoris, effectivement, c’est un morceau de fémur…savez vous d’où il peut venir ? »


Catteau avait avoué son incompréhension et son ignorance quant à l’origine de l’ossement. Il avait terminé son dîner et, comme il le faisait chaque vendredi depuis son installation dans le quartier, il avait invité quatre autres dîneurs homme, à le rejoindre autour de sa propre table, pour y jouer une partie de tarot à cinq, en dégustant une eau de vie de poire que le père Jean faisait venir de Saint-Bonnet-le-Chastel, un petit village de trois-cent habitants, où se trouvaient les racines de sa famille. En dehors du pharmacien Demange, il y avait Victor Belleau, le patron de la Grande Quincaillerie d’Orléans, le docteur Chassigneux, et Monsieur Giquel, le libraire de l’avenue D’Orléans, qui tenait boutique en face du « Soldat Laboureur », un magasin où l’on pouvait trouver de tout. Vers vingt-trois heures trente, le père Jean et son épouse approchèrent deux chaises cannées de la table 8. « C’est ma tournée… » dit le père Jean. Vers minuit-quarante-cinq, les joueurs de carte se séparèrent sur le trottoir devant « Le Bon Cep ». Victor Catteau regagna le « 21 », ouvrit la porte de son appartement d’un coup de clé un peu incertain, vida le contenu de ses poches sur une petite console Louis-Philippe, déposa le morceau d’os dans une petite coupelle en argent. Quinze minutes après, il était endormi.


Le camion de déménagement s’était garé juste devant le « 21 ». Une montagne de meuble en occupait le plateau. Une bâche avait été tendue et fixée aux ridelles. Un couple avec deux petites filles avait demandé l’accès à l’immeuble, peu après que le camion se soit immobilisé. Le chauffeur et ses deux aides, avaient pris la direction du « Bon Cep », histoire de commander un petit crème. Madame Galiéni fut impressionnée par l’élégance de la femme.

« Je suis Madame Galiéni, la concierge de l’immeuble » dit-elle en guise de présentation.

« Nous sommes Madame et Monsieur Ackerman » indiqua l’homme avec un fort accent Alsacien. « Nous arrivons de Baltzenheim, pas très loin de Colmar. Je viens prendre la direction d’une usine d’automobiles dans le 13 -ème arrondissement… (3) Je vous présente Louise, mon épouse, et mes deux filles jumelles Dauphine et Azémia. Je pense que les déménageurs auront terminé en début d’après-midi. Pourriez vous laisser la porte ouverte pendant qu’ils montent les meubles ? » Un des deux appartements du cinquième étage avait été vendu. Madame Galliéni avait vu trois ou quatre agents immobiliers venir visiter les deux appartements. Parmi eux se trouvait un salarié de CATTEAU, SCHNURR & ASSOCIES, qui n’avait finalement pas retenu l’appartement qu’il avait trouvé trop exigu pour la clientèle du marchand de bien.

Samedi seize avril, Victor CATTEAU avait décidé de profiter du temps clair pour aller marcher un peu au Parc de Montsouris, un vaste jardin paysager qui se trouvait à la limite de Paris, juste avant d’arriver au boulevard Jourdan. « Je prends du ventre » se disait souvent Catteau. Il affectionnait donc l’exercice du Samedi, une journée qu’il se réservait, sachant que le dimanche était dédié à la vie sociale. En passant par la rue d’Alesia, puis l’avenue du Parc-de-Montsouris, il avait mis une vingtaine de minutes pour se retrouver à l’entrée du jardin. En sortant de l’immeuble, il avait vu le camion de déménagement garé devant l’immeuble. Il avait entendu du bruit dans les étages, quelques jurons, les cris des enfants. Il avait tout de suite compris que les propriétaires d’un des appartements du cinquième étage étaient en train de prendre possession de leur bien et s’était promis d’aller les saluer dans les jours à venir. En début d’après-midi, il était revenu vers la place d’Alésia, qu’il appelait toujours la place des Quatre Chemins, le nom qu’il aimait bien, et que ce vaste carrefour portait avant de s’appeler place d’Alésia et, comme il le faisait souvent, il avait bu un demi au « Puits Rouge », un bistrot qui faisait face à l’église Saint-Pierre-de-Montrouge. En dehors du fait que la bière était toujours fraîche, il affectionnait l’endroit car il y avait rencontré à plusieurs reprises, depuis l’année précédente, un curieux individu, une sorte d’exilé Russe, qui prévoyait de changer le monde, et aimait à jouer aux échecs dans un café à Denfert-Rochereau. L’homme, un certain Vladimir Ilitch Oulianov, portait le curieux surnom de « Lénine », et habitait dans un immeuble rue Marie Rose, a trois cent mètres du « 21 » rue Montbrun.

Après une heure passée au « Puits Rouge » Il s’était ensuite remis en route pour regagner son appartement, s’y changer de costume, et repartir en fin d’après-midi, vers Montparnasse, où l’attendait sa « compagne » de la soirée, une danseuse de cabaret de vingt-sept ans qui avait quitté son Haute-Savoie natale et papillonnait d’un homme à un autre en espérant trouver, un jour, chaussure à son pied.

Il avait à peine tourné à gauche, rue Montbrun, que Victor sut qu’il se passait quelque chose. Un attroupement s’était formé devant l’immeuble du « 21 ». En plus de la concierge, il y avait Monsieur Lepars, le docteur Reverchon, et les deux sœurs Boutourdine, Olga et Tatiana qui hurlaient en roulant les « r » et semblaient effrayées. Un sergent de ville et un inspecteur de police s’étaient joints au groupe. Monsieur Ackerman avait temporairement abandonné épouse et enfants, pour participer à la curieuse discussion qui prenait place sur le trottoir.

« Un os, sur mon paillasson » hurlait Olga Boutourdine, échevelée

« Un tibia humain, plus exactement, » précisa le docteur Reverchon

Le maitre de cérémonie des pompes funèbres, lança : « mais qui a pu déposer cet os sur votre paillasson, est-ce une menace ? et surtout d’où vient ce tibia ? »

« L’os est très vieux » indiqua le Docteur Reverchon.

Les policiers moustachus se grattaient la tête. Visiblement, ils n’avaient jamais été confrontés à une situation de ce genre. De l’autre côté de la rue, devant le 20, rue Montbrun, Eugène était gentiment assis, et regardait avec attention le groupe dont les membres gesticulaient. Victor Catteau compris immédiatement que le chien n’était pas là par hasard. Madame Galiéni croisa le regard de Monsieur Catteau, et pour une raison inconnue, fit le silence sur l’incident de la tête de fémur. Catteau remercia la concierge du regard. Il s’excusa, contourna le groupe tout en saluant à distance les co-propriétaires. Il préférait ne rien dire. Les autres membres du groupe n’auraient sans doute pas compris pourquoi l’incident de la tête de fémur n’avait pas été porté à la connaissance des co-propriétaires….

La discussion tourna finalement court. Les agents de police se firent remettre l’objet, repartirent vers leur commissariat à la mairie d’arrondissement, les co-propriétaires regagnèrent leur appartement. En fin d’après -midi, dans son cinq pièces au premier étage, Victor Catteau venait de finir de se pomponner. Il s’aspergea d’eau de toilette au vétiver, rectifia son col, se regarda dans le miroir de l’entrée et se dit qu’il ne fallait jamais faire attendre une femme, surtout quand elle était aussi belle que sa danseuse. Alors qu’il sortait de l’immeuble, et se dirigeait vers la rue d’Alésia, il croisa Alfred Casadesus, un épisodique partenaire de tarot, un habitué du « Bon Cep », qui revenait de la boulangerie avec une boule de pain sous le bras.

« Tiens donc, ce bon Monsieur Catteau… ! » dit l’homme, un inspecteur de seconde classe du service des carrières, qui habitait au 20 Rue Montbrun….

« J’ai vu un attroupement devant votre immeuble un peu plus tôt dans l’après- midi…que s’est-il donc passé ? »

« Rien, rien… » répondit Catteau a qui il semblait qu’une certaine discrétion écourterait une conversation qu’il ne souhaitait pas poursuivre. « Ce n’était qu’un léger différend entre les co-propriétaires » … Alfred Casadesus ne cru pas un instant à cette histoire de différend, mais fit comme si.

« Je vois que vous êtes de sortie, je ne vais pas vous retenir, passez une bonne soirée » dit l’inspecteur des carrières.

Victor Catteau pressa le pas, il se réjouissait déjà de la soirée qu’il allait passer, et se demandait si sa danseuse accepterait de finir la nuit dans son lit.

Le dimanche dix-sept, fidèle à sa réputation de charmeur mais de galant homme, Victor Catteau s’était glissé hors du lit, et avait pris le temps de laisser un petit mot sur la table de nuit, du côté de sa compagne d’un moment, la danseuse de cabaret qui avait cédé au charme de l’homme d’affaires. « Je suis parti chercher des croissants de boulanger. J’ai préparé du café, sers-toi, je serai vite de retour »

Victor aimait les réveils du dimanche. La rue Montbrun, et les petites rues avoisinantes étaient toujours calmes et désertes, à l’exception de quelques rares piétons qui accompagnaient leur chien pour la première sortie de la journée. L’homme en quête de croissants n’avait jamais compris que l’on puisse garder un ou plusieurs chiens dans un appartement. Il trouvait cela injuste pour les animaux, et surtout très égoïste. Alors qu’il marchait en direction de la rue de la Tombe Issoire, au coin de laquelle se trouvait une boulangerie qu’il affectionnait, il sentit qu’il était suivi. Eugène se trouvait à moins d’un mètre, marchant dans les pas de Victor. L’homme sourit et ressentit, pour l’animal, une bouffée de tendresse.



« Bonjour Eugène, tu es un gentil chien, voudrais-tu un croissant, toi aussi ? attends-moi là. »

Victor prit place dans la courte queue des clients. Une odeur de pain chaud le fit saliver.

