Il en avait fallu des années pour se retrouver à quelques kilomètres de La Roche-sur-Yon, dans la Vendée profonde, voisins de Clémenceau, de De Lattre, et du général François de Charrette, défenseur de la monarchie lors de la tragique guerre de Vendée. Je m’étais bien vu rester dans le sud, au doux soleil de mai, sous les branches des pins maritimes, la peau tannée par les heures de plage, ou de chaise longue , mais il y avait eu un sacré coup de tabac, un truc qui n’arrive pas à tout le monde, alors, le hasard qui n’existe pas nous avait poussé sur la route après un court passage près de Toulon où nous avions pris le temps de nous défaire des habitudes, de nous dégager de la routine, de déconstruire notre passé pour nous construire un futur qui serait certainement clair tant, il est vrai, nous avions vécu les derniers mois dans une tourmente qui nous avait tous deux marqués.
La Boutetière…un hameau, même pas, un lieu-dit, plutôt qui portait le nom d’une noble lignée de Vendéens de l’ancien régime. Des nobles à droite de la maison, comme à gauche, au château que l’on pouvait voir depuis le jardin. Et puis il y avait Joseph, sacré Joseph…L’homme était la mémoire du hameau. Il avait été garçon de ferme, au service du Comte de La Boutetière, puis ensuite au service de son fils. Il avait eu un destin Vendéen et savait tout des plantes et des légumes. Dans son sous-sol, qu’on appelle souvent en Vendée la « cave », il conservait de nombreux containers de mixtures apéritives « faites maison » qui rendait tout passage par ladite cave, potentiellement dangereux, puisqu’il y avait toujours une anecdote à raconter, et que j’avais de mon côté, toujours le temps de l’entendre. Pour préserver mon foie, et m’éviter une consommation déraisonnable de colchicine à postériori, je m’étais inventé une allergie à l’alcool et en tout cas une propension à souffrir de la goutte, ne voulant en aucun cas vexer le bon Joseph par un refus de boire avec lui de façon régulière.
Les poignées de ma brouette solidement tenues dans les mains, je n’étais mis à marcher sur la route de La Roche de Saint-Mars, regrettant à la fois le chien qui m’aurait accompagné, et la pipe, dont le tabac, certainement aromatisé, m’aurait intoxiqué, laissant dans les poumons des traces goudronneuses. Un peu d’herbe à Nicot ? L’image d’un marin hollandais avec son drôle de chapeau, les souvenirs d’un autre temps s’étaient soudainement bousculés. Le but de la mission ? collecter des noix. Alors que les grandes surfaces les vendaient au prix de l’or, Il suffisait, le long de la route, de se baisser pour les ramasser car la nature en avait généreusement fait pousser sur les arbres qui bordaient le ruban de bitume passant devant la maison.
De même que les pêcheurs ou les chercheurs de champignons ne révèlent jamais les endroits où ils attrapent des truites, ou bien ceux où ils traquent les trompettes de la mort ou les morilles, je n’aurais jamais avoué à quiconque quel trajet j’allais faire pour me retrouver dans ce petit chemin qui descendait vers le bas du hameau. Une fois en dehors du monde, la petite route laissée derrière moi, avec la terre de Vendée sous les bottes, je laissais toujours mon esprit partir à la dérive. Cela me faisait du bien. C’était une sorte de rituel qui m’avait accompagné pendant de nombreuses années. Peut-être même était-ce de venu un défaut, une tare, ne pas être capable de contrôler le flot de ses propres pensées, lâcher prise, se laisser conduire par les souvenirs, se réjouir à postériori des bons moments, philosopher à bon marché sur des sujets qui se voulaient sérieux mais qui, finalement, ne l’étaient pas, la mort avec sa thanatomorphose, la misère des hommes, l’injustice, le pourquoi sommes-nous-là, le comment partons nous. Il y avait eu, cette année-là, l’énorme choc d’un passage de dizaine, la déchirure qui avait partagé l’espace de mon microcosme, en un avant et un après. Cela s’était fait sans bruit, ni champagne, ni même regrets ou bien larmes. Cela s’était fait, tout simplement. Les chaleurs de juillet avaient remplacé les fraîcheurs de juin, drôle d’année …Le temps était contrarié, et contrariant. L’herbe avait jauni, annonçant encore une fois une implacable sécheresse. N’ayant jamais vécu un tel passage, j’en avais été effrayé, puis finalement attristé, habité par une sorte de mal dont je n’avais pas vraiment pris la mesure.
