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LA TÊTE SUR LE GRANIT


L’homme qui marchait rue Alphonse Daudet en direction du Crédit Industriel et Commercial, juste en face du Centre du Vêtement, un magasin bourgeois de costumes sinistres et de chemises sans fantaisie, avait senti ses genoux fléchir. Curieuse sensation, un peu comme si quelqu’un avait frappé sur l’arrière de ses deux jambes, à la hauteur des articulations. Il avait suspecté, pour on ne sait quelle raison, un choc avec un gamin en patin à roulettes, des patins en ferraille, mais il n’en était rien. Il n’avait d’ailleurs pas entendu le bruit métallique des roulettes sur le trottoir en mauvais macadam.

Quatre-vingt-dix secondes auparavant, il était sorti d’un immeuble qui faisait l’angle avec la rue Sarrette. Il avait été, une fois de plus, surpris, par le contraste presque violent entre la fraîcheur de la cage d’escalier, et la tiédeur de la rue, en ce début de mai. Il n’aurait jamais laissé passer une occasion de manier la raquette, et devait retrouver à « Jean Bouin », un « ancien émigré », épris, comme lui, de tennis. Encore quelques minutes, et il serait devant l’arrêt « Alésia » de la ligne 62, juste en face de la brasserie « Zeyer ».

D’ici quarante-cinq minutes, il se trouverait sur l’un des courts du stade, à échanger des balles avec son partenaire.

Il était passé devant la boutique de Monsieur Belvault, le marchant de couleur, dont la devanture faisait penser à un costume d’arlequin, et qui vendait de l’huile de lin, des pigments, et du savon en barre, qu’il découpait à la demande, puis devant le magasin de Monsieur Kraemer, un homme étrange, maniaque, qui vendait des ampoules électriques de toutes tailles, des fils de cuivre, des tournevis, des pinces coupantes, des piles « Wonder » qui s’usaient, même si on ne s’en servait pas….Il régnait dans l’étrange commerce, une odeur bien particulière qui avait intrigué l’homme, un mélange de plastique souple, de soudure en fusion, de métal chaud. Un jour, à la recherche d’une petite ampoule pour éclairer l’intérieur d’un, l’homme avait finalement décidé d’interroger le commerçant au sujet de l’effluve presque entêtante, qui régnait entre les murs… Monsieur Kraemer lui avait simplement répondu, cette odeur, c’est l’odeur de l’ordre. Chaque vis à sa place de vis, chaque fil de cuivre sur la bonne étagère, chaque ampoule prête à servir la ménagère. Chez nous, en Alsace, c’est toujours comme cela… « quel drôle de type, quand même » avait pensé Joseph, avant de ressortir pour retrouver l’air Parisien, le vrai.

L’homme n’avait pas ressenti de choc à la tête, n’avait pas perdu un poil de sa conscience, un gramme de son âme. Son crâne avait simplement heurté le bord en granit du trottoir, mais, curieusement, il ne ressentait aucune douleur. Depuis l’endroit où il s’était retrouvé couché sur le trottoir, il voyait, bien sûr tout ce qui l’entourait, mais simplement sous un autre angle…les tables du café, au coin de la rue Leneveux, les grilles de la boucherie, qu’on fermait le soir, le dessous d’une voiture, une Ford « Vedette », un gros truc pour famille nombreuse. Il voyait même les bas en soie, à couture sur le mollet, d’une femme qui discutait avec une autre, devant l’immeuble du 17.

Mais où se trouvait-il donc ? Pourquoi était-il à terre ? et ce goût de fer dans la bouche…pour le moins curieux, non ? Était-il couché depuis longtemps sur le goudron ?

Il se souvenait, hier, avoir regardé, pendant de longues minutes, les poseurs de pavé, qui dessinaient de somptueuses arabesques en utilisant des cubes de pierre qu’ils plaçaient artistiquement sur la chaussée, mais ne se souvenait pas de l’endroit …

Était-ce sur l’avenue du Général Leclerc, que tous les anciens appelaient encore Avenue d’Orléans, ou bien rue Montbrun, une petite rue dans un « quatorzième » calme, où, de temps en temps, on pouvait entendre les trilles d’un serin, un de ces classiques compagnons pour concierges Parisiennes, qui vivaient dans une cage leur vie d’oiseau, et chantaient pour empêcher les bignoles de se dessécher, entre deux lavages d’escalier et trois distributions de courrier.

