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DELIKATESSEN


Witaj mój drogi kuzynie... Jak się masz?

Kiedy przyjedziesz do nas do Paryża? (1)


Le père avait composé sur le vieux téléphone noir du couloir, le numéro de sa cousine Irena, qui s’était échappé du ghetto de Cracovie en 1943, et avait émigré en Palestine après un passage dans la résistance Polonaise. Irèna avait des yeux d’un bleu indéfinissable, à mi chemin entre le bleu d’un ciel d’été et celui de la mer des Caraïbes. (2)

A postériori, et peut-être même dès cette époque, je souçonne mon paternel d’avoir été secrètement amoureux de cette femme bien douce qui, épisodiquement, prétextait que l’Europe lui manquait, pour sauter dans un avion, avec son mari, que tout le monde appelait Benek, et venir pour quelques jours redécouvrir le vieux continent. Irena, comme mon père, avaient tous deux perdu une grande partie de leur famille dans la tempête qui avait, entre 1933 et 1945 détruit des millions de vies, en laissant derrière elle des coeurs brisés, des souvenirs douloureux, des rancoeurs qui ne s’effaceraient jamais.


De son côté, mon père avait quitté sa Pologne natale, et l’appartement du 28 de la rue Rekawka,(3) pour venir faire des études en France. Issu d’une famille juive observante, mais je pense sans excès, il avait débarqué à Lille pour y faire ses études d’ingénieur, puis avait rejoint l’Institut d’Electricité de Nancy, d’où il était sorti diplomé.Sa première grande découverte avait été l’Exposition Universelle de Paris. Il y avait certainement vu le pavillon Allemand construit par Albert Speer, avec sa colonne surmontée par un aigle. Il ne se serait jamais douté que cinq ans plus tard, parmi les victimes Polonaises de la politique du petit caporal Adolf Hitler,devenu „guide suprême du peuple Allemand”,figureraient, entre-autres ,son père Mozes, sa mère Feigel (4). Irka et Benek à Paris ?


Une occasion de faire la fête. La „chère cousine” allait venir....je ne me tenais plus.





Autant ma mère était parfois stricte, inflexible, revêche dans certains cas, autant, vivre avec Irka, cette „cousine” Irena, devait être un grand bonheur. J’enviais ses deux enfants, Amir et Dafna, des” cousins” dont j’avais fait la connaissance lors d’un premier voyage en Israël, un pays qui n’avait que douze ans d’âge, une terre dont parlait souvent mon père, avec une grande émotion dans la voix, alors que d’habitude, il pouvait disserter,impassiblement, sur de nombreux sujets obsessionnels dont l’Algérie Française,la TVA, l’Indochine, ou la musique classique. Oui, mon père, une sorte d’ours en hibernation permanente,avait des problèmes avec la gestion de ses émotions. Je ne l’ai compris que bien plus tard, une fois qu’il n’était plus là. Moi qui vivait dans une totale insouciance, je n’avais jamais tenté une ouverture,pour comprendre ce qui minait cet homme, foncièrement bon. Curieusement, alors que je ne savais presque rien de son histoire,j’avais pourtant compris que de lourds secrets devaient peser sur ses épaules.Je crois qu’il s’en voulait de n’avoir rien pu faire pour préserver la vie de ses parents , de sa soeur, de ceux de ses cousins et cousines qui n’avaient pas pu échapper aux raflles, aux recensements forcés, aux déportations, à la mort.


Il ne m’avait rien dit, il ne nous en parlait pas.


il portait son fardeau, courageusement. Parfois, mes parents parlaient de la guerre, nous racontaient les privations, l’arrivée des troupes Allemandes en France, en juin 1940, leur exode vers Bordeaux, les boulettes de papier pour alimenter le poële en hiver, la résistance, les faux papiers, la libération.


