top of page

LE GRAND MARCHE

  • Photo du rédacteur: Sylvain Ubersfeld
    Sylvain Ubersfeld
  • il y a 5 jours
  • 14 min de lecture


ree

Dès la fin du printemps, la rue SARRETTE sentait l’urine chaude. Oui, je te le dis , ça puait la pisse…comme dans ces curieux édifices qu’on voyait, couverts d’affiches de « réclame », du côté de la porte d’Orléans (1)

Dans le grand bâtiment des brasseries GALLIA, dont la construction remontait à mille-huit-cent-quatre-vingt-seize, on brassait, encore et encore, une bière bien parisienne, vendue dans les bistrots alentours . Sur l’étiquette des bouteilles de verre, un coq gaulois faisait son crâneur. La méchante odeur de brassage, envahissait jusqu’au bougnat du coin de la rue Alphonse DAUDET.


Un immeuble sans ascenseur, dans ce quartier tranquille du Petit-Montrouge, pas encore contaminé par la « vie parisienne ». Quatre pièces, une rareté pour l’époque .

Un large escalier, un tapis couvrant les marches, maintenu par des barres de cuivre régulièrement astiquées au « Mirror », un hall d’entrée en dalles blanches et noires, le bâtiment logeait onze familles. Bien sûr, certains noms sont restés en mémoire, on ne sait pas pourquoi. Madame Rigaux, voisine d’enfance, Madame Renault, au sixième étage, dont l’infortunée laideur nous terrorisait, Monsieur Le Gouez, le peintre, dont nous allions bientôt racheter l’atelier d’artiste, pour le transformer en appartement, un accomplissement pour ma mère et mon père, qui avaient tous deux, à leur façon, vécu la dureté de la guerre, et commençaient une nouvelle vie .


Juste à côté du « grand marché, commençaient des rues silencieuses, pour bourgeois étriqués, concierges mafflues, et cage à serins ou canaris, dont en pouvaient entendre les trilles s’envoler, dès qu’un rayon de soleil de juin, se glissait dans la cour des immeubles. La construction des bâtiments d’habitation du quatorzième arrondissement, datait majoritairement de la fin du dix-neuvième siècle, quand le « Petit-Montrouge » était encore une province, qu’une ferme laitière existait villa Cœur-de-Vey, et que la « grande église » Saint-Pierre-de-Montrouge, était encore toute neuve .

C’était avant « mon temps », bien avant. Ce coin de Paris avait gardé son petit air de « très loin ». Il existait, non loin de « la maison », des petites impasses qui inspiraient le farniente à l’ombre de roses trémières. Ce coin de la ville était plein d’épiciers avec crayon sur l’oreille, de caissières de boucherie entortillées dans un châle pour faire face, en hiver, à la froidure extérieure qui avait libre accès au magasin. Au début de la rue, à l’angle avec la rue SARRETTE, se trouvait un bougnat, comme il y en avait des centaines dans Paris, des exilés d’Auvergne, chassés des burons (2) par la dureté économique de l’époque.


Monsieur Charreire était économe en paroles. Toujours coiffé d’une espèce de couvre-chef fait avec un fond de sac à charbon, il assurait tour à tour, et la livraison de coke ou de boulets, dans les appartements avoisinants, et l’accueil des clients sur le zinc de son troquet, aux heures apéritives, quand se retrouvaient le boucher, le boulanger, ou le marchand de couleur, pour un petit verre de blanc, le temps d’échanger de fausses rumeurs, et des considérations politiques propres aux années cinquante. Tu dois te souvenir qu’à cette époque, avant mille-neuf-cent-cinquante-huit, il n’existait pas de supermarché. Chaque corps de métier, ou artisanat, avait des propres filières. Des bougnat ? tu en avais autant que des « Bons Coins », ces restaurants ouvriers qui essaimaient dans les quartiers populaires, où on te servait le pot-au-feu, l’andouillette ou l’osso bucco, mais c’était un peu plus cher. Il n’y avait pas de luxe sur notre table, mais seulement le raisonnable.

ree

Ma brave mère avait limité la fantaisie culinaire à quelques plat de cuisine dite « familiale » relevant de l’économie ménagère. Parfois, quand me laisser à la maison le temps de faire ses courses, représentait un risque certain, à cause de mon inventivité, et de mon attitude « pousse-au-crime », je descendais sagement derrière ma mère, les trois étages, puis nous partions, à droite, vers l’avenue du général Leclerc, vers le « grand marché d’Alesia » qui n’était en vrai ni grand, ni marché. Le premier magasin, rue Alphonse Daudet, était un « marchand de couleurs », dont la devanture était harmonieusement décorée de triangles et carrés jaunes, verts, ou orange, rappelant le costume d’un arlequin facétieux.