Sept croissants… ! il en avait acheté six pour sa belle Savoyarde et lui, et comme promis, un croissant était réservé qu chien. Victor mit un genou à terre, pour être au plus près de l’animal, et lui fit humer la viennoiserie. Eugène ne résista pas et trois morceaux plus tard, le croissant avait disparu. Alors que Victor faisait les premiers pas en direction de la rue Montbrun, dans l’anticipation d’un petit déjeuner partagé avec sa danseuse, Eugène s’arrêta, huma l’air, et regarda Victor dans les yeux.

« Je ne comprend pas ce que tu veux dire, chien ! »

Visiblement, l’animal ne voulait pas aller plus loin ou, plutôt, il voulait aller dans une autre direction. Victor s’immobilisa pour de bon, intrigué par l’attitude du quadrupède qui profita d’une accalmie dans le trafic bruyant de la rue d’Alesia, pour traverser et se diriger vers la petit-bout de rue de la Tombe-Issoire qui menait à l’avenue du Parc-de-Montsouris. Le chien évita de justesse les roues d’une voiture hippomobile, il passa à côté du balai d’une concierge à chignon qui nettoyait devant un immeuble. Victor suivi le chien. Eugène se retourna et, voyant que l’homme était maintenant dans son sillage, il se mit à trotter plus doucement, comme s’il ne voulait pas risquer de perdre l’homme aux croissants. Arrivé au carrefour que faisait la rue de la Tombe Issoire, avec l’avenue du Parc-de-Montsouris, le chien vira à gauche et accéléra sa marche. Victor avait presque du mal à suivre. Il était visible que l’animal ne progressait pas au hasard, suivant l’inspiration du moment….

« Il sait où il va… » pensa Victor.

Le chien traversa la rue Du Couëdic, puis la rue Hallé, et continua encore pendant cent cinquante mètres. Il s’engagea sur la large pelouse qui entourait l’hospice de La Rochefoucauld, une vaste bâtisse du dix-huitième siècle qui comportait deux-cent-quarante-sept lits, et dont l’arrière regardait vers l’embarcadère du chemin de fer de Sceaux. En quelques enjambées, Victor rejoignit le chien qui s’était assis devant la grille du regard N°25 de l’aqueduc Médicis, un aqueduc souterrain qui courrait sous le quartier du Petit-Montrouge. L’édicule de pierre, construit dans le style du dix-septième siècle, était protégé par une grille rouillée équipée d’un gros cadenas. Eugène regarda Victor, comme pour lui suggérer de s’approcher du regard. Du bout du museau, le chien poussa à un endroit précis, sur un des barreaux qui oscilla horizontalement, laissant la place nécessaire pour que l’animal puisse passer.

Victor s’approcha.

Visiblement, le barreau en question avait déjà été réparé plusieurs fois. Il ne tenait que grâce à une vis fixée dans une sorte de traverse horizontale de métal, qui partageait en deux partie, cette grille de protection censée interdire l’accès du regard aux curieux. La grille protégeait un escalier de pierre. Sans demander son reste, le chien était descendu, suivant un parcours dont il devait être coutumier. Victor, un instant inquiet, tira de sa poche sa montre de gousset. Il était parti depuis déjà quarante-cinq minutes. Sa danseuse devait avoir fini le café, et pesterait probablement à son retour. Il tourna le dos à l’édicule et commença à marcher en direction du parc.

Après tout, Eugène n’était pas son chien, il avait des maîtres, connaissait son chemin, et lui, Victor Catteau, avait autre chose à faire, surtout un dimanche… Alors qu’il traversait la rue Hallé, et prévoyait de couper par la rue Du Couëdic, la rue d’Alembert et la rue des Catacombes, pour rejoindre la rue Montbrun, Eugène le dépassant en courant. Victor eut le temps de voir que l’animal portait quelque chose dans sa gueule. Le chien s’immobilisa et déposa sur le trottoir une sorte de chaussette qui contenait des os ayant probablement formé un pied il y avait quelques mois ou peut-être quelques années… Le cœur de Victor se mit à battre plus vite…

« Je n’en crois pas mes yeux…c’est la troisième fois en moins d’une semaine, ce chien est fou…mais ou va-t-il chercher ces os ? »

Il jeta autour de lui un regard méfiant, craignant sans doute qu’un voisin, ou qu’un piéton ne le surprenne avec son étrange chaussette dans la main, mais, a près de neuf-heures et demie, dans ce coin un peu reculé du Petit-Montrouge, les habitants n’étaient pas encore sortis, et les propriétaires de chiens étaient déjà rentrés. Victor mit dans la poche de son pantalon la chaussette avec ses os. Il eut du mal à tout faire rentrer. A dix-heures moins le quart, il était de retour au « 21 ». Il ouvrit rapidement la porte de son appartement et hurla : « Il y avait la queue, mais j’ai les croissants… » Après s’être rapidement débarrassé de sa chaussette remisée dans le bas d’un placard, Il se dirigea vers la cuisine ou Pernette Chappaz, sa danseuse de cabaret, était assise devant un bol de café.

« Salaud… ! » dit-elle « tu m’as laissé mourir de faim, il va falloir te faire pardonner » …

Victor su tout de suite à quoi la danseuse faisait allusion. Il déposa les croissants sur la table en lui disant : « d’abord on mange, après, on verra, mais seulement si tu es sage… ! »

Le lundi dix-huit, la routine reprit le dessus.

Au revoir Pernette Chappaz, bonjour CATTEAU, SCHNURR & ASSOCIES.

Il y avait trois nouveaux appartements qui allaient rejoindre le portefeuille de biens immobiliers, des modifications à effectuer à sept adresses, trois rendez-vous avec des banquiers, un point mensuel chez l’avocat du groupe. Il y avait également, pour Victor, des décisions importantes à prendre à cause des dégâts causés par l’inhabituelle crue de janvier, à trois immeubles de l’Ile Saint-Louis. Peut-être devrait-il s’en défaire ? Il y avait surtout eu le décès de Mademoiselle Tenon, une adorable vieille fille que Victor affectionnait, et qu’il croisait si souvent au « Bon Cep ». Elle habitait villa Hallé, vivait seule et sa vie sociale consistait en sa sortie du vendredi, pour aller dîner dans le restaurant de Thérèse et Jean Queyssac, qui, sachant qu’elle vivait chichement, lui offraient généreusement son repas du Vendredi. Le père Jean, d’ailleurs, n’en tirait aucune fierté mais disait, à qui voulait l’entendre, que « le bon dieu saurait bien lui rendre ».

Juste après avoir appris la mort de Mademoiselle Tenon, Victor compris qu’en fait, il avait de l’affection pour elle car cette vieille demoiselle lui rappelait sa mère. Vendredi vingt-deux avril, alors qu’il arrivait au « Bon Cep » pour son habituel diner, il vit que son voisin, à la table 7, n’était autre qu’Alfred Casadesus, l’inspecteur des carrières, qui habitait dans l’immeuble en face du 21. Victor se douta qu’un peu de conversation serait sans doute obligatoire.

La petite serveuse s’approcha. Victor lui souri et commanda deux « Byrrh ».

« C’est ma tournée, Monsieur Casadesus ! » indiqua-t-il dans un élan de bonne volonté…

Les deux hommes se mirent à discuter de choses diverses, chacun jaugeant l’autre, les deux tournant autour du pot.

L’incident du fémur avait alimenté les conversations au « Bon Cep », mais Victor ne voulut pas être le premier à en parler.

C’est Alfred Casadesus qui prit l’initiative…

« Deux os en une semaine… ! ce chien n’y va pas de patte morte, si je puis dire… ! » Victor raconta la découverte sous son paillasson, puis l’os déposé sur celui des sœurs Boutourdine. Il passa toutefois sous silence son petit tour du dimanche précédent et l’intrusion du chien dans le regard N° 25, cet édicule que l’on appelait le « regard de Saux » et qui donnait accès à l’aqueduc Médicis.

« Parlez-moi des carrières, Monsieur Alfred, j’ai toujours été intéressé par cette incroyable aventure de transfert d’ossements… »




Alors Alfred Casadessus, inspecteur des carrières de deuxième classe, raconta son métier, son intérêt pour le sous-sol Parisien, l’épopée du transfert de milliers d’ossements depuis le cimetière des Innocents vers les catacombes crées dans les anciennes carrières. Il parla également d’Héricart de Thury, l’inspecteur général des carrières, nommé en mille-huit-cent-neuf, de François Pourrain, le fossoyeur du cimetière des innocents qui disait avoir inhumé quatre-vingt-dix-mille-morts en trente ans de métier. Il parla aussi des légendes qui avait à voir avec l’histoire des catacombes, et plus particulièrement celles qu’il connaissait mieux sur les carrières qui existaient sous le quartier du Petit Montrouge. « Il existe même des passages entre certains tunnels de la ligne de ceinture et les anciennes carrières… ! nous savons que des « apaches » (4) se cachent souvent dans certaines salles, ou viennent y déposer le butin de leurs rapines ».

Monsieur Alfred raconta même l’histoire vraie de Philibert Aspairt, le portier du Val-de-Grâce qui s’était perdu dans les carrières et y avait laissé la vie. Victor pensa cette histoire incroyable.

Ce fut au tour de Victor de parler de lui, de raconter son parcours, décrire le quotidien de sa vie, s’interroger sur les échecs de ses trois mariages. Il expliqua le fonctionnement de sa société, lui donna quelques détails sur le patrimoine Parisien, indiqua même son inquiétude quant à un immeuble du groupe, au 30 rue Sarrette, qui était bâti au-dessus de plusieurs galeries.

Les tripes à la mode de Caen avaient contenté les deux hommes, la tarte à la façon des sœurs Tatin avait laissé un goût de sucre dans la bouche. La bouteille d’eau de vie de poire d’Auvergne avait été apportée et laissée sur la table. En tant qu’habitués, ayant chacun son « rond de serviette » (5), ils bénéficiaient d’un traitement de faveur. La mère Thérèse n’était pas chiche sur les digestifs, et savait les deux hommes suffisamment courtois pour ne pas terminer la bouteille en une soirée.

