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L'HEURE DU LAIT

  • Photo du rédacteur: Sylvain Ubersfeld
    Sylvain Ubersfeld
  • 7 avr.
  • 19 min de lecture

L’HEURE DU LAIT

 

(A Francine Martin-Bellet et  Alexandre «  Olek » Ubersfeld, mes parents)

 




Le moment était intemporel, mais nous ne le savions pas. Nous ne savions pas, en fait, ce que représentait le temps, ni les contraintes, nos connaissances de la vie se limitaient à l’immédiat, notre futur s’évaluait à quelques jours. Il y avait cette sacrée école,  ces rendez-vous forcés devant le tableau noir de la communale, avec ses préfectures, ses sous-préfectures et ses chefs-lieux, dont la connaissance était censée faire de nous les érudits du futur, les médecins, les avocats, les capitaines d’industrie, et les laissés pour compte de mon acabit qui, eux, souffraient en silence, de leur médiocrité scolaire car, oui, je l’avoue, l’école et moi n’étions pas fait pour nous entendre.


Nous étions trois, mon frère, grand érudit, ma sœur, tranquille et déjà indépendante, et moi, un gémeau de mille-neuf-cent-cinquante-et-un, qui n’était pas encore un révolté. Nous marchions, avec dans le dos le soleil encore chaud qui traversait la chemise à manche courte des années d’innocence, et caressait les jambes dénudées. Derrière nous, il y avait le couchant, devant, à quelques dizaines de mètres à peine, vers l’est, se trouvait la « ferme » de Madame Leclère, une bâtisse d’un autre temps, en face d’une maison plus moderne. La distance entre la maison des champs et l’étable nous paraissait immense. La pente à l’aller nous était favorable, le retour demanderait un peu plus d’efforts, mais cela valait bien le coup, puisque nous allions nous retrouver dans la bonne odeur de bouse chaude, celle de la paille souillée, dans cette touffeur propres aux environnements animaliers qui transforme une visite dans  simple abri pour vaches, en une expérience sublime, toujours nouvelle, jamais similaire aux précédentes, au fur et à mesure que s’écoulaient les jours de juillet, les semaines d’août, les fins de semaines entre le début du printemps et le milieu d’Octobre.



Au bout d’un bras maigrelet, un pot à lait en mauvais aluminium, avec son couvercle qu’il fallait forcer dans l’orifice du pot, pour garantir un semblant d’étanchéité, une fois le pot rempli d’un lait mousseux. Quatre vaches, cinq peut-être, certainement pas plus, il n’y avait pas la place. Même pas des Normandes, de simples Rouges-des-Près, qui nous regardaient sans nous voir vraiment, plus intéressées par le foin frais que Madame Leclère avait déposé, quelques instants avant la traite, pour les occuper pendant la manipulation de leurs pis. Par une porte ouverte sur une sorte de jardin en friche, on pouvait apercevoir d’anciens instruments aratoires, confits dans une rouille épaisse, envahis par les herbes folles. Dans les angles des poutres d’un plafond blanchi à la chaux, dans l’entre-croisement des chevrons, des arondes avaient maçonné des nids parfaits . Souvent, un éclair blanc et noir passait devant nos yeux, évitant avec adresse nos petits corps, pour s’introduire avec dextérité dans le nid suspendu.

Nous arrivions toujours en avance, pour pouvoir jouir de ce moment d’attente, de ce délice sans nom, de ces quelques minutes avant la traite, dans l’intimité des animaux, avant que n’arrive la fermière. Sans un bonjour, sans un bonsoir, la fermière se plantait sur un tabouret à trois pieds, appuyait sa tête sur la ventre de la vache et entamait une traite qui durerait une trentaine de minutes, pendant lesquelles nous restions immobiles, les yeux fixés sur les pis des animaux, admirant la dextérité de cette femme rude qui vivait de sa terre. Madame Leclere n’engendrait pas la gaieté. C’était une femme de tête, au sourire rare, mais qui rayonnait d’une sorte de bonté dès qu’elle s’adressait à ses bêtes. Soudainement, nous nous taisions. Les mots, maintenant, comme le temps, ne comptaient plus, et, de toute façon, il n’y avait pas de mots pour décrire ce que nous ressentions, cette satisfaction qui se voyait sur nos visages, une sorte de sourire qui traduisait une réelle béatitude, un plaisir profond d’être témoin d’une scène privilégiée, d’être acteur d’un moment d’exception, dans un lieu d’un authenticité unique : une étable dans un autre monde, cinq vaches, deux chats filous qui guettaient la moindre goutte de lait qui s’échapperait lors du transvasement du seau agricole vers   le bidon en aluminium, qui trônait le long du mur, et pouvait contenir cinquante litres. Nous remontions vers la maison, faisant face au couchant, le soleil de juillet faisait mal aux yeux, nous portions, à tour de rôle, avec précaution, les deux litres de lait qui termineraient dans une purée maison, ou une pâte à crêpes.