A L’intérieur du magasin régnait une sympathique odeur d’huile de lin, d’essence de térébenthine , de savon liquide, de produits d’entretien pour nettoyer les cuivres, et, surtout le bois des planchers. Monsieur Belvault tenait boutique avec sa moitié, une femme qui avait du passer plusieurs années immergée dans du formol, tant elle était devenue diaphane, sans vie, sans initiatives, sans intérêt. Sur un vieux comptoir en bois, de longues barres de savon attendaient la ménagère. Sur demande, Monsieur Belvault, coiffé de son éternel béret, engoncé dans un vieux tablier gris qui faisait « maître d’école », découpait à l’œil, deux cent ou trois cent grammes d’un savon de Marseille à la forte senteur d’huile. Le produit qui intéressait le plus ma mère était une sorte de cire liquide qui serait utilisée dans une cireuse électrique « Electrolux », une curieuse machine sur laquelle je grimpais en cachette, pour me mettre à tourner sur moi-même, une fois la machine en route, dès que ma mère avait le dos tourné.


Un peu plus loin, se trouvait la boutique de Monsieur Kraemer, un alsacien taciturne, grand maître des ampoules et des fusibles. Mon père, adepte comme lui de l’ordre et de l’organisation, avait un grand respect pour ce spécialiste de l’électricité. Dans la boutique de Monsieur Kraemer, d’importantes quantités de lampes de poche de tous, piles cylindriques, cubiques, ou rectangulaires, attendaient le client.


Après de nombreuses visites chez « Kraemer », j’en avais déduit que l’odeur de son magasin, devait être celle de l’électricité. Cette odeur était envahissante, et si étrange qu’aujourd’hui encore, je l’ai gardé en mémoire, même si je ne suis toujours pas capable de la décrire, tant elle était absolument unique. Dans le dernier quart de la rue Alphonse Daudet, à l’angle de l’avenue du Général Leclerc, le Crédit Industriel et Commercial, tenait le haut du pavé.

C’était l’époque où on pouvait récupérer, auprès de caissiers à lunettes, hommes exclusivement, de vrais billets de banque, des cent francs, des cinq cent francs, des billets qui crissaient pour de vrai et qui sentaient bons l’encre d’imprimerie. Nous empruntions rarement le côté gauche de la rue, qui commençait par le « Bois & Charbons » de Monsieur Charreire, le bougnat (3), et pourtant, la boutique de Madame et Monsieur Maradel, était digne du plus grand intérêt. On y trouvait des chocolats et des bonbons fins, des « chardons des alpes » à la liqueur, des carrés de ganache au chocolat, des bonbons qu’on pouvait commander au kilo, et que les propriétaires du commerce emballaient dans un joli papier, avec les plis qui allaient bien, et un joli ruban sur lequel ils posaient une petite étiquette collante au nom de leur établissement. Plus loin, vers le numéro quinze, se tenait la boulangerie où nous avions un « compte », un dispositif magique qui permettait d’acheter, sans le payer immédiatement, le pain de « quatre livres », le « gros pain » des familles, celui qui ne sentait presque rien au sortir du four à cuisson, alors que la baguette, elle, dégageait une extraordinaire odeur de pain chaud, et évoquait le bien être du nez et de la bouche. A quelques mètres de la boulangerie, se trouvait un magasin dont la fréquentation, une fois l’an, signalait la proximité d’une rentrée scolaire à venir. Le « Centre du Vêtement » stockait une floppée de pantalons moches, de chemises idiotes, de cravates sur élastique, et de manteau d’hiver qui seraient, bien sûr, victimes d’accrocs avant même la fin du premier trimestre.



ree

En marchant quelques pas vers le nord, on se rapprochait du « grand marché » . Au coin de la rue d’Alésia, se trouvait une « maison de bon renom », le charcutier Noblet, dont la devanture s’ornait une réclame en céramique de couleur, glorifiant le nom du charcutier, en tentant de rassurer un pauvre cochon qui pleurait à chaudes larmes, devant sa mort inéluctable. Par ignorance, à cause de l’enfance, je n’avais jamais ressenti, pour le brave cochon, un quelconque sentiment de compassion, et pourtant…….


En quelques pas, nous passions devant le « Gaumont Alesia », un grand cinéma qui projetait , à ce moment, un film dont tout le monde parlait, en cachette : « Et Dieu Créa la Femme » .