A la cinquième eau de vie, Casadesus reprit la parole et ajusta son ton de voix après s’être assuré que personne ne pouvait l’entendre :

« Il y a une histoire qui m’a toujours intrigué, une légende plutôt, c’est celle des Ducats de Charles IX. Un document aurait été trouvés lors du transfert des ossements depuis le cimetière des innocents vers les catacombes. Il semblerait que c’était un très vieux document, un parchemin écrit à la plume, en vieux Français, mais que personne n’a en fait jamais vu. C’est ce qu’on raconte…les versions diffèrent toutes, cela ne reste qu’une légende.

Ce document auraient fait référence à la tragédie de la Saint-Barthélemy. Il s’agissait d’une sorte de confession, écrite par un chef de bande catholique, un certain Ardouin Bolé, qui avait mis à sac plusieurs banques appartenant à des protestants. Il avait, d’après la légende, accumulé une somme d’importance, un trésor qui tenait dans un dans un petit coffre en métal qui mesurait un pied-et-demie sur un demi-pied…Il s’agissait, toujours d’après la légende, de pièces d’or, mais attendez, vous allez voir à quel point la suite est incroyable… »

Casadessus défit son col, repris son souffle, termina son verre, en rempli un autre dans la foulée, et continua son histoire…

« Toujours suivant la légende, ce coffre aurait contenu plus de trois cent ducats d’or de l’époque de Charles IX.

Sentant sa mort prochaine, honteux d’avoir participé aux atrocités d’aout quinze-cent-soixante-douze contre les protestants, Ardouin Bolé avait décidé de donner son trésor à un prêtre de l’église Saint-Eustache, en échange d’une absolution inconditionnelle, une sorte d’indulgence comme l’église catholique savait en vendre à l’époque

Curieusement, ne voulant pas mettre son âme en péril, en conservant le fruit de larcins et de pillages, le prêtre n’avait même pas tenté d’ouvrir le coffre et l’avait fait porter au cimetière des Innocents. Instructions avaient été données d’enterrer le coffre dans la tombe d’un riche marchand ou d’un bourgeois renommé. Le coffre aurait donc dormi dans le cimetière depuis plus ou moins quinze-cent-quatre-vingt-dix, jusqu’au transfert des ossements qui s’était achevé en mille-huit-cent-soixante-et-un.

Alfred Casadesus fit une pause, sortit une pipe et une blague à tabac de sa poche, enleva son veston, déboutonna les poignets de sa chemise, roula les manches sur les avant-bras…. « Vous ne fumez pas ? » demanda-t-il à Victor.

Alfred continua…

« Au moment du transfert des ossements, le gardien du cimetière des Innocents, un homme qui craignait dieu et faisait preuve d’une incroyable superstition, aurait confié le « secret de François Pourrain », le fossoyeur des Innocents, à un maître carrier qui avait participé à la réalisation de ce que l’on appelle vulgairement les « catacombes » par analogie avec les nécropoles souterraines de la Rome Antique. Le coffre qui avait été secrètement récupéré au moment de l’exhumation générale des squelettes, avait changé discrètement de main, et se trouverait, toujours suivant la légende, quelque part soit dans l’ossuaire municipal, soit dans une des galeries du réseau souterrain courant sous le sud de Paris. »

Alfred Casadesus reprit son souffle, sembla se tasser un peu sur lui-même.

« Que pensez-vous de tout ceci ? » dit-il à Victor, qui ouvrait des yeux tout ronds

Victor eu envie de parler de l’incident avec Eugène…peut-être Alfred pourrait-il lui apprendre quelque chose d’intéressant au sujet de ce fameux regard de Saux, mais il se garda finalement de mentionner sa balade du dimanche matin.

Casadesus avait refermé son col, remis de l’ordre dans sa chevelure. Il avait remplacé l’eau de vie de poire par une bouteille d’eau de Seltz et avait même pensé à servir deux grands verres.

Il bu une grande rasade d’eau chargée de gaz carbonique, ralluma sa pipe. La mère Thérèse et Monsieur Jean avaient déjà commencé à mettre les chaises à l’envers sur les tables « Allons, messieurs, on va fermer, merci de votre visite ».

Les deux hommes se levèrent, sortirent du « Bon Cep » alors que les cloches de l’église Saint-Pierre-de-Montrouge sonnaient vingt-trois-heures. L’air frais fit du bien aux deux hommes.

« Je n’ai jamais visité les carrières de Paris » lança Victor Catteau, en espérant que Victor Casadesus continuerait la conversation commencée dans le restaurant…. Visiblement, Victor n’avait qu’une seule hâte : retrouver son appartement et son lit.

En traversant la rue du Commandeur, alors qu’ils se trouvaient presque devant leurs immeubles respectifs, Casadesus prit la parole :

« Savez-vous que sous la rue du Commandeur, que nous venons de traverser, circule une des galeries des carrières du sud de Paris ? » (6)

« Je suis vraiment passionné par le sous-sol Parisien » indiqua Victor Catteau, espérant encore une fois une invitation à réaliser une visite privée. Casadesus s’apprêtait à demander le cordon du 20 rue Montbrun, il avait déjà salué Victor qui, de son côté de la rue, était en train de faire de même…

Casadesus se retourna vers Victor et dit :

« Je peux vous faire visiter un de ces jours, une visite privée si vous le souhaitez…Lundi, je demanderai cette faveur à l’Inspecteur Général Paul Weiss (7) qui est mon patron direct. Je lui dirai que vous êtes soucieux au sujet d’un de vos immeubles. Il vous suffira de passer me voir à l’Inspection Générale. Comme vous le savez, nos bureaux sont situés dans les anciens bâtiments d’Octroi de la place Denfert-Rochereau. Passez me voir, je serai content de vous rendre ce service. »

« Un grand merci » lança Victor. Je n’y manquerai pas. Je me réjouis à l’avance de découvrir ces carrières en votre compagnie. Je suis certain que j’apprendrai beaucoup. »



Alfred rentré dans son immeuble, Victor monta les marches jusqu’au premier étage du « 21 »

« Ce Casadesus est un brave type » se dit-il…peut être devrai-je lui parler de la visite du chien dans le regard 25 ? » Il décida finalement de n’en rien dire et se mit au lit en pensant à l’offre d’une visite privée proposée par Alfred Casadesus.

Bien que couché, Victor eu du mal à trouver le sommeil. La chaussette contenant les os d’un pied inconnu était toujours dans le bas de son placard. Etudier les ossements ne lui aurait rien appris de plus. La chaussette, par contre, devait avoir une histoire. A qui appartenait-elle ?

Le 25 avril, le thermomètre que Victor avait installé sur le petit mur de son balcon marquait 4.8 ° quand l’homme se leva. Par courtoisie, il avait décidé de laisser un peu de temps à Casadesus, et s’était décidé pour une visite dans quarante-huit heures. Il ne voulait pas s’imposer, ni paraitre trop pressé ou pressant.

Victor Cateau ne s’accordait que rarement le plaisir d’un petit déjeuner au zinc du « Bon Cep ». Il fit une exception ce mercredi 27 avril. Il souhaitait arriver au bureau d’Alfred Casadesus aux environs d’onze heures et quart. Il aurait bien le temps de boire son café crème sans aucune raison de se presser. Il affectionnait ce moment de la journée, quand les peintres, plombiers, artisans en général, qui œuvraient dans le quartier, venait le temps d’une pause pour une gentiane, un ballon de rouge, de blanc, ou de rosé. Il aimait le brouhaha qui régnait dans l’établissement. Il aimait se fondre dans la masse. Il avait déplié l’Aurore sur le bout du zinc.

Roosevelt était à Paris, il avait déjeuné avec le président du conseil Aristide Briand (8), le président de la République avait reçu, la veille, le nouvel ambassadeur d’Italie Tittoni, qui lui avait présenté ses lettres de créances (8), le « crime des Lilas » était en seconde page du quotidien. Il s’agissait d’une octogénaire qui avait été retrouvée le crâne littéralement fracassé, dans la cave de son pavillon de banlieue (8), on parlait également, en page 3, du dirigeable Zeppelin-II qui s’était écrasé au sol en Allemagne à cause des conditions atmosphériques. Le vent avait dans un premier temps soulevé l’appareil, avant de le projeter finalement au sol. (8)

« Et moi, je suis là comme un idiot avec mes os de pied dans une chaussette, une tête de fémur et des questions sans réponses » pensa-t-il avant de mettre la main dans sa poche, et en sortir de quoi régler café et croissants.

Victor avait marché jusqu’à la fin de la rue Montbrun, et tourné à gauche dans la rue des Catacombes. Il aimait le calme qui régnait dans ce coin. Arrivé à l’avenue d’Orléans, il prit à droite, vers Denfert-Rochereau. De loin, il pouvait déjà apercevoir la statue en plaque de cuivre repoussé, qui représentait un énorme lion symbolisant la résistance de la France pendant la guerre Franco-Prussienne en 1870.

Il pénétra finalement dans le bâtiment où siégeait la direction de l’Inspection Générale des Carrières et fut frappé par le silence. Un huissier manchot l’accueillit :

« C’est pourquoi ? »

Victor avait du mal à détacher ses yeux du demie bras gauche du fonctionnaire.

« Ne vous inquiétez pas » dit l’homme. « Bataille de Coulmiers, on a gagné, mais j’ai perdu mon bras… » (9)

Victor tenta un sourire … « remplissez ce formulaire » dit l’huissier. Victor s’exécuta, tendit ensuite la feuille de papier à l’ancien combattant et ajouta : « en fait je suis attendu par l’inspecteur des carrières Casadesus ». Le fonctionnaire parut impressionné. « Je vais annoncer que vous êtes là » dit-il avec déférence. Il monta pesamment l’escalier, laissant Victor debout, près d’une fenêtre, regardant le trafic sur l’avenue. Il revint moins de deux minutes après et annonça, avec déférence : « Monsieur Casadesus va vous recevoir. Il est dans la salle des cartes avec Monsieur Weiss, l’Inspecteur Général. Suivez-moi ».




L’huissier précéda Victor dans l’escalier. Arrivé sur le palier du premier étage, il tourna à droite, puis une fois encore à droite et s’effaça devant une double porte, après avoir annoncé le visiteur : « Monsieur Victor Catteau »

Casadesus, souriant, vint à sa rencontre : « Mon cher ami, comme je suis heureux de cette visite, venez, venez, que je vous présente à mon directeur, l’Inspecteur Général des Carrières, monsieur Paul Weiss.

