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EYDISHKEYT (Judaïté)





On n’allait jamais chez Jo Goldenberg par hasard. Il y avait toujours une bonne raison telle que la visite d’un cousin qui arrivait de Tel-Aviv, un coup de blues du père, ou bien une envie pressante d’acheter dans la boutique de « Delicatessen » des produits qui lui rappelaient son enfance dans une famille juive observante de Cracovie. J’y arrivais avec l’impression de vivre un moment d’exception, j’en repartais en fin de dîner avec un énorme sentiment de frustration car j’aurais voulu prolonger le moment au-delà du raisonnable, quitte à devoir rester pour participer à la fermeture nocturne du magasin qui faisait aussi restaurant. « On va diner chez Jo » disait le père, et aussitôt on dressait la liste dans nos têtes de ce que l’on mangerait, et surtout celle des desserts qui incluaient bien sûr du Halva, une sorte de pâte de sésame dont le taux de sucre aurait fait s’évanouir un diabétique, ou le traditionnel gâteau au pavot , le Makowiec, qui d’après le père était aussi doux au palais que celui que lui préparait Feigel, sa maman, l’épouse de Moshe, mon grand-père, qui possédait une fabrique de savon et de bougie et a qui les nazi, dans leur folie classificatrice, avaient assigné la qualification de « Kaufmann » alors qu'il était chef d'entreprise.


Pour aller chez Jo, on prenait le métro, c’était rapide et sans soucis. La ligne 4 nous déposait à Châtelet, puis la ligne 1 nous permettait de descendre à Saint Paul.

Mon père était un « Mensch » (1) qui avait abandonné le Judaïsme, reprochant à l’Eternel de sa Bar Mitsvah, d’avoir permis a Heinrich Himmler (2) et Hans Frank(3) de liquider le ghetto de Cracovie, déportant puis assassinant la population juive. Feigel Lednitzer, Moshe Ubersfeld et Héléna, la sœur de mon père avaient connu une fin tragique dans l’angoisse d’une arrivée à l’usine de mort de Treblinka.

Mon père, lui, était déjà en France pour y faire des études d’ingénieur. Lors de l’arrivée à Paris des troupes d’occupation Allemandes, sachant déjà de quelle façon les juifs étaient traités en Allemagne, le « mensch » s’était débarrassé de ses « tephilines » (4) et pris le large durant l’exode, le temps de mettre de l’ordre dans ses pensées et prévoir une documentation nécessaire à sa survie qui se matérialisait par des « vrais » faux-papiers et une identité farfelue qui l’avait fait naître à Lille sous le nom de famille d’Hubert et le prénom d’Alexandre. En dépit de sa peau facilement cuivrée dès le moindre rayon de soleil, qui trahissait des origines « hors frontières », le Mensch avait survécu à l’horreur, comptant tel jour sur l’hospitalité d’une maison close, tel autre jour sur celle de copains de fac, ou encore, plus tard pendant l’occupation, fréquentant, peut-être, des hommes d’action en lutte contre l’occupant. Quelques mois avant sa mort en Juillet 2000, j’avais décidé de lui donner une occasion de se réconcilier avec sa spiritualité en achetant chez les « Loubavitch » (5) une paire de Téphilines dont je lui avais fait cadeau. Il n’avait rien dit, les avait rangés dans son armoire, mais j’avais vu dans son regard tout ce que ce cadeau représentait, tant en bien, qu’en tristesse. L’homme avait porté toute sa vie le poids de l’éradication de sa famille. Il était souvent silencieux, ne partageait que peu sur le sujet. Le Mensch avait arrêté de croire, le jour où il avait appris la disparition de sa famille, et de tous ceux qui habitaient dans l’immeuble de la rue Rekawka, dans le ghetto connu sous le nom de Podgorzje, un quartier un peu excentré de Cracovie.

Quand j’étais entré dans la boutique de la rue Lamartine, un « tzaddik » (6) m’avait saisi par la manche, m’avait demandé si le matin même j’avais mis mes téphilines pour prier, et lui ayant répondu que non, il m’avait tiré jusqu’à la salle de prière du premier étage, forcé à enlever mon veston et à dénuder mon bras gauche pour y poser la téphiline ad-hoc avant de placer sur mon front un autre étui contenant les fameux versets. Il avait alors mis devant moi les texte phonétiques des bénédictions matinales et m’avait demandé de les lire en y mettant le cœur nécessaire pour donner aux prières la plus haute signification spirituelle. Je m’étais exécuté, avais ensuite choisi la paire de téphilines que me permettait mon budget (7) et, après avoir remercié le brave homme, j’avais quitté le « Bet Loubavitch » (8) avec le sentiment du devoir accompli alors qu’une grande satisfaction me donnait l’impression de glisser en chaussettes sur un planché en bois ciré.