Nous étions fascinés et écoutions, maintenant un silence religieux. Pour moi,Israël n’était qu’un point sur la carte. Nous n’avions aucune notion de l’histoire de la famille, nous ne savions que eu de chose sur Ismaïlia, où était née ma mère, qui séparait le monde en deux catégories, les gens du „ Canal”, qui étaient forcément des gens biens, et...les autres. Les occasions de célébrations étaient rares, en dépit d’une enfance privilégiée, avec vacances d’hiver en Suisse et d’été dans le Trégor.


Quand Irena et Benek venaient en France, mon père profitait de ce moment de bonheur pour sourire. On avait soudainement l’impression que sa carapace avait fondu, qu’il s’était défait du poids qui, année après année, lui courbait le haut du dos. Irena était la seule personne qui le rattachait encore un peu à sa vie d’”avant”. Il fallait célébrer. A chaque passage d’Irena et Benjamin Johannes, il y avait le traditionnel diner chez Goldenberg, au 7 de la Rue des Rosiers, dans le quartier du Marais, que mon père appelait, d’une façon moqueuse et triste à la fois, le ghetto.


C’était l’occasion, pour moi, de me rapprocher d’Irka, de sentir son parfum, de la regarder sans qu’elle ne s’en doute. Allez, j’avoue, j’avais un petit faible pour elle, et être assis sur les sièges en moleskine de Jo Goldenberg, constituait pour moi un véritable double bonheur. J’avais l’impression, pour une fois, d’être au bon endroit, au bon moment.

Oui, je le dis aujourd’hui, à l’aube de mon dernier âge, j’aurais été prêt à toutes les bassesses, toutes les trahisons, tous les reniements, pour devenir un de ses enfants.


Je n’ai jamais compris pourquoi. (A)





Je me souviens encore de ma première visite chez Jo Goldenberg. Je portais encore des culottes courtes, c’était donc avant mes dix ans. Ma mère, élevée à la daube de boeuf, haricots verts, purée maison, taquinait souvent le père quand, d’aventure, il partait en fin de journée, le vendredi, pour aller chercher ce que ma mère appelait des „ petites saloperies”. Quelle aventure pour moi. J’avais mon père pour moi tout seul. Nous ne nous parlions pas. Je n’avais pas l’âge. Il fallait prendre le métro de la ligne 4, changer au Châtelet, prendre ensuite la ligne 1, et descendre à la station Saint -Paul. Une fois sorti du métro, on passait devant une boucherie chevaline, et on tournait ensuite rue Ferdinand Duval. Alors, je disparaissais dans un monde inconnu, mais avec lequel mon père semblait très familier. Il y avait d’abord ces curieux symboles, un peu partout, une sorte d’étoile a six branches, il y avait des affiches sur les murs décrépits des vieux immeubles, écrites dans une langue incompréhensibles pour moi, mais que mon père pouvait lire aisément . Il devait connaitre cette langue. On croisait des hommes en noir, en long manteaux, portant un curieux petit étui qui devait être en velours.Ces hommes ne portaient pas de cravates, pour fermer le col de leur chemise blanche. De chaque côté du crâne, de longues mèches de cheveux pendaient jusqu’à la base du cou. Mon père ne les regardait pas. Deux mondes se croisaient.Parfois, était-ce pour changer d’habitude, pour atteindre le restaurant „delikatessen” de Jo Goldenberg, nous passions par la rue des Ecouffes, juste devant l’oratoire Roger Fleischman. J’avais senti, un jour, que mon père avait failli y rentrer. Il avait eu le pas hésitant, m’avait tenu par la main pour traverser la rue. Nous nous étions approché du vieux bâtiment d’ou rentraient et sortaient des „ hommes en noir”. La même chose s’était produite, juste après des courses chez Jo, alors que nous retournions vers le métro St Paul en passant par la rue Pavée. Devant la synagogue construite par Hector Guimard, célèbre pour ses „ bouches de métro”, mon paternel s’était arrêté, et avait plongé dans ses pensées. Le temps s’était arrêté. J’avais attendu, sans rien dire, sans montrer d’impatience, rassuré par la main qui me tenait, avant de reprendre le trajet vers la maison.


Les petites saloperies ?