Curieusement, les « grands » restaient très discrets sur le scénario. Devant le cinéma Gaumont, a côté de la place des « Quatre Chemins », que tout le monde appelait « place d’Alesia », un jour sur deux, un homme âgé, assis sur un petit pliant métallique, te déballait des complaintes des années trente, sur son piano à bretelles (4). Sans que jamais je ne sache pourquoi, ses mélodies me glaçaient le cœur. Il y avait dans la combinaisons des notes, un cocktail de tristesse, de mélancolie, des seaux de larmes à venir. Juste avant l’accordéoniste, devant l’escalier du métro qui t’emportait vers la ligne quatre, une « gueule cassée » (5), horriblement mutilée, vendait des billets de la Loterie Nationale. Cet homme effrayant passait sa pauvre vie entre quatre planches de bois, peintes en vert. Je savais qu’il était mutilé. J’ignorais ce qu’était la guerre, Verdun, les taxis de la Marne, les « boches ». On m’avait dit qu’un de mes oncles était décédé d’avoir été gazé dans les tranchées .

ree

C’était il y a longtemps, disait ma mère. Je ne savais pas ce qu’étaient ces gaz. Je ne voyais pas comment, à partir de pots de moutarde Amora, Pommery ou Reine de Dijon, dont on tartinait le rôti de bœuf du dimanche, on pouvait fabriquer du gaz…..décidemment, ces adultes étaient bien bizarres. Oui, on voyait souvent, dans les quartiers populaires, des éclopés laissés pour compte, amputés, vivant leur jours sur des fauteuils roulants, borgnes, défigurés, qui avaient donné leur chair pour la victoire, et que la « victoire » avait complètement abandonné, une fois le traité de Versailles paraphé par Lloyd Georges, Clémenceau, Müller et le Docteur Bell. Il y avait moins de quarante ans que la première guerre mondiale s’était terminé, et moins de quinze ans que Paris avait été libéré de l’occupation des Nazis. Les jours d’hiver, quand soufflait un vent glacé, on pouvait apercevoir un serveur sortant du « Bouquet d’Alesia », apportant au réprouvé qui vendait ses billets de loterie aux voyageurs sortant du métro, un bouillon « Kub » qui l’aiderait à ne pas mourir de froid. A quelques mètres du « Bouquet d’Alesia, un chausseur « populaire » tenait son magasin à l’enseigne d « ’André », une marque fondée à la fin du dix-neuvième-siècle par deux homonymes d’origine Lorraine, Albert et Jérôme Lévy. Pour une raison que j’ignorais encore, l’histoire de ce chausseur « bon marché » plaisait beaucoup à mon père. (6)Les rares visites, effectuées dans le magasin de chaussures, indiquaient une rentrée scolaire proche, ou un possible départ en Bretagne, où les « tennis » remplaceraient, la durée d’une aventure en Trégor, les grosses chaussures de la communale, d’informes et infâmes godillots, suffisamment solides pour durer d’un quinze septembre, au premier juillet de l’année suivante, tout en tapant dans un ballon, ou bien en trainant ses pieds dans les feuilles du Parc Montsouris. Voisin du magasin de chaussures « André », se trouvait le « Studio Albert », tenu par deux frères que l’on ne voyait jamais sourire. Dans la boutique , juste avant la salle de prises de vues, on pouvait acheter des pellicules pour photo argentique, des films pour caméra en huit ou seize millimètres, un format qu’affectionnait mon père, des objectifs, des appareils photos, des produits de développement, et l’indispensable papier photographique, Kodak, Ilford ou Agfa, stocké dans des cartons plats d’une couleur oscillant entre le brun et l’orange. Les frères Albert officiaient surtout au moment des communions, des mariages, et faisaient de leur mieux pour que les photos ressemblent le mieux possible au clichés de stars du cinéma ou de la scène, réalisées par le Studio Harcourt, un studio de photographie célèbre, installé dans le huitième arrondissement, et qui tirait le portait des Brigitte Bardot, Michèle Morgan et autres Simone Signoret, et de leurs équivalent homme, Jean Gabin, Michel Simon, ou bien l’incroyable Jean Marais, le fameux Comte de Monte-Cristo, qui nous faisait frémir…


Et puis, il y avait « le grand marché », cet assemblage hétéroclite de quelques magasins étalés sur une centaine de mètres au mieux, une distance qui nous paraissait phénoménale, mais se laissait parcourir, en fait, en quelques secondes, quand on s’arrêtait de rêver. A défaut de supermarché, le lait et les yoghourts s’achetaient chez le fromager, une vaste échoppe dans laquelle le personnel, confronté au vent et au froid d’un étal extérieur, portait de grands chandails de laine, des mitaines, et un tablier d’un blanc immaculé, pour servir la clientèle. Les yoghourts étaient en pot de verre, comme le lait. Le choix était limité, une ou deux marques, peut-être, des bouteilles d’un litre, également en verre. Il y avait de grands pots de crème fraîche qui pouvait être servie à la louche, à condition d’avoir prévu le récipient qui convenait, amené vide au magasin, et qu’il convenait de bien caler dans le cabas des courses, pour éviter un déversement, le temps du trajet du retour. A la gauche du magasin des produits laitiers , « Chez Boursault », se trouvait un pandémonium incroyable qui portait l’étrange nom de « A La Havane » .