Un autre monde…








J’avais compté en regardant les chiffres défiler sur le petit indicateur du tableau de bord de la deux-chevaux. Il y avait cinquante-six kilomètres entre l’appartement de la rue Alphonse-Daudet, dans le glorieux quartier où se trouvait mon royaume, et la maison de la rue de Chèvre, sur la commune de Guérard, une sorte de bout-du-monde, puisqu’il fallait passer par deux opérateurs des P.T.T, pour pouvoir contacter par téléphone, quelqu’un habitant la capitale. Il n’y avait plus de jour, il n'y avait plus de date. Lundi était  samedi, jeudi était mardi, cela ne changeait rien aux courses de petits cyclistes en métal qui allaient, avec l’aide de billes de verre lancées hardiment, refaire les étape du tour de France de juillet, sur un vieux tas de sable où poussaient, même, de mauvaises herbes.

A quelques kilomètres de la petite maison, un terrain d’aviation, rescapé de la guerre, et qui avait abrité dans les années sombres, une escadrille de chasse de nuit de la Luftwaffe, accueillait les vols de formation des pilotes  du service postal, qui utilisaient un vénérable DC.3  (1). Les bimoteurs argentés, énormes, survolaient la maison à quelques dizaines de mètres de hauteur, juste après avoir quitté le sol de béton. Au moindre vrombissement suggérant un décollage sur le terrain de Coulommiers-Voisins (2) Il fallait absolument se ruer dehors, lever les yeux, se préparer pendant quelques secondes, à accueillir cette incroyable vision d’un avion volant aussi bas, qu’on s’attendait à la voir toucher le sol. Plusieurs heures par jour, les élèves-pilotes se relayaient aux commande du Douglas, et quand le soleil se cachait derrière l’horizon de Crécy-la-Chapelle, le silence de la campagne reprenait le dessus sur le bruit des moteurs, silence seulement troublé par l’appel des hiboux et le cri des hirondelles cherchant leur pitance au plus près des sillons du champ de blé qui jouxtait la maison.





Le hameau de « La Ronce », trois méchantes bâtisses de bric et de broc, qui n’avaient rien à voir avec les constructions harmonieuses d’un ouest Parisien réservé à une élite. Sept pièces, un plancher en bois au premier étage, des populations de souris se reproduisant tranquillement, une grange qui servait de dépôt au précédent propriétaire, dans laquelle dormait depuis longtemps déjà une Harley-Davidson, selle en cuir, qui portait une immatriculation militaire (3), et six-mille mètres carrés de terrain, sur lequel ma mère, allait lancer, chaque année qui passerait, une impitoyable offensive contre les mauvaises herbes, et les colonies de chenilles et autres insectes dévorants, qui menaçaient l’intégrités des rosiers Meilland ou Vilmorin, plantés régulièrement, et régulièrement envahis par les pucerons.