Loin en arrière, dans mes souvenirs d’enfance demeure une image qui reste aussi claire que si la scène s’était passée hier. Je marche rue des Ecouffes, dans le quartier Saint-Paul, aujourd’hui appelé Marais par ceux qui ne comprennent rien. Je crois que je tiens la main du père, peut-être est-ce mon imagination qui me ressort un truc que j’aurais aimé, en tout cas, c’est sûr, nous allons chez « Jo » pour y faire des emplettes. Il y aura du foie haché, des œufs durs également haché, mélangé à des oignons, du tarama, du gâteau au pavot, et en face de chez Jo, chez le boulanger Moscowicz, nous achèterons du pain au cumin, une boite de pain Azyme de la marque Rosinski-Sbir, et deux pains tressés de Shabbat, des Halot (9)

Sur les murs de ce quartier gris et parfois triste, il y a des affiches dont certaines datent d’un autre temps, couvertes de caractères que je ne peux pas déchiffrer. Nous croisons des hommes barbus, vêtus de noir, et passons devant un immeuble dont l’entrée se pare de l’inscription « Fondation Roger Fleischman ».Il y a des boutiques qui ont un drôle d’air, l’une avec un boucher barbu et une curieuse étoile sur la vitrine. Des sortes de saucisses pendent à des crochets. Plusieurs librairies, un établissement de bains, une école spécialisée. « On arrive rue des Rosiers » me dit le père.

Je porte mon premier pantalon. Je suis encore un petit garçon, on entre chez Jo, quel curieux magasin, c’est un restaurant mais dans la première partie du local, il y a des produits comme dans une épicerie. Les gens qui viennent faire leurs courses ont des accents bizarres, ils parlent la même langue que mon père pour certains, pour d’autres le hongrois, ou le tchèque, pour certains le russe d’après ce que me dit le père. Ca sent bon « c’est l’odeur du tchoulent (10) » me dit papa « l’odeur de mon enfance ».

Ah, cette odeur, associée pour toujours à Jo Goldenberg… Jo salue papa comme s’il le connaissait depuis toujours…depuis toujours ? serait-il amis ?

On ressort les bras chargés. Je porte le pain au cumin et la hala qui sera passée au toaster demain matin. On repasse devant la fondation René Fleischman, devant les affiches, devant la bijouterie où un vieil homme barbu martèle un ruban d’argent sur un établi. On revient vers la station de métro Saint-Paul, on commence à descendre les marches….

Deux marches, quatre marches, je suis déjà en manque, je voudrais ne pas retourner à la maison, il y a quelque chose dans ce quartier, je ne sais quoi, un truc étrange qui est différent de notre quartier bourgeois de Saint-Pierre de Montrouge. Il y a quelque chose qui flotte dans l’air dès que tu rentres rue des Ecouffes, dès que tu passes devant le boucher qui vend de la viande de cheval…mais qui donc mange de cette viande ? Quelle horreur….Passer devant cette boucherie, c’est franchir la frontière invisible entre « nous » et « eux », ceux qui vivent dans ce petit monde, un quadrilatère que le père appelle de temps en temps le « Pletzl ».

La forme géométrique vue sur la vitrine du boucher…., cette espèce d’étoile, je l’ai vu partout, c’est quoi ? Le mensch ne me dit rien, rien sur les hommes en noir, rien sur les gens qui ont un accent, rien non plus sur l’établissement de bain au bout de la rue des Rosiers.


Je perçois une différence, je note les spécificités, je suis nul à l’école, mais j’ai la curieuse impression qu’il y a, dans cet environnement fréquenté de temps en temps, des choses importantes à apprendre, mais quoi ?

Je suis tombé amoureux du judaïsme avant même de savoir ce que c’était. Est-ce parce que j’étais un peu amoureux de la cousine de papa, la belle Irka qui parlait l’anglais avec un accent Polonais ? Est-ce à cause du goût du pain au cumin, ou du pain azyme que l’on mangeait chaud avec du beurre et du sel ?

Non, c’est plus profond que cela. C’est quelque chose qui ne s’explique pas, quelque chose qui s’est développé en toi sans que tu le saches, un machin magique, un lien fabuleux avec un monde étrange, une plante qui s’est harmonieusement développée et qui parfois a du manquer de soleil, d’eau et peut être de la tendresse si particulière que l’on accorde souvent à la nature, et que celle-ci nous le rend si bien.