C’était toujours les mêmes. Je soupçonne que c’étaient celles que sa mère achetait dans un commerce de Podgorzje, dans son enfance à lui.


Il y avait le foie haché aux oignons, une salade d’oeufs, également avec des oignons, des oeuf de poisson, que Jo Goldenberg appelait Tarama(5),et des morceaux de harengs marinés, que mon père appelait Schmalls Herring,le hareng gras prisé par les Ashkénazes, et dont il était le seul à raffoler.(6).

Il y avait également, de façon systématique, une portion de Halva (7) et surtout une ou deux boites de pain Azyme „ Rosinski & Sbir”, qui avaient la forme d’un cube,ainsi qu’une large de part de gâteau au pavot . De temps en temps, un ou deux kilos de cornichons, aussi gros que des concombres, qui marinaient dans une saumur,venaient compléter ces emplettes du vendredi.


Au moment de régler la note, mon père sortait toujours de son portefeuille, un billet de banque qui terminait dans la fente, sur le couvercle d’une petite boite en métal, aux couleurs de l’état d’Israël (

Sans comprendre, sans savoir pourquoi, ni comment, visites après visites, ce curieux quartier, cet étrange épicerie , qui faisait aussi restaurant(9), m’étaient rentrés dans la peau, pour ne plus en sortir. Le „ ghetto” m’était un autre monde. Nous traversions une frontière invisible. A chaque visite au cours de mon enfance, j’avais l’impression de vivre un étrange changement d’âme. Je ressentais les effets d’une force qui n’avait pas de nom, et qui certainement était une pure invention de mon cerveau. J’étais aimanté, et le „Déli” de Jo Goldenberg était l’un des aimants qui m’attiraient. Les „hommes en noir” n’y mettaient pas les pieds. Ne venaient que des habitués avec qui Jo s’entretenait quelques instants, tout en supervisant le découpage du pastrami ou du pickelfleisch.(10) .Parfois, „Monsieur Jo” plongeait la main dans un baril de concombres „malossol”, en retirait un ou deux, qu’il offrait au client. Chez Goldenberg, régnaient des odeurs de Tchoulent(11) et d’épices,des effluves subtiles de sucre et de miel,chez Goldenberg on était soudainement loin de Paris, loin de tout, dans l’ univers sans frontières que symbolisait cet étrange hexagramme, que mon père appelait du curieux nom de Magen David (12).


En rentrant dans le „deli" de Jo, on entendait parler le Polonais, le Hongrois, le Russe, le Roumain. Mon père parlait aux clients,dans sa langue natale. Il devait les connaitre. Même origine ? Même ville de naissance, peut être ? Pendant quelques instants, on pouvait voir son visage s’éclairer. J’avais le sentiment qu’il partageait,avec moi, cette attraction pour ce petit royaumeoù nous retrouvions, à chaque visite, lui un peu de son enfance, moi un peu de mon imaginaire,et un mélange de sentiment fait de curiosité et de ressentis pour le moment inexplicables.

Rue des Ecouffes, des petites boutiques abritaient de vieux bijoutiers qui travaillaient l’argent.

„Tu sais, personne ne reprendra leur commerce, bientôt, ils ne seront plus là” avait dit mon père, un jour, en revenant de „chez Jo”, dans les années soixante-dix.


Alors, que je m’étonnai de cette remarque, imaginant des possibles reprises de la bijouterie Berkowitz, ou du Comptoir de l’argent Metzger, d’un ton docte, il m’avait expliqué : „parce qu’il n’y a plus que trois choses qui seront éternelles, les shmattè, die esn, et le cul.(14)


Tu sais, Goldenberg ne fermera jamais, tu pourras continuer à acheter du halva et du foie haché....”

Mais le „pletzl”(13) se mourrait doucement d’un maladie qui n’avait pas de nom, ou plutôt qui en avait plusieurs. L’âme du quartier avait foutu le camp.


Heureusement, j’avais déjà pris la précaution de me fabriquer des souvenirs !


MIRAMAS , Février 2025


(1) Bonjour chère cousine, comment vas-tu ? Quand viens-tu nous voir à Paris ?


