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CHAMBRE 39



Chambre 39 . Ils sont trois, je suis tout seul. Je déballe sur le lit mes pauvres vêtements, la trousse de toilette, tout est inspecté. Que cherchent-t-ils ? La lame de rasoir ? Les comprimés de phénobarbital associés souvent aux suicides ? Je n’ai rien, pas même un couteau de poche, un canif. Inventaire écrit. Parce que je suis venu de mon propre gré, je peux garder mon téléphone. J’aurais droit aux nouvelles du monde, de leur monde, parce que les nouvelles de mon monde à moi, je préfèrerais ne pas les entendre. Il est presque dix-huit heures trente.


A L’hôpital, on mange tôt. Guidé par une aide-soignante, je rejoins la salle à manger de mon groupe, car nous sommes séparés en trois groupes d’une douzaine de patients chacun. Je croise de pauvres âmes qui errent le regard loin de tout, incapable de marcher normalement. Je les sens accablés de psychotropes. Personne ne parle hormis les soignants qui passent le long des tables et distribuent les médicament à chaque pensionnaire en prenant soin de s’assurer que les pilules et cachets sont effectivement ingérés et non pas dissimulés sous la langue ou le long d’un mâchoire. De braves femmes font office de cantinière. Je repars soixante ans en arrière, à l’école communale de la rue Prisse d’Avennes. La scène me rappelle les demi-pensionnaires de la classe de septième. Il y avait des odeurs d’épinards, ici et ce soir, les odeurs sont celles d’une volaille cuite à l’eau. Triste repas. Les couverts sont en métal, mais si tu manges dans ta chambre, les couverts sont en plastique. On se suicide moins facilement, ou alors il faut y mettre le temps.


Le repas est expédié en moins de trente minutes. Les patients desservent, font le tri des ustensiles, s’en retournent dans leur chambre sans rien dire . Leur chambre ? Une cellule plutôt avec pour décoration une simple pendule qui grignote les minutes . Les fenêtres sont occultées avec une sorte de film de plastic adhésif. Adieu mes arbres, adieu les tourterelles que j’entends pourtant si proche de moi. Un quartier de soleil se glisse entre deux branches et éclaire cette fin de journée. Les plages doivent être bondées, et moi je suis là, perdu entre quatre murs et une salle de bain énorme. De l’autre côté du couloir, une porte indique clairement l’usage qui est fait de la pièce qui porte un petit panneau indiquant « contention ».

Je sais a quoi cela sert. Mon fils Bruno en a fait la triste expérience en son temps.

J’ai attrapé sans discuter les médicaments qui m’ont été tendus. Je n’ai même pas posé de question.

La tête qui tourne . Dormir, vite dormir…


La porte de la chambre est munie d’une sorte de judas qui peut être manœuvré de l’extérieur. Durant la nuit, à intervalles réguliers, un soignant muni d’une lampe de poche envoie dans l’intérieur de la chambre un rayon lumineux inquisiteur pour vérifier que le client est toujours vivant sans doute. Je redoute l’intrusion, l’allumage intempestif de l’éclairage, mais non, il regarde, me fout la paix, le rayon lumineux disparait, en, route pour la chambre suivante.

Dimanche se passe. Quelques moutons d’âge canonique se sont regroupés devant la sanctification télévisuelle. Un dénommé Jean-Paul se croit obligé de serrer la main de toute personne rencontrée sur son chemin, une femme âgée, en pleurs, trottine en se tordant les mains et en répétant « il faut positiver ». Il y a aussi des incurables dont on sait qu’ils sont là par faute de place ailleurs, alors le personnel garde un œil vigilant. La nuit revient, les tourterelles ,libres, se font discrètes.


