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DE POIVRE ET DE SEL



Comme un con, j’avais pensé qu’il y aurait un bilan… ! Que les expériences vécues iraient gentiment se mettre dans des cases, que je pourrais tirer de vrais enseignements de ma vie d’avant. J’avais même eu cette incroyable prétention de m’imaginer que je tendais vers la sagesse, et tout à coup, tout s’était cassé la gueule. Plus de certitudes, plus de piliers sur lesquels construire le reste de mon existence. Rien qu’à voir dans quel état se trouvait mon semblant d’atelier, je m’étais résolu à accepter que je fusse resté un être brouillon, bordélique, insouciant, incapable d’aligner vis et outil suivant un ordre donné au-delà des premiers jours de brillance, quand les vis en acier zingué accrochent la lumière, et qu’on a tout plein de projets qui tournent dans la tête.


J’étais réfractaire aux finitions, hermétique au rangement, demain était mon maître mot, sauf que demain se transformait en après-demain, qui se changeait lui-même en semaine prochaine. Le résultat se traduisant par un monceau de sciure de bois qui faisait des petits tourbillons au moindre souffle du vent d’ouest, un assemblage douteux de vis usagées récupérées ça et là au cas où , deux visseuses se gelant le mandrin dès le début du mois d’octobre, quand l’été indien avait cédé la place aux coulis froids qui traversaient l’auvent.


La Vendée avait semé des graines dans mon cœur, de toutes petites graines, si petites que je ne m’étais pas aperçu que poussait en moi un amour pour cette terre de tradition et d’histoires. Les graines s’étaient transformées en pousses minuscules, si microscopiques mêmes que je n’avais pas réalisé leur existence. En deux ans à peine, j’étais tombé amoureux des petits veaux des Gabardières, du coucher de soleil au-delà de la ville, de la ligne d’horizon qui cachait un océan invisible et pourtant pas très lointain, amoureux aussi de ces curieux souvenir d’une époque que je n’avais jamais vécu, et durant laquelle les hommes portaient culotte de soie et gilet de velours, et leurs épouses de luxueuses robes faisant honneur à leur rang. Comtes, comtesses, ducs, marquis, la région bruissait encore de noms ornés d’une particule, parfois à deux étages et les familles nobles donnaient parfois naissance à des lieux-dits chargés d’histoire. Si l’idée qu’il ait pu exister une quelconque monarchie ne me dérangeait pas, je n’avais pas oublié, par contre, l’école communale et les guerres de Vendée, alors que la république se voulait mère de tous les Français, Vendéens compris . Les « colonnes infernales » avaient laissé dans l’histoire une trace indélébile.


Ce qui me plaisait surtout c’était les champs, de vastes étendues qu’on aurait dit sans limites à cause de l’énormité des surfaces. J’avais aimé les vastes sillons de l’automne, les chaumes de la fin d’été, la vapeur légère qui s’élevait des champs alors que les nuits devenaient plus fraiches. Cette terre de traditions m’était devenue chère à l’âme, non pas à cause des fantômes ou des fantasmes historiques, mais tout simplement à cause de la quiétude qui entourait toute chose, et faisait du bien en apaisant les éventuels questionnement. J’avais trouvé la Vendée, je n’en bougerais plus…



A une lieue de la maison, une vaste étable abritait une palanquée de Charolaises qui vêlaient à tout va. Il n’était pas rare que dès son deuxième jour, un petit échappe à la surveillance de sa mère et parte se promener sur la route. Confronté à ce cas de figure à plusieurs occasions, je traversais toujours doucement le hameau des Gabardières. Si les hameaux voisins portaient bien la campagne sur eux, la ville, par contre, était grisâtre. Il n’y avait aucune vie citadine. Les commerces avaient rendu l’âme, victime des centres commerciaux, des vitrines borgnes ornaient la rue Nationale et, signe des temps, les boutiques de services informatiques fleurissaient tristement, remplaçant qui un boucher, qui un épicier. La maison de la presse n’était plus que l’ombre d’elle-même, conservant tout l’année des décorations d’un noël ancien, si ancien que personne ne savait à quelle année remontait l’accrochage de stupides guirlandes. Dans cette ville de Vendée profonde, sur une terre qui m’était devenue viatique, à force d’amour pour les tourterelles perchées sur leurs câbles téléphoniques, rien n’attirait l’œil et encore moins l’esprit. Le gris régnait en maître sur les maisons parfois âgées, et à part les rares couleurs des jardins , une sorte de tristesse et d’abandon flottait souvent dans l’air dès que le soleil se faisait parcimonieux, et que les nuages de l’automne grossissaient. Je m’étais habitué aux maïs, au blé, a la couleur des champs de lin en pleine floraison. J’avais été séduit, je pensais presque en Vendéen, économe de gestes, parfois radin en paroles. J’attendais de la sérénité, j’en avais trouvé dans le travail du bois. J’étais tombé amoureux de la nature généreuse qui entourait mon lieu-dit presque oublié du monde, sur la route entre Saint-Philbert et La Roche de Saint-Mars. Bien sûr, je m’étais interrogé sur mon devenir. J’avais fait la paix avec moi-même à l’exception de quelques mauvaisetés de la vie qui m’avaient un moment perturbé. J’avais compris que le peu de choses que j’avais accomplies n’étaient pas dues à des plans de carrière ou des décisions mûrement réfléchies, mais plutôt à des opportunités qui s’étaient manifestées. Pas de grande études, pas d’étincelles, pas de capitaine d’industrie ou d’avocat. J’avais finalement admis que je ne pouvais être que moi.