Moustache style Napoléon III surmontant une barbe, la poignée de main franche, le regard direct, Paul Louis Weiss souriait. Polytechnicien et Ingénieur des mines, l’homme issu d’une famille protestante était devenu, à force de travail, un grand serviteur de l’état.

« J’ai autorisé Monsieur Casadesus à vous prendre sous son aile pour une visite guidée des carrières…je crois même qu’il a pensé à un petit cadeau qu’il vous remettra une fois la visite terminée. Passez un bon moment, Monsieur Catteau, mais surtout, ne quittez pas un instant votre cicérone, sinon, vous pourriez bien passer le reste de votre vie à errer dans les galeries non encore répertoriées, et dieu seul sait s’il y en a…Vous n’avez pas envie de terminer comme ce brave Philibert (10) je pense… ! »

Weiss rit…il semblait de bonne humeur.

Il donna quelques consignes à Casadesus, expliqua qu’il devait se rendre à une énième réunion avec les fonctionnaires du service des eaux, et indiqua qu’il ne repasserait pas au bureau de la journée, laissant Casadesus en charge des affaires du jour.

« Allez, je vous emmène… » dit fièrement Alfred. Il ajouta « On parle souvent de Philibert Aspairt, mais on oublie souvent la réalité des carrières…Il existe une bonne cinquantaine de galeries, ou boyaux, répartis sur deux, parfois trois étages. Il y a onze ans, un certain François Taillefer, un des sept piqueurs municipaux (11) a soudainement disparu. Il devait terminer sa journée de travail dans une galerie en travaux avant de regagner son domicile. Il ne s’est pas présenté au travail le jour suivant, ni les jours d’après. Il est porté disparu depuis mille-huit-cent-quatre-vingt-dix-neuf… ! Disparition volontaire ? D’après ses collègues, l’homme avait des dettes. Il vivait seul, n’avait plus aucune famille.

Victor Catteau essaya d’imaginer ce que pouvait être la vie d’un homme seul. Lui qui ne supportait pas de passer plus de quarante huit heures en marge d’une quelconque vie sociale, avec ou sans femmes.

« Et si l’homme s’était perdu ? Comment l’auriez-vous su ? » lança-t-il à Alfred Casadesus.

« Absolument exclu » répliqua l’inspecteur des carrières. Notre travail est très précis. En dehors de galeries répertoriées et cartographiées, régulièrement visitée pour y effectuer, quand c’est nécessaire, des travaux de maçonnerie, le personnel a l’interdiction formelle de s’introduire dans un quelconque boyau ou soupirail, ou passer derrière un éboulis. De la même façon, nous avons fait poser, çà et là, des portes de fer, hermétiquement close, munies d’un cadenas dont les clés sont numérotées et gardées par Monsieur Weiss, pour décourager les tentatives d’exploration vers des galeries laissées à l’abandon depuis plusieurs dizaines d’années. Vous savez, trouver du travail à l’Inspection Générale des Carrières, est une grande chance, personne ne voudrait se retrouver convoqué pour des raisons disciplinaires en lien avec le règlement intérieur. Une porte fermée doit le rester…bon, ceci étant dit, je vous emmène dans les entrailles de la terre, et de toute manière, personne ne saura ce qui est arrivé à François Taillefer, même si le doute a subsisté pendant quelques années. »

Les deux hommes franchirent trois portes, et entamèrent une longe descente en utilisant un escalier en colimaçon. Au fur et à mesure, du trajet vertical, les bruits de l’extérieur s’estompaient, jusqu’à disparaître complètement. Il ne restait que le pas des hommes sur les marches métalliques, et la respiration de Victor et Alfred.

Au bout d’une descente qui paraissait interminable, les deux hommes s’immobilisèrent dans une vaste salle, à vingt mètres sous la place Denfert-Rochereau.

« Je ne vais pas vous montrer les catacombes » dit Alfred Casadesus « cela n’aurait que peu d’intérêt, d’autant plus que vous pouvez très bien les visiter en prenant vous-même rendez-vous. Je suis sûr que vous connaissez leur histoire…Non, je vais vous montrer une des galeries que nous sommes en train de consolider. Comme vous voyez, nous avons fait passer des câbles électriques pour disposer de l’éclairage. Pendant des années, il a fallu travailler à la lueur de lampes à pétrole… ! »

D’un ton docte, Casadesus expliqua tout sur la gestion des carrières de Paris

« Nous travaillons encore un peu comme au début de l’aventure de l’Inspection Générale, à l’époque de Charles-Axel Guillaumot : nous effectuons des fouilles, bâtissons des terrasses afin de créer des galeries de service de chaque côté d’une rue, nous construisons, là où il faut, des piliers de confortation, et nous cartographions les carrières en utilisant une échelle de 1/216 (12). Il existe tout un vocabulaire propre aux carrières, des termes comme hauteur du vide, hague, fontis, pilier à bras, ou encore pieux et puisards. En 1899, nous étions dix-huit, ajourd’hui, nous sommes soixante-et-un, sans compter L’Inspecteur Général Paul Weiss que vous venez de rencontrer. »

Les deux hommes parcoururent deux-cent ou trois-cent mètres. Casadesus reprit ses explications :

« Travailler en sous-sol pendant de longues heures peut être déconcertant. On perd la notion du temps, on a parfois l’impression d’être dans un autre monde, le silence peut parfois sembler pesant. Il existe des risques lorsque l’on s’aventure dans des galeries interdites par l’administration. Pour les réduire, nous avons appris à nos employés la méthode du crayon et du papier : lors des déplacements dans certaines galeries qui ne sont pas familières au personnel, il convient de noter le nombre de pas, les changements de direction à angle droit, ou à quarante-cinq degré, si le sol monte ou bien descend. Pour revenir à son point de départ le trajet noté sur le papier, avec les détails, est effectué « à l’envers, en suivant les indications inscrites. Tel changement de direction à droite sera, au retour, un changement e direction à gauche, seul le nombre de pas reste constant. Le personnel des carrières a l’interdiction de descendre sans deux lanternes portables et deux piles de rechange. Le plus gros danger réside dans le fait que les galeries dites « interdites », le sont parce que d’anciens puits, souvent non répertoriés, permettant le passage des pierres, n’ont jamais été comblés. Il existe, hélas, la possibilité de tomber dans un de ces puits et, au pire, se tuer, au mieux se briser une jambe, ou les deux, sachant qu’il existe sept mètres entre chaque étage des carrières.



Victor Catteau ouvrait des yeux ronds. Il n’avait jamais vu un tel paysage. Alfred Casadesus avait parlé, tout en continuant à expliquer… « Quand je descends, je prends toujours une torche portable avec moi par précaution. D’ailleurs, tous nos piqueurs en possèdent également, cela fait partie de leur équipement. Victor avisa un gros pilier sur lequel des lettres et des chiffres attirèrent son attention « A quoi servent ces lettres et ces chiffres, Monsieur Casadesus ? »

Alfred expliqua que chaque fois que des travaux de maçonneries étaient accomplis, ces travaux étaient « signés » par le personnel des carrières, en apposant des initiales et la date de la réalisation.

Soudain, il y eu un bruit sourd de roulement qui inquiéta Victor. Alfred s’empressa de lui expliquer « nous sommes maintenant sous la rue Denfert-Rochereau, en direction de l’Observatoire. Ce que vous entendez, c’est le chemin de fer du Paris-Orléans qui dessert la ville de Sceaux. Depuis quinze ans déjà, le terminus de cette ligne se trouve en face des Jardins du Luxembourg. Si vous passez, à pied, dans ce quartier, vous verrez qu’on a installé des cheminées pour l’évacuation de la fumée des locomotives… ! » Victor fut rassuré.

Alors qu’Alfred Casadessus pointait du doigt un plaque en émail fixée sur la pierre d’une galerie, il indiqua à Victor : « La, si nous allons à gauche, nous suivront le trajet du Boulevard du Montparnasse. En allant à droite, nous descendrions vers la Seine. C’est dans une de ces galeries que s’est perdu Philibert Aspairt… »

Victor Catteau s’imagina un instant le portier errant dans l’obscurité, mourant finalement de faim, s’il n’était pas, avant, mort d’angoisse…

La discussion qu’ils avaient eu au « Bon Cep » lui revint immédiatement en mémoire….

« Est-il possible qu’il existe des passages entre les carrières et le trajet souterrain de l’Aqueduc Médicis ? Travaillez-vous main dans la main avec l’administration des Eaux, si vous me dites qu’il existe des portes métalliques, est-il possible que des gens de l’extérieur y accèdent ? Après tout s’il y a autant de galeries, savez-vous tout sur leur nombre réel, sur les possibilités, s’il y en a, de passer d’un niveau à un autre ? Peut-être existe-t-il des endroits cachés pour accéder aux carrières ? Une porte dans un égout, peut-être, un regard qui donnerait dans un parc de la ville, à l’abri d’une frondaison ? » Victor aurait dû ne rien dire, mais la question lui brûlait la bouche depuis déjà plusieurs jours. « Pensez vous en fait que les carrières soient en quelque sorte « étanches » ? Et le regard N° 25, le fameux regard de Saux, qui se trouve à quelques cent mètres de votre bâtiment, juste à côté de l’avenue du Parc de Montsouris ? Ne peut-il pas servir d’entrée discrète dans les carrières ? »

Victor eu soudain l’impression d’avoir trop parlé. Il se tu.