Les rares fois ou papa nous parle de son enfance, il y a des moments ou une sorte de sourire passe rapidement sur son visage. Il nous explique que dans son enfance, ses parents payaient un « Shabbes goy » (11) pour effectuer dans leur appartement de la rue Rekawka, les tâches interdites aux juifs observant les règles strictes du shabbat (12). Il nous parle aussi du Yiddish(13), qu’il pratique de temps en temps. Il nous parle encore de Jérusalem, de l’occupation de la France , mais rien sur sa famille. Ce que je sais c’est que sa cousine et son mari se sont échappé du ghetto de Cracovie, on rejoint la résistance, et ont finalement émigré en Israël peu de temps avant la création de l’Etat.

Ils sont juifs ? Tu veux dire que toi aussi tu es juif ? Il ne le dit pas, il le laisse supposer. Un jour viendra peut-être où j’en saurai plus ? Pour le moment, quand la cousine Irka vient à Paris, nous allons l’attendre à l’aéroport d’Orly. Qu’elle est belle, si je pouvais, je me marierais bien avec elle….. !!

« Elle a des enfants la tante Irka ? »

« Oui, un garçon et une fille »

« Ils sont juifs ?... »


Une étoile sur la devanture du boucher ? une étoile sur les menus de chez Goldenberg ? Une curieuse étoile, qui n’en est pas une en fait car c’est la représentation stylisée du bouclier d’un grand roi qui s’appelait David.

Mais tout cela, je ne le sais pas encore.

Ce que je sais, c’est la magnétique attraction qui me traverse quand je vois cette curieuse forme sur la devanture d’un magasin, accompagnée de caractères illisibles, indéchiffrables. Sur une vitrine d’épicerie, trois caractères . « C’est un magasin qui vend des produits cacher » me dit le père.

« Cacher, ça veut dire quoi ? » (14)


La rue des Rosiers est un espace hors du temps, presque hors de la ville. On y perçoit du bout de la peau, une sorte de pouvoir magique qui fait tourner la tête et rentre au plus profond du cœur, réveillant je ne sais quelle Histoire qui se serait transmise de père en fils ? De grand-père en petit-fils ? Va savoir, je n’ai jamais compris comment cela s’était passé tout ce que je sais c’est que l’attirance était là, qui se transforma au fil des ans en passion, avant de devenir un besoin d’appartenance, un besoin viscéral, à la fois immatériel et si insaisissable qu’en y réfléchissant parfois, mon cœur battait un peu plus fort et ma respiration se faisait plus rapide. Le Judaïsme était comme le boire et le manger, un besoin de base qui avait du mal à être satisfait.

Arriva le temps du premier voyage vers la terre des ancêtres, une terre si lointaine qu’il fallait traverser la mer en faisant escale en Grèce. Le bateau, dont l’ancien nom était Santa Rosa, s’appelait maintenant simplement ATHINAÏ, ATHENES. Il avait connu de meilleurs jours lorsqu’il naviguait dans la mer des Caraïbes pour le compte de la Grace Line (14) Des armateurs voyous avaient acheté le bateau et l’avait assigné à la route de Venise à Haïfa pour le compte de l’armateur Typaldos Line.

1961 ? 1962 ? Peu importe…..sur le pont promenade de l’Athinaï, alors qu’à l’horizon il n’y a que le bleu foncé de l’eau, je surprends une conversation entre deux hommes âgés, vêtus comme ceux que nous croisions en allant chez Jo. Ils parlent Français, mais j’ai bien du mal a comprendre de quoi il parle. Le vent et le bruit du bateau qui bouge les oblige à parler fort.

« Shimon était au Sonderkommando, il a vu toute sa famille lui passer entre les mains » dit l’un

Et l’autre ajoute aussitôt en se prenant la tête dans les mains « Oy, Gevalt, quelle tragédie… »

Mais de quoi parlent-ils ? Intrigué par cette conversation, dès mon retour en France, je poserai des questions. On dirait que ces hommes cachent un secret, un truc dont je n’ai jamais entendu parler. Peut-être eut il été mieux que je garde mon innocence et mon imaginaire de petit garçon qui auréolait l’Adulte d’un halo de respectabilité.

En attendant, il y a cette arrivée dans le port d’Haïfa ou se bousculent des marins et des civils vaquant à leurs occupations. Nous prenons un taxi pour Tel-Aviv. C’est une vieille limousine américaine avec des strapontins. Deux heures de route, le chauffeur ressemble à un terroriste de l’Irgoun (15),il échange avec ma mère et sa sœur dans un anglais parfait, tandis que nous arrivons dans les alentours de la Rue Dizengoff, là ou habite la cousine Irka et sa famille.