(2) Le nom de jeune fille de la cousine Irena, que nous appelions affectueusement Irka, était justement Himmelblau, ce qui en Allemand veut dire « bleu ciel ».


(3) Le rue Rekawka de Cracovie est située dans le faubourg de Podgorzje. Ce quartier a été transformé en ghetto Juif entre Mars 1941 et Janvier 1945.


(4) Yiddish. Signification « petit oiseau » . A rapprocher du mot Allemand « vogel ».


(5) Le tarama trouve ses origines dans la cuisine grecque et turque. En Grèce, il est un composant traditionnel du mezze, une sélection de petits plats servis en apéritif ou en entrée. En Turquie, il est souvent servi avec du pain ou des légumes crus.


(6) Je suis devenu fan bien plus tard….


(7) Le halva est une composition pâtissière correspondant à diverses confiseries consommées au Proche et Moyen-Orient, dans la corne de l'Afrique, dans le sous-continent indien, ainsi qu'au Maghreb. Elle est le plus souvent fabriquée à base de sésame ou de semoule.


(8)Il s’agissait d’une « boite à Tzedakka » .La Tzedakah, un terme hébreu signifiant "justice" ou "justice sociale", désigne un aspect fondamental de la foi juive, impliquant la charité et les dons aux nécessiteux.


(9) Il y avait quelque chose de particulier chez Goldenberg, qui faisait de cet endroit un petit « univers » magique. Était-ce mon propre ressenti ? Le côté restaurant comportait une trentaine de place. Des juifs Sépharades et Ashkénazes venaient y manger. Des personnalités juives n’hésitaient pas à franchir sa porte. Ce n’était pas un restaurant de luxe, mais un endroit simple où il faisait tout simplement bon venir, pour glaner également les dernières rumeurs concernant le « pletzl » ( le surnom donné au quartier du Marais) . Jo Goldenberg était né en France de parents Turcs issus de la communauté Juive de Constantinople. Le restaurant Jo Goldenberg a déposé le bilan le 11 janvier 2006, suite à des problèmes d’hygiène et de dettes accumulées.


(10) Le pastrami est un mode de préparation de viande de bœuf, et, par métonymie, désigne souvent directement la viande ainsi préparée. Le Pickelfleisch est une poitrine de Bœuf saumurée et carminée au jus de betterave.


(11) Le tcholent (yiddish : טשאָלנט, tsholnt ou tshoolnt) est un plat typique de la cuisine juive ashkénaze, composé d'orge perlé, de pommes de terre, de viande (généralement du bœuf) et de haricots.


(12) L'étoile de David est appelée en hébreu מגן דוד : mauge David ou maghzens Dalida, en hébreu biblique Magne Didi, libérien [mɔˈɣen dɔˈvið], en yiddish Mogein Dovid [ˈmɔɡeɪn ˈdɔvid] ou Mogen Dovid, littéralement « bouclier de David », en latin scutum Davidis. Se rencontrent également les appellations de Sceau de Salomon (latin : sigillum Salomonis), double triangle, étoile de Salomon, double triangle de Salomon, étoile de Sion ou étoile à six branches.


(13) Le Pletzl, (פלעצל, « petite place » en yiddish, la « place Saint-Paul » ou « place des Juifs », par opposition à la grande place, celle des Vosges) est le quartier juif le plus célèbre de Paris, datant du XIII e siècle.


(14) Shmattè est un mot d'argot yiddish (qui se prononce [shmatta]) et qui désigne un vieux chiffon, un tissu de peu de l'ordre du rebut. Ce mot vient du polonais szmata qui signifie le tissu déchiré, la loque mais aussi quelqu'un qui a les pieds tordus, qui ne marche pas droit ou encore un homme faible. Die Esn du Yiddish « la bouffe »


(A) Mais le hasard, qui n’existe pas, et qui m’a envoyé en Israël passer quatre ans et demi, m’a fait habiter à Ramat Aviv pendant deux ans, à cinq-cent mètres de ma "cousine" Irena.

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