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LE GOÛT DE LA SEVE DE PIN


 




Le petit âne du vendeur de bonbons à la sève de pin, déambulait, paisible, le long de l’avenue du Général Leclerc. L’enfance s’était réveillée, me tirant par la manche. Je m’étais doucement approché et J’avais jeté ma tête dans son encolure . Il sentait bon la ferme, il sentait bon le fourrage. J’avais passé ma main sur ses poils, et un petit peu de poussière avait soudainement dansé devant mes yeux, dans le soleil de juillet. Il m’avait fait penser à  ses congénères du Jardin du Luxembourg, attelés à des petites carioles, tractant des enfants de bourgeois du sixième arrondissement, suivis de près par la nourrice ou la mère. J’avais croisé, un jour, à l’heure ou fermait le grand parc, une  longue file de ces ânons gris qui rentraient vers leur refuge ,dont tout le monde ignorait l’adresse. Je m’étais senti attristé à la vue de ce destin de servitude ,de cette vie tronquée, que les bêtes auraient dû passer dans un pré de l’Orne, dans un vallon de Provence, sur une colline de l’Aubrac, mais certainement pas les pattes sur l’asphalte des trottoirs Parisiens ou dans le sable poussiéreux des allées devant le Sénat.


J’avais goûté un des fameux bonbons, qui étaient étroitement logés dans un petit cube en carton imprimé, soucieux de voir si le fameux goût de sève était authentique, si ce que l’on m’en avait  dit était vrai et aussitôt les premières gouttes de suc au goût de sève de pin avaient-elles coulé au fond de ma gorge de fumeur, que  des parfums d’avant, des images que je pensais effacées, des sons oubliés, même, avaient refait surface. Alors, avaient émergés des souvenirs de scieries en Haute-Savoie, des images de montagnes enneigées, le goût de mes bouts de doigts léchés après les avoir fait courir sur la tronc d’un sapin qui attendait la coupe, pas loin des Gets, dans le massif du Chablais. Le goût de la sève m’avait séduit. Le plaisir qu’il déclenchait encore en moi avait traversé les années. Les années ? Non, les dizaines d’années, les Noëls, les Pâques, en France, en Suisse, en Autriche, partout où régnait la montagne, partout où les Sapins étendaient leurs branches couvertes de neige, partout où les chouettes blanches nocturnes se perchaient sur les cimes qui se balançaient dans le vent, faisant amies avec la nuit.


J’étais un homme de souvenirs, pas un homme de nostalgie. La nostalgie, j’avais connu, avec son long et inutile cortège de regrets, l’improductivité et l’imbécilité des «  si j’avais su », la recherche parfois destructrice de « l’avant », sur base de masochisme et punition biblique, l’illusion en marche-arrière  d’un meilleur, qui serait passé, pour ne laisser qu’un  avenir qui allait en se rapetissant, au fur et à mesure que les mois passaient, et que l’odeur du vrai sapin, celui des planches vernies, semblait se rapprocher, avec son cortèges de maladies sournoises, de mauvaises surprises, de sombres dimanches. De ces odeurs de sève encore vive, j’étais devenu un homme de senteurs. De ces visions de blancheurs immaculée sur l’Eiger, j’étais devenu homme d’images, des sons de mon enfance, j’avais gardé une bibliothèque riche, qui incluait le « tac-a-tac » des roues du Mistral descendant vers Juan-les-Pins, au « plic-plic-plic » des toilettes qui fuyaient, à l’étage des chambres de bonnes de l’immeuble de mon enfance.