Ce bout du monde était desservi par un vénérable autorail qui partait de la gare d’Esbly, et terminait sa route à la gare de Crécy-la-Chapelle, quelques kilomètres plus loin, le temps de parcours permettant une lente transition entre le mode «  Paris » et le mode « campagne». S’asseoir sur les sièges, à l’avant de l’autorail réservait un plaisir de gourmet, celui de voir la voie devant soi, de pouvoir admirer le paysage des bords du Grand Morin, celui de voir le heurtoir de fin de parcours se rapprocher jusqu’à l’arrêt final de l’autorail rouge et blanc, un type de machine présente dans toute la France, que tout le monde appelait, bêtement, « Micheline », alors que les fameuses « Michelines » avaient disparue depuis 1939. D’un coup de deux-chevaux, assis souvent sur la fameuse barre du milieu du siège arrière, qui séparait en deux une banquette faite de toile épaisse et de liens en caoutchouc ,il fallait une heure et demie pour grignoter les cinquante-six kilomètres qui séparaient la Rue Alphonse-Daudet, dans le quatorzième arrondissement de Paris, tout près d’Alésia, de la rue de Chèvre, lieu-dit Rouilly-le-Haut. Le vieux portail en bois vermoulu était fermé par une chaîne, vite enlevée, et une fois la Citroën arrêtée sur le gravier de la cour, l’aventure du jour pouvait commencer.

Bien sûr, il y aurait les inévitables courses à Crécy-la-Chapelle, une aimable bourgade provinciale qui vivait au ralenti, avec sa quincaillerie dans laquelle on pouvait acheter des clous au litres, que le commerçant enveloppait dans des feuilles de papier journal. Chez Berchère, place du marché,  on pouvait  trouver des tendeurs de clôture, des outils, des tondeuses manuelles, des produits agricoles, des vis, des chevilles, des rouleaux de fil de fer, toute une panoplie qui rappelait l’environnement rural béni dont nous faisions maintenant partie au moins deux jours par semaine. Entre la maison de Rouilly-le-Haut, et la petite bourgade, il y avait des champs, à perte de vue. En été, le blé et le maïs oscillaient au grès des vents.


A défaut de grandes surfaces, qui n’existaient simplement pas, il y avait le magasin « Coop » qui se trouvait place du marché, avec son équivalent « Familistère », de l’autre côté de la place.  La boulangerie sentait le pain de campagne, et la levure, et la boulangère avait toujours de la farine dans les cheveux. Le coiffeur local stockait son shampoing dans des bouteilles en verre d’un litre, portant , inscrit au blanc de Meudon, le nom de leur contenu.  Si Crécy-la-Chapelle n’était pas la jungle sauvage,  ce n’était pas non plus une grande métropole de province, mais une simple agglomération pour retraités, agriculteurs, aimables rêveurs qui laissaient libre cours à leurs pensées, au détour des canaux qui traversaient la ville, pêcheurs de gardons, chasseurs de lièvres ou de biches. Le café-tabac abritait régulièrement les pêcheurs à la ligne et les chasseurs du dimanche matin, qui venaient célébrer les glorieuses tueries, et échanger des  recettes de pâté de biche, ou de gigot de marcassin.


On se séparait, le temps des courses. L’adulte, les adultes,  d’un côté, moi de l’autre. Sous un fallacieux prétexte, déjà prompt à l’évasion, déjà amoureux de l’aventure, je partais en découverte, dans des petites ruelles cachées, où des chats paresseux ,sur des perrons de pierre, attendaient la fin du jour.  Ce qu’on appelle de nos jours « Maison de la Presse » n’existait pas encore. On disait, « le marchand de journaux ». Une fois par jour, les quotidiens de Paris étaient livrés dans l’échoppe. Mais loin de nous intéresser, puisque  Parisiens, donc disposant des journaux régulièrement, nous préférions concentrer notre curiosité sur une feuille de chou locale, un chef d’œuvre de journalisme décalé, qui se nommait « Le Pays Briard ». Les quatre ou huit feuilles du journal contenait un ensemble d’informations concernant la vie de la région, les détails du moindre comice agricole, les tenants et aboutissants du plus petit différend entre deux voisins, les histoires les plus cocasses qui ne pouvaient prendre place que dans ce microcosme Briard. Parfois, des mises en garde anonymes, à destination de ceux qui se reconnaitraient, alertaient  ceux qui posaient anonymement culotte devant la maison d’untel, ou d’unetelle, d’un possible dépôt de plainte à la gendarmerie de Crécy-en-Brie, si cette pratique ne cessait pas immédiatement. On y trouvait les avis de messe, la liste de ceux qui avaient cassé leur pipe, les modifications des horaires d’autocar, les informations agricoles concernant les campagnes de moissons, les détails sur les routes coupées pour cause de travaux.