Un léger malaise semblait s’être établi entre les deux hommes. Alfred Casadesus sorti de sa poche intérieur de veston, sa pipe et sa blague à tabac. Tout en remplissant le fourneau avec les feuilles blondes finement hachées, qu’il affectionnait, il prit une profonde respiration, porta sur Victor un regard qui se voulait bienveillant, et se lança dans des explications techniques supplémentaires. Il en ressortait que rien n’était impossible, mais qu’en l’état actuel de la cartographie, au mieux de ce qu’il savait, s’il était relativement facile de rentrer clandestinement dans les carrières, il n’était pas possible de passer du regard de Saux, à l’ossuaire ou aux galeries sous contrôle de l’Inspection Générale. « Tout a été muré entre nous et l’aqueduc, absolument tout…même l’ossuaire est en quelque sorte protégé des intrus. Personne ne peut y accéder sans passer par l’entrée principale qui est contrôlée. L’Inspection Générale des Carrières ne s’occupe pas de l’aqueduc Médicis. Nous aurions bien aimé récupérer la gestion du réseau d’eau, et créer une seule et même administration, mais vous savez comment l’administration est chatouilleuse…il ne faut pas toucher à l’ordre établi…nous gérons donc les carrières, le service des eaux gère son pré carré. Vous savez Victor, même Paul Weiss ne peut pas connaitre exactement l’étendue des galeries, et les passages qui minent le sous-sol, et permettait autrefois aux carriers d’aller d’un chantier à un autre… ! »

Les informations d’Alfred Casadesus laissèrent Victor songeur. Le chien avait ramené des os humains dans une sorte de chaussette, s’il n’y avait pas de possibilité de pénétrer dans l’ossuaire, cela voulait dire que les ossements ramenés venaient d’autre part, mais d’où pouvaient-il provenir ?

La visite se termina. Casadesus avait raison, il était quatorze-heures trente quand il émergea du souterrain et n’avait pas vu le temps passer. Il salua l’inspecteur Casadesus en le remerciant pour cette visite si instructive. Alors que les deux hommes s’approchaient de la porte du bâtiment, Casadesus prit sur le bureau de l’huissier une large enveloppe en papier brun qu’il tendit à Victor.

« Voici le petit cadeau auquel Paul Weiss faisait référence. Nous mettons à jour nos cartes et plans des carrières chaque année, alors je vous donne comme souvenir un des tirages des plans de l’an dernier. Vous pourrez le faire encadrer si vous le souhaitez. Vous avez de la chance, c’est le genre de document qui ne sort jamais d’ici… »

Victor remercia le haut-fonctionnaire.

« Vous remercierez également de ma part Monsieur Weiss, d’avoir donné une suite positive à ce projet de visite privée »

« A vendredi prochain, au Bon Cep, peut-être, répondit civilement l’inspecteur des carrières.

« Il est trop tard pour aller au bureau » pensa Victor.

Il reprit l’avenue d’Orléans, passa devant l’hospice La Rochefoucauld, marcha jusqu’à la rue Sophie Germain, et tourna à gauche. Victor Casadesus avait, pour son coin de quatorzième, un amour inconditionnel. Il ne fallait pas lui parler des « beaux quartiers », de Saint-Sulpice, des Avenues de Wagram ou bien d’Iéna, ni de l’Ile-Saint-Louis, où résidaient de grandes fortunes et des capitaines d’industrie.

Son royaume à lui s’étendait sur quelques hectares, au pied du clocher de Saint-Pierre-de-Montrouge, cette extraordinaire église dans laquelle officiait, chaque dimanche, un bedeau, en habit à la Française.

Il connaissait chaque rue, chaque cour, chaque passage, chaque canari de concierge, ou chat de grand-mère assis au soleil. Il aimait ce sentiment de plénitude quand il parcourait son Petit-Montrouge, à cheval sur ses rêves.

Victor n’aurait jamais supporté un déménagement, il se serait étiolé s’il avait été forcé de quitter la rue Montbrun, il serait sans doute mort s’il lui avait fallu s’exiler au-delà du boulevard Arago, ou derrière les « fortifs » plus loin que le boulevard Jourdan.

« Et si je m’introduisais dans le regard 25, avec le chien ? », de demanda-t-il en approchant de la rue Hallé. « Certes, c’est risqué, je peux me perdre, me blesser, tomber sur un éventuel gardien… » Victor hésitait, mais à chaque pas, il lui semblait que le projet prenait de la consistance et quand il tourna dans la rue des Catacombes, il sut qu’il n’avait en fait pas le choix, et qu’il fallait aller au fond des choses.

Le doute n’était pas une option.

Il devait être quinze heures vingt quand il arriva devant le « Bon Cep ». Madame Thérèse faisait ses comptes, Monsieur Jean était déjà lancé dans la préparation du cœur de filet de bœuf et des pommes au bouillons, une spécialité qu’il avait apportée avec lui, de son Auvergne natale et qui serait le dîner du jour.

« Eh bien, Monsieur Victor, vous venez nous voir en semaine, en pleine journée… ! c’est rare…… ! vous n’êtes pas souffrant au moins ? »

« Donnez-moi une gentiane, Madame Thérèse ! »

La patronne lui apporta son verre avec une carafe d’eau, et retourna à sa comptabilité.

Victor Catteau lança la conversation en parlant du « chien », ce quadrupède qu’il avait surnommé Eugène, et que les propriétaires du Bon Cep s’obstinaient à nommer, simplement, « le chien ». Il parla de l’animal avec un tel ton affectueux, que Madame Thérèse lui demanda, mi-figue, mi-raisin « vous ne voulez-pas nous le prendre, au moins… ?

Alors Victor expliqua son attachement à l’animal qu’il trouvait attendrissant, probablement très intelligent. Il continua : « si vous m’y autorisez, j’aimerais simplement me promener avec lui, de temps en temps, dans le quartier. Il a l’air de m’apprécier, il est gentil, il a un bon regard, et de mon côté j’aime les bêtes. S’il n’y avait pas ce stupide règlement intérieur de l’immeuble du « 21 » je pense que j’aurais déjà un chien, ou plutôt peut-être un chat…les journées seraient longue à l’appartement pour un chien tel que le vôtre… »

Madame Thérèse questionna son époux. En ce qui le concernait, il avait toute confiance en Victor Catteau, qui était, en plus, un client régulier. « Mon mari est d’accord, le chien vous connait, vous pourrez passer le prendre dimanche, s’il veut bien vous suivre…il peut-être parfois cabochard, comme les humains ». Insensible à la conversation, le chien dormait au pied de sa maîtresse. Il ne bougea même pas le bout de la queue.

Victor fini sa gentiane, salua la compagnie, deux peintres, et le boucher de la rue Bézout qui faisaient une pause, et rejoignit son appartement. Il avait besoin de réfléchir. Il ouvrit la fenêtre de la cuisine ; on pouvait entendre les trilles du canari de Madame Galiéni, et le pas lent d’un cheval ferré qui passait rue du Commandeur, tirant une lourde charrette chargée de tonneaux de bière aux armes de la Nouvelle Gallia (13).



Déchaussé, allongé sur le canapé, Victor Catteau se préparait, consciemment, à devenir hors-la-loi. Le manège du chien l’avait intrigué, les explications d’Alfred Casadesus et sa visite guidée dans les carrières lui avaient donné une envie folle de tirer au clair cette étrange affaire d’ossement. Il avait décidé d’aller voir par lui-même de quoi il retournait. Mais il n’irait pas seul, le chien lui servirait de guide. Il avait étalé sur une table basse en pin, le plan des carrières, cadeau de Paul Weiss. Fort des explications techniques d’Alfred Casadesus, il repéra telle galerie, telle salle, put déchiffrer les remarques techniques, compris les dangers des puits non comblés, et non signalés. L’inspecteur des carrières lui avait montré des « mises en garde » fixées aux parois, parfois dans des galeries, ou bien sur des piliers, des plaques de métal émaillées portant deux tibias entrecroisés et un crâne le tout placé en dessous des mots « Défense d’Entrer, Réservé aux Ingénieurs des Mines, Ne pas dépasser cette limite, Attention Puits, Danger d’Effondrements » Casadesus avait expliqué que tout était fait pour décourager les personnels d’entreprendre des trajets de découverte individuelle des zones qui n’étaient pas encore complètement explorées.

Victor fit rapidement l’inventaire de ce dont il aurait besoin. Deux lanternes de poche avec deux piles neuves, une lampe à acétylène au cas où, une corde de sept mètres, un crayon et un carnet, une lourde pince de métal, des gants, un pied de biche, sa montre de gousset afin de garder la notion du temps, un paquet de soixante bougies, deux boites d’allumettes, une boussole militaire qu’il avait acheté à un ferrailleur du côté de la porte Montmartre, au-delà de la zone des fortifications. C’était une magnifique boussole numérotée à laquelle Victor tenait beaucoup sans même savoir pourquoi. Il rajouta en dernière minute une pelote de cordelette de chantier, utilisée pour délimiter des zones de travaux dans les immeubles où officiait CATTEAU, SCHNURR & ASSOCIES.

Il avait également prévu un bobineau de fil de fer souple mais solide. Il savait que cela lui serait d’une grande aide. Il porterait des bottes en cuir sur d’épaisses chaussettes de laine et un chandail au-dessus d’une chemise en flanelle. Il avait dans sa garde-robe deux ensembles « ouvrier » veste et pantalon, en grosse toile grise, des tenues qu’il portait par-dessus ses vêtements de ville quand, d’aventure, il se rendait en visite sur un chantier conduit par sa société, réfection d’un appartement, du toit d’un immeuble…Avec ces vêtements, il passerait probablement inaperçu. Les bourgeois du quatorzième ne jetteraient certainement qu’un vague regard en croisant un homme mal fagoté, accompagné d’un chien. Restait à décider du jour, et de l’heure. La semaine était exclue, il y avait souvent du monde sur l’avenue du Parc de Montsouris, surtout à l’endroit où se trouvait situé le regard N° 25 de l’aqueduc Médicis. La gare du Paris-Orléans se trouvait juste en face du regard, il y aurait certainement, en semaine, des gens qui rentraient chez eux. Si on le voyait tenter une intrusion dans l’édicule, il n’était pas exclu que quelqu’un le signale à l’un des agents de police qui se trouvait toujours en faction devant les anciens bâtiments d’octroi. Il fallait tenir compte également de la disponibilité du chien, et réfléchir à la durée de son incursion. Tout dépendait en fait de ce qu’il trouverait une fois passé la grille de protection rouillée qui défendait l’accès au regard de Saux. Tout cela faisait beaucoup de questions, et un grand nombre d’incertitudes.

Du fond de sa cave, Victor avait sorti un sac à dos militaire qui devait avoir une bonne quarantaine d’année. Il était assez profond pour pouvoir loger le matériel qu’il comptait emmener avec lui.