Au cours d’un repas qui se déroule en Anglais et en Polonais, mâtinée de Yiddish, le père annonce à l’attention de son épouse « c’est l’ouverture du procès Eichmann, ils le pendront, c’est certain… »

Eichmann, c’est qui ? Ils vont le pendre ? C’est quoi ce procès ? (16)

C’est le printemps. Il fait chaud à Tel-Aviv. En marchant dans les alentours du 27 Dizengoff Street, nous passons devant des lieux de prières. Les hommes s’enveloppent dans des châles. Je risque un œil à l’intérieur de l’un de ces lieux de culte , il n’y a personne dans celui-çi. Au fond de la pièce il y a une sorte de placard recouvert par une étoffe de ce qui me semble être de la soie. Je n’avais pas vu le gardien en pantalon gris et chemisette blanche a manche courtes . Il porte sur sa tête un petit bonnet, comme certains hommes croisés sur le chemin de chez Jo. Il m’a l’air bienveillant et m’invite à rentrer. Je fais le tour de la pièce dans le silence. Par la fenêtre ouverte, on entend les pigeons. Dans le petit placard se trouve deux énormes rouleaux. L’homme me parle en Anglais, puis essaie l’Allemand. Je pointe mon index sur ma poitrine, souris bêtement et lui dit : Français, je suis Français….On se sourit, il a vu que j’étais un touriste, je sors retrouver la touffeur de la rue avec cette curieuse impression d’être à ma place sans y être vraiment.

Le long de la route qui monte vers la capitale, on peut voir de vieux véhicules militaires couverts de rouille et qui datent de la guerre Israélo-Arabe de 1948 . Les carcasses portent encore les traces de la violence des combats.

Jerusalem, les hommes en noirs, des soldats aussi, une ville partagée en deux, des barbelés. Jérusalem, le mur, des hommes qui prient un possible Eternel, des femmes séparées qui adressent au ciel leurs demandes, devant ce qui reste d’un temple détruit il y a fort longtemps.


Judaïsme, ça me poursuit.....


On passe devant des petites synagogues d’où montent des voix d’hommes qui psalmodient la Torah(17) Toujours ce sentiment d’appartenance ancré au fond de moi, qui me sens de plus en plus à ma place tout en ne l’étant pas. La contradiction encore incomprise. Dieu, que le ciel est bleu, que l’air est doux en ce printemps. En passant à Mea Shearim, le quartier ultra -orthodoxe de Jérusalem, les épaules dénudées de ma mère créent une panique chez les hommes en noir qui l’invectivent. Certains ramassent des cailloux et les lancent sur l’impudique mère de famille qui ose montrer le haut de ses bras. Curieuse coutume, étranges individus. Je ne sais rien encore du judaïsme. Il est trop tôt, je suis trop jeune, mais tel une éponge, j’absorbe sans même le savoir. Les hommes portent la barbe et de longues papillotes de cheveux descendent le long des joues. La vieille ville me fascine, papa est sur un nuage. Son passé l’interpelle, il se revoit au lycée juif de Cracovie, il revit sa Bar-Mitsvah, peut-être revoit -il dans sa mémoire le visage de sa sœur et de ses parents Feigel et Moshe ? Qui sait…


La plage, le sable chaud, la mer, le gout du Houmous (18), les sodas bleus, rouges ou vert (19), mes cousins Dafna et Amir, la langue des signes puisqu’eux ne parlaient pas Français, et nous n’étions pas versés dans la langue de Shakespeare, puis c’est l’heure du retour sur un bateau moins grand mais plus rapide que celui de l’aller. Il porte fièrement sur sa cheminée sept fois l’étoile empruntée au drapeau national. Débarquement à Gênes, train vers Paris, le choc de la découverte de la Shoah, la bibliothèque de guerre de papa, dans laquelle je me plonge avec terreur, mais obligation : il faut que je sache, que s’est-il donc passé. Je ne sais pas que m’attendent plus de trente ans d’apprentissage de l’Histoire, de celle du peuple juif, de mes ancêtres. J’ignore qu’un jour, à l’occasion d’un voyage en Pologne, je placerai mes pas dans ceux de mes grands-parents en allant à Cracovie pour me replonger dans « mon » histoire, celle qui a commencée par la naissance de mon père, ce « mensch », le 30 janvier 1912.