Au 2 rue de Chèvre, se trouvait dans la salle à manger, carrelée d’un mosaïque bordeaux et blanc, un énorme vaisselier Louis-Philippe, ramené d’Egypte par mes grands-parents, et dont avait hérité ma mère. Sur les étagères du haut, difficilement accessible, et c’était exprès, s’alignaient de nombreux bocaux de conserves, produits des campagnes successives de nombreuses fin d’aout ou de début septembre, qui voyaient la cuisine se transformer en atelier de confiture, de poires au sirop, d’oranges confites.  Une énorme bassine an aluminium, encore bouillante, meilleur marché qu’une bassine en cuivre, trônait sur la table en bois blanc, recouverte d’un dessus de comblanchien d’une seule pièce. Comme  la production de confitures et de conserve était pléthorique, et la consommation modérée, des pots de verres, datant de plusieurs années déjà, attendaient d’être choisis pour égayer un petit déjeuner, ou un goûter.


La  cuisson des fruits était réalisée sur une gazinière à propane, si vieille qu’on redoutait souvent son explosion au moment d’allumer un des brûleurs. Ma mère nous appelait parfois, pour que nous collections, à l’aide d’une cuillère en fer blanc,  une savoureuse écume de fraises, ou d’oranges, qui se formait en fin de cuisson, et qui te collait aux dents pendant quelques seconde, avant de se dissoudre, de disparaître au fond de la gorge, laissant sur la muqueuse un goût de paradis, une sorte de douceur sucrée , d’un parfum rare.


Un des placards de la vieille cuisine, était réservé aux outils de mon père. Il ne serait jamais venu à l’idée de personne, de vouloir héberger dans ce réduit, une quelconque assiette, une vilaine casserole, un des plats en faïence « Longchamp » . Une humble caisse à outil, d’un vert honteux, contenait un petit minimum, avec lequel mon père était supposé résoudre la totalité des problèmes techniques régulièrement découverts dans la maison. Un voltmètre, deux ou trois tournevis à manche de bois, une pince Becro, un jeu de clés plates, quelques décimètres de fil de plomb pour fusibles, devaient suffire à traiter toute crise matérielle qui ne manquerait pas de surgir au cours d’un week-end. Il y avait également une ventouse en caoutchouc rigide sur un manche, un outil de combat qui devait régler le compte de n’importe quel bouchon dans les siphons des toilettes, assurant ainsi le fonctionnement optimal d’une « fosse septique » dans laquelle il fallait régulièrement verser  un activateur chimique. La cour s’ornait d’un marronnier fort aimable, qui déployait ses branches, offrant de l’ombre et, en été, suffisamment de possibilités de se cacher, pour pouvoir fumer, loin du monde, des cylindres de tabac, que les grands appelaient « cigarettes ».





Dans le stock familial, je dérobais des «  State Express », ou des «  Laurens » et grimpais en haut du vénérable « Aesculus Hippocastanum »,pour faire de la fumée, ignorant que de magnifiques volutes passaient à travers les feuilles nervurées pour s’élever dans le ciel Briard, trahissant ma présence, éventuellement celle de ma sœur, et confirmant la violation des règles établies, et invitait, en théorie du moins, à subir une sanction disciplinaire qui ne se matérialisa jamais.


Engagé par ma mère, sur les conseils d’une connaissance, et à la suite d’une annonce placée dans le « Pays Briard », un ancien surveillant pénitentiaire du bagne de Cayenne (4) du nom de Castiglioni, un Corse pur jus, avait la lourde charge de veiller sur le jardin, sur les quelques arbres fruitiers qui avaient survécu au cours des années, sur les lignes potagères faites rhubarbe, de poireaux, et de fraisiers dont on attendait avec impatience, dès la fin mai, de voir rougir les fruits. Ce brave homme, usé par la vie, et la maladie qui le rongeait, nous racontait d’incroyables histoires concernant un détenu qui se nommait Henri Charrière, et qui s’était échappé de sa prison de Guyane en 1934.


