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ARMENIAN CONNECTION (PREMIERE PARTIE)

Le Caire.

Jeudi 15 mai 1913


Dans le milieu des petits voyous du Caire, sous occupation Britannique depuis 1882, à la suite de la guerre Anglo-Egyptienne, on parlait Français, Italien et bien sur l’Arabe.

Le Français, L’Arménien l’avait appris, depuis tout enfant, à Erevan, et l’avait perfectionné. Parler le Français en Arménie était un signe de statut social. Il est vrai que son père possédait sept magasins d’alimentation, que le commerce marchait bien, et que le futur du petit Hagop était assuré.


Assuré ?


Hagop HAGOPIAN, trente-trois ans, l’âge du Christ, disait-il en se moquant,  était connu à « La ROSE NOIRE », un bar de nuit du quartier de Zamalek, qui se voulait établissement de haut de gamme, et où se retrouvaient parfois des officiers Britanniques en quête d’une aventure tarifée d’une nuit. Deux barmen en veste blanche et fez rouge officiaient derrière un bar en bois précieux. Un phonographe RCA , des musiques de Victor Sylvester, une douzaine de tables, le double de sièges dont la moitié étaient occupés par des tapins venus d’Europe, un décor plutôt « Mille et une Nuits ».  L’endroit était également un lieu de travail pour Paul CARBONE, un maquereau aux dents longues, qui n’hésitait pas à marcher sur les plates-bandes d’Hagop. A dix-neuf ans, Paul CARBONE, un Corse descendant de la nourrice de Napoléon, était le plus jeune proxénète du Caire. Il avait cinq filles qui bossaient pour lui, des gagneuses aux talents divers qui  faisaient preuve d’initiative et d’innovation, et surtout de courage et d’abnégation.

Depuis un moment déjà, il y avait de l’eau dans le gaz entre CARBONE et HAGOPIAN. L’Arménien avait appris que le Corse avait  démarché ses filles, trois Allemandes, deux Hollandaises, et trois Françaises, et cela n’avait pas du tout plus à Hagop. Il y avait eu déjà trois tentatives. Le Corse avait offert aux filles d’Hagop, de meilleurs revenus pour les passes, des jours de congés, un  logement plus confortable  dans le quartier de Kasr-el-Nil.

-«  saloperie de Corse, qui se croit tout permis…. ! » avait dit Hagop devant son « second », Omar Al Nour, qu’on surnommait «  le bigleux », à cause d’une coquetterie dans l’œil. –« Il va voir ce que c’est qu’un Arménien »

La décision avait été prise . Hagop et son état-major de malfrats avait opté pour une solution radicale : l’élimination.

-« On a tout prévu » confirma Sevan BASMADJIAN

-« On l’enlève, et on le fout dans un trou, dans le désert. Il crèvera de soif, je lui donne pas une semaine » lança Aris TERZAN.

Ne restait plus qu’à mettre le plan à exécution.

Un soir, au moment  des comptes, TERZAN avait lancé :

-« C’est ce soir….ou jamais… on l’attrape quand il sort, j’ai le camion, on l’emmène après Gizeh, on creuse, fini le Corse, il ne nous emmerdera plus, et en plus on récupèrera ses filles… »

A la table d’à côté, un ami de Paul CARBONE, lui aussi connu, défavorablement, de la police Britannique  faisait semblant de ne pas écouter…

Vers 1H50, Le Corse paya son addition, se dirigea vers la sortie de La ROSE NOIRE.

A peine avait-il rejoint El Maraghi Street que cinq personnes lui tombèrent dessus. En moins d’une minute, Paul CARBONE, le proxénète de dix-neuf ans était ligoté, cagoulé, et chargé dans un camion Crossley qui démarra immédiatement.

Pour l’avoir entendu à plusieurs reprises à la ROSE NOIRE, il réalisa que ses agresseurs parlaient l’Arménien….

-« Merde, je suis foutu » eut-il le temps de penser avant que  Levon ADAMIAN, un géant d’homme, tout dévoué à son patron, ne l’assomme avec la crosse d’un revolver Wembley et Scott, calibre .455, acheté, comme le camion, au surplus militaire des Britanniques.

-« Tiens le mac, mange…. ! » Le camion et les hommes prirent la route de Gizeh….Sur le plateau du véhicule, il y avait trois pelles, deux torches électriques militaires.

 




Quartier du Panier, Marseille

Lundi 5 avril, 1937

22H37

Le corps gisait le long du caniveau, a moitié recouvert par le contenu d’une poubelle en fer blanc qui avait roulé un peu plus bas, avant de se retrouver coincé  sous le pare-chocs avant d’une Citroën « Rosalie ». C’était Zéli DALMASSO, une ancienne tapineuse du « 69 », une boîte gérée par des Corses mal dégrossis, qui avait donné l’alerte. Elle n’aimait pas les flics, mais vu ce que le client avait dû endurer, son sang n’avait fait qu’un tour et elle avait fait téléphoner à l’Evêché pour alerter la poulaille qui avait rappliqué une trentaine de minutes plus tard, trois civils, un panier à salade avec son contenu de flics en képi et uniforme de drap sombre. Les poulagas s’étaient déployés de façon à entourer le cadavre qui n’avait pas de veste et encore moins de pantalon. Le commissaire Ange ORSINI et son adjoint  Gaspard RUSSO n’avait encore jamais vu ça. Pourtant ils bouffaient du macchabée depuis une quinzaine d’années, et connaissaient la réputation des différents clans qui se tiraient la bourre pour le contrôle des activités illicites de ce quartier pourri qu’était le Panier.