Une tenue d’ouvrier, un sac à dos, un chien, personne ne ferait attention à lui.

Vendredi vingt-neuf avril, pour ne pas faillir à la tradition, Victor dîna au « Bon Cep ». Alfred Casadesus n’était pas présent. « C’est encore mieux » pensa Victor, excité comme un collégien « j’aurais peut-être fini par me trahir »

Soles Meunières, Haricots Verts, Pommes Vapeur indiquait le menu du soir. Victor dégusta son repas avec bonheur. La bouteille de Juliénas fut partagée avec une gentille brune qui occupait la table 6 et que Victor avait déjà aperçu dans le restaurant sans savoir ni qui elle était, ni ce qu’elle faisait dans la vie. « Vous avez un bien bel accent » dit-Victor, espérant secrètement engager la conversation avec la jeune femme qui semblait timide. « Vous devez être du sud-ouest, non ? »

Le visage de la jeune femme s’éclaira. « Vous avez une bonne oreille, je m’appelle Xipia Etcheverry, je suis Basque, je suis vendeuse chez le Charcutier Girard, place d’Alésia. Le vendredi, c’est mon patron qui me nourrit, avant que je remonte dans ma chambre de bonne, sous les toits, dans l’immeuble où se trouve le magasin.

Victor se réjouit de savoir que la jeune fille était, elle aussi, une habituée du Bon Cep, Il aimait bien savoir qui était qui.

Il devait être vingt-trois-heures quand Victor se rendit à la caisse pour régler son addition. « Madame Thérèse » commença-t-il « pourrais je passer demain après-midi prendre votre chien pour faire un grand tour dans le quartier ? J’aimerais faire une promenade autour du cimetière du Montparnasse, et de là, marcher jusqu’aux fortifications, nous serions partis trois heures, peut être quatre… »

La restauratrice leva la tête, souri à Victor, encaissa le montant du repas, et lui dit simplement : « Merci Monsieur Catteau, oui, vous pouvez venir prendre le chien…je le garderai pour vous jusqu’à ce que vous passiez… et puis, je voulais vous dire, la petite brune, Mademoiselle Etcheverry, elle a déjà un amoureux, un jeune homme très bien qui travaille au Comptoir National d’Escompte de Paris (14) alors, ne lui faites pas de misères, vous voyez ce que je veux dire, oui ? Catteau senti le rouge lui monter aux joues. Il se contenta de répondre « j’ai bien compris, Madame Thérèse, je serai sage comme une image, c’est promis ! ».

Victor Catteau n’avait pas porté sa « tenue ouvrière » depuis déjà un bon moment. Il passait, il était vrai, plus de temps en réunions, chez l’avocat du groupe, et depuis peu à la préfecture de la Seine. Avec le patrimoine immobilier qu’avait maintenant la société, les obligations règlementaires avaient augmenté et il ne lui restait que peu de temps pour effectuer des visites de chantier. Il affectionnait pourtant cette tenue, qui lui permettait de ne pas porter de col, ou de veston, et de se sentir ainsi plus à l’aise dans son corps, depuis un moment déjà, Victor savait qu’il avait des progrès à faire pour se maintenir au poids qu’il considérait comme idéal pour plaire aux femmes.

Victor avait passé de longues heures à peaufiner son plan. Il s’était fixé trois ou quatre règles qu’il devrait impérativement suivre. Il n’y aurait qu’une seule tentative. Il ne voulait pas finir en gros titre dans l’Aurore. Il savait qu’il n’avait pas droit à un quelconque incident, un accroc de parcours. Il avait également admis qu’il y avait de bonnes chances pour que cette histoire d’ossement se termine sur un échec.

Sa tenue et son sac étaient prêts Il irait chercher Eugène, le ferait entrer clandestinement au « 21 », dans son appartement, se changerait, et les deux, l’homme et le chien, marcheraient vers leur destination en quittant la rue Montbrun par la rue du Commandeur, pour éviter d’être vus par La mère Thérèse ou le père Jean en passant devant le « Bon Cep ».



Le Samedi trente avril, un vent tiède soufflait sur le Petit-Montrouge quand Victor referma la porte du « 21 ». En quelques pas, il était devant le « Bon Cep ». A peine eut-il posé sa main sur la porte qu’Eugène se mit à aboyer et à tourner sur lui-même. La mère Thérèse s’approcha, ouvrit le battant et dit à Victor : « Je vous le confie, prenez-en soin, nous, on ferme à l’heure habituelle, on vous attendra de toute façon, en revenant de votre promenade, c’est le père Jean qui vous attendra pour l’apéritif. Victor promit, resta évasif sur l’heure d’un probable retour. « Soyez sans crainte, Madame Thérèse, je veillerai sur lui comme si c’était mon propre chien…n’est-ce pas Eugène ? »

Catteau salua Madame Queyssac, et fila jusqu’au « 21 », le chien à côté de lui. La chance voulut que Madame Galiéni ne soit pas là. Elle connaissait l’animal. En trois enjambées Victor et son compagnon furent au premier étage. D’un rapide coup de clé, Victor déverrouilla sa porte, se glissa à l’intérieur. « Tu vas voir Eugène, je vais t’emmener dans un endroit que tu connais, tu ne vas pas en croire tes yeux de chien. » dit-il gentiment en s’adressant à l’animal.

Il revêtit sa « tenue ouvrière », chargea le sac sur ses épaules, sorti sur le palier, ferma à clé la porte de son appartement.

Pendant quelques secondes, il fut prêt à renoncer à cette folie. Une des sœurs Boutourdine jouait une étude de Chopin pendant que le canari de Madame Galiéni lançait ses trilles vers le ciel, pour oublier peut-être qu’il était prisonnier dans une cage au fond d’une cour.

Victor ouvrit le battant, glissa la tête à l’extérieur. Il n’y avait presque personne dans la rue, alors, suivi par le chien, il se hâta vers la rue du Commandeur et accéléra le pas pour se retrouver le plus rapidement aussi loin que possible de son environnement habituel.

Au bout de la rue du Commandeur, Victor et son compagnon d’un jour tournèrent à droite, rue Bézout, puis à gauche, dans la rue d‘Alembert. Ils marchèrent jusqu’à la rue Hallé. Victor avait intentionnellement évité de prendre l’avenue du Parc-de-Montsouris qu’il savait plus fréquentée, même un samedi. Des familles avec enfants et cerceaux parcouraient la distance entre le Parc et la gare du Paris-Orléans. Pour faire ce qu’il devait faire, il valait mieux être discret. L’homme et le chien tournèrent à droite, rue Hallé, puis à gauche sur l’avenue. Le regard N° 25 n’était plus qu’à quelques dizaines de mètres.

Discrets…il fallait être discrets pour ne pas donner l’alarme. Victor avait pensé pendant un moment, se déguiser en peintre en bâtiment, et prendre avec lui un seau rempli de minium et une brosse. Il aurait pu prétendre qu’il posait une peinture de protection sur la grille. Travailler un samedi n’était pas quelque chose d’inhabituel pour un peintre.

Il s’était ravisé.


Pour pouvoir pénétrer dans le regard de Saux, il devait faire le plus vite possible, et ne laisser derrière lui aucuns accessoires qui puissent trahir une quelconque présence dans l’enceinte que protégeait l’édicule et sa grille en métal.

Il s’était finalement décidé pour une intrusion « sans artifices » : attendre un moment de tranquillité, sans enfants ou famille passant près du regard .Enlever le barreau qui ne tenait plus que par une vis, faire entrer le chien, lancer le sac dans l’escalier, se glisser entre les deux autres barreaux verticaux, replacer le barreau abîmé, le solidariser à la grille avec le fil de fer afin que , de l’extérieur, personne n’ai l’idée de s’approcher et de se demander pourquoi il manquait un barreau, le tout ne prendrai pas plus de quatre minutes.

Lors de son précédent passage, Victor avait estimé l’espace entre chaque barreau : entre vingt-deux et vingt-quatre centimètres. En enlevant un barreau, il lui resterait au pire quarante quatre et au mieux cinquante centimètres sans obstacle, plus qu’il n’en fallait pour lancer le sac à dos puis, après s’être accroupi sur la margelle, se glisser derrière la grille. Il attacherait alors le barreau défait aux traverses horizontales du milieu et du bas de la grille et finalement descendrait l’escalier en route vers l’aventure souterraine. Victor ne savait pas combien de temps il devrait attendre. Il espérait toutefois qu’il puisse disposer rapidement d’un accès libre.

Le temps était clément en ce dernier samedi d’avril et, sans être noyée sous la foule des promeneurs, l’avenue du Parc-de-Montsouris avait reçu son plein de visiteurs. Beaucoup de jeunes enfants étaient agrippés aux grilles du Paris-Orléans, attendant de voir passer un train tracté par une machine à vapeur crachant sa fumée.

Victor s’était assis sur un banc. Il avait mis le chien en laisse. Eugène avait l’air bien ennuyé d’être ainsi privé de liberté. Il ne cessait de jeter des regards vers l’édicule de pierre, l’endroit où il avait déjà pénétré au moins deux fois, peut-être même trois. Pendant quelques minutes, il tira même sur sa laisse d’un air de dire : « j’aimerais bien retourner là-bas, là où il y a un escalier, viens, je t’emmène… »

Alors que Victor commençait à pester intérieurement, et que le chien se faisait de plus en plus pressant, il y eu un coup de tonnerre tandis qu’un éclair zébra le ciel.

« En avril, ne te découvre pas d’un fil » pensa-Victor. Un énorme nuage éclata au-dessus de la place Denfert-Rochereau, le ciel s’ouvrit, chassant les promeneurs qui, probablement, ne se trouvaient pas très loin de leurs domiciles.

« C’est maintenant ou jamais » se dit-Victor.

Il détacha la laisse qu’il avait entortillée au pied du banc, pris le sac à dos de sa main gauche et, main droite au plus près du collier d’Eugène, il s’approcha du regard N°25. Après avoir extrait la pince de métal de son sac à dos, alors que l’eau de pluie lui coulait dans le dos, Victor fit sauter la dernière vis qui retenait le barreau en position verticale, et déposa celui-çi au pied de la grille de protection. « Vas-y Eugène, rentre, vite, vas-y… »

Le chien compris l’ordre de Victor, et se glissa à l’intérieur de l’édicule.

