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LES COEURS A LA CRÈME


Le temps était suspendu. Le moment était sacré.



Samedi, vois-tu. Il y avait cette césure magique entre les lundi pénibles suivis des quatre ou cinq jours de travail, et l’exode hebdomadaire vers le fin fond de la Brie, à cheval sur un « ouiquende », une fin de semaine qui permettait de resserrer les liens distendus par la dureté du quotidien. L’amour était là, c’est certain, mais il était pudique, de cette pudeur qu’on trouve parfois chez les « gens bien » comme disait Francine, ma mère, une pudeur qui avait gommé les traces d’affection, à tel point que parfois, autour de la table du samedi soir, les mots changeaient de signification entre leur création dans les circonvolutions du cerveau et leur signification une fois libérés par la parole.


Il fallait chercher les sourires, dégivrer parfois la froideur qui raidissait les rapports. Tous autant que nous étions, nous souffrions d’un handicap, celui de ne plus savoir encore la valeur d’un baiser, de ne pas pouvoir mesurer comme il fallait l’importance de ce qui était souvent caché par des silences. C’était une vieille maison, si vieille qu’on se demandait parfois à quoi elle avait ressemblé vraiment autrefois, et comment elle pouvait encore tenir debout avec autant de cicatrices laissées par le temps. Les légendes populaires parlaient d’une congrégation de bonnes sœurs qui avaient fait de la maison un lieu d’habitation. Je les imaginais parfois, ces nonnes, élevant des roses pour en décorer les autels à enfants de Marie.

Un escalier de meunier donnait accès au premier étage. Il fallait s’agripper à une corde pour se hisser et arriver sur le plancher de bois vermoulu. Quatre chambres à l’étage, meublées de bric et de broc, de broc surtout car les parents aimaient à chiner à la salle des ventes de Coulommiers, une ville de presque province alors que nous n’étions qu’à l’extrémité de la grande couronne, et que Paris n’était qu’à une seule heure de train. Nous étions reliés à la civilisation par le truchement d’un vieux téléphone à magnéto qui permettait d’être mis en contact avec la poste de Guérard. Nous étions le 19 à Guérard, et pour parler au monde, il fallait passer par l’interurbain. Au bout de deux opératrices, le téléphone sonnait à l’autre bout, loin derrière les champs de maïs et de blé. Il y avait un sol en mosaïque au rez-de-chaussée. Ce n’était no Rome, ni la Perse, ni la Grèce antique, mais simplement l’imagination de Monsieur Lévy, l’ancien propriétaire, qui avait dessiné sur les sols d’étranges volutes à base de petits morceaux de céramique. La cheminée accueillait les bûches d’hiver avec fauteuils obligatoires devant pour se laisser aller à la rêverie. Les meubles du salon et de la salle à manger avaient une histoire qui remontait directement aux années d’après-guerre. Deux lits qui avaient connu la libération, six chaises dont la paille fatiguée te rentrait dans les shorts, une table a rallonge conçue pour se pincer les doigts en la dépliant, une vaisselle hétéroclite héritée d’un autre passé que le nôtre, des couverts Christofle qui devaient refléter l’aisance prétendue, des verres en Duralex prévus pour échapper aux chutes sur le carrelage.


Il y avait aussi des trésors cachés aux yeux des adultes : des draps en lins, blancs et rêches, qui avaient vécu leurs vies amidonnés tant et si bien que même après une lessive, ils séchaient sur la corde en raidissant. Pour compléter le tout, une ou deux couvertures en laine mohair, et des couvertures de lit de camps militaires portant le signe US ARMY 1945, provenant sans doute d’un quelconque surplus. Au fur et a mesure des vendredis soir, ou des samedis matin, nous redécouvrions la maison et son contenu. Il y avait les courses, les obligatoires courses à Crécy en Brie pour les « petites courses » ou bien Coulommiers pour les courses plus conséquentes. Il y avait des « heures » pour tout, l’heure du lait avec l’odeur d’étable à la ferme de Madame Leclère, l’heure de l’avant diner avec le père appuyé sur un antique poste de radio à lampe, essayant de capter les émissions de propagande soviétiques en provenance de « l’est », l’heure de l’après dîner ou de l’après déjeuner, quand les yeux te demandent pardon de vouloir se fermer. Je pourrais t’en dire des choses, te parler pendant des heures. Te raconter le vieux jardinier, Autrichien malgré-lui, enrôlé dans la Wehrmacht, et qui te racontait Stalingrad avec des vibrations et des tremblements dans la voix, tant il avait été marqué par l’horreur. Je pourrais te parler des roses Madame Moutot, qui recevaient presque plus de soins de la part de la mère, que n’en recevaient ses propres enfants. Je pourrais te dire les cinq chats qu’il fallait transbahuter de et vers Paris. Je pourrais partager avec toi ces terreurs nocturnes qui faisait de moi un pleutre, un moins que rien, incapable de supporter la nuit ou l’obscurité. Mais je voudrais simplement te dire ce qui a laissé la plus importante marque dans ma mémoire : le goût des cœurs a la crème… ! L’homme passait chaque samedi, au volant d’une petite camionnette Renault blanche. Il s’arrêtait devant la maison ; un coup de klaxon…Les cœurs…c’est les cœurs… ! Nous courrions dans tous les sens…


Cœurs à la crème. Un simple auto-collant un peu chic annonçait la couleur. Imagine-toi simplement des petits fromages blancs ayant été moulés dans une forme de cœur stylisé. Ils étaient enveloppés individuellement dans des étamines qui étaient retirées juste avant de les servir au client. Un cœur, un coup de louche dans un énorme bidon de crème fraiche et tu repartais vers la cuisine avec trois, six, neuf ou douze de ces petits fromages. Le déjeuner passait lentement, le diner s’étirait sur un début de soirée. Il fallait retarder le plus possible le moment de déguster. Alors quand plus personne ne voulait se priver plus longtemps, les cœurs à la crème arrivaient sur la table. Il eut été sacrilège de les sucrer avec une poudre blanche ou même rousse. Le seul additif officiellement autorisé était la gelée de cassis, la confiture de framboises, ou tout autre sucrant à base de fruits rouges dont parfois, il était préférable de ne pas connaitre l’origine ou la date de mise en bocal. L’homme des cœurs à la crème avait du mérite ! Si effectivement les produits qu’il vendait étaient fabuleusement gouteux, le pauvre devait, pour gagner sa vie, passer ses samedis à battre la campagne au volant de son magasin mobile, dans une odeur de lait rance et de ferments lactiques qui coupait parfois jusqu’à l’envie d’acheter, alors, le temps de déposer les cœurs blancs dans un plat creux, choisi assez grand pour abriter un maximum de cœur, on respirait par la bouche.

« Je vous en met combien ? « Demandait l’homme des cœurs

Et nous de répondre, à chaque fois :

« Remplissez le plat, ils sont tellement bons »

Alors le plat se remplissait, et nous mangions les cœurs, tout en accumulant des souvenirs, mais nous ne le savions pas….

1件のコメント


Cyril Ubersfeld
2022年12月16日

j’entends encore la cuillère frapper le fond du plat vert, avec ce toc toc typique d’une louche bien chargée en crème…

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