Loin d’une résidence luxueuse d’un Vésinet, ou d’un Marly-le-Roi, la vieille bâtisse, qui avait bien besoin d’un nouveau crépi, suffisait à assouvir nos appétits d’autre chose que de Paris. Les hautes herbes du jardin peu entretenu n’offensaient nullement la vision des parents, et encore moins la nôtre. Le rêve existait bien. L’aventure aussi. On construisait des cabanes avec de vieilles caisses trouvées dans l’infâme fouillis de la grange, on se retrouvait chevaliers de la table ronde, autour de l’énorme plateau de céramique qui trônait au pieds d’un noisetier  généreux, on était aventuriers, dans une marche féroce vers Rouilly-le-Bas, où se trouvait un élevage de porc, d’où s’élevaient souvent des cris incongrus d’animaux peut-être maltraités. Il y avait de temps en temps des promenades dans la forêt de Faremoutiers, une véritable épreuve pour moi qui n’avait pas de sympathie particulière pour les errances à la recherche de champignons dits « Trompettes de la Mort », dont le nom même me glaçait d’effroi, et qui, en plus, réduisait tellement lors de la cuisson, qu’ils ne constituaient qu’un humble hors d’œuvre qu’il fallait partager en cinq, ou pire, six ou sept.


Ma mère glorifiait cette quête miraculeuse, je maudissais cet exil de quelques heures dans cette forêt sans intérêt où jamais nous ne croisions ni biche, ni lièvre, ni castor, ni furets, alors qu’en regardant « La Vie des Animaux » sur la RTF, il me semblait que toutes les forêts de France étaient peuplées de gentilles créatures à poil ou à fourrure. Prétexter une cueillette de champignons, pour justifier un exil de quelques heures au milieu de la sinistre forêt, me hérissait au plus haut point. J’aurais préféré jouer à la guerre, avec le voisin, Claude, lui soldat Allemand, moi résistant, jusqu’à ce que nous décidions d’inverser les rôles.


Mon frère, mon ainé de dix-huit mois, était un surdoué d’une rare intelligence. Il avait engrangé une incroyable quantité de connaissances à la suite de ses nombreuses lectures . Alors que je jouais, lui apprenait. Alors que je ne connaissais rien des rois de France, lui était capable de citer la généalogie complète des Bourbons, des Valois, des Orléans. De la même façon, surprenant et créant souvent l’admiration, il pouvait disserter sur les âges géologiques, les déclinaisons Latine, comme sur les nombres premiers ou le théorème d’Archimède. Il connaissait le mouvement des planètes, pouvait parler de la mort des étoiles. C’était un cerveau. Moi, je n’étais que deux pieds et deux jambes. Cela me suffisait pour enfourcher un vieux vélo rouillé, à la chaîne aussi sèche qu’un os, et partir «en danseuse» vers le hameau du Charnoy,  un petit amoncellement de vieilles maisons, avec en son centre un abattoir à cochons(9). Au-delà du Charnoy, il y avait le village de Montbrieux avec son plombier-garagiste, son café, ses petites maison bien comme il fallait, devant lesquelles poussaient des géraniums en pots, des pensées, des primevères.

