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L’ODEUR DU GOUDRON CHAUD





La dame pipi de chez « Zeyer » portait, ce soir-là, une robe noire et, chose curieuse, une sorte de collier de perle qui lui donnait un air bourgeois.

Enfermée dans son sous-sol, avec pour distraction « Nous-Deux », et les bruits de la salle de restaurant, bondée en ce samedi soir, qui parvenaient jusqu’aux toilettes, elle avait prévu, en cas d’ennui, ou de manque bien improbable de clients, de terminer un ouvrage en tricot. L’espace de quelques secondes, qui m’avaient paru une éternité, j’avais refait la vie de cette brave femme. Elle était veuve de guerre, s’était remariée et son mari, certainement alcoolique, battait leur enfant unique, en fait.


Alors, elle l’avait tué en lui fracassant le crâne avec une poêle en fonte tenue à deux mains, puis, une fois jugée, elle avait pris la direction de la prison Saint-Lazare. Amendée, à sa sortie, elle s’était reconvertie dans les trop-pleins de vessies, et la coupelle à «n’oubliez-pas-le-service », sa pension de veuve de guerre, permettant à peine de payer le loyer de son petit appartement de Montrouge ou Bagneux.


Non, je n’étais pas Amélie Poulain et c’était bien avant la naissance d’Audrey Tautou…. Ce que je te raconte ? Huit ans, je devais avoir huit ans. Je portais mon premier vrai pantalon et, je me souviens, une chemisette blanche à manches courtes, décorée d’une cravate noire montée sur élastique, le tout devant en théorie faire de moi un adulte.


Il m’avait fallu peu de temps pour échafauder cette histoire rocambolesque, et en sortant de la pièce réservée aux hommes, ou à ceux qui se prenaient pour tel, j’avais croisé son regard au moment où j’avais déposé discrètement une magnifique pièce de cinquante francs dont le côté « pile », était orné d’un stupide coq Gaulois, fier de lui et de son arrogance. La femme m’avait souri, un sourire fait d’un mélange de gêne, de tristesse, et de timidité. J’avais rejoint la table familiale. Visiblement, mon père était connu du Maître d’Hôtel, qui nous avait placé à une table « en vue », pas très loin des magnifiques vitraux années trente, qui séparaient la salle du restaurant, de la partie moins noble de l’établissement, celle ou s’accoudaient, au bar, les artisans du quartier d’Alésia, en mal de petit blanc sec, de Byrrh, ou de Suze…

En rentrant dans l’établissement par l’accès situé rue d’Alesia, il n’était pas rare de croiser le marchand de couleur et sa blouse grise de maître d’école, la femme du boulanger qui avait toujours très soif et rentrait au fournil en marchand d’une drôle de façon, ou l’épicier du 3 rue Alphonse Daudet, qui vivait, son éternelle gitane maïs pendue aux lèvres, son béret basque raidi par le temps vissé sur la tête, et chaussait du quarante-huit. C’était un brave homme qui avait sans doute compris l’importance du silence, tant il était parcimonieux de ses paroles et veillait à ne dire, avec bienveillance, que l’essentiel.

Les soucis et les questionnements de l’époque me font encore sourire. Je ne t’en parlerai pas…tu te moquerais…. Aujourd’hui, je suis là à compter presque les jours qui me séparent du sapin…mais sans plus en avoir peur, à peine suis-je bouffé, de temps en temps, par le ressenti d’une sorte de tristesse, un vague à l’âme imperceptible mais toutefois perçu quand même, qui passe bien vite en regardant un oiseau, en caressant un chien, en observant la lune…

Pas très loin de l’appartement se trouvait un glacier-pâtissier avec une vitrine qui faisait l’angle entre la rue d’Alesia et l’avenue de Châtillon. Parfois, en été, nous allions y acheter un « parfait » au café, emballé dans une sorte de caissette conçue pour conserver le plus longtemps possible au froid cet entremet de luxe qui se vendait au litre, comme on aurait acheté du lait, ou du pinard. Il y avait le quart de litre, pour un nain certainement, le demi-litre, pour un couple, le litre pour une famille. Quatre, cinq coups de cuiller, et le parfait au café de chez Vivier était devenu souvenir…

Malgré la taille, toujours décevante, du « parfait » en question, une fois sorti de son emballage, il faut reconnaître le plaisir qui me gagnait en découvrant le petit grain de café en confiserie, qui trônait au sommet de la petite pyramide de crème glacée. Il y a aussi un truc que je voulais te dire, c’est à peine croyable que mon cerveau s’en souvienne encore….