Les souvenirs se mélangent parfois, ne t’étonne pas que je saute du coq à l’âne à la vitesse de l’esprit. Ce judaïsme qui me poursuit n’a ni commencement ni fin, ni ordre logique. Dès que la machine se déclenche, elle fait jaillir, tels des feux d’artifice, des sons, des goûts, des mots, des souvenirs. Je suis un rabbin (20) je suis un Hazan (21), je suis un Shamash (22). Je suis le serveur de chez Jo Goldenberg, je suis le boulanger Moscowicz, je suis le libraire de la rue des Rosiers, je suis le propriétaire du Mikvé (24) en face de la rue Ferdinand Duval . Le temps ? On s’en fout…il y a des souvenirs d’enfance qui ne s’effacent jamais, il y a des souvenirs d’adulte qui y ressemble si fort que l’on sait qu’on n’a pas rêvé ce à quoi l’on pense. Il y a une judaïté qui n’a demandé à personne pour s’installer confortablement sous ma peau, me reliant ésotériquement à Isaac, Jacob ou Abraham. Il y a aussi ce lien profond avec l’hébreu, développé en cheminant avec l’aide de mes pairs qui, eux, étaient bien en avance sur mes quelques mots hésitants, des mots comme apprendre, élève, maison, bonjour , Boker Tov, Bonsoir Laïla Tov, et Beezrat Hashem, avec l’aide de dieu, au cas ou effectivement il y aurait un dieu, et que celui-ci porterait entre ses mains l’histoire globale et le destin éternel du peuple juif.


Depuis quelques temps, dans mon appartement au troisième étage, deux étages en dessous de celui de mes parents, je prépare le vendredi, des pains de Shabbat, des tresses de pâte qui ressemblent à de la brioche, et que je vais apporter à mon père avec régularité, histoire de le replonger dans sa culture. Pour varier les plaisirs, j’y mélange parfois des raisins secs. Puis l’idée me vient un jour où je me sens plus juif que d’habitude : apprendre l’hébreu, je vais apprendre l’hébreu, même si maintenant pour moi, c’est encore du Chinois… !Mais où trouver un prof ? Le consistoire ? Une association ? Le hasard qui n’existe pas m’a fait rencontrer une petite Israëlienne, étudiante en cinéma. Ou l’ai-je rencontré ? à la synagogue de la rue Copernic ? ou bien aurais-je demandé de l’aide pour trouver cette perle rare ?

Elle habite en proche banlieue. J’ai oublié son nom. Elle est patiente, bien disposée à mon égard. Chaque semaine je vais me fritter avec l’alphabet hébraïque que je fini par assimiler, jusqu’à pouvoir commencer à écrire des phrases usuelles . Je suis fasciné. Cette langue est simple, grâce à Eliezer Ben-Yehuda, trois temps, hier, aujourd’hui, demain, simple comme la vie mis à part le fait qu’il faut apprendre à penser à l’envers. Cela tombe bien ! moi qui ne suis rentré dans aucun moule, je n’ai pas trop de mal à me faufiler entre les Aleph, les Ayin, les Zayn, les Mem, de A jusqu’à Z sauf qu’il n’y a que 22 caractères dans cette langue attachante. Je fréquente la synagogue de la rue Copernic, celle de l’Union Libérale Israelite de France, sous la houlette du Rabin Williams. Chaque semaine, je vais maintenant au cours d’hébreu moderne ou j’apprends et j’approfondis. Dans la salle de prière, le long du mur de gauche se trouvent des « ner tamid » (23). En lisant la liste des défunts honorés par ces petits lumières qui jamais ne s’éteignent, je vois un nom : Ubersfeld .


La famille ? Mais qui donc ? Pourquoi personne ne m’a-t-il rien dit ? Un secret ? Des secrets ?


Je passe de temps en temps au Pletzl (24) sur les traces de mon enfance. Jo Goldenberg vieillit gentiment, les serveurs d’antan son depuis longtemps partis pour le grand voyage, dans un pays ou nul ne doute qu’ils seront rassasiés avec des loukoums, du halva, et du gâteau au pavot.

Pour atteindre la synagogue de la rue Copernic, je passe toujours par la rue Lauriston . Devant le 92, j’ai toujours un petit serrement de cœur en sachant ce qui s’est passé dans l’immeuble pendant la guerre, alors qu’Henri Chamberlin ,dit Henri Laffont, et Pierre Bonny, torturaient résistants et opposants politiques au nazisme pour le compte de la Gestapo. Le destin les a rattrapés en décembre 1944, quand les deux supplétifs ,flics véreux, tortionnaires patentés, ont fait face au peloton d’exécution au Fort de Montrouge.


Dans ma prime jeunesse, j’avais fréquenté des juifs pas nécessairement fréquentables, mais qui avaient droit, dans les deux cas, a mon admiration sans réserve . Les premiers appartenaient à la « Jeune Garde », un mouvement sioniste de gauche, les second répondait à l’appellation de Brit Trumpeldor, le Betar, un mouvement d’ultra droite qui défendait les valeurs traditionnelles du judaïsme. Fréquenter les uns et les autres ne changeait pas le goût du houmous, et j’avais réalisé que ce qui unissait ces opposants, ces contraires idéologiques, n’était autre qu’un lien historique millénaire, l’histoire exceptionnel d’un peuple unique, à défaut d’être nécessairement un peuple élu.