Rouilly-le-Haut, commune de Guérard…


La vie se déroulait dans un ralenti de bon aloi. Rien ne se faisait dans le bruit ou l’excitation. L’essence de cette zénitude était le calme de l’endroit, le murmure des peupliers proches qui se balançaient dans le vent, et dont les branches  frottaient entre-elles, la volonté de maintenir, à tout prix, une séparation bien réelle entre le temps de semaine, et ces deux jours sacrés de délivrance qu’étaient le samedi et le dimanche, même si les dimanche se terminait de façon tragique, tel un sacrifice obligatoire, par un retour vers Paris, en laissant derrière nous, sans possibilité d’échappatoires, les simples bonheurs que nous vivions, au fur et à mesure que l’année s’écoulait. Il y avait, c’était sûr, des moments privilégiés, des petites bulles de plaisir, dont nous ne mesurions ni  l’importance, ni l’impermanence, puisque ces notions nous étaient encore inconnues. Alors qu’un repas en famille, dans l’appartement de la rue Alphonse Daudet, était une simple affaire de sustentation, le repas du samedi soir à « La Ronce », prenait une toute autre signification. La vieille maison nous protégeait, nous étions pour quelques heures, placés dans un invisible cocon, qui ralentissait les gestes, calmait les pensées, nous permettait de nous nettoyer l’âme, de tout ce qui avait pu être négatif durant la semaine. Parfois, Alex, mon père, cet homme étrange que j’admirais en secret, s’asseyait sur une chaise paillée, près du radiateur, à côté d’un ancien poste de radio à lampes, et manipulait, les yeux fermés, le bouton de sélection des stations. Suivant l’humeur du jour, nous avions droit aux programmes en Français de Radio-Tirana, Radio-Moscou, ou d’une quelconque station radiophonique contrôlée par le pouvoir soviétique, puisque mon père, grand pourfendeur de Stalinistes, traquait sur les ondes, toute forme de propagande  qui représentait, d’après lui, une menace pour le monde libre.





Ma mère, à mi-chemin entre une sage laïcité, et une dévotion héritée de ses parents, des bien-pensants du dix-neuvième siècle, nous obligeait à suivre, avec elle, la messe du dimanche matin, dans l’église de Guérard, une église bien trop grande, à mon avis, pour une commune aussi peu peuplée. Incapable de s’organiser pour être présente, avec sa marmaille, dès le début du Saint-Sacrifice dominical, elle arrivait trente minutes après l’Introït et ouvrait la vieille porte qui donnait accès au bâtiment. Devant ce retard incongru, et le manque de discrétion de cette entrée tardive d’une fidèle accompagnée de ses petits, les grenouilles de bénitier, diaphanes et mal fagotées, se retournaient vers l’intruse et du bout des yeux, condamnait son inexcusable retard, toujours répété, sans espoir de changement aucun. En hiver, alors que la température à l’intérieur de  l’église Saint-Georges ne devait pas dépasser les dix degrés,  en dépit de l’énorme poêle à fuel qui ronflait dans un bas-côté, le sacristain, dangereusement à cheval sur une double échelle en bois , arrimait à des crochets ad-hoc, vissés dans la pierre, de grands pans de bâches épaisses, qui, en  réduisant l’espace utilisable,  permettait aux rares courageux en quête de sainteté, d’assister à la messe sans risquer l’hypothermie. Dans mon cas, le ronronnement du système de chauffage me portait plutôt vers le sommeil ou la rêverie, que vers une introspection suivie d’un examen de conscience. Je n’avais, c’était certain, rien à me reprocher !!


insensible aux évangiles, et à la musique aigrelette d’un « guide chant »(5) manipulé erratiquement, par une paroissienne accro à l’encens,  sorte de factotum au féminin et de maîtresse des cérémonie, je n’avais qu’une hâte : sortir de ce vieux bâtiment humide et retrouver la liberté d’un dimanche de campagne, la douceur de l’air d’un printemps qui démarrait, ou de l’été qui ensommeillait les vieux à la terrasse du café, en essayant d’oublier que bientôt sonnerait l’heure du retour. Le pauvre curé de Guérard, qui souffrait d’une coxalgie, me faisait pitié. Je me demandais souvent pourquoi, puisque dieu n’était que bonté, m’avait-on dit, il n’accordait pas une meilleure santé au bon pasteur qui menait ses ouailles Briardes, sur les chemins de la foi. A midi pile, les derniers « Deo Gratias » prononcés, « Ite Missa Est » en bandoulière, les fidèles quittaient l’église Saint-Georges, qui se murait de nouveau dans le silence jusqu’au dimanche suivant. Le curé serrait quelques mains, souriait à un nouveau-né tenu dans les bras par une mère, échangeait des condoléances au sujet d’un récent décès, puis, en quelques instants, le parvis retrouvait son calme. En quelques minutes aussi, la Citroën Deux-Chevaux remontait sur le plateau, il y aurait un vrai poulet fermier, acheté chez Madame Leclère, avec de vrais haricots verts, une part d’authentique Brie de Meaux, et des fraises, de vraies fraises de maraîcher, qui attendaient d’être dégustées, encore enveloppées dans une feuille de journal.