Les odeurs ? Certaines s’accrochaient de façon tenace, et venaient parfois en week-end, quand je repassais au ralenti, au hasard de ma mémoire,  les différents âges que j’avais traversé. L’enfance, avec l’incroyable odeur composite de produits d’entretien qui avait envahi, pour y vivre plusieurs décennies, dans la cage d’escalier du 17 rue Saint-Romain, dans le quartier bourgeois et vieille France, de la rue du Cherche-Midi, celle du pain chaud à la boulangerie de Monsieur Poilâne, dans les années cinquante, la fragrance des draps frais au Palace Hôtel de Wengen, les exhalaisons de friture qui s’échappaient de la cuisine de Madame Tritten, à l’Hôtel Kreuz de Lenk, une petite affaire hôtelière au pied du Betelberg,le long de la vallée de la Simme. Un bandeau sur les yeux, au fin fond du monde, même au travers d’un entêtant feu de bois, je saurais te dire qui est qui, quoi est quoi, et te donner encore d’autres détails associés à ces odeurs sagement rangés maintenant que j’y ai mis de l’ordre, dans ma mémoire olfactive.


Respirées ici ou là, ces odeurs te filaient un grand coup poing dans le ventre, un truc tellement fort que tout ton intérieur semblait basculer, pour quelques instants,  dans ton monde d’avant, un choc tellement inattendu que tu en avais le souffle coupé. Plus d’air, pire encore, plus d’oxygène le cerveau qui faisait des nœuds, l’âme qui t’appelait à l’aide.

Il y avait encore, et par-dessus tout, peut-être, et cela a-t-il eu un impact sur mon envahissante passion pour les chemins de fer, l’incroyable effluence qui se dégageait de la petite chaudière de bord, chauffée au charbon, qui fonctionnait à bord des voitures-lits de la CIWL, et assurait le maintien de la chaleur dans les compartiments, ainsi que  la production d’une eau tiédasse qui autorisait toutefois le rasage. Dès que l’on montait à bord de la vieille voiture, qui avait déjà parcouru plusieurs fois les contours de l’Europe, l’odeur envahissait les narines, le cerveau, le cœur. On était déjà parti en voyage avant même les premiers tours de roues sur les rubans d’acier. On était dans les plaines de Turquie, en route pour Damas, on était dans l’Arlberg, vers Saint-Anton, on était sur le ferry, en route pour Londres, ou sur les voies du nord, en chemin vers Moscou. Une légère fumée, acceptable et acceptée, se glissait sous les portes en acajou. On se serait cru dans une maison de campagne, avec bûches et cheminée, on était en route pour ailleurs, quittant le quotidien. J’avais eu droit, aussi, à la senteur magique de l’étable de Madame Leclère, avec ses quatre vaches et les nids d’hirondelles au coin des poutres. La bouse chaude ne me dérangeait pas. Ce qui était bon, c’était cette impression de sécurité, ce bonheur furtif qui frappait à ma porte ; ce qui était bon c’était cette curieuse attente de l’heure de la traite, debout devant Marguerite, Jonquille , Lilas ou Germaine, qui te regardaient avec leurs bons yeux, acceptant ta présence à leur côté. Au fur et à mesure des Pâques et des Trinités qui passaient, d’autres émanations, beaucoup moins plaisantes, s’étaient tracé un chemin vers les étagères de ma mémoire. J’avais eu droit à l’infâmie des cadavres sous le tropique du Cancer ,la sueur acide des mâcheurs de Kat sur le port de Djibouti, l’attristante et inévitable puanteur des masses de réfugiés fuyant les combats. Mais j’avais aussi eu droit,  à cette découverte d’une des odeurs de l’Afrique, en quittant l’aéroport d’Abidjan, à la tombée de la nuit, une odeur de viande qui grillait sur de petits braseros bordant la route qui conduisait vers Cocody.


Les odeurs de l’enfance, s’étaient sagement alignées, étiquetées avec les mentions «  bien », « mieux », « génial » , suivies de celles de l’adolescence, plus musquées, puis de celles,  de l’âge adulte, alambiquées, recherchées, complexes, étouffantes mêmes parfois, et celles du tiers-âge, comme par exemple l’aimable fumet d’un vin chaud à la cannelle, ou le parfum élaboré d’une soupe chinoise dégustée au sommet du pic Victoria de Hong-Kong. Toutes ces odeurs avaient pris leur place, s’étaient immobilisées, ancrées dans le fond de ma mémoire, et servaient maintenant de point de repère, si dans ma vie d’homme, j’avais parfois besoin de reprendre un cap, ou bien de me défaire d’un doute propre à la fin de l’âge adulte.