Il y avait eu un grand changement. Je n’avais même pas compris comment cela s’était passé. Mais était-ce vraiment un changement ? J’avais potassé la question en poussant ma brouette, m’arrêtant ici et là pour disputer aux herbes folles les précieux fruits cachés au pied des gros noyers. Peut-être était-ce surtout qu’au bout de tant d’années, il m’avait été donné de voir les choses d’une façon différente, alors j’avais cherché un mot clé, dans ma tête, une sorte de dénominateur commun, pour pouvoir mieux comprendre les contours de ce bonheur parfait qui se dessinait mais qui, parfois était difficile à supporter puisqu’il survenait après toutes ces années passées à m’enfuir, ou à me fuir.
Oui, tout ce qui s’était passé, depuis la semaine dernière, les mois précédents, au long de toutes ces années, avait fait de moi un homme bien riche, à la tête d’une fortune qui ne se chiffrait ni en millions, ni même en milliards. Enfoncé, « Forbes », loin derrière, les collecteurs d’impôts, les paradis fiscaux, les hôtels particuliers.
Mon truc était sans aucuns risques. Pas d’investissement douteux, de jet privé qu’il aurait fallu entretenir, de maison à Ibiza…pas de voiture de luxe, pas besoin d’un chauffeur, un simple guide faisait l’affaire. A la tête d’une fortune, dis-tu ? Oui…combien de millions pour pouvoir caresser un simple moineau posé sur une marche d’escalier, combien de kilos d’or pour ressentir l’incroyable bonheur d’embrasser du regard un coucher de soleil sur la plaine de Luçon, ou celle encore plus immense du côté de Saintes, plus au sud, pas très loin du grand océan. Quel prix aurais-tu pu payer pour acheter l’image fugace d’un veau de deux jours couchés dans l’herbe d’un avril prometteur…Qui pouvaient encore se payer le luxe d’écouter la chouette, ou le pic-vert, a combien s’estimait le plaisir de compter les tourterelles perchées sur les fils électriques, dans le petit hameau des Gabardières ?
En fait, j’avais tout cela tout près de moi, à un pas, deux pas, dix pas. Mais il est vrai que jusqu’à présent, je ne m’en étais pas aperçu.
Je me moquais avec tendresse de Muriel, qui avait le cœur si vaste, que tous les migrants du monde auraient pu y trouver refuge. Elle était ma lumière, mon Saint-Vincent de Paul à la mode de Vendée, mon phare dans la nuit, mon point d’ancrage qui m’avait empêché de sombrer.
Elle, de son côté, jalousait parfois les oiseaux, les chiens, les chats, les veaux, les vaches, les cochons, les couvées, tout ce petit monde animal dont la compagnie rythmait mes journées.
« Mon amour, mon amour, mon amour » …c’était mon cri de bonheur, qui en faisait rire plus d’un. Il suffisait que je sente au creux de ma main, la chaleur d’un oiseau blessé trouvé sur le sol, pour que mon cœur se gonfle, et qu’un sourire de bonheur me vienne sur le visage. Il suffisait de sortir de la piscine le plus commun des crapauds, pour que j’en éprouve un plaisir d’une rare intensité.
Le dénominateur commun de ces moments d’intense félicité était la tendresse, une tendresse sans limite envers ce qu’offrait la nature, depuis le grand arbre sur la route de Saint-Philbert, jusqu’aux petits écureuils qui venaient chercher les noix placées pour eux sur des mangeoires « faites maison ». Je n’avais plus besoin que le ciel soit d’azur, ou le soleil glorieux, il suffisait simplement que le jour se lève sur le petit monde de La Boutetière, et que le vent se mette à souffler dans les branches du grand pin, celui de Joseph, le républicain, un homme de bien qui alignait poireaux et choux dans une partie de son vaste terrain. La lumière du jour me suffisait pour m’éclairer le cœur. La sérénité était devenue ma compagne du quotidien. La dernière partie du voyage pouvait commencer.