Des passant avaient ralenti le pas, certains s’étaient rapprochés, sans hâte. Il n’y avait, après tout, de leur point de vue, aucune urgence. Pas de sang visible, pas de cris de douleur, pas de teint livide préalable obligatoire à un décès accéléré…c’était juste un homme par terre, un ivrogne, peut-être même, victime d’un excès de libations…aucun intérêt…ce n’était même pas une agression, style attaque au couteau, coup de feu, règlement de compte sur fond de coco, ou de trafic de piastres, vraiment rien d’intéressant….

La caissière de la boucherie, châle sur les épaules en dépit de la température de cette fin de printemps, avait accouru.

« C’est Monsieur Jo ! c’est Monsieur Jo… » avait-elle hurlé, les bras au ciel, en reconnaissant Joseph Orlanski, un de ses clients réguliers, avec lequel elle parlait souvent de la triste période allant de l’invasion de Paris par les Allemands, à sa libération en Aout 1944. La femme avait mis un genou à terre…

« Alors, Monsieur Jo, vous m’entendez ? Vous savez où vous êtes ? Monsieur Jo.

MONSIEUR JO… ! C’est moi, Madame Wisnievski, vous savez, la bouchère…

Monsieur Jo semblait être perdu dans ses pensées. Il avait même, sur la bouche, une esquisse de sourire, comme si un bonheur fugace venait de l’entourer de bien-être.

Il savait qu’il n’était pas en train de mourir…son cerveau avait analysé la situation, et puis, il n’était pas encore né celui qui ferait peur à Joseph…La mort ? il aurait traversé les années sombres, pour mourir bêtement, un matin de printemps, dans ce Paris dont il était amoureux, avec la même force que s’il s’était agi d’aimer une femme ?

« Je n’ai pas vu ma vie défiler devant mes yeux, c’est donc que je ne suis pas mort… » avait-il pensé, le temps de quelques dixièmes de secondes…. « C’est autre chose, il se passe un truc bizarre, et pourquoi donc ne puis- je bouger ni bras, ni jambes » ….

Madame Wisnievski, la caissière de la Boucherie Daudet, s’était souvent demandé comment Joseph Orlanski faisait pour avoir toujours l’air d’être un homme bon, alors même qu’il avait vécu, pendant la guerre, les pires angoisses que pu vivre toute personne traquée par l’implacable Gestapo d’une part, et les odieux miliciens, de l’autre. « Je vais mettre votre sac sous votre tête » dit la caissière, joignant le geste à la parole, et glissant sous la tête de l’homme, allongé, un sac de sport en toile qui contenant une raquette de tennis, deux serviettes -éponge, deux paquets cartonnés contenant des balles toutes neuves.

« Il faudrait peut-être appeler Police-Secours ? » Le patron du troquet était sorti de son établissement, laissant les poivrots à leurs illusions alcooliques, et les retraités à leur belote… « je m’en occupe » avait-il ajouté. En quelques pas, il s’était rapproché de l’avertisseur, à l’angle de la rue Alphonse Daudet et de la grande avenue, qui commençait sa course à la Porte d’Orléans, pour se terminer entre les bâtiments d’octroi, à Denfert-Rochereau, aux pieds du Lion de Belfort. Il avait brisé la glace, suivant les instructions sur le petit carré de verre qui protégeait un bouton poussoir, et avait signalé à la voix anonyme qui sortait du haut-parleur, la présence de Monsieur Jo, allongé sur le trottoir devant l’immeuble du numéro 15, et précisé l’urgence qu’il y avait à envoyer du secours.

Joseph Baruch Orlanski…

Sacré bonhomme…

Il avait tenté l’aventure vers la Palestine, avant que la terre de ses ancêtres ne s’appelle Israël, mais avait réalisé trop tard qu’il n’avait pas l’esprit d’un pionnier, qu’il détestait la vie spartiate des communautés que l’on nommait « kibboutz », et qu’il préférait largement fréquenter la synagogue de la rue Pavée au moment des fêtes, que de se voir confronté à un rabbin qui ne ressemblait pas à un rabbin, et officiait en chemisette et short « socialistes ». Pendant son séjour au kibboutz Degania, la plus ancien village collectiviste sioniste de ce qui était la Palestine, Il avait même entendu des « kibboutzniks » expliquer que l’on pouvait très bien être juif sans connaitre l’histoire de la genèse, de l’exode, sans savoir construire une « soucca » (1), ou même sans maintenir un foyer en conformité avec les exigeantes règles qui gouvernaient la « cacherout » (2).