Deux images fortes étaient restées de mon enfance, deux images curieusement figées dans le fond de ma mémoire. Celle d’une petite boité métallique bleue et blanche avec un bouclier de David et les lettres K.K.L qui trônait sur le comptoir de caisse de chez Jo Goldenberg et dans laquelle on pouvait glisser des pièces de monnaie, et celle des lettres de demande de soutien au K.K.L que recevait mon père quand il y avait des campagnes de plantation d’arbres dans les environs de Jérusalem (25) . Mon père, fier en secret de sa judaïté, donnait régulièrement de l’argent à cette organisation. L’idée que des arbres aient pu pousser grâce à lui en terre des ancêtres me donne encore aujourd’hui satisfaction, alors que je suis à la fin de mon âge mur, et que l’amour de la nature à remplacé mon ignorance du beau.


Chez l’employeur pour lequel je travaille, il n’y a pas de juifs dans mon environnement, donc pas d’occasions donc d’échanger sur l’histoire d’Israel, ou de parler de la cuisine Ashkénaze (26) Parce qu’ils ont vu sur mon bureau un manuel d’apprentissage de l’hébreu moderne , des collègues de travail s’étonnent de mon intérêt pour la langue, alors j’explique du bout des lèvres les grands-Parents, l’émigration des survivants. J’explique que je prends cela comme un challenge. Moi qui n’étais pas une flèche au lycée, plutôt nul en langues, je me réjouis de m’être lancé dans cette aventure linguistique.

« Cela te rapprochera de tes racines » me susurre la petite voix au fond de moi, celle qui connait l’histoire du peuple juif, celle qui se souvient de la recette de la Hala… ! Alors je me réjouis chaque semaine de mon immersion entre Aleph et Tav (27) . J’apprends des tas de mots, des tas de phrase, je progresse en dépit de moi-même, il faut dire que l’envie est bien ancrée. Sur Radio-J, la radio de la communauté juive, une enseignante d’exception, Yael Yotam, présente chaque semaine, ou bien est-ce plusieurs fois en sept jours, une émission qui se nomme « l’Hébreu en tête », qui décortique la langue de Ben Yehuda et transforme en un machin intelligible une langue dont je ne savais rien il y a encore quelques semaines. Mon travail est prenant. Je dirige une équipe de plusieurs dizaines de salariés sur l’aéroport de Roissy Charles de Gaulle. Je cale mes cours d’hébreu par rapport à mes prises de service, rejoignant rapidement mon poste une fois la leçon du jour terminée, mais pas encore digérée. J’échange régulièrement avec mon père sur le système de racine sur lequel repose l’hébreu moderne. Il ne le dit pas, mais je pense qu’il attendait que quelqu’un le rapproche un peu de sa culture, même si parfois un nuage gris passe devant son cœur.


Le lycée juif de Cracovie ? Ah, oui…c’était avant, il y a bien longtemps…


Ubersfeld apprend l’hébreu, il est fou… disent certains. Je les laisse dire.

J’apprends, je chemine, ani talmid tov, je suis un bon élève, beit haknesset, une synagogue, chag sameach, joyeuses fêtes…et les fêtes arrivent pêle mêle le nouvel an, kippour, la fête des cabanes qui renvoit au nomadisme du peuple juif pendant quarante ans après la sortie d’Egypte.

Je me suis pris d’affection pour cette langue, avant de me prendre de passion et d’en tomber finalement amoureux. Peut-être mon grand-père, de là ou il se trouve est-il content de voir au moins un de ses petits enfants cultiver ses racines, labourer sa terre pour y planter les graines d’une sagesse espérée, y faire pousser des textes de la kabbale(28) et finalement moissonner de quoi nourrir l’esprit autant que le cœur.

J’ai trouvé une recette de houmous, alors en plus des pains de shabbat, je prépare souvent cette purée de pois-chiche et de pâte de sésame, le tout servi avec de l’huile d’olive et un filet de citron. « c’est un truc pour les sépharades » me dit papa, qui fait souvent la différence entre les deux communautés.

Le téléphone sonne dans mon bureau. Je décroche.

« Sylvain, nous allons ouvrir des opérations aériennes en Israël. Nous cherchons quelqu’un qui serait intéressé pour prendre le poste de chef d’escale pendant deux ans en tant qu’expatrié.