J’avais décidé de construire des nichoirs à mésanges, étourneaux, pics et autres habitants ailés qui nichaient d’habitude sous les tuiles de toit, puis de les disséminer, après peinture, à divers endroits dans le jardin. Pour ce faire, je récupérais régulièrement des chutes de bois dans un magasin de bricolage. Pour 15 euros, tu pouvais repartir avec l’équivalent d’un caddie complet, du contreplaqué, du bois massif, de toutes tailles, de toutes formes, du bois à cabanes, du bois à nichoirs, du bois pour se faire du bien. Il y avait aussi les vis au sachet, tant d’euros pour la petite poche en plastique, tant d’euros pour la taille moyenne, tant d’euros pour la grande taille, et tu remplissais toi-même le contenu avec de la visserie en prenant soin d’optimiser afin de sortir du magasin avec l’immense plaisir d’avoir blindé au maximum le petit contenant transparent. Oui, choisir les vis à bois faisait bien sûr partie du plaisir. Au fil des passages dans les enseignes de bricolage, j’avais même découvert qu’il était encore plus stimulant de s’y rendre en tenue de travail, un peu comme un professionnel chevronné qui irait chercher un accessoire qui lui manquait, alors que je n’étais en vrai qu’un retraité maladroit incapable de visser droit, de coller d’équerre, de peindre sans en foutre partout.
Il fallait avoir l’âme chevillée au corps, à la fin de l’automne, quand les fins de journées devenaient non plus fraîches mais froides. Mon atelier était ouvert aux quatre vents. Il était hors de question, même, d’y travailler pendant l’hiver. Mais au début du printemps, lorsque le vent d’ouest ne soufflait que peu, on se sentait envahi par un grand bonheur…J’aurais presque pu m’imaginer que je dominais la matière. Mes vêtements de jardin m’étaient comme une seconde peau, le temps de comptait plus, ce qui n’était pas fini aujourd’hui le serait demain.
Les petites cabanes en bois prenaient forme, futurs nids pour des oiseaux de quelques grammes qui sauraient bien laquelle choisir pour y déposer leurs œufs. Pour les écureuils, il avait fallu imaginer une maison à deux entrées, un truc qui demandait en peu de réflexion, un peu de travail, un peu de lenteur dans la progression. Ce n’était pas le produit fini qui m’importait tant, mais l’impression de savoir créer quelque chose. Curieusement, alors que pendant des années, il m’avait fallu courir après le temps, j’avais maintenant la possibilité de ne plus me presser, de laisser les minutes d’oisiveté meubler certains moments de mes journées, sans en ressentir une quelconque culpabilité, ou regret de n’avoir pas fait assez. On m’avait dit que j’étais torturé. J’avais ignoré cette mise en garde. Moi ? torturé ? non, bien sûr, même si effectivement, de temps à autres je posais le rabot, rangeais le tournevis, débranchais la perceuse pour m’éloigner des copeaux et faire quelques pas sur la route qui passait devant la maison.
Moi, qui n’avais juré que par le sud de la France, les alpes ou le jura, moi qui aurais tant donné pour habiter pour de vrai au plus près de la mer, j’étais tombé simplement amoureux de cette Vendée qui me parlait au cœur. Je ne savais pas si c’était son histoire qui me faisait vibrer, peut-être était-ce simplement la lumière de juin ou de juillet, quand le soleil disparaissait sur l’horizon à l’ouest, et que les senteurs de campagne se faisaient presque obsédantes. Depuis longtemps déjà j’aimais les horizons mais je n’avais jamais compris pourquoi, puis au hasard de mes pas, un jour, je m’étais retrouvé à un certain endroit, avec le soleil dans les yeux, et le bleu du ciel qui contrastait avec les blés, imaginant ce qui pouvais se trouver au-delà des épis, derrière le haut du champ. Il aurait suffi que je sois un oiseau pour voir les environs dans leur globalité, mais je n’avais comme outil que mon imagination et, suivant les jours par la suite, je m’inventais des fuites derrière la ligne des blés qui cachait telle fois un océan, telle autre un désert ou encore une forêt tropicale, des montagnes, des vallons, des paysages qui n’étaient pas de ce monde Vendéen.