Joseph s’était souvenu d’une photo de Théodor Herzl, prise lors du congrès de Bâle, en 1897, et s’était dit « non, ce n’est pas pour moi…et puis de toute façon, avec tous ces Anglais, je n’ai pas envie de vivre dans un esclavage policé par des impérialistes qui ne comprennent rien au judaïsme ». Alors il avait abandonné ses rêves d’enracinement, dit au revoir à une femme avait laquelle il avait envisagé, l’espace d’une cuite au « Carmel Rosé », de terminer ses jours, pris un train, et finalement un bateau de la compagnie Orient Line, qui l’avait déposé à Toulon après une courte escale à Naples. Monsieur Jo n’avait eu qu’à prendre l’express « Calais-Méditerranée » remontant vers le nord. Il avait retrouvé Paris, et une sale ambiance. Il y avait des militaires partout. « Il va y avoir la guerre » lui avait dit son voisin au wagon-restaurant. Monsieur Jo n’en croyait rien. En optimiste de bonheur, il croyait encore au miracle, en dépit des évènements tragiques qui marquaient depuis 1933, l’histoire de l’Allemagne, et plus particulièrement celle des juifs d’outre-Rhin.


La fourgonnette Peugeot D4B, noire, de Police-Secours était entrée rue Alphonse Daudet, par la rue Sarrette. La circulation était maintenant déviée. Un brigadier moustachu s’était approché de l’homme à terre. Pour qu’il puisse mieux respirer, le col de chemise de Joseph Orlanski avait été largement ouvert, révélant une « Magen David » (3) sur une fine chaîne en or. Le policier, un genou à terre, s’était adressé à l’homme allongé : « Nous allons nous occuper de vous. Je suis le brigadier Raphaël Vermont, ne vous inquiétez pas. Devons- nous prévenir quelqu’un ? Votre famille ? »

Monsieur Jo avait marqué une demi-seconde d’étonnement…le brigadier s’appelait Raphaël…curieuse façon de se présenter, dans une république qui faisait tout pour anonymiser ses fonctionnaires. L’homme allongé sur le sol avait un instant pensé demander au policier s’il était juif, et réalisé, ensuite, l’incongruité d’une telle question. « Je vis seul » avait-il finalement, articulé, sans effort, presque avec soulagement. Personne ne s’inquiéterait de son retard, si d’aventure son hospitalisation éventuelle devait durer.

Le brigadier s’était remis debout…

Raphael…L’éternel l’a guéri…avait pensé Joseph Orlanski…telle était la signification de son nom en hébreu…

Vermont ? était-ce une francisation d’un patronyme ashkénaze ? Soudainement « Monsieur Jo » avait le cerveau plein de réminiscences de Palestine : le bruit du port de Haïfa, l’odeur de friture des falafels, la douceur du vent de printemps sur la peau, les yeux de Maïa Kovalski et le velours de sa peau, les fleurs du kibboutz Degania, cet endroit qu’il avait tant détesté…

« J’aurais peut-être dû rester » pensa-t-il…

« Et l’hôpital, à quel hôpital vont-ils m’amener ? »

Le soleil de mai réchauffait le visage de l’homme allongé devant le 15 rue Alphonse Daudet.

Maïa Kovalsky…il y pensait encore souvent…elle avait certainement fait sa vie avec un autre…mais au fond de lui, Joseph s’en voulait d’avoir peut-être loupé l’occasion d’une vie meilleure….

Alors que des odeurs de baguette chaudes sortaient du soupirail de la boulangerie toute proche, l’esprit de Monsieur Jo était retourné plusieurs années en arrière.

Il se souvenait de tout, absolument tout…

Il y avait finalement eu la guerre. L’invasion de Juin 1940. Orlanski se souvenait d’avoir assisté à un défilé de la Wehrmacht, sur les Champs-Elysées, peu de temps après l’entrée des troupes. Une femme, tout près de lui, n’avait pas pu s’empêcher de dire à haute et intelligible voix : « mon dieu, qu’ils sont beaux », tandis qu’à sa gauche, un homme âgé, probablement un ancien combattant, avait maugrée : « Ils vont remettre de l’ordre dans ce bordel, les communistes n’ont qu’à bien se tenir ».