Est-ce le hasard qui n’existe pas, qui frappe à ma porte ? Est-ce le destin ? ou bien une intervention divine ? Un peu des trois ? Un rendez-vous est programmé avec le directeur de région, un juif de Chicago expatrié à Bruxelles. On fait le tour de l’offre que j’ai accepté. Je vais être expatrié, logé dans un appartement à Tel-Aviv, et mon bureau sera sur l’aéroport de Ben-Gurion. Nous allons mettre en place cinq vols par semaine. On me demande de faire en sorte que nos critères d’exploitation soient respectés par l’agent d’assistance de l’aéroport. Il est vrai que les Israéliens ont la réputation d’être un peu bordéliques, et je m’en apercevrai à plusieurs occasions. Je serai donc le garant des intérêts de la compagnie, en Israël, jusqu’à mon rapatriement en 1999. Au printemps 1997, je m’installe dans un appartement de Ramat Aviv, un quartier résidentiel au nord de Tel-Aviv, a quelques centaines de mètres de la mer. J’ai trouvé un petit quatre pièces rue Tagore, a quelques encablures de l’autoroute qui file vers l’aéroport et que j’emprunte matin et soir pour aller et revenir du travail. J’ai trouvé une synagogue qui dispense des cours de civilisation hébraïque….Le rabbin est une ….rabbine, Je suis enchanté. Curieux pays. Il y a partout des soldats en armes, des permissionnaires qui rentrent chez eux, d’autres qui partent effectuer leurs périodes de réservistes. En Israel , le service militaires pour les hommes est de trois ans, il est de deux ans pour les femmes.



Ramat-Aviv est un quartier plutôt huppé. Chaque vendredi, une camionette équipée d’un haut-parleur, et pilotée par un « Habadnik » (29), tourne dans les rues du quartier pour rappeler l’impérieuse nécessité de passer en mode « shabbat ». Trous petits tours et puis s’en vont. Pour la jeunesse de Tel-Aviv, le vendredi soir est une occasion de sortie . Pas loin de chez moi se trouvent les restaurants du vieux port où il fait bon diner, quand ce n’est pas sur le port de Jaffa, le même port qui aurait servi de point d’arrivée aux navires transportant le bois de cèdre utilisé dans la construction du temple de Jérusalem au Xème siècle avant Jésus -Christ. Mon premier diner à Tel-Aviv m’avait permis de découvrir un restaurant Mongole dans lequel les clients étaient assis autour d’une sorte de barbecue central auprès duquel officiaient deux cuisiniers sosies de Gengis Khan. J’avais été surpris de voir à ma gauche un homme en civil portant à la ceinture un pistolet Beretta. J’avais appris par la suite que les officiers de l’armée gardaient avec eux leur arme de poing de façon à pouvoir intervenir à n’importe quel moment.

Judaïsme… Où donc es tu Moshe Ubersfeld mon grand-père…..où donc es-tu Feigel Lednitzer, ma grand-mère de Cracovie, mes grands-parents dont la vie a été interrompue simplement parce qu’ils étaient juifs..

Judaïsme….A Jérusalem, des hommes en noir plutôt attirés par le business que par la spiritualité te vendent un bénédiction vingt shekels, et en guise de ticket de caisse, ils entourent ton poignet d’un brin de fil rouge.

Judaïsme…dans les rues de Bnei Brak(30) on voit des femmes orthodoxes vêtues en plein été comme si c’était l’hiver, robes montant jusqu’au col, perruque sur la tête, trainant derrière elles des floppées de gamins au teint blafard.

Judaïsme encore, le long du Tayelet, la promenade du bord de mer de Tel Aviv, il y a la plage des religieux, réservée aux orthodoxes, où le maillot de bain est presque inconnu et où les femmes se trempent vêtues d’une sorte de tunique pour ne pas exposer leur corps à la vue de tiers et préserver leur pudeur de la façon la plus stricte qui puisse être.

Judaïsme toujours…sois remercié dieu (31) tout puissant qui ne m’a pas fait naitre femme….


Oy Vey Iz Mir. !!! (32)


Les deux ans ont passé. J’ai du dire adieu au sympathique bar « Nanouchka » situé rue Lilienblum, à cent mètres de Neve Tzedek (33) où, un soir, une femme m’avait pris la main pour diriger vers sa cigarette la flamme de mon briquet. J’ai du délaisser la synagogue de Beit Daniel où officiaient la femme rabbin. J’ai dû abandonner mes petits voyages vers Jérusalem, où j’allais m’imbiber d’histoire et d’odeurs d’épices. Je rentre en France avec toujours ce même sentiment de manque….Et si mon séjour en Israël n’était qu’une petite farce de la vie, un truc sans significations spirituelle, et si je m’étais complètement trompé ? (34)


Adieu donc, marché Carmel, adieu donc promenade du Tayelet, où il faisait bon respirer l’air humide de la mer. Adieu aussi plateau du Golan ou poussaient des mangues énormes….


