Mon cœur avait battu soudainement plus vite. Ce n’était pas un problème physiologique, une quelconque inquiétude, un emballement angoissé : l’odeur avait été directement au plus profond de moi, sans même passer par le cerveau, m’étais-je dit. Comment avais je pu ne pas y prêter attention avant ?
J’avais entendu pendant des années, des dizaines de lieux communs agricoles, des centaines de vieux adages paysans, des histoires de calendrier lunaire, des légendes « terriennes », des contes d’un autre temps, où il était question de paire de bœufs, d’ânes, de chevaux de labour, de printemps pleins de promesses, d’automne frileux, d’hivers désespérants, alors oui, j’avais en moi la campagne, plus que la ville…
C’est vrai, j’avais entendu dire que le foin sentait bon, on m’avait même assuré que l’odeur était enivrante, alors moi, qui débarquais de la ville, sans connaitre le vocabulaire de la terre, je m’étais simplement imaginé une odeur discrète, quelque chose de plaisant, qui rappelle peut-être une balade dominicale le long d’un champ pendant les moissons, mais « enivrant » n’était-il pas exagéré ?
Je m’étais imaginé que ceux qui pratiquent les sillons avaient peut-être tendance à embellir les choses, améliorer leur propre ressenti, créer une sorte de récompense olfactive en compensation de la dureté de leur labeur. « Tu ne connais rien aux odeurs de la campagne » m’avait dit Carole (1), un jour d’épandage de lisier, alors que les vents de février véhiculaient des senteurs suspectes autour de nous.
Pendant longtemps, j’étais passé à côté de mes propres émotions. Peut-être n’avais je pas voulu me laisser prendre vraiment par la magie de cette campagne ? Je n’avais gardé des moissons que des images, et pas des senteurs.
Mais quelles images, quels souvenirs… !
Il y avait eu un juillet et un août, juché sur un vieux tracteur Massey-Ferguson à bout de souffle, un machin gris dont les pignons grinçaient à chaque changement de vitesse. J’avais prêté mes bras maigres pour jouer à l’homme et avec ma monture de fer, je tractais une large remorque faite de bois épais, dont les ridelles avaient été enlevées. Il s’agissait de faire faire à chacun ce que chacun pouvait physiquement accomplir. Les balles de foin attendaient, crachées par le cul d’une énorme machine qui grignotait les champs du lever jusqu’au coucher du soleil. Ceux qui portaient une fourche piquaient les ballots et d’un geste puissant et sûr les montaient, du bout de leur outil, sur le plateau de la remorque. Ceux qui étaient sur la remorque devaient d’optimiser le rangement du foin, construire des étages, jusqu’à ce que, la remorque étant pleine, il soit nécessaire de retourner jusqu’au hameau voisin pour décharger, dans une grange, les lourdes balles avec lesquelles d’autres bâtissaient une harmonieuse construction.
Parce qu’on ne plaisantait pas avec les horaires, à midi, les femmes apportaient de quoi manger et des gourdes de « vin de soif », rapidement vidées. Puis, une fois rassasié, avec l’esprit un peu engourdi, il fallait remonter sur le tracteur, reprendre la lente progression, faire de nouveau attention aux ordres : « avance, arrête, plus vite, tourne, avance… »
Le fermier était un brave homme, un terrien qui vivait de sa terre.
Nous étions copains avec ses enfants, qui menaient une vie qui nous semblait merveilleuse. Le fils, qui avait déjà quitté l’école, savait des choses sur les bêtes, les chevaux, les cultures Je l’écoutais, un brin jaloux, m’expliquer les silos à grains, les épis de blé, ceux du maïs, la luzerne, les betteraves qui donnaient du sucre… Il lorgnait sur ma sœur, j’avais des visées sur la sienne, même si la différence d’âge entre elle et moi comptait triple et que ses bras étaient réservés à d’autres qui étaient déjà des hommes, des vrais.