Tu vois, des hommes étaient venus un jour dans l’immeuble, avaient déplié des mètres en bois, des décamètres en ruban, il y avait eu des tas de réunions, des cris, des imprécations, des histoires de gros sous, de co-propriétaires qui n’étaient pas nécessairement contents du projet…Celui du sixième étage était pour, celui du premier étage, lui, était contre. L’ascenseur…… « ils » allaient installer l’ascenseur……tu vois, c’est bizarre, des petits morceaux de vie, des trucs insignifiants qui, pour une raison ou pour une autre, ont laissé des petits jalons dans les circonvolutions de ton cerveau. Ma peau se rappelle encore de l’étrange souffle chaud qui m’avait accueilli, dans la rue, au moment de sortir du hall si frais de l’immeuble de mon enfance. Je me souviens, c’était en juin, les cheminées ocres tranchaient sur le ciel bleu…J’allai prendre l’autobus « 62 », qui nous amènerait, ma tante et moi, jusqu’à la porte de Saint-Cloud, pas loin de laquelle se trouvait le stade Jean Bouin où la bonne et brave tante jouait au tennis…

Il y a des trucs qu’on n’oubliera jamais, des machins qui te poursuivent ou que tu ailles, des moments sur le souvenir desquels tu peux compter pour retracer ta vie. Cela ne tient pas à la richesse de ta famille, ni à la taille de l’appartement de ton enfance ou de ta prime jeunesse. Ce sont des petites bornes blanches, presque fluorescentes, qui éclairent le chemin parcouru, ton chemin, celui qui trace la frontière entre hier et maintenant, entre avant et presque après, entre celui ou celle que tu étais, et celle ou celui que tu es devenu. Faire un bilan, tu dis ? comme si j’avais une âme de comptable…Un bilan de quoi ? Tu veux savoir quoi, de moi ?

Combien j’ai eu de maîtresses, combien j’ai eu d’amants, combien de fois j’ai pleuré, combien de litres d’alcool sont passés à travers mon corps ? Pas de bilan, mon camarade. Le temps est simplement venu de l’apaisement, de la compréhension, du pardon de moi, pardon sans complaisance, pardon authentique sans connotation religieuse ni morale, deux notions que je n’ai pas encore bien digérées. Pour te parler de mon amour des animaux, je devrai taire des souvenirs éprouvants, pour te parler de mes peurs les plus secrètes, il me faudra plus de temps que tu ne pourrais m’en accorder. Saches simplement que pendant longtemps j’ai eu peur du noir, alors que maintenant j’en ai fait mon ami puisque s’il ne faisait jamais noir, on ne pourrait regarder ni la lune, ni les étoiles, et alors tout cela serait d’une incroyable tristesse. Je voudrais te dire aussi que je ne regrette pas le goût des fruits défendus, ceux, du moins auxquels j’ai goûté, car il en existe tant qu’il me faudrait deux, trois vies peut-être pour savoir le goût des transgressions qui ont échappées à mes appétits. La Genèse, à côté, c’est du pipi de papillon. Ce n’était pas une seule pomme, c’était des tonnes, ce n’étais pas un jardin d’Eden, c’était un parc, un grand parc, et entre son entrée et jusqu’à sa sortie dieu, qui n’existe pas, sait combien il y avait de choses à voir, à faire, à découvrir.

Sur l’échelle des plaisirs avouables, on peut toujours s’amuser à en prendre une dizaine. Je ne vais pas tout te dire bien sûr, pudique que je suis, je ne te raconterai pas les coups de pieds de Vénus, les bitures, les gueules de bois, les excès de tout genre sur fond de feuilles de coca habilement transformées, ou même les volutes légères de l’opium dans la pénombre d’une fumerie. Je te raconterai si tu veux le départ d’un train de nuit vers la Suisse, mon premier voyage en avion, l’odeur du goudron chaud que versaient, à l’aide de leur seau en bois, les ouvriers de la SMAC, chargés régulièrement de la réfection des chaussées Parisiennes.