Lundi. J’ai droit à quinze minutes avec le médecin qui va devoir déterminer la nature du traitement que je devrai suivre. J’aurais bien discuté avec elle pendant quelques heures ou quelques jours, mais non, faut pas rêver, le pharmacien hospitalier participe à l’entretien, en dix minutes, le tour est joué. Et puis en plus, comment veux-tu mettre des mots sur les dernières soixante années . De quoi je lui aurais parlé à la toubib ? Ce sera donc pour une autre fois, dans un autre lieu.

La journée passe, les gens sont silencieux excepté pour les sanglots étouffés au détour d’un couloir.

Observer l’autre sans qu’il ne s’en doute . Supputer sur sa maladie mais bien sûr ne jamais demander « qu’est-ce qui vous arrive » Si l’on se hasardait à me poser cette question, que pourrais-je bien répondre ? Plus les heures passent, plus tu te fonds dans le machin. Les habitudes se prennent vite.

Au troisième jour, le monde extérieur m’a oublié comme je l’ai oublié. De temps en temps je vais faire quelques pas dans un petit jardin intérieur de quelques mètres carrés, dans lequel meurent à petit feux quelques roses plantées il y a bien longtemps. Cet extérieur n’est qu’une vaste fumisterie. J’en ai mal au cœur, où sont mes arbres, mes oiseaux, ou est donc ma Mumu ? Je me réfugie dans ma chambre, à l’abri des visions difficiles de cet extérieur que j’aperçois par la porte d’entrée dans le bâtiment, juste à côté du poste de soin. Un nouveau jour, un nouveau visage, celui d’un psychiatre au nom a consonnance Flamande. Il ne cherche même pas à savoir pourquoi je suis rentré…De mon côté, je lui baratine un désir fou de quitter l’établissement . Je ne lui dis pas que j’ai l’impression qu’on a volé mon âme, tant le concept est bizarre et je pense qu’ici plus encore qu’ailleurs, il faut faire attention aux mots si on veut avoir des chances de sortir rapidement.

Le toubib farfouille dans la paperasse que constitue mon dossier. Il me regarde dans les yeux

« c’est un épisode anxio-dépressif , personne ne sait comment cela se met en place mais il suffit d’un rien et d’un seul coup tout dégénère. Croyez-moi, cela peut aller très vite. »

Je me hâte de lui confirmer : « je n’ai rien vu venir ».


On va vous donner une molécule adaptée et on va vous garder jusqu’à lundi prochain, le temps de récupérer et vous pourrez sortir pour reprendre le cours de votre vie avec un traitement

Je ravale les scénarii imaginaires à base de poignet tranché, d’asphyxie, de pendaison, de comprimés de toutes sortes. Le type a dit le mot magique : sortir, alors plus rien d’autre ne compte que cette sortie.

La nuit du dimanche au lundi m’est presque douce. En dépit des somnifères dont on me gave depuis neuf jours, je me réveille plusieurs fois pour regarder les aiguilles de la pendule . 9 heures arrivent, dernier petit déjeuner, et puis d’un seul coup, une attaque de panique qui ne dit pas son nom mais m’entraine vers le fond. Des tombereaux de larmes remplacent la quiétude de la nuit. Un infirmier arrive, tente de remettre de l’ordre dans ma tête. Je me calme difficilement. « pas de blagues !!! » dit-il, « j’ai besoin de la chambre pour onze heures »

Je ressens l’extérieur comme une menace, je tremble comme un vieux, mon visage est trempé.


A dix heures quarante cinq un infirmier vient me chercher : « prenez vos affaires, vous partez »

Je le suis d’un pas mal assuré.


L’infirmier sort de sa poche la clé en acier, ouvre la porte me laisse sortir . Je monte dans l’ambulance. La tête me tourne. Le chauffeur démarre. Nous traversons l’énorme complexe Georges Mazurelle jusqu’à une sortie sur une route départementale.


En face du porche, sur un câble téléphonique tendu entre deux poteaux, une tourterelle regarde le monde.


La Rocher-sur-Yon le 21 aout 2023




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