Là où le fils du fermier avait des muscles, forgés dans les travaux des champs, moi je n’avais rien. Je me voyais comme un adolescent diaphane, et sans doute l’étais-je. Je m’étais construit un petit monde avec ses rituels qui apportaient, chaque semaine, une bouffée de plaisir, concentré autour des « cœurs à la crème fraiche » qui constituaient le dessert magique du dîner du samedi. (2) Il y avait aussi, certains soirs, une rapide incursion à « l’étable », là où étaient abrité cinq ou six vaches qui partageaient les lieux avec une colonie d’hirondelles. On s’arrangeait pour arriver quelques minutes avant la traite, pour ne rien manquer du spectacle, et pouvoir goûter, du bout d’une louche, le lait encore tiède, qui attendait dans un bidon champêtre de cinquante litres, dont le couvercle était attaché au corps par une chainette de métal.
Quand la nature se mettait en pause pour la nuit, quand le soir rafraichissait la terre, le soleil rougissait à l’ouest, et les hiboux et les chouettes se répondaient dans le petit bois qui jouxtait la maison.
Je n’ai jamais compris exactement pourquoi, mais pendant quelques instants, chaque fin de journée, au moment où le jour disparaissait, une sorte de bien-être m’habitait ; peut-être même était-ce du bonheur qui me collait à l’âme, même si, à l’époque, j’étais loin de savoir ce que ce mot voulait dire.
Je me couchais dans la hâte de retrouver un lendemain encore plus magique que le jour que je venais de vivre. Je m’endormais avec devant les yeux, les deux bras de Carole, je rêvais parfois qu’elle m’enlaçait.
Je me réveillais en pensant déjà à mon horizon, cette ligne de peupliers au bout des champs avec, juste derrière les arbres, la nationale 34, et plus loin encore, d’autres champs qui n’en finissaient pas de colorer la campagne, alternativement d’ocres, de beiges, de bruns, ou de verts.
Mes odeurs du jour étaient celles du gas-oil, de l’huile chaude qui suintait du moteur du tracteur, de la transpiration des hommes sous le soleil déjà haut du plein été.
Peut-être avais-je perdu une partir de mon odorat ? j’avais dû passer à côté de ce que sentaient probablement « les autres », ceux qui n’hésitaient pas à parler du parfum du foin coupé…J’aurais dû pourtant me souvenir de l’odeur de la luzerne qui séchait dans l’immense grange. Je ne m’en suis pas souvenu jusqu’au jour où…
Il aura fallu attendre l’automne, mon automne à moi, pour que je mette un jour la tête dans un sac agricole rempli de foin coupé, un de ces grands sacs de jute, déjà odorant quand il est encore vide.
C’était un sac vestige d’une autre époque, un sac si profond qu’un homme aurait pu s’y cacher. Je l’avais rempli d’un foin emprunté à une étable proche. Oui, c’est vrai, je le dis maintenant, l’odeur était allée jusqu’au plus profond de moi-même, et m’avait tordu les tripes. On aurait dit que le poing d’un boxeur m’avait atteint à l’estomac. Il m’avait fallu attendre quelques longues secondes pour que mon cœur retrouve son rythme. La tête m’avait tourné, sous l’œil de mes neufs poules, intriguées sans doute à la vision de leur père nourricier se mettant la tête dans un sac, une étrange manœuvre de la part d’un humain, sans doute…
L’odeur avait dépassé en intensité, tout ce que j’avais pu respirer au cours de ma vie de vagabond. Je venais soudainement d’oublier ce que sentaient les encens des Indes, les effluves des épices dans les souks de l’orient, le subtil parfum du gardénia Tahitensis que l’on appelle fleur de Tiaré. Un raz de marée, fait de souvenirs anciens, remontés d’on ne sait où, et d’autres odeurs que je croyais oubliées, m’avait fait basculer et perdre soudainement l’équilibre.
Oui, c’était étourdissant.. ! Oui, je m’étais enivré , en l’espace de trois secondes, cinq peut-être. Ceux qui m’en avaient parlé avaient raison. Cette odeur, je la connaissais, mais elle était enfouie au fond, bien au fond de moi, et attendait, depuis cinquante-cinq ans, l’occasion de remonter à la surface, accompagnée par le souvenir du goût du vin de soif et la vision des bras hâlés de Carole.
(1) Carole était la fille du fermier du Charnoy, un hameau d’une trentaine d’habitations, proche de chez nous.
(2) Un commerçant itinérant vendait des fromages blancs fait maison. Pour chaque fromage acheté, on avait droit à une ou deux louches de crème fraîche. L’homme conduisait une Renault 4.L dont l’intérieur sentait le lait. Il annonçait sa présence près des maisons du hameau par plusieurs longs coups de klaxon
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