Certaines odeurs étaient inclassables, mais faisaient partie de moi depuis toujours, semblait-il. Le « presque-parfum » de la colle blanche qui évoquait l’amande amère, et les années sergent-major, à l’école de la république, et celle plus tardivement découverte du Kérosène brulé, qui flottait subtilement partout où se trouvait un aéroport, de Varsovie à Tombouctou, de Kaunas à Delhi, de Londres à Lhassa. Ces odeurs étaient immortelles, presque intemporelles. Elles étaient une partie de moi-même, elles étaient  clés qui déverrouillaient  une impressionnante quantité de serrures, qui elles-mêmes ouvraient des portes sur un temps qui, en fait,  n’était plus.  L’odeur de l’essence avait droit à un accessit, celle de le fraise fraichement coupée, une médaille d’honneur.

Les sons également m’allaient bien à l’âme. Je trouvais dans le feulement d’un sèche-cheveu, un accompagnement facile pour passer de la veille au sommeil. Curieuse habitude, curieuse manie, curieux tic, qui me permettait de m’ensommeiller en moins de cinq minutes, tandis que d’autres se tournaient et se retournaient. Comme avec les odeurs, les sons avaient, de façon différente, marqué mon parcours désordonné. Certains bruits étaient gravés, tandis que d’autres s’étaient effilochés pour ne laisser, au fur et à mesure des années, qu’un vague souvenir, une sorte de «  ça y ressemble, mais ce n’est pas tout à fait cela ». Parmi les gravures sonores dans ma bibliothèque, se trouve le claquement sec du moteur à crémaillère d’un chemin de fer de montagne, grimpant à l’assaut du massif de la Jungfrau, ou la sonnette agitée par le chef de brigade de CIWL (1) lors de ses déplacements dans le train, invitant les voyageurs ferroviaires à se présenter au premier ou au deuxième service de restauration, une sacré aventure avec entrée, viande et légumes, salades fromages et desserts. Ce sont des souvenirs auditifs qui me suivront au-delà de mon dernier souffle. Il y avait ce curieux son, celui d’un frottement d’un corps dur, sur du métal, un son qui d’une certaine manière, évoquait, sans que je sache pourquoi, une idée de vitesse, et dont j’ai compris la significations au bout de plus de trente années de recherches sous-tendues par l’obsession de comprendre. A l’époque,  Paris était équipé d’un réseau de tubes pneumatiques qui connectait différents bureaux de postes. Dans ces tubes circulaient de petites cartouches qui contenaient des «  télégrammes », qui ne mettaient que quelques minutes, sous la pression de l’air comprimé, pour aller d’un bout à l’autre de la ville.  En arrivant à grand vitesse dans la partie courbe du tube, en fin de parcours, le bruit caractéristique de la cartouche pouvait s’entendre par la fenêtre ouverte du salon qui donnait sur l’énorme bureau de poste de la Rue Saint-Romain, qui desservait en «  petit bleus » (2) , le sixième arrondissement de Paris . L’origine de ce bruit était demeurée un mystère, jusqu’à ce qu’un jour, tout se mette en place pour une compréhension lumineuse, et la résolution d’un « mystère » qui m’avait longtemps intrigué. Le même bruit, au décibel près, m’avait fait frémir le tympan, alors que j’étais à Hambourg. Une usine spécialisée en micromécanique utilisait un système pneumatique pour alimenter ses chaînes de production et éviter des déplacements inutiles. Là aussi, dans une courbe de fin de parcours, il y avait le frottement de la cartouche sur le métal. Il m’avait fallu trente ans pour comprendre. 