Les conneries de jeunesse, réalisées avec une certaine maestria et un panache évident me faisaient encore sourire alors que j’y repensais en fabriquant des nichoirs . Il y avait eu l’incroyable fausse bombe placée sous une voiture devant la maison de Lénine, dans le 14ème arrondissement de Paris. Mon frère et moi avions prévenu la police, puis nous étions assis sur un banc pour attendre confortablement l’arrivée du service du déminage. Il y avait eu également cette autre aventure, alors que nous avions dénoncé comme dangereux terroristes, nos parents qui roulaient sur l’autoroute A6 en direction du sud de la France. Arrêtés par la gendarmerie de campagne, leur trajet avait été fractionné à cause de cette dénonciation, et ils avaient du abandonner leur véhicule à Nice et revenir à Paris par avion. Dans la catégorie conneries, j’étais le champion, l’instigateur, l’amuseur public même. La bombe devant la maison de Lénine, c’était lors d’un printemps glorieux, les tilleuls ouvraient leurs fleurs, les policiers avaient bloqué le quartier et cherchaient à quatre pattes la fameuse bombe, très réaliste, caché sous une voiture devant l’immeuble qu’habitait Illitch Oulianov, dit Lénine, l’homme de la Léna, lors de son séjour à Paris au début du vingtième siècle. De temps à autre, je lâchais la bride à ma mémoire, laissant les souvenirs remonter à la surface. Un train de luxe roulant vers Juan-les-Pins, un Boeing 707 en route vers Le Caire, un autre train, de nuit, à destination de la Suisse, une traversée de la Méditerranée sur un ancien Liberty Ship reconverti paquebot Grec. Longtemps après, pendant plus de quinze ans, j’avais parcouru le monde dans une aventure permanente, une quête jamais terminée d’imprévu. Pékin, Abidjan, Varsovie, les llanos du Venezuela, les villes surpeuplées d’Afrique, Djibouti et la mer rouge, Londres , New-York, la Californie, les voyages, LE voyage qui m’avait fait passer par Keflavik, le temps de reprendre mon souffle, et de me mettre à aimer cette terre sauvage entre un hiver obscur et un été glorieux pendant lequel le soleil ne se couchait jamais. Il faudrait des milliers de lignes pour tout dire, il faudrait des éternités pour raconter l’irracontable, mais qui écouterait ??



Il y avait maintenant le silence de la campagne, interrompu par le coucou, le pic, quelques miaulements, les aboiements des chiens de chasse, le bruit des tracteurs les jours de labour ou de moissons. La terre de Vendée était devenue ma référence, mon repère, et je m’étais aperçu que je n’avais plus besoin de ces aventures lointaines, parce que la véritable aventure était dans mon quotidien en campagne, auprès des tourterelles, des pigeons des bois et des petits faucons, perchés sur des pieux de clôture, guettant le rongeur le long de la route vers Chantonnay. Dans un excès d’immaturité, je m’étais abandonné à l’idée que les choses ne changeraient jamais, me contentant du vert des prairies, du roux des arbres d’automne et du ciel étoilé les nuits d’été. Je m’étais même préoccupé de mon devenir après le cassage de pipe, en choisissant la version chaleur et lumière, et la dispersion de mes résidus chimiques au hasard d’un sillon de terre grasse du côté de La Boutetière. La lente thanatomorphose n’ayant pour moi aucune noblesse, l’incinération avait eu ma préférence. J’avais même poussé la curiosité jusqu’à faire faire un devis par un homme de l’art, vêtu d’un costume d’un gris triste, avec lequel j’avais évoqué, pour plaisanter, le peu de chômage dans les professions funéraires. Après ce curieux rendez-vous, j’avais enfilé les vêtements de jardin pour aller travailler le bois et construire un énième nichoir, histoire de m’aérer l’esprit. C’était certain, je mourrais en Vendée, voisin de Clémenceau, proche des petits veaux qui vivaient aux Gabardières, veillé certainement par les tourterelles, les pigeons ramiers et les faucons crécerelle qui regarderaient passer mon corps, en route pour le dernier sommeil. Je n’avais pas atteint le Nirvâna, à l’exception d’une curieuse nuit, mais mon corps était plus fort, et mon âme plus sereine d’avoir autour de moi les arbres, qu’ils fussent peupliers, chênes, noyers ou plus simplement le grand pin de Joseph, je voisin républicain qui vivait à quelques mètres seulement de deux Comtes, héritiers de famille terriennes d’il y avait longtemps, dont une pour laquelle il avait travaillé dès sa jeunesse, dans une grande ferme, morcelée depuis, et que nous habitions.


A chaque arrivée en voiture dans la ville, le même questionnement me prenait : pourquoi n’y avait il pas d’âme au milieu de cet amoncellement de petites maisons, de murs parfois gris ? Les poivrots ne manquaient pas au bar du « Vincennes », il y avait un ou deux restaurants, mais peu de monde pour les fréquenter, sauf peut-être un samedi par ci, par-là, pour se donner l’illusion d’un autre chose que cette ville morne.

Alors, quand la nouvelle était tombée, et que mes horizons avaient fui leur permanence, le choc avait été important. « Les choses arrivent comme elles doivent arriver » avait dit ma compagne de vie. « Nous avons une autre mission que celle qui nous a amenés en Vendée » .

Sacré surprise...

Moi, j'avais le coeur de poivre et de sel...

Elle, allait devenir grand-mère...

J’allais devenir grand-père....!



La Boutetière

9 Novembre 2023

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