Joseph Orlanski, lui, avait dû se cacher. D’hôtels borgnes en appartement d’amis, il avait passé les sept premiers mois de cette infâme occupation, à fuir, changer d’adresse, craindre pour sa vie. Il y avait eu les lois de Vichy, le port imposé de « l’étoile », un morceau de tissu qui désignait les juifs, et la carte d’identité qui séparait du reste de la population, les « sous-hommes », les Sarahs, les Israël, (4) et à terme, les priverait de liberté et les condamnerait à la déportation. Alors, un jour de pluie, Joseph Baruch Orlanski avait bravé l’interdit, et s’était glissé au plus près des uniformes Allemands, dans un bar huppé de Pigalle, le « Don Juan ». Le hasard, qui n’existe pas, lui avait fait croiser la route d’un certain René Girier, un jeune voyou de vingt-deux ans, qui possédait, malgré son jeune âge, un carnet d’adresse déjà long comme le bras. Il avait suffi de trois bouteilles de champagne, pour que les deux hommes deviennent proches. Joseph Baruch Orlanski était rentré dans la grande famille des voyous de haut-vol et, en cadeau de bienvenue dans cette étrange confrérie, Girier s’était arrangé pour que des « amis », fournissent une nouvelle identité à « Monsieur Jo ». Pendant trois ans et demi après cette rencontre, et le « virage » qu’avait négocié Baruch Orlanski, il avait contribué à l’élimination de jeunes opposants aux caïds de Pigalle, aux rois du marché noir, aux gestionnaires des émois tarifés sur fond d’alcool de contrebande, de coco, et de trahisons. Monsieur Jo avait réparti les coups de feu dans la grande banlieue comme dans la petite couronne. Une tête sans corps à Bondy, une main sans son bras au Bourget, un torse, encore, à Lagny -sur-Marne, il s’était fait une réputation dans la truanderie Parisienne et savait faire disparaître les gens encombrants de façon remarquable. Ses employeurs n’avaient pas eu à se plaindre. Sous le nouveau nom de Bertrand Lancenet, représentant en boissons gazeuses et alcools, il rendait des « services » bien payés. La fin de la guerre était arrivée. Il y avait des opportunités exceptionnelles dans le domaine du crime, et Jo, maintenant expérimenté, avait réalisé qu’il était promis au plus bel avenir.

Avec sa part d’un hold-up du feu de dieu réalisé à l’occasion d’un transfert de fond dans le 16ème arrondissement, Orlanski s’était acheté l’appartement de la rue Alphonse-Daudet, un vaste lieu de vie, sur deux étages.

Il aimait bien le silence de la rue Sarrette, les tilleuls qui protégeaient du soleil en été, la proximité du Parc Montsouris. Même s’Il avait déserté les offices de Shabbat et des grandes fêtes, il ne s’était jamais fâché ni avec sa foi, ni avec le rabbin Schneersshon, un homme d’une grande bonté, qui avait réussi à survivre à la guerre, loin de sa synagogue de la rue Pavée, alors que Paris vivait sous la botte des Nazis. Des Filles du Sacré Cœur de Jésus, lui avaient ouvert grand les portes de leur couvent, à Fournet-Blancheroche, où se trouvait une communauté de dix-huits nonnes, a trois kilomètres à peine de la frontière Suisse. L’Eternel prenait soin de ses enfants, avait l’habitude de dire Sœur Jeanne de Morisse, la supérieure, pour laquelle le rabbin éprouvait plus qu’une admiration bien justifiée.

Sentait-t-il que l’âge de la sagesse était finalement arrivé ? Toujours est-il qu’Orlanski avait un jour refranchi la porte de la synagogue de la rue Pavée. Personne n’avait compris comment ou pourquoi il était revenu dans le droit chemin, ni les frères Zerbib, ni René-les-yeux-bleus, et encore moins Charly Borovich, qui gérait douze taules « comme les douze tribus d’Israel », plus trois cercles de jeux. Monsieur Jo ne faisait pas dans l’apitoiement sur lui-même. Il tenait de son père, qui le tenait du sien, un principe de vie qui l’avait aidé à survivre quand il était poursuivi par les Gestapistes, ou talonné par les imbéciles « Bêtas » de la Milice de Joseph Darnand. « Vis aujourd’hui comme s’il n’y avait pas eu d’hier » disait Moïse Orlanski. Joseph avait finalement compris qu’à chaque jour suffisait sa peine, que le lendemain était remis entre les mains d’un Eternel qui se voulait bienveillant, et qu’être juif, et Polonais, n’était pas une sinécure dans une France que la collaboration avait marqué en profondeur.