Souvent, je m’étais penché sur un passé imaginaire qui faisait de moi un autre que moi-même, à une autre époque, dans une vie qui aurait été la mienne. Il y avait cette sorte d’osmose silencieuse qui se faisait naturellement, cette impression d’être soudain imbibé par la terre, attiré par les arbres dont je découvrais l’incroyable force. J’étais presque un druide allant dans la forêt, un sorcier du moyen-âge cherchant des herbes. Mais j’étais aussi parfois un noble Vendéen, ou au contraire un soldat des colonnes de Turreau, les incendiaires qui avaient brulé terres et hommes lors de la guerre de Vendée de 1794. Souvent, je n’étais pas moi. Souvent je n’étais plus moi. J’avais appris à aimer ce qui entourait mon petit monde. Il n’y avait plus besoin de voyager loin, d’atterrir au fin fond de la pampa Vénézuélienne, ou de se poser en Afrique en période de guerre, pour trouver la vie fascinante et pleine de surprises.
Je n’avais jamais vu de hérons. Au moment de semer le blé, des centaines d’oiseaux blancs suivaient en même temps le semoir tracté qui déposait dans les sillons les graines des futurs épis. Entre les limites de mon « royaume » de La Boutetière, où j’étais un grand seigneur, et le petit hameau des Gabardières, il fallait traverser le territoire des oiseaux de proie, des faucons Crécerelle , plantés sur le haut d’un arbre ou d’un piquet en acacia, guettant les rongeurs, et s’envolant à l’approche du moindre humain en qui ils n’avaient, et pour cause, aucune confiance, surtout les dimanches de Septembre quand retentissaient les aboiements des chiens de chasse, et les détonations des fusils des hommes bottés de caoutchouc qui traquaient la biche, le cerf ou le sanglier.
En travaillant le bois, maladroitement sans doute, mais avec le grand plaisir de me penser un créateur, je laissais toujours les souvenirs refaire surface. C’était une sorte de plaisir mêlé de nostalgie, mais d’une nostalgie qui était bienveillante à mon égard, une façon de me replonger dans un lointain passé. Il y avait eu bien sûr beaucoup de questions auxquelles je n’avais toujours pas de réponse. Ma fidèle Muriel, que tout le monde appelait « le mage », m’avait maintes fois expliqué le pourquoi du comment, et j’avais essayé de me souvenir de tout. « Tu ne le sais pas, mais tu as choisi ta famille » avait-elle dit, alors cela m’avait fait réfléchir, et je m’étais laissé envahir par le passé, me disant que finalement j’avais vécu tout ce qu’il m’était prévu de vivre. J’avais encore dans le cœur le goût de la liberté qui avait été ma compagne pendant si longtemps. Il y avait périodiquement des images qui apparaissaient dans ma mémoire, des réminiscences de sensation qui faisait vibrer la peau du haut de mon dos.
La douceur des plumes d’un poussin, l’odeur de la Traction 15 chevaux Citroën de mon père, le train de nuit vers la Suisse, Les rosiers que ma mère s’évertuait à tailler et à protéger des parasites…Il y avait aussi les odeurs, des senteurs inoubliables, des parfums qui avaient laissé une marque olfactive. Les rayon maquillage et eaux de toilettes pour femmes au magasin du Bon Marché, le goudron frais quand les chaussées Parisiennes étaient refaites, souvent à la période de la rentrée des classes, les marrons chauds à la sortie du métro « Alesia », le pain qui cuisait dans le sous-sol de la boulangerie de la rue Alphonse Daudet, dont l’odeur s’exfiltrait du four par un soupirail à hauteur de trottoir… En une demi-seconde je repartais soixante ans en arrière. Mon corps était en Vendée, dans mon atelier, mes yeux voyaient l’herbe, ma peau sentait tout le bien que pouvait apporter le soleil de juin, mais mon âme partait se promener. Je n’y étais pour personne, mon corps se vidait de sa substance. Voyager dans le temps d’avant était un plaisir de gourmet, surtout quand le vent soufflait dans les branches du grand pin de Joseph.
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Toujours autant de talent !!!😘😘😘