Je te parlerai aussi des récrés au Luxembourg, des coups de pieds dans les tas de feuilles patiemment amassées par les jardiniers du sénat, qui me maudissaient pour avoir méprisé leur travail du bout de mes galoches. Je pourrais te dire également des secrets bien gardés sur le Juan-les-Pins des années cinquante, les trains à vapeur, la Bretagne et ses terres battues dans les fermes sans eau courante, l’odeur du Varech, la soupe de congre, les crêpes au sarrasin, le cidre qui saoule doucement mais sûrement. Je te parlerai aussi des voyages, des passions, des histoires sans queue ni tête, je te dirai ce qu’on m’a dit dans le désert d’Arabie, au sommet de l’Empire State Building, au fin fond du Venezuela, ou dans une maison de Bruxelles près des étangs d’Ixelles. Si tu me le demandes, je te parlerai même de l’Islande, de cette cassure qui m’a enrichi, et enseigné l’amour de la solitude. Il y avait des moutons, des chevaux, et la terre faisait jaillir une boue brûlante, çà et là, dans la lande.

Non, ce n’est pas un bilan. Les bilans n’existent pas, ce n’est pas avec un bilan que l’on prépare l’après. C’est un constat, tout simplement, pour me conforter dans l’idée que ce que j’ai vécu n’était probablement pas loin du bonheur complet, celui qui permet à l’âme, au corps et à l’esprit, de ne faire plus qu’un et de se dire que si, d’un seul coup, tout s’arrêtait, on aurait ressenti, avant de partir, ce que peut être la félicité, ce mot pour philosophes et pour conteurs.

Mettre dans des casiers, sur des étagères…. Que ne l’ai-je pas fait avant, pour de bon, pour de vrai, crétin de moi, qui voyait peut-être de la gloire dans la souffrance, du rachat dans les épreuves.

C’est bien…tu te débarrasses des trucs que tu as porté sur tes épaules pendant si longtemps, tellement longtemps que si tu n’avais pas été fort, tu en aurais certainement fait une cyphose, tant tu étais écrasé par leur poids.

Il y a plein d’autres choses qui me reviennent en mémoire, une mémoire si précise que même les odeurs trouvent encore vie dans mon décor. Celle du métro, celle des marrons chauds, l’incroyable parfum du gâteau au pavot sortant du four…les effluves de chez Goldenberg ou de la boulangerie de Monsieur Moskvitch, rue des Rosiers…

Il y a les goûts, aussi, celui des fraises de Juin, des noix de Septembre, des tomates biscornues sorties du potager, des goûts qui t’ont marqué, et que tu n’oublieras jamais, puisque rien ne s’oublie vraiment. Heureux ceux qui ont de la mémoire, la vraie, celle dans laquelle tu peux puiser pour te dire : « j’étais déjà heureux, à l’époque ». Oui, il y avait des souterrains au Parc de Sceaux, puisque je les ai visités clandestinement, oui il y avait des belles de jour rue Bréa ou rue Jules Chaplain, oui il y avait des autobus à plateforme que l’on pouvait attraper au vol, en courant sur quelques mètres et en sautant, avec grâce ou simplement dextérité, aidé par les voyageurs solidaires du retardataire.

Parfois, il m’arrive de rêver tout éveillé, de repenser aux pissenlits sur lesquelles on soufflait pour faire s’envoler le duvet blanc qui formait une boule parfaite au bout de la tige. Je te raconte aussi les bouteilles de vin consignées, la peinture Ripolin, la piste pour petites voitures du Parc Montsouris, les rues interdites de Montparnasse, les copines, le rayon des produits de beauté du Bon Marché, où j’allais me réfugier parce que cela m’apportait de la sérénité…va savoir, on ne se refait pas ! Il me faudrait des jours pour te raconter mes voyages, alors je vais les réduire à un seul mot : aventures. J’aurais besoin de plusieurs semaines pour t’expliquer mes coups de cœur, un mot, encore, un seul : passion.

Vois-tu, il me faudrait du temps, il me faudrait encore des cahiers, des plumes sergent-major, de l’encre violette, des pages quadrillées, de la morale de communale pour commencer la journée. Il me faudrait les platanes de la cour de récré de la rue Prisse d’Avesnes, l’odeur des pains au chocolat, le goût des confiseries volées dans les bocaux, mais tout cela, je l’ai déjà vécu, tout cela je l’ai déjà possédé, même si j’en ai mal profité, inconscient que j’étais, qui a dû attendre l’âge mûr pour comprendre l’importance d’un bon-point à l’école de la république, ou celle d’un mauvais moment à l’école de la vie…

Mais, et demain, diras-tu ?

Alors je te répondrai simplement : demain est mon ami, on a pris le temps de se connaître alors qu'hier a déjà commencé à s'effacer.

Demain ? Je le connais depuis toujours...

La Boutetière

29 juin 2022



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