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CHALEUR ET LUMIERE


« Et pour le cercueil, vous voulez un capiton ? »


Encore un truc qu’ils vont te vendre au prix de l’or, pensai-je.

Depuis déjà quelque temps, l’idée faisait son chemin quelque part dans mon cerveau, mais je l’avais remisée à l’endroit où on range tout ce dont on ne veut pas s’occuper. Et puis ce mercredi, va savoir pourquoi, c’est la voiture qui a décidé pour moi. Bon, c’est vrai, j’ai failli faire demi-tour, repasser devant la boulangerie du Palédou, qui sent la poudre d’amande et le pain chaud, et puis je me suis dit simplement : » Allez, on y va, ce sera fait ». En fait, je ne m’attendais à rien, ou plus tôt je m’attendais à la mine sombre d’un professionnel du funéraire, un mec qui t’organise des cérémonies de hautes volées en te dépouillant consciencieusement du capital obsèques puisque, comme un bon garçon que je suis, j’ai souscrit à une formule déchargeant la famille, de la douloureuse à régler, a un moment où, en théorie, les histoires d’argent ne seraient pas une priorité.

« L’avantage, dans votre métier, c’est qu’il n’y a jamais de chômage ou de périodes d’incertitudes, vous aurez toujours des clients » …La remarque l’a fait sourire. Il m’a demandé des détails sur ce que je souhaitais, et a fait un peu la tronche quand je lui ai répondu : « le minimum, ni fleur, ni couronne, ni curé, ni immam, ni rabbin, ni même un prêtre shintoïste » …


Il est vrai que dans ce coin de pays, cette Vendée merveilleuse qui m’a accueilli, moi un réprouvé , déporté du sud pour cause d’accident de vie, les seules options restent la laïcité pur jus ou le crucifix sur le cercueil, avec glas qui sonne pour t’expédier, les pieds devant, vers ton dernier domicile connu, là où personne n’ira jamais te voir, car, en fait, si effectivement tu avais quelque importance encore vivant, tu deviendrais un souvenir une fois rendu ton dernier soupir, une fois fermées pour de bon tes paupières, laissant derrière toi une vie d’expérience, qui aurait pu se prolonger mais était-ce vraiment la peine ?

Cercueil Parisien simple en peuplier, 18 mm d’épaisseur, ils appellent ça.

Moi qui ai fui cette capitale que j’aime pourtant, qui m’a vue grandir, aimer la vie, brûler la chandelle par les deux bouts, me voici finalement rattrapé pour toujours…

Du coin de l’œil, en attendant d’être reçu par l’homme de l’art, j’ai aperçu le modèle d’exposition. Du peuplier clair, un arbre que me fait de l’œil, souvent, quand je vais promener Sacha en passant par les Gabardières, là ou effectivement, à quelques centaines de mètres, de superbes « populus alba » se balancent doucement au gré de leurs pensées et des sautes du vent d’ouest. Alors le croque-mort m’a expliqué : « vous comprenez, le cercueil en lui-même ne coûte que 471,90 euros, mais il faut ajouter le prix des poignées, et celui d’un bac étanche biodégradable ».

Ah, sympathique, l’image. Je vais me biodégrader avec le bac étanche ?

Me voilà bien. Le bac étanche, est-ce vraiment utile ? le peuplier, par contre cela me plait bien, on va garder car c’est du simple, de l’authentique, un truc qui me fera penser au bruit du vent dans les branches un jour de printemps, une après-midi d’automne. « Il y a les normes, vous comprenez, on ne peut pas faire n’importe quoi » a ajouté le propriétaire de ce commerce particulier.


Démarches administratives et formalités, 173,00 euros. Je me demande pourquoi les 3 euros, pourquoi pas une somme ronde, quel est cette administration qui demande autant d’argent pour signifier simplement qu’un habitant de la planète n’aura pas l’occasion de partager une prochaine épidémie, une énième guerre, une épouvantable famine, ou bien les accès de méchanceté des humains, avec leurs semblables. 173,00 euros pour dire à tout le monde que, ça y est, je suis parti, sans espoir de retour, 173,00 euros pour rayer d’un léger trait de plume, mon nom, dans un registre. Un peu d’encre pour résumer une existence qui n’est plus…décédé le XX/XX/XXXX….ça fait quand même cher le coup de crayon, non ?

Tu remarques comme je me garde bien de mettre une date, même fantaisiste, même inspirée par un étrange ou possible rêve prémonitoire…la date est déjà déterminée, je le sais, mais heureusement je l’ignore et que c’est bien comme cela, je ne suis pas masochiste. Connaitre la date de sa mort ? Je te dis pas l’angoisse, tu compte les jours, tu te lamentes sur les heures qui passent en craignant celles qui te restent à vivre. Très peu pour moi. La surprise, que de la surprise…


« On va partir dans la situation du pire » m’a précisé le conseiller funéraire. « Admettons que vous décédiez un jour férié, ou bien un dimanche, quitte à revoir le devis à la baisse si vous mourrez un jour de semaine ».