La pluie redoublait, on aurait presque dit qu’il allait faire nuit. « Sacrée averse, quelle chance » pensa Victor. Il attrapa le sac, le lança par l’ouverture. Il devait n’y avoir, côté intérieur, qu’un mètre cinquante entre la grille et la première marche de l’escalier. Eugène avait descendu une dizaine de marches. Il s’était immobilisé, attendant visiblement que Victor le rejoigne.

En deux secondes, Victor avait franchi la grille. Il était maintenant sur un territoire dépendant du Service des Eaux de Paris…Qu’allait-il trouver au bas des marches ?

Il sortit le bobineau de fil de fer, préleva une quarantaine de centimètres qu’il partagea en deux. En moins d’une minute, le barreau endommagé avait été attaché aux traverses de la grille, rendant à celle-ci son apparence normale. Personne ne s’approcherait sans une bonne raison, personne ne pourrait se douter que Victor Catteau, homme d’affaires, homme de bien, client habitué du « Bon Cep », à la tête d’un énorme patrimoine immobilier, venait de rentrer, en toute illégalité, dans le regard N° 25 de l’aqueduc Médicis.

Quarante-quatre marches ! il y avait quarante-quatre marches, des grosses marches faites avec des moellons de pierre, des quadrilatères dont la section devait être de plus ou moins vingt-deux centimètres. « Neuf mètres soixante-huit » calcula Victor. « Presque dix mètres ». Il avait descendu l’escalier en gardant les yeux sur ses pieds. Il aurait suffi qu’il manque une marche pour se retrouver cul par-dessus tête, roulant jusqu’au bas de l’escalier en se brisant un bras, une jambe ou, pire, la nuque. Dans le meilleur des cas, il pouvait dire adieu à sa visite, sans compte qu’il lui aurait fallu remonter à la surface, mais dans quel état ?

De l’endroit où il se trouvait, il pouvait apercevoir la lueur du jour en haut de l’escalier. Victor sorti de son sac une des deux lanternes a pile, un modèle fabriqué par Manufrance, acheté dans un bazar tout près du passage Montbrun, à cinquante mètres de Saint-Pierre-de-Montrouge.

Eugène jappa joyeusement. Les aboiements résonnèrent. « Tais-toi, crétin, tu vas alerter les passants…, on va se faire prendre… »



L’homme alluma la lanterne pour découvrir son environnement. Il se trouvait dans une sorte de salle dont les murs étaient faits de massives pierres de taille blanches, qui devaient mesurer cinquante centimètres de haut, par quatre-vingt-dix de long. Il n’était bien sûr pas possible d’avoir une idée de la profondeur des moellons. « Ça doit peser une tonne… » pensa Victor Catteau.

La salle située au pied des marches mesurait probablement cinq mètres par quatre. En son centre, se trouvait une sorte de bassin dont les margelles étaient de pierre et dont la hauteur devait être d’à peu prés quarante-cinq centimètres. Par une ouverture cylindrique dans une des largeurs, de l’eau arrivait dans le bassin et disparaissait dans la largeur opposée, par une ouverture similaire.

Le courant était très faible, mais le flux était bien là, un courant imperceptible à l’œil nu mais qui se vérifiait en mettant la main devant l’ouverture par laquelle l’eau quittait le petit bassin. Victor lança dans l’eau une pincée de sable prélevée sur le sol de la salle. Le sable tomba vers le fond de la vasque et fut rapidement emporté. Eugène s’approcha de la surface de l’eau, bu quelques gorgées, et regarda Victor. Une fois habitué au manque de lumière du jour, guidé par la lumière de sa lanterne, Victor fit le tout de la salle de pierre. L’escalier qui menait en surface débouchait en fait dans un des quatre coins, le reste de la salle était vide, hormis le bassin. Il y avait des traces de moisissures sur les murs de la salle, et une sorte de mousse verte qui avait poussé sur une des parois du bassin. Entre un des murs et l’escalier, une sorte de longue plaque de métal, semblait soutenir un début d’éboulis ; Il y avait un espace entre le bas de la plaque et le mur, pas de quoi s’y glisser pour un homme, mais suffisant pour qu’un chien de la taille d’Eugène puisse s’introduire dans une quelconque cavité.

Eugène connaissait cet espace. Il sentit certainement sa propre odeur, qu’il avait dû laisser lors d’une précédente visite et cela sembla le rassurer. Il avait l’air tout à fait à l’aise dans l’espace souterrain. Il faisait l’aller-retour entre le mur sur lequel s’appuyait la plaque de fonte, et les pieds de Victor. Son attitude n’était pas hésitante, il y avait dans son regard une sorte de supplique ; quelque chose comme : « maintenant que tu es finalement venu ici, il faut que nous allions plus loin…viens, je vais te montrer ».

Sur le mur opposé à l’escalier de pierre, une plaque émaillée ne laissait aucun doute quant à l’interdiction faite au commun des mortels, de se trouver à cet endroit.



« Service des Eaux. Visite strictement interdite aux personnes étrangères au Service, Ne pas entrer dans les galeries. Attention, danger de mort »

Comme sur les plaques émaillées aperçues dans les carrières, en dessous du texte, un crâne et deux tibias croisés donnaient à cette plaque d’information un aspect bien inquiétant.

De chaque côté de la plaque émaillée, se trouvait une galerie. Toute personne qui se serait aventuré dans l’étroit boyau aurait dû le faire dos courbé car la hauteur de la galerie ne permettait pas que l’on se tienne debout. Le sol au début de la galerie était un mélange de poussière et de sable grossier. Il était visible que l’endroit avait été régulièrement utilisé, peut-être par des fonctionnaires du service des eaux, ce qui aurait peut-être fait de ces deux galeries des passages de service. Victor approcha sa lanterne de l’entrée de l’étroite coursive. La première chose qu’il vit fut une mise en garde peinte directement en lettres blanches sur un morceau de planche en bois : « Attention aux puits ». La visite privée des carrières lui revint immédiatement en mémoire. Même s’il ne se trouvait pas sur le territoire officiel des carrières de Paris, le sous-sol devait receler, là aussi, les mêmes pièges qui pouvaient se révéler mortel. Une prudence de tous les instants s’imposait.

Cent kilos, deux-cent peut être. Victor s’imagina un instant essayer de faire tomber la plaque de font pour dégager la partie du sur laquelle des pierres s’étaient descellées. Qu’avait-il bien pu se passer ? Eugène avait déjà le museau devant l’éboulis. L’homme sortit le pied de biche de son sac, espéra que s’il réussissait à faire pivoter et choir la lourde plaque, l’opération se ferait le plus silencieusement possible.

Il fit reculer Eugène.

Une fois le chien éloigné, Victor s’approcha de la plaque de fonte. Il inséra le pied de biche entre la pierre et le métal, et tenta, sans résultat, de faire levier.

Victor déplaça ses mains le long du pied de biche, et réessaya : il lui sembla que la plaque métallique avait bougé

A la troisième tentative, alors qu’il avait finalement trouvé le bon endroit pour placer les mains, Victor pesa de tout son poids sur le pied de biche. La plaque en fonte se décolla du mur de pierre, resta quelques dixièmes de seconde en équilibre en position verticale, sur la tranche, et doucement d’abord, puis brutalement ensuite, tomba lourdement sur le sol de la salle en faisant voler un nuage impressionnant de poussière et de sable. Sa chute n’avait fait, toutefois, que peu de bruit. Le sol étant meuble, c’est à peine si Victor avait entendu le son de la plaque touchant le sol.

Personne, de l’extérieur, n’aurait pu se douter qu’un morceau de métal d’un poids conséquent venait de chuter de sa hauteur. L’homme orienta sa lanterne vers l’éboulis. Il s’approcha des pierres et inspecta l’ouverture en s’éclairant.

Il pouvait sentir un léger courant d’air sortant du trou. Il passa la main qui tenait la torche électrique. A L’entrée de ce qui lui semblait être un chemin taillé par un quelconque carrier, en hauteur sur la paroi, il vit, gravée dans la pierre une inscription qui, visiblement semblait être une date indiquant « IV 1861 ». Il n’y avait rien d’autre. Après avoir dégagé l’accès à la galerie, Victor jugea qu’il avait suffisamment de place pour y pénétrer, bras en avant, en rampant par terre. Il laissa Eugène aller en premier, poussa devant lui son sac à dos, rampa sur les coudes et le ventre à la lueur de sa lanterne. Une fois dans la galerie, son premier réflexe fut de s’asseoir pour faire le point. Visiblement, les pierres qu’il avait retiré du lieu d’éboulis, n’étaient pas de la même taille que celles qui avaient servi à construire cette étrange salle. L’endroit où lui-même se trouvait pouvait-il être une galerie qui avait servi, à un moment ou à un autre, à aller des carrières vers le regard N°25 ? Le ciel de la galerie devait être à peu près à un mètre cinquante de ce qui en constituait le sol. Victor devrait avancer courbé, dans une position qui le fatiguerait rapidement. Eugene grogna, grogna encore, se mit à gratter le sol. Dans le faisceau lumineux de la lanterne, Victor pu voir une bande de rats noir traverser la galerie d’une paroi à l’autre. Les animaux avaient probablement creusé dans la pierre. Le chien se calma, regarda Victor, visiblement il connaissait l’endroit.

Un éboulis. Peut-être qu’avant, à une époque de travaux dans les carrières, le regard de Saux et les carrières ne faisaient qu’un même ensemble ?

L’accès ou un des accès à la salle au bassin avait été visiblement muré, mais quand, et pourquoi. Alfred Casadesus avait dit que les deux domaines étaient séparés, que chacun avait son pré carré….