Le brigadier Rafael se baissa de nouveau, mit un genou à terre, regarda Joseph Orlanski dans les yeux « Saint-Louis, on va vous emmener à l’Hôpital Saint-Louis. Nous serons en route dans quelques instants… » Alors, l’homme allongé rue Alphonse Daudet, qui sentait sur son visage la douce brûlure du soleil, dit simplement « oui, je vois où c’est…peut-on passer par la rue Pavée, et s’arrêter juste deux minutes au numéro 10 ? Vous sonnerez à la porte et direz simplement que « Monsieur Jo » voudrait parler au Rabbin… ! Je dois dire au revoir à ma vie, et là-bas, c’est le bon endroit pour le faire ». Le policier ressenti d’un seul coup une peine immense. En quelques dixièmes de secondes il fut envahi par le pressentiment que l’homme allongé terminerait son long voyage avant que l’hôpital de fut atteint. « Ne dites-pas de bêtise » lança-t-il sans même croire aux mots qui sortaient de sa bouche…


Le fourgon de Police-Secours avait tourné à droite sur l’avenue du Général-Leclerc, puis continué tout droit jusqu’à l’observatoire. Il avait ensuite descendu le boulevard Saint-Michel, traversé la Seine, et rejoint le quartier de l’Hôtel de Ville.

Le brigadier Raphael s’était gardé, suivant la tradition, la place du « maître », sur le siège avant droit. Il était fier d’avoir mené sa barque avec honnêteté, et probité. Il n’éprouvait pour les juifs ni haine, ni admiration, ni même indifférence. Pour lui, Rafael Vermont, les hommes étaient égaux, et il aurait porté secours à un Martiniquais, un Zoulou, un Esquimau, ou un Américain du Texas, sans aucune différence dans son attitude. Le brigadier Vermont était ignorant dans beaucoup de domaines, mais il possédait une bonne âme, et un cœur d’or, ce qui le différenciait de beaucoup de ses collègues. Certes, la guerre était terminée depuis sept ans, mais il restait encore des comptes qui n’avaient pas été réglés, des dénonciations pour lesquelles les coupables, souvent haut-placés, n’avaient jamais reçu de « juste rétribution ». Le policier pensait souvent aux injustices commises pendant la période sombre, et se demandait si, un jour, les coupables seraient vraiment tous punis. Au fond de lui, Raphaël Vermont avait juré de ne plus se sentir juif, de refuser toute religion, de vivre comme un « étranger » au judaïsme. Il avait même oublié son hébreu, sa Bar-Mitzvah, les prières de bases. Plus laïc que lui, tu pouvais toujours chercher…Jamais plus il ne mettrait les pieds dans une synagogue, jamais plus il ne « monterait à la torah ». Le juif Raphaël Vermont était mort il y a longtemps, il se souvenait de la date : le 14 juin 1940…

Le fourgon Peugeot de Police-Secours avait ralenti pour tourner à gauche, rue des Ecouffes, puis au bout, une fois arrivé rue des Rosiers, il avait tourné à droite. Il devait y avoir une centaine de mètres, à peine, avant de tourner de nouveau à droite rue Pavée. Le fourgon s’était immobilisé. Raphaël Vermont était descendu de son siège. En cinq pas, il avait approché sa grande carcasse du numéro 10, et alors qu’il approchait son doigt du bouton cuivré de la sonnette, la porte de service s’était ouverte et un homme vêtu de noir et de gris se trouvait maintenant devant le seuil du bâtiment. « Vous lui, quel ’qu’un » demanda l’homme en noir ? Alors Raphaël expliqua en quelques mots : « c’est un homme, peut être un de vos fidèles, nous l’emmenons à l’hôpital Saint-Louis, il est mal en point, il a demandé à passer par ici, il a parlé de dire au revoir à sa vie, je n’ai pas bien compris, il a bien dit qu’il voulait aller au 10 rue Pavée ».