J’ai failli partir d’un grand éclat de rire. Même dans la mort, il y a des différences de tarification pour la prise en charge, suivant que tu casses ta pipe pendant que les autres se reposent, fêtent le 1er mai, Pâques ou la Trinité, ou bien pendant que le « Vulgum Pecus » se goinfre de saumon fumé, ou de dinde aux hormones, faute d’être fermière ? Et bing, 429,00 euros. J’ai alors déjà, pris ma décision ; je ferai tout mon possible pour mourir à Chantonnay et économiser 119,00 euros, le coût d’un transport entre la maison funéraire et l’hôpital de La Roche-sur-Yon. « C’est le scénario du pire » avait reprécisé le conseiller, un doigt pianotant sur sa calculette.

Une housse biodégradable avec bracelet d’identification ? Allez, hop, 65 euros. L’identification ? « Oui, c’est pour éviter que l’on se trompe de corps… »

Ah, oui, je vois déjà le tableau, me retrouver six pieds sous terre dans un vague cimetière Vendéen, avec pour voisin Clémenceau ou Charrette de la Contrie (1), au lieu d’avoir été dispersé dans un vert pâturage, à l’ombre d’un chêne gaillard et centenaire avec qui je pourrais parler pour l’éternité qui ne commence ni ne finit, et ma foi, que cela est difficile à comprendre. Se tromper de corps, voler à l’autre le chagrin de ses proches, trahir le souvenir des miens, sur une simple erreur d’aiguillage dont je ne serais pas responsable, alors oui, je vais garder au moins le bracelet d’identification.

Le croque-mort m’a prévenu. Si pour une quelconque raison de surcroit de décès, je ne pouvais pas être rapidement transformé en chaleur et lumière, il faudrait louer une chambre froide. Merde, moi qui tremble comme une feuille dès que le mercure approche les 6 degrés, « ils » voudraient me stocker comme un bac d’endives ou un cageot de laitues, dans un frigo en location, sur la base de presque une semaine, le temps que les morts surnuméraires reprennent un peu de bon sens. « Après, c’est la préfecture qui décide, on ne peut pas garder un corps plus de temps… » mais cette perspective d’un séjour « refroidi » m’a quelque peu désarçonné, surtout en sachant que le coût de ce voyage au pays du froid se monte à 510,00 euros. On a plutôt intérêt effectivement à ne pas mourir en période « d’affluence » si l’on veut éviter d’engraisser les pompeux funéraires. 510,00 euros ? l’équivalent d’un voyage pour aller se faire voir chez les Grecs, disparaitre de Vendée le temps d’un week-end en Italie ou d’une simple journée à Monte-Carlo…

Fermer le cercueil se paie 60 euros. Je vais payer. Je me vois mal voyager la fenêtre ouverte, en route vers mon dernier domicile connu, avant dispersion au gré du vent. Pour le convoi funéraire, pas de pleureuses ni de pleureurs, ni fleurs ni couronnes, ni femmes ni enfants. Tu penses, pas d’héritage, pas d’héritiers supputant la fortune à venir. Tout, « ils » nous ont tout pris. Je m’en souviens. Mais en dépit de cela, nous avons continué à vivre, simplement parce que nous aimions la vie plus que les lamentations stériles. Nous sommes devenus des oiseaux sur la branche. Je comprends mieux pourquoi il me faut de l’air, et pourquoi tout ce qui porte une paire d’ailes me parle et me touche profondément. Des oiseaux sur la branche, qui vont bien finir par s’envoler à un moment ou à un autre.

« Le convoi Hommage devrait vous convenir ».

Le croque-mort a la délicatesse de ne pas employer l’expression « bas de gamme », mais, c’est certain, il aurait espéré vendre une peu plus d’accessoires, une cérémonie avec porteurs en habit, peut-être également un ou deux trucs en marbre et laiton, qu’on ne nettoierait, jamais, et qui s’assombrirait et s’oxyderait au fur et à mesure des semaines, des mois, des années. Pas un centime de plus que ce qui est nécessaire. Un radin ? Moi ? Jamais… Mais de quoi aurai-je besoin pour ce grand départ, pour ce changement d’état ?

De la sobriété, de l’humilité. Ceux qui me connaissent me connaitront, même en mon absence, comme ceux que j’aime continueront à être aimés de moi. Ce sera différent, c’est tout.

3559,50 euros, deuxième page du devis. Ah, oui ! quand même…

Heureusement que je n’ai pas eu envie de mourir plus haut que mon cul… Si j’avais demandé des poignées en cuivre, j’aurais pété le plafond. « Si vous décédez en semaine au lieu d’un jour férié, et si au lieu de mourir à l’hôpital de La Roche sur Yon, vous décédez chez vous, l’assurance « obsèques » remboursera le trop-perçu à votre ayant droit » me rassura mon interlocuteur. Pauvre ayant droit qui, au jours dit, pensera certainement à autre chose qu’à l’argent. Et si je m’éteins à mi-chemin dans ma voiture, un jour de courses hebdomadaires ? C’est plus cher ou moins cher ?