Une fois le repas terminé, une sorte de béatitude enveloppait la maison. Cigarettes et café pour les adultes, tandis que les enfants que nous étions, s’empressaient de rejoindre le jardin. Nous n’avions pas de but précis, mais rester à l’intérieur eut été contre nature. Une fois la dernière goutte de moka avalée, une fois fumée deux ou trois «  papierosy » (6),mon père profitait d’un rayon de soleil pour installer devant le perron, et, calé sur une vielle chaise-longue, au cadre métallique noir, à la toile rouge sang accrochée à des élastiques jaunes, Il basculait son corps en arrière, et se laissait caresser par les rayons. Parce que sa peau se cuivrait facilement, signe probable qu’il avait des ancêtres ayant grandi loin vers l’est, il suffisait d’une après-midi en extérieur pour que son visage se recouvre d’un hâle  qui faisait ressortir l’incroyable gris acier de ses yeux. Les samedis et les dimanches étaient des moments protégés de la grisaille du quotidien. Ma mère parlait de plantes, de confitures, de recettes, mon père ne parlait pas de la guerre, ni de celle qu’il avait vécu, ni de celle qui déchirait les Français, et qui se passait de l’autre côté de la Méditerranée. Si en semaine, aux actualités du soir, sur la chaîne de télévision de l’Etat, la RTF, on voyait des images d’attentats, de soldats, de chars d’assaut, on entendait parler des militaires, ou bien des députés bedonnants, les samedis et dimanches bénéficiaient d’une bulle de protection. Il fallait se concentrer sur « l’être bien » et le « non-dit », faire comme si il ne se passait rien d’important dans le monde. Mois après mois, petit à petit, la vie plantait les graines qui allaient, plus tard, bien plus tard, devenir souvenirs,  devenir de solides petites bornes qui permettraient de retrouver son chemin si jamais, un jour, je perdais mon nord pour de bon.

 

La pain «azyme »(7) mouillé légèrement, puis toasté à la flamme, et recouvert de beurre fermier, les cœurs à la crème  , qu’un commerçant ambulant vendait le samedi après-midi, en passant devant la maison, et que nous mélangions à de la gelée de framboise, la goutte d’alcool de poire sur un sucre, la découverte d’une maman hérisson avec famille, dans une pile de bois coupé, l’odeur du feu de cheminée, le goût de l’oseille fraîche, et celui, magnifique, des noix de septembre, dont nous faisait cadeau un arbre immense qui régnait sur le grand champ juste en bas de la maison, la poussière des champs en moisson, l’odeur des chevaux de ferme, tous ces moments magnifiques, toutes ces secondes de vie,  se cristallisaient dans un coin de mon cerveau, en faisant doucement, tout doucement, sans prendre trop de place, car il y avait encore tant d’autres choses à découvrir…

Dans une vieille porte de jardin donnant sur la rue, et condamnée à n’être jamais utilisés, puisque le vieux portail de bois, à la peinture écaillée, était toujours ouvert, une boîte au lettre avait été astucieusement encastrée par l’ancien propriétaire, Monsieur Lévy, qui avait vendu la maison à mes parents, avant d’aller finir ses jours sur la côte d’azur.


Des fauvettes en avaient fait leur domicile. J’avais soulevé le couvercle, et ne me haussant sur la pointe des pieds, j’avais découvert que le fond avait été rempli de morceaux de mousse verte, de poils d’animaux, de laine de mouton, de feuilles mortes. Sur ce curieux matelas mis en place par des oiseaux, reposaient une douzaine d’œufs qui ressemblaient aux petits œufs en sucre des journées de Pâques, ceux que nous aimions, chargés d’une liqueur dont on nous disait qu’il ne fallait pas abuser. Ma mère, alertée sur cette découverte, avait recommandé la discrétion afin de ne pas perturber la couvaison. J’avais tenu bon pendant une semaine, j’avais résisté au besoin de voir s’il y avait du nouveau. La deuxième semaine après l’incroyable découverte, je m’étais approché du nid, et avec d’infinies précaution, j’avais soulevé le couvercle. Une multitude de petites têtes chauves, au bec énorme, pépiaient dans l’attente de nourriture. Alors, un plaisir encore inconnu m’avait envahi.