Il faisait chaud, une brise légère rafraîchissait Paris en descendant du Nord.

Rue de Rivoli, les Parisiennes étaient belles. Pendant le trajet entre la rue Alphonse-Daudet et le Marais, ce quartier qu’on appelait souvent « le ghetto », par dérision sans doute, Raphaël s’était posé plein de questions concernant « Monsieur Jo ». Il avait eu le temps de se construire une histoire qui, certainement, n’avait rien à voir avec la réalité. Il avait imaginé Joseph Orlanski père d’une famille cachée, capitaine d’industrie, avocat, chirurgien, architecte de renom…Il n’aurait jamais imaginé qu’il avait affaire à un voyou rangé des voitures, qui avait eu, à un moment, suffisamment de sang sur les mains pour mériter mille « perpette », ou plus certainement, un petit tour sur les bois de justice.

L’homme qui avait accueilli le brigadier de la Police Parisienne, et qui s’était approché du fourgon était le chantre du lieu de culte. Il était maintenant à l’intérieur du véhicule et parlait avec « Monsieur Jo », allongé sur sa civière, et qui commençait à être envahi par une fatigue si intense qu’elle lui était presque douceur. Il ne ressentait aucun mal, pressentait simplement qu’il n’arriverait pas au bout de cet étrange trajet. « Le rabbin Himmelblau est-il là ? » demanda-t-il au « cantor »…(5)


Des femmes, la tête et les bras couverts, suivi d’une ribambelle de gosses, portaient de lourds paniers en osier, pleins de victuailles. C’était le 11 mai, un vendredi…dans quelques heures les juifs de Paris se retrouveraient pour l’office du Vendredi soir, suivi du dîner de Shabbes (6), le mot yiddish qu’affectionnait Monsieur Jo, et qui évoquait son enfance. Il avait gardé de son héritage religieux une dizaine de bénédiction, et plus de six-cent mots de la langue commune aux juifs d’Europe centrale, cette sorte de mutation d’Allemand qui permettait aux juifs Hongrois de parler avec des juifs Polonais, Russes, Lithuanien ou Tchèques. Les bénédictions, c’était pour lui faire chaud au cœur, disait-il, le vocabulaire Yiddish, c’était pour se rappelait d’où il venait.




La rue Pavée avait été interdite à la circulation. Les automobilistes devaient contourner le pâté de maison par la rue Malher, s’ils souhaitaient rejoindre la rue de Rivoli.

Alors qu’un début de conversation prenait place dans le fourgon entre le chantre de la synagogue et Monsieur Jo, Raphael Vermont était resté devant la porte du lieu de culte, souhaitant maintenir une distance favorisant l’intimité entre l’homme du culte et l’infortuné « passager » de Police-Secours.

Le brigadier Vermont connaissait bien le quartier, peut-être pas le « Pletzl », comme on surnommait le quadrilatère qui enserrait le quartier juif, mais le microcosme, à quelques centaines de mètres de la Place des Vosges, où résidaient des artistes connus, des écrivains de renom, des collectionneurs d’art ou de souvenirs…

Il habitait rue Sainte Anastase, et avait traîné ses guêtres dans le 4ème étant enfant, joué aux billes sur les trottoirs de la rue de Turenne, et à chat perché dans les jardins des Archives Nationales, où son père était conservateur en chef. Il venait d’allumer une de ses infâmes gitanes maïs. Depuis deux ans, il avait réduit sa consommation à un demi paquet par jour, une promesse qu’il avait fait à son épouse Lorette, décédée d’un cancer du pancréas en trois semaines. En arrêtant le fourgon rue Pavée, et en sonnant à la porte de la synagogue, la logique aurait voulu que Raphaël ressente l’étrangeté de la démarche de Monsieur Jo, et s’interroge sur ce qui pouvait faire de cette mission, un évènement un peu particulier….Alors que le chantre avait ouvert la porte s’était retrouvé face au brigadier de Police, ce dernier avait ressenti une sorte de bien être, comme si le courant d’air qui était sorti par la porte de l’édifice n’avait pas été une surprise pour lui. Il n’était certes jamais venu dans un lieur de culte israélite, et n’était pas croyant. Pendant une demi-seconde, il avait eu l’impression du contraire. Il avait été envahi par le curieux sentiment qu’il serait capable, juste avec un papier et un crayon, de dresser le plan de l’intérieur des lieux. La vision avait été fugace, mais il se sentait maintenant imprégné d’un « quelque chose » qu’il ne comprenait pas.