C’était un curieux magasin, qui ressemblait plus à un lieu de stockage sauvage qu’à un lieux agencé pour la vente au détail. On y trouvait pourtant de tout, y compris des fruits secs. Dans un coin du magasin régnait une énorme tireuse à vin. Il suffisait de venir avec un « litre étoilé » (7) pour le faire remplir avec un vin de table, qu’il fut blanc, rouge, ou rosé. Les étagères du commerce tenaient par miracle, et à chaque visite, je m’attendais à voir s’effondrer les pyramides de sucre en morceaux, les paquets de sel de mer, les sacs de haricots secs, comme les boites de sauce tomate et autres conserves de « singe » (8)

La partie du trajet la plus difficile pour moi, était celle qui me faisait passer devant le boucher-volailler du grand marché. Alors que régulièrement, nous allions chercher le rôti de bœuf chez un boucher normal de la rue Sarrette, là ou officiaient Monsieur et Madame Lelaidier, lui avec son tablier et son billot, elle avec son châle, derrière sa caisse, quand ma mère souhaitait recevoir, elle faisait une exception aux règles de l’économie familiale, en allant dans ce magasin , chercher une volaille, qui avait encore une partie de ses plumes.

Ce court passage dans ce commerce indigne, était pour moi une véritable épreuve. Les étals n’étaient que monceaux de fourrures de lièvres, les yeux vides, pattes poilues de sangliers, cuisses de miche ou de chevreuil. Du sang gouttait sur le trottoir, rougissant presque mes chaussures. Il me semblait que les lièvres auraient été plus heureux dans les champs, les sangliers dans la forêt, les biches, au fond d’une clairière, avec leurs petits, qui ressemblaient tous, bien sûr, à Bambi.

Si je n’étais pas vraiment triste à la vue de ces amoncellements d’animaux morts, ces amas de plumes de couleurs, ces morceaux de demi cochons, avec dans le nez et les oreilles, du persil qui n’était pas encore en plastique, je n’en étais pas moins plongé dans un grand désarroi, qui durerait jusqu’au soir, sans la possibilité de partager avec quiconque le trouble qui était le mien.


Ma mère, élevée dans la « tradition, imposait aux trois enfant et à son époux, le poisson du vendredi. Alors, il fallait se résoudre au passage obligé hebdomadaire chez le poissonnier Ledreux, dont le magasin faisait l’angle entre la Villa d’Orléans et l’avenue du Générale Leclerc. Le personnel qui y travaillait portait des bottes, une casquette de marin, un grand tablier ciré tout blanc et, bien sûr, une marinière pour faire un peu plus port de pêche. A L’extérieur du magasin, en hauteur, sur la façade d’angle, se trouvait l’imposante réplique d’un phare, une constructions miniaturisée, surmontée d’une sorte de lentille de Fresnel, pour imiter la lanterne d’un vrai phare. Le choix des poissons était d’une tristesse à mourir , colin, merlu, merlan, mulet, qui seraient servi sans imagination, ni accompagnement digne de ce nom. Oui, je m’en souviens, le vendredi était un triste jour. Et tandis que le poissonnier emballait dans du papier journal, les filets découpés, je regardais, fasciné, les truites captives chercher la sortie de leur aquarium dans lequel un tube en caoutchouc introduisait des bulles qui remontaient à la surface. Il régnait dans la poissonnerie, une odeur marine qui ne me dérangeait pas, et qui me rappelait le port de Locquirec, à marée basse.


Curieusement, j’avais moins de mal à voir une rangée de soles immobiles, ou de harengs salés, que d’apercevoir, chez le volailler, les amas de plumes et de poils, des oiseaux ou animaux pour lesquels j’éprouvais une certaine sympathie. Au 2, villa d’Orléans, le marchand de légumes était en fait un vaste étal comportant de grands espaces délimités en casiers, par des planches de bois. Sur un fond en toile cirée verdâtre, étaient posées pommes de terre, carottes, épinards sans plaisirs, navets sans goûts, tristes laitues. Du côté opposé, les fruits traditionnels étaient rangés de façon à ce que la couleur soit plaisante aux yeux. Le commerçant t’emballait le kilo de golden, ou les deux livres de patates dans un cornet fait de papier journal, et te jetait le tout sur le plateau d’une balance de Roberval qui avait connu de meilleurs jours. En deux secondes, tes fruits ou tes légumes étaient pesés, rangés au fond du cabas, en route pour le royaume du 2, Rue Alphonse Daudet, Les poids en laiton, qui avaient servis pour peser tes achats, remisés dans leur petite caissette en bois, dans l’attente d’un prochain pesage.