Je dois continuer à creuser pour trouver le bout de ma racine la plus profonde et si je ne trouve pas de satisfaction dans cette quête incessante, je pourrai toujours apprendre le Yiddish.


La Boutetière

Octobre 2023




(1) Un homme exemplaire au regard de la communauté juive ( !) un exemple à suivre

(2) Reichführer SS

(3) Gouverneur de Pologne occupée durant la deuxième guerre mondiale

(4) Etuis contenant des versets de la Torah, la loi Juive, que les pratiquant portent l’un sur le front et l’autre au bras gauche. Suivant une traduction erronée, le mot « téphiline » est traduit par phylacatère , un mot grec suggérant « une amulette de protection » Les versets inscrits sur le parchemin contenu dans les étuis sont Ex 13 (1-10) Ex 13 (11-16) Deut 6 (4-9) Deut 11 (13-21)

(5) Mouvement hassidique qui se rattache à l’enseignement d’anciens rabbins de Loubavitch, une ville biélorusse, et qui se caractérise par la piété mystique.

(6) Un « homme juste », par extension dans ce texte un « Loubavitch chemise blanche et costume noir.

(7) Une paire de téphilines peut dépasser les 700 euros.

(8) Le siège Parisien du mouvement Loubavitch ; connu également sous le nom de Habad.

(9) Pluriel de Hala, le pain de shabbat , une sorte de brioche tressée partagée lors du repas du vendredi soir.

(10) Plat typique de la cuisine juive ashkénaze composé d’orge perlé,de pommes de terres de viande et de haricots.

(11) Non-juif payé pour faire durant le shabbat les tâches interdites aux juifs observant telles qu’allumer les lumières de la maison, entretenir le feu, faire éventuellement des courses

(12) Jour de repos assigné au septième jour de la semaine biblique.

(13) Langue germanique parlée par les juifs Ashkénazes.

(14) Compagnie de navigation maritime Américaine fondée en 1882 par W.R GRACE, et qui cessa ses opérations en 1969.

(15) Organisation clandestine juive fondée en 1931, l’Irgoun Zvaï Leoumi était une organisation militaire nationale à l’époque du mandat Britannique.

(16) Criminel de guerre nazi, responsable ultime de la « solution finale », capturé en Argentine pas le Mossad et ramené en Israel pour y être jugé. Il sera déclaré coupable de crimes de guerre et pendu en 1962 dans la prison de Ramla.

(17) La Loi Juive

(18) Préparation culinaire à base de pois chiches, de pâte de sésame et d’huile d’olive.

(19) Longtemps avant l’invasion des produits Américains, des petits kiosques répartis dans la ville offraient des boissons fraiches gazéifiées de différentes couleurs que l’on nommait sous le générique de « gazoz ».

(20) Rabbin, chef religieux, guide spirituel, ministre du culte d’une communauté juive

(21) Hazan, le Hazan est une figure du culte juif, il est originellement responsable de la bonne tenue des offices

(22) Shamash, gardien, concierge d’une synagogue.

(23) Sorte de veilleuse votives éclairées électriquement, chacune ayant été mise là en souvenir d’un proche chéri et décédé.

(24) Appellation Yiddishophone du quartier Saint-Paul également connu sous le nom de Marais.

(25) K.K.L Keren Kayemet LeIsrael, une association internationale qui exerce de nombreuses missions visant au développement continu de l’Etat d’Israël.

(26) Les ashkénazes sont les juifs originaires d’Europe de l’Est. Les sépharades sont les juifs originaires des régions méditerranéennes .

(27) La première et la dernière lettre de l’alphabet hébraïque

(28) La Kabbale est une tradition ésotérique du judaïsme, traditionnellement présentée comme la « Loi orale et secrète » donnée par YHWH à Moïse sur le mont Sinaï, en même temps que la « Loi écrite et publique ». Elle trouve sa source dans les courants mystiques du judaïsme synagogal antique

(29) Un membre de la communauté Loubavitch

(30) Quartier très orthodoxe à la périphérie de Tel-Aviv

(31) Les juifs pratiquants ne mentionnent jamais dieu ni oralement ni par écrit. On évoque plutôt « HaShem », le nom, ou également l’imprononçable YHWH

(32) Yiddish : quel malheur que le mien.

(33) Quartier du sud de Tel-Aviv

(34) J’y retournerai de fin 2004 a l’été 2007 pour y remplacer un chef d’Escale démis de ses fonctions pour falsifications de documents.


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