« Vous brûlez votre âme, savez-vous ? que faites-vous-là ? qui est dans ce fourgon ? Où est mon chantre ? L’avez-vous vu ? »

L’homme qui s’adressait au brigadier de Police avait le regard bon, de ceux qui passent leur vie à aider leur prochain, sans rien attendre en retour. Il portait une vêture noire et une chemise blanche dont le col était ouvert. Une barbe déjà blanche lui mangeait le menton, et la couleur de ses cheveux oscillait entre le poivre et le sel. Il aurait certainement pu être le père du policier, il en avait probablement l’âge. On pouvait voir qu’il était homme de religion, mais il devait « converser avec dieu » sans exagération. Il leva ses sourcils broussailleux d’un air interrogatif, en regardant l’homme en uniforme qui lui faisait face, et qui, comme un petit garçon pris en flagrant délit, venait d’éteindre sur le mur, sa cigarette à peine commencée.

« Je suis le brigadier Raphaël Vermont » dit le policier, avant d’expliquer à l’homme en noir les raisons de sa présence rue Pavée, et de lui parler de la curieuse demande de « Monsieur Jo »


L’homme qui venait de sortir de la synagogue parqua un temps d’arrêt en entendant le nom du policier…

« Vermont, Vermont…votre mère s’appellerait-elle Myriam ? Myriam Rosenthal ? Née à Cracovie ?

Le policier eu l’impression qu’un éclair lui était passé à travers le corps…

« Comment connaissez-vous ma mère ? »

Un sentiment de bien-être, éclaira l’âme de l’homme à la chemise blanche, et un sourire bienveillant se forma sur son visage.

« Je suis le rabbin Abraham Himmelblau » dit l’homme « Mon père, qui était également rabbin ici-même, à célébré le mariage de vos parents. Vous êtes né peu de temps après cette union…et même si vous n’êtes jamais venu dans cet endroit sacré, sachez que vous êtes ici chez-vous…comme tout juif qu’il soit un « shoyne yid » (7) ou non.

Raphaël Vermont compris, après quelques secondes, qu’il était tout simplement « revenu à la maison ».

Alors que le chantre de la synagogue de la rue Pavée, toujours assis dans le fourgon noir, venait de refermer le « sidour » (8) qu’il avait utilisé pour apporter à Joseph Orlanski, une bienfaisante sérénité spirituelle, ce dernier se senti envahi par une étrange torpeur.

Il ferma les yeux

Il avait terminé son voyage.


© Sylvain Ubersfeld (Histoires d’U)






(1) La soukka (ou soucca, hébreu : סוכה, « cabane », « hutte »), est un instrument de culte juif, lieu de résidence temporaire construit spécifiquement pour la fête de Souccot, et symbole central de cette fête avec les quatre espèces.

(2) La cacherout ou kashrout (en hébreu : כשרות המטבח והמאכלים kashrout hamitba'h véhamaakhalim, « convenance de la cuisine et des aliments ») est le code alimentaire prescrit aux enfants d'Israël dans la Bible hébraïque. Elle constitue l'un des principaux fondements de la Loi, de la pensée et de la culture juives.

(3) L’étoile de David était un symbole dans plusieurs cultures et religions millénaires pré-abrahamiques avant de devenir tardivement associée au judaïsme. Dans le judaïsme, le nom de Magen David se traduit par Bouclier de David, et non pas étoile de David, ou étoile juive.

(4) Une allusion à l’obligation en Allemagne nazie, pour les juifs Allemands, d’adjoindre sur la carte d’identité Juive, le prénom Sarah pour les femmes et Israel pour les hommes, en plus du prénom de naissance.

(5) Cantor : chantre. Personnage central dans le déroulement des offices dans une synagogue. Il est responsable de la bonne tenue des cérémonies.

(6) Shabbes est l’appellation Yiddish de Shabbat, le septième jour, dont l’observance commence le vendredi soir, première étoile visible et va jusqu’au samedi soir première étoile visible.

(7) Shoyne yid : expression yiddish désignant une personne de bon aloi, un exemple dans sa communauté.

(8) Sidour : livre de prière.

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