Le retour était presque magique. On se rallongeait un peu, bien sûr, et encore, je n’en suis plus sûr. En tournant à droite, au bout de la villa d’Orléans, on rentrait dans la cour d’un immeuble, l’Institut Appert, en en quelques pas, après avoir franchi une porte cochère, on se retrouvait rue d’Alesia, à trois cent mètres de notre immeuble. Cet incroyable miracle, ce tour de passe-passe, l’emprunt de ce chemin clandestin, me remplissait d’un incroyable bonheur et me rendait le cœur léger. J’avais même la possibilité d’entrevoir, en tournant la tête, le vieux cinéma de quartier

« l’Univers », un lieu de chahut hebdomadaire pour les voyous du quartiers, qui s’y rendaient, le jeudi, pour se gaver de westerns de série « B », pour la modique somme de cent francs. L’avantage de ce retour par un trajet différent de celui de l’aller était, en dehors d’éviter la tragique vision du poilu mutilé, ou celle de l’accordéoniste qui faisait monter mes larmes, de voir, une fois encore, les deux boules de monstrance en verre, l’une remplie d’un colorant rouge, et l’autre d’un colorant vert, trônant dans la vitrine du sage pharmacien Barbieux-Attal, une officine au coin d’une rue calme, ou, en période de grippe, on allait acheter du papier d’Arménie (10) « Auguste Ponsot », censé délivrer l’appartement des menaces microbienne, mais dont l’odeur incroyable, évocatrice d’un orient imaginaire, faisait surtout rêver les petits garçons.


Miramas, 30/10/2025

© Sylvain Ubersfeld Octobre 2025 pour Histoires d'U


(1) Il s’agissait de vespasiennes.

(2) En Auvergne, Petite cabane de berger, et, spécialement, petite fromagerie.

(3) Marchand de charbon, qui tenait souvent un café. Mot pseudo-auvergnat, issu (avec aphérèse et p. anal. avec la finale de auvergnat) de charbougna « charbonnier », lui-même création pop. parisienne par imitation des parlers méridionaux, les Auvergnats étant souvent vendeurs de charbon de bois à Paris; charbougna est attesté en 1890 dans le Père Peinard.

(4) Argot : accordéon.

(5) L'expression « gueules cassées », inventée par le colonel Picot, désigne les survivants de la Première Guerre mondiale ayant subi une ou plusieurs blessures au combat et affectés par des séquelles physiques graves, notamment au niveau du visage.

(6) J’ignorais à l’époque l’incroyable histoire d’Alexandre Ubersfeld, immigré de Pologne, élevé dans une famille juive observante.

(7) Autrefois, les bouteilles de vin étaient réutilisée, et surtout consignées. Il suffisait de venir chez un détaillant, et de faire remplir la bouteille avec le type de vin désiré, disponible dans les magasins spécialisés.

(8) Appellation populaire du Corned Beef

(9) Ces boules de verre, souvent au nombre de trois, étaient remplies de liquides colorés — généralement un bleu profond, un rouge rubis, et un jaune doré.

Elles étaient placées en vitrine ou suspendues à l’entrée de l’officine pour signaler qu’on entrait dans un lieu de soins et de science. Leur but premier était décoratif et symbolique : elles évoquaient la pureté, la transparence, la maîtrise des substances, et l’alchimie des couleurs — donc, le savoir du pharmacien, héritier du spagirique et du médecin-apothicaire du XVIIᵉ siècle.

(10) À la fin du XIXe siècle, Auguste Ponsot, chimiste, découvre lors d'un voyage que les Arméniens font brûler du benjoin, une résine qui vient de Malaisie, pour parfumer et désinfecter leurs maisons. Il va adapter cette pratique en France avec Henri Rivier, pharmacien. D’abord le benjoin est macéré dans de l'éthanol, des feuilles de papier buvard passent dans les bacs d'eau salée (pour retarder la combustion), puis sont séchées avant d'être trempées dans le benjoin et placées en étuve. Le procédé permet au produit final de se consumer sans flamme.

 
 
 

Commentaires


  • b-facebook
bottom of page