Curieux, c’était curieux…

« Faire attention aux puits »

Si Eugène avait déjà fait le trajet dans la galerie, peut-être celle-ci ne recelait-elle aucun des pièges évoqués par Alfred Casadesus. Mais Victor n’avait aucune certitude. Il fit asseoir Eugène, lui enleva la laisse qui rejoignit le matériel dans le sac à dos, coupa une longueur de trois mètres dans le rouleau de cordelette de chantier, en attacha un bout au collier d’Eugène, et l’autre, à sa propre ceinture. L’homme et l’animal étaient maintenant solidaires, parfaitement unis dans cette aventure. Victor plaça dans la poche de sa chemise en flanelle le carnet et le crayon et vérifia l’heure à sa montre gousset. Il était déjà dix-sept-heures-trente.



« Il faut savoir raison garder » pensa-t-il « je me donne une heure d’exploration, dans une heure, je ferai demi-tour, si du moins je ne me suis pas perdu… »

L’homme et le chien commencèrent à cheminer, le chien tirant l’homme, la truffe au niveau du sol de la galerie, fait également de poussière et de sable. Victor commença à compter les pas ; il savait également qu’il faudrait être attentif aux changements de direction, à d’éventuelles galeries qui pourraient s’ouvrir à lui, à droit comme à gauche.

Il compta deux cent pas avant de réaliser qu’il avait déjà le dos en compote à force de marcher à moitié baissé. Le chien avait retrouvé une respiration régulière. Victor se donna une minute pour reprendre son propre souffle. Il fit deux cent autres pas et s’aperçu que le plafond de la galerie permettait maintenant de marche debout. Il reprit sa progression dans la galerie, compta encore trois cent pas et arriva devant une sorte de carrefour offrant trois choix possibles. Sans savoir pourquoi, il prit à droite et note scrupuleusement sur le carnet ce changement de direction. Un grondement interrompit sa course. Ce n'était pas le même bruit que lors de sa visite dans les carrières avec Alfred Casadesus, et Victor se souvint alors de la ligne du métropolitain qui reliait la porte d’Orléans au nord de Paris.

« Travailler en sous-sol pendant de longues heures peut être déconcertant » avait dit Alfred. « On perd la notion du temps, on a parfois l’impression d’être dans un autre monde, le silence peut parfois sembler pesant. Il existe des risques lorsque l’on s’aventure dans des galeries interdites par l’administration. » L’homme avait fixé la torche à une des bretelles du sac à dos. Cela libérait la main, mais ne permettait pas un éclairage tout à fait adéquat du sol de la galerie. Le rayon de lumière était plutôt dirigé vers le plafond,

Les phrases de l’inspecteur des carrières lui revinrent en mémoire. « Et si c’était une mise en garde ? » pensa l’explorateur, « et si je n’avais pas su faire la part des choses ? Eugène s’arrêta soudainement alors que le boyau qu’il suivi changeait brusquement de direction : devant le chien s’ouvrait un puit qui devait faire un mètre de côté. Victor mit un genou en terre, s’approcha du bord du puits, et dirigea sa lanterne vers la cavité. On voyait le fond, il estima la profondeur à trois mètres ou trois mètre cinquante. Il était hors de question de descendre en laissant le chien, et de toute façon, il n’y avait aucun point d’attache pour corde. Il décida simplement d’enjamber l’ouverture du puit après avoir fait sauter Eugène. Il continua son chemin. Le sac à dos était lourd, il avait emporté avec lui trois fois trop de matériel. Il rit de sa propre inquiétude. Des bougies ne pourraient pas l’aider s’il devait se perdre, sa lampe à acétylène pesait lourd, tout comme le pied de biche et la grosse pince en métal.

« Doucement Eugène, doucement, ne tire pas… » Il parlait à Eugène comme si le chien pouvait comprendre les mots, et non pas seulement les intonations de la voix.

« Dix-huit heures quinze ».

Victor se donna encore une heure d’exploration. Il avait soigneusement noté sur son carnet les treize changements de direction, les trois mille sept cent quarante-deux pas. Le chien grogna : immobile dans l’obscurité, un rat observait Victor.

Victor senti un courant d’air frais sur son visage. Il eut l’intuition que la galerie allait s’élargir.

Eugène tirait, Eugène connaissait le chemin, Eugène ouvrait la marche.

La galerie se sépara en deux. Sur la gauche, une sorte d’allée descendait vers le début d’une autre galerie qui s’enfonçait en diagonale. Le sol était revêtu d’une sorte de dallage en pierre de taille, signe visible s’il en était que Victor se trouvait bien dans les carrières. Pendant quelques secondes, Victor pensa aux cours d’histoires de son enfance concernant la civilisation Egyptienne. Il s’imagina en train de violer la sépulture d’un pharaon…

Le chien était déjà passé par là. Alors que Victor voulait rester dans le boyau qu’il parcourait, l’animal tira sur la corde pour s’engager dans la nouvelle direction.

« Tu connais cet endroit, Eugène, c’est ça que tu me dis ? » Le chien regarda l’homme. Visiblement, il savait où il allait.

« On a parfois l’impression d’être dans un autre monde… »

Ce fut le cas de Victor.

Pendant quelques secondes, quand le faisceau de la lanterne éclaira une masse informe sur le sol, l’explorateur crut distinguer, de loin, des outils qui auraient été oubliés, peut être par des carriers…

L’excitation était à son comble et avait remplacé l’inquiétude. Comme il avait tout noté, il lui suffirait de faire le trajet annexe, il n’était plus angoissé à l’idée de se perdre.

Des outils ?

Eugène commença à s’agiter. Il tira encore plus fort sur la corde attachée à la ceinture de Victor. Trois mètres encore. Victor modifia l’angle d’éclairage de la torche qui illuminait toujours le plafond, laissant le sol dans une pénombre dangereuse. « Saloperie d’éclairage » jura Victor.

Deux mètres.

Le cœur battant, Victor réalisa que la masse informe était en fait constituée d’une vareuse bleu nuit et d’un pantalon de toile grise. Des vêtements de carrier, peut-être. Le faisceau lumineux accrocha un reflet cuivré le long de la manche de la vareuse. Victor se mit à genoux. Sa première torche commençait à montrer des signes de fatigue. Il se félicita d’avoir emporté une deuxième lanterne.


Dix-huit heures cinquante.


Le reflet lumineux venait d’une petite plaque de laiton percée d’un trou d’une quinzaine de millimètres, peut-être pour y faire passer une cordelette, ou bien une ficelle. Victor ramassa la plaque et découvrit un numéro et deux lettres : 6 FT

Une identification ? Du bout de la main, il toucha la manche de la vareuse, la déplaça un peu, fut surpris de voir que visiblement, le tissu avait résisté, puis se souvint qu’Alfred Casadesus avait précisé que l’air des galeries souterraines n’était chargé d’aucune humidité. « Nous sommes dans des carrières sous Paris, pas dans une grotte au fin fond de l’Auvergne » avait indiqué l’inspecteur des carrières…

Le haut du pantalon était enserré dans une ceinture en cuir d’une largeur de cinq ou six centimètres… « drôle d’endroit pour un vestiaire » se dit l’explorateur.

De son côté, Eugène, qui avait l’air intéressé par le bas du pantalon, prit quelque chose dans sa gueule et déposa au pieds de Victor une chaussette dans laquelle se trouvaient des ossements. Le cœur de Victor cogna dans sa poitrine, il eut soudain l’impression d’étouffer : il aurait donné dix ans de sa vie pour ne s’être jamais lancé dans cette aventure. Il fut envahi par une sorte de peur rétrospective.

Les jambes du pantalon cachaient des os

Les manches de la vareuse en dissimulaient d’autres

Pas très loin du col de la vareuse, un crâne regardait le ciel de la galerie de ses yeux vides.

Victor Catteau s’approcha de l’extrémité de la manche gauche.

A l’intérieur, il trouva deux os longs, puis ce qui lui sembla constituer un poignet, et les os de plusieurs doigts, des doigts qui enserraient quelque chose…

L’explorateur prit le reste de main et en écarta les phalanges.

Trois pièces tombèrent.

Victor approcha le faisceau lumineux de ce qu’il tenait au creux de sa propre main

Dans le rayon faiblissant de sa lampe torche, Victor réussit à déchiffrer une inscription en latin :

CAROLUS.VIIII.D.G.FRANCO.REX.M. DLXII (15)

Il éclaira le sol de la galerie aussi loin que pouvait porter le faisceau de sa lanterne.

A quatre mètres à peine, une boîte métallique attendait qu’un curieux vienne l’ouvrir.


Les ducats de Charles IX allaient finalement retrouver la lumière.














(1) Jusqu’à tard, au vingtième siècle, le concierge d’un immeuble pouvait, à distance, ouvrir la porte d’accès à l’immeuble, après qu’un visiteur se soit identifié et indiqué chez quel locataire ou propriétaire elle, ou-il, souhaitait se rendre. La phrase « cordon s’il vous plait » était connue de tous les concierges parisiens qui n’étaient pas encore des « gardiens » d’immeubles.

(2) La rue s’appelle Rémy Dumoncel depuis 1946

(3) Allusion à l’usine Panhard & Levassor de l’avenue d’Ivry

(4) Apaches est un terme générique qui servait à désigner des bandes criminelles du Paris e la Belle Epoque

(5) Il n’était pas rare, dans les restaurants de quartier, servant des d’habitués, que les clients disposent d’und rond de serviette pour y place une serviette en tissu, dont la propreté été maintenue par l’établissement.

(6) Authentique

(7) Paul Weiss était effectivement inspecteur général des carrières entre 1907 et 1911, donc à l’époque où se déroule cette histoire.

(8) Authentique

(9) Bataille contre les armées Prussiennes dans un village situé à l’ouest d’Orleans

(10) Allusion à Philibert Aspairt, le portier du Val-de-Grâce

(11) Le terme « piqueur » dans ce contexte, désigne un surveillant, similaire à un chef d’équipe.

(12) Charles-Axel Guillaumot fut le premier Inspecteur Général des Carrières.

(13) Brasserie installée rue Sarrette dans le 14 -ème arrondissement. Les bâtiments ont été détruit et le terrain a vu la construction d’une résidence immobilière de haut de gamme.

(14) Une banque ancêtre du groupe BNP Paribas

(15) Ce qui est effectivement écrit sur les écus d’Or frappés sous Charles IX

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