A bas les accessoires ! Pas de musique, même pas une suite pour Violoncelle de Bach ou un nocturne de Chopin. Pas de mosquée, d’église, de temple protestant, de synagogue, pas de terre consacrée. Pas de fleurs déracinées qui mourraient en quelques heures. Les fleurs ne devraient pas être mises dans des pots, pas plus que les oiseaux ne devraient être mis dans des cages. Laissez donc à mon âme la possibilité de traverser les galaxies, laissez-moi le bonheur de ressentir pour l’éternité cet incroyable amour qui m’a envahi, une sombre nuit d’automne, alors que je n’aurais jamais cru qu’un tel bonheur puisse exister dans le monde des humains, mais étais-je chez les humains quand cela est arrivé ? Je ne t’ai pas raconté ? Tu ne comprendrais pas, probablement, tu n’arriverais pas à ressentir, comme moi, cet immense amour qui sort de chaque pore de ta peau, qui te rend accro immédiatement, à tel point que tu ne penses qu’à revivre cette étrange expérience. C’était en Octobre ? En Novembre ? C’était un autre monde. C’était l’univers qui m’aimait, et je n’avais même pas bu….

Chaleur et lumière ? 739,92 euros …On voit que le prix du gaz a drôlement augmenté ! L’état, toujours lui, se sucre au passage, de 19,58 euros, de quoi s’acheter deux paquets de clope, ou se payer deux burgers au Mac Do en face de l’Hyper « U ». Le prix de l’urne ne me chatouille pas trop les origines : 35 euros, ce n’est pas la mort, pour récupérer un bonhomme complet, recyclé, avec ses souvenirs, ses amours, ses joies, ses peines, ses espoirs et ses déceptions. Pour la vacation de police municipale à Chantonnay, il faudrait compte 25,00 euros, de quoi aller au « Vincennes » se payer un apéro à la santé du mort et se dire que finalement c’est bon d’être vivant et accoudé à un comptoir.

Un « chauffeur assistant pour crémation », et hop, vite, encore 155 euros, plus cher qu’une péripatéticienne qui te faisait-ça dans un petit hôtel du côté de la rue Bréa, dans ce Paris que j’aime…

Des anges en marbre blanc, l’air éploré ? Une imbécile plaque « à mon cher mari » ou bien « à notre père bien aimé » Que nenni, rien, ouallou, nada, niente, gar nichts ,nothing ! Oublie ce qui se touche. Je n’aurai servi à rien si tu as besoin d’un objet pour te souvenir de moi.



Verrai-je le fameux tunnel dont tant ont parlé après avoir fait une E.M.I (2), pourrai-je faire sentir ma présence à mes proches, et les odeurs de foin coupé, de feu de bois, de chèvrefeuille, sont-elles les mêmes dans cet autre part ? On revient d’une autre façon, jusqu’à avoir compris ce que l’on doit comprendre pour finalement grandir et s’en aller dans un autre part qui ne ressemble à rien de connu.

Revenir ? Sous la forme d’un autre humain, ou bien celle d’un gentil chien aimé par ses humains ?

Tu vois, je crois que finalement, si l’on me propose un choix, quand je ne serai plus visible pour toi, j’aimerais bien réapparaître en tant que pigeon ou bien tourterelle des bois, en Vendée, pour marcher sur une pelouse du côté de La Boutetière.

Finalement, moi, le grossier personnage, l’irraisonnable anarchiste, l’indéfectible amoureux des mésanges, pics-verts, moineaux ou bergeronnettes, moi que les blagues salaces et les contrepèteries font sourire, moi le voyou pas encore tout à fait rangé des voitures, l’indiscipliné chronique, le bordélique inguérissable, j’ai relu le devis du début jusqu’à la fin, en m’attachant à chaque mot, chaque virgule, chaque point, chaque tournure de phrase.

Je me suis aperçu que finalement, mon devenir en fin de course avait été saucissonné en plusieurs étapes, toutes passages obligés. Gestes tarifés, langage bien propre, linceul, ouate, et oreiller gonflable à 19,10 euros, tout ce tremblement pour finalement comprendre que ce qui est important se trouve bien au-delà des mots sur les feuilles en papier d’une estimation de funérailles.

L’important, l’authentique, le lumineux, c’est l’après ; la mort, elle, n’est qu’un simple manque de savoir vivre



(1) Général royaliste de la guerre de Vendée

(2) Expérience de Mort Imminente

(3) Hameau de Vendée sur lequel se situe le domaine du Reynold Prévôt de La Boutetière, comte de son état, et propriétaire d’un grand parc ou aiment à se réfugier des dizaines de pigeons et tourterelles qui marchent sur les pelouses dans la plus grande sérénité, protégés des nuisances par les murs du château.

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