Les images également, avaient laissé de profonds sillons dans ma mémoire. De la même façon que le corps rejette parfois un aliment indigeste, cette mémoire avait effacé, du mieux qu’elle pouvait, celles qui m’étaient demeurées nuisibles pendant de longues années. Le tri s’était fait tout seul, à force d’années, de poussière qui avait recouvert tel ou tel évènement. L’esprit  n’avait gardé que le meilleur, qui avait, lui aussi, pris sa place sur les étagères de l’expérience, dans de belles boites indestructibles. Il avait fallu aussi piétiner  de sombres et malvenues aventures, exhumer des catastrophes pour en faire l’analyse profonde, établir des liens de cause à effets. Malgré tout, certaines visions du passé campaient toujours dans les circonvolutions de mon cerveau, avec la violence caractéristique des traumas dont on découvre qu’il est trop tard pour les en extirper. Un ralentissement sur le périphérique pour contourner une voiture sur le toit, d’où sortait le bras immobile d’un conducteur, ou du passager, un autre ralentissement sur l’autoroute A4, sur lequel un suicidaire avait sauté d’un pont, devant un camion semi-remorque, à quelques kilomètres de Crécy-la-Chapelle. La découverte de l’aéroport de Luanda en pleine guerre civile d’indépendance de l’Angola, celle apocalyptique de la ville d’El Asnam victime du séisme de 1980, ou bien l’incroyable déluge qui avait englouti l’ancien aéroport de Djeddah, pèlerins et bagages compris, lors d’une escale pour y déposer des croyants se rendant à la Mecque. Mais comme la nature fait bien les choses, sur la balance des images évoquant le bonheur, il y avait beaucoup plus de souvenirs visuels qui me portaient vers la sérénité, et la complétude, à l’aube de ce tiers-âge qui n’est jamais bilan, mais simplement état des lieux. La litanie de ces images heureuses serait tout simplement rasoir, puisque j’ai connu probablement plus de bonheurs, que n’en connaissent beaucoup. J’avais opté pour des choses simples, je ne m’étais pas ancré dans le matériel qui crée l’attachement. Alors, il me suffit encore maintenant, de tirer un peu sur le fil de l’écheveau, pour voir passer devant mes yeux ces réminiscences qui apportent le sourire, et non le regret. Je te dirai la naissance d’un petit veau, pendant un vol  entre Billund au Danemark et Kuwait, je te parlerai d’un coucher de soleil sur la vieille ville de Jérusalem, je te raconterai le train qui longe le Rhin,  ma découverte de cette Islande, qui allait changer ma vie pour toujours. Je t’emmènerai voir procession du Saint-Sang à Bruges, j’évoquerai pour toi l’incroyable  dextérité des lanceurs de drapeau du 1er août à Wengen, sans oublier de te mentionner la fantastique vision qu’avait été, pour moi, la découverte à l’occasion d’un virage, de l’incroyable masse montagneuse de l’Eiger, du Mönch et de la Jungfrau couverts de neige. C’était il y a soixante-dix ans ? Non, c’était hier. C’est inscrit dans mon grand livre du bonheur.


Sur ma balance de Roberval, le malheur n’a jamais pesé bien lourd. Je te l’ai déjà dit ; au bilan, je préfère l’état des lieux qui permet une évaluation objective d’une vie qui tire à sa fin. Ceux qui font des bilans ont une âme de comptable avec lettres en noir ou en rouge, implacable irréversibilité des chiffres. L’état des lieux me porte plutôt à sourire, a rire, même. Petits arrangements entre amis, compromis discrets, accommodements qui ne coûtent pas trop chers, objectivité alimenté par un bon single malt, même des lâchetés bien commodes pour arrondir les angles, limer les épines, adoucir les morceaux de vie granuleux, c’est quand même plus sympa que l’infâme chagrin de l’échec, au terme d’un parcours hésitant, incomplet, inutile, non ?

Et puis tu sais, il y a un truc qui aide à être heureux, quand on cherche dans les souvenirs, c’est les  bonbons à la sève de pin, surtout si il y a un petit âne qui les porte sur son dos, dans un panier en osier…c’est tellement chouette….il faut simplement savoir où en trouver …

Il faudra que je pense à en  mettre un paquet dans ma poche, avant de partir en voyage….

 

(1)    La Compagnie Internationale des Wagons-Lits, assurait la gestion de la restauration dans les trains de la SNCF. Le prix des repas était outrancier, l’expérience était fabuleuse.

(2)    Les fameux «  télégrammes » étaient de couleur bleue.

 

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