L’heure du thé partageait l’après-midi entre un avant et un après. Avant, tout était encore possible, après, nous savions qu’il ne restait plus beaucoup de temps pour atteindre une fin du jour, une fin dont nous ne voulions pas. Quel enfant aurait-il voulu qu’un  dimanche se termine ? L’heure du thé des dimanches de septembre, alors que les jours commençaient à raccourcir, était pour moi un obstacle au bonheur complet. Le thé trainerait en longueur, chacun s’interrogeant sur l’heure, chacun faisant semblant de croire que, non, il ne fallait pas partir, rejoindre la ville . Cet état de chose me donnait des nausées dont je ne parlais à personne. Mon père se retirait alors dans sa chambre, sombrait souvent dans le sommeil en écoutant à la radio Bach, Beethoven , Liszt ou Chopin, des compositeurs dont la musique l’apaisait. Il y avait ensuite le rituel de la collecte des chats (8) et celui la fermeture de la maison, une opération de précision, composée de plusieurs étapes. Cette fermeture du dimanche soir, qui pour moi était tragédie, représentait le prix du bonheur, un bonheur cher payé. Le retour forcé, ce trajet dans l’autre sens, en route vers l’école du lendemain, avec morale obligatoire sur le tableau noir, était, bien évidemment une véritable épreuve qui laissait un goût amer. La semaine à venir me semblait éternité, le départ vers mon royaume d’Alésia était une punition.


« On ne peut pas toujours faire ce que l’on veut » disait ma mère, croyant apporter un peu de douceur à mon désarroi, quand finalement elle détectait une vague de tristesse. On rentrait, de nouveau, dans le monde des grands, ce genre de réflexion ne faisant qu’augmenter mon amertume.





Alors finalement, on partait, avec des regrets plein le cœur, des regrets qu’il fallait digérer dans le silence. Une heure après, déjà, le trafic ralentissait, et les premiers autobus de banlieue étaient visibles. On se replongeait dans Paris. A sept heures, le lendemain, il faudrait remettre l’armure, boire le Banania, marcher jusqu’au 7,rue Prisse d’Avennes, l’école communale et républicaine de garçons, il faudrait monter les marches en bois régulièrement frottées à l’eau de Javel, il faudrait affronter Madame Perron, qui me terrorisait.


Pendant ce temps, dans l’étable de Madame Leclere, les hirondelles auraient le temps de construire de nouveaux nids.

 

Miramas

Avril 2025

 

 

 

(1)  Douglas DC3.A. immatriculé F-BAOE, crash du 30 juillet 1962, 5 morts sur un équipage de 8 personnes

(2)  Coulommiers-Voisins, LFPK, j’y passerai mon brevet de pilote après avoir suivi ma formation au CACB sous la supervision de l’instructeur Roger TARADE, qui sera tué lors d’un crash

(3)  Harley Davidson modèle WLA, utilisé par l’armée Américaine dans la foulée du débarquement de 1944.

(4)  A l’époque, on disait «  gardien de bagne »

(5)  Petit harmonium portatif utilisé souvent à l’occasion de cours de chant.

(6)  Pluriel de « cigarette », en Polonais. Mon père était de Nationalité Polonaise. Il avait été naturalisé Français vers la fin des années 40.

(7)  Sorte de galette de farine, non levée, consommée traditionnellement par les Juifs au moment de la Pâque.

(8)  Il y eut jusqu’à cinq félins, transbahutés entre Paris et Guérard, répartis dans trois paniers en osier, le tout chargé dans le coffre de la voiture du moment. Un des exercices obligatoires du dimanche soir était la récupération des individus, et le stockage en lieu sûr et fermé, pour faciliter, à l’heure dite, le transfert vers les contenants de transport.

(9)  Les Charcuteries du Grand Morin.

 

 

 
 
 

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Nous avions retrouvé une sorte de paix intérieure. La MDPH avait pourvu au futur de Mattéo en lui reconnaissant le statut d’handicapé. Le...

 
 
 

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