Pour de la viande froide, c’était de la viande froide. Zéli, qui venait, le 1er janvier de cette année,  de quitter le métier après 13 ans de bons et loyaux services, incluant des passes gratuites à des marins de passage sans le sou, s’était approché d’ORSINI :

« J’ai une conscience, même si je ne suis qu’un tapin….Je l’ai vu au moins deux fois ce type. Il était venu flamber au « 69 » peut-être il y a six mois. Il est même monté avec moi….Un type avec un accent…,un brave gars, pas très bavard, mais très généreux, il s’appelle Gérard, qu’il m’a dit… mais il ne m’a rien dit d’autre. Il ne restait jamais très longtemps… »

ORSINI s’était mis à genoux à côté du corps et avait eu soudainement envie de vomir. Les deux mains du cadavre avaient été comme arrachées, il ne restait que des lambeaux de chair là ou autrefois se trouvaient les poignets. Question visage, le nez avait été cassé, quant au  cuir chevelu, il avait été rasé jusqu’au sang.

Sur le haut du bras droit, il y avait un tatouage que ni ORSINI, ni RUSSO n’avait vu avant, une sorte de croix tarabiscotée.. La cuisse gauche du macchabée avait été sévèrement entaillée, peut être avec un surin, mais vu le trou, cela aurait pu être un tesson de bouteille puisque c’était la mode en cette année 1937, quand des voyous affrontaient d’autres voyous . L’homme portait un de ces caleçons a trois boutons, comme il en fleurissait dans les magasins chics pour armateurs ou bourgeois Marseillais . Pieds nus dans les chaussures qu’on lui avait laissées, une paire de haut de gamme, le malheureux dessoudé faisait peine à voir.  RUSSO demanda : « on enlève les godasses ? » ORSINI se gratta le haut du crâne : « on pourrait, mais si le légiste l’apprend, on se faire souffler dans les bronches ».

Le commissaire prit le risque. Il délaça la chaussure droite, la retira avec délicatesse, comme si le pied de la victime allait se briser, et eut un nouveau haut-le-cœur : les cinq orteils du pied droit avaient été proprement sectionnés à la  hauteur de la première phalange. Le sang avait coagulé, formant une sorte de magma sombre. Un pandore se hasarda : « Bonne mère, j’espère qu’il était mort avant qu’on le torture »

« Je l’espère de tout cœur » répondit ORSINI.

Le commissaire retira de sa poche de chemise un paquet de «Naja », en tira une clope dont il tassa le tabac sur le bout de son ongle, la colla à la commissure des lèvres, et l’alluma.

« On dirait que c’est toujours la guerre » lança RUSSO, alors que le fourgon mortuaire et les employés des pompes funèbres municipales de Marseille, arrivés entre temps,  débarquaient leur matériel d’un fourgon Citroën 23 « Currus » carrossé en corbillard . Les journaleux avaient été tenus à l’écart, les tapins étaient encore au charbon, la rue était calme. Des morts ? Il y en avait tous les jours, alors un de plus un de moins, qu’est ce que cela pouvait foutre.

Le commissaire ORSINI, visiblement secoué par la découverte du corps mutilé, donna brièvement ses instructions aux croque-morts ; «  Vous amènerez le client à l’Hôtel Dieu », «  toi, RUSSO, tu trouves le légiste de permanence.

« Mes poulets » lança-t-il  à l’attention des flics en uniforme «  vous remballez, mes petits, retournez à vos tarots et vos pastagas. Bien sûr, vous n’avez rien vu…… ! Le premier qui jacte, je l’envoie à la circulation sur le cours Belzunce jusqu’à sa retraite…. »

Le corps avait été enveloppé dans une de ces couvertures estampillées au monogramme des services funéraires. Au moment où le macchabée quittait le sol, une coulée de sang sombre tâcha de nouveau le trottoir.

Il devait y avoir sept cent mètres entre l’endroit ou le type avait été découvert, et l’Hôtel-Dieu où,  Ange Orsini savait que le service de médecine légale se situait au sous-sol. Il connaissait l’équipe dirigée par un Arménien, le Docteur Ashot GARABEDIAN, un réfugié arrivé avec ses parents en 1904, bien inspirés de fuir avant même que ne se déchaînent les assassins de 1915.

 GARABEDIAN était un homme bon, qui se confrontait quotidiennement au mal, et essayait de séparer sa vie privée de son travail. Il avait été, un temps, professeur de médecine légale à l’Université de Montpellier, une façon sans doute de remercier ceux qui lui avaient enseigné, plusieurs années auparavant, tout ce qu’il savait aujourd’hui. Il partageait ses gardes avec deux autres toubibs, également versés dans la décapitation, l’énucléation post ou ante-mortem, l’éviscération, la lacération, la noyade, l’empoisonnement, la simple balle dans la tête qui faisait éclater la boite crânienne et interrompait la vie du voyou, de l’innocent, du mari, de la maîtresse, en une fraction de seconde, en projetant, sur l’environnement proche, du cerveau en bouillie.

Ange ORSINI était un oiseau de nuit. Trois mariages n’avaient pas résisté. Comme beaucoup de flic, il avait attrapé le virus, le même que son père, et que son grand-père, mais pour des raisons différentes. Ange aimait sa ville, comme on aime une femme, et n’avait jamais accepté que quiconque pu un jour vouloir passer avant elle, que cette intention vienne d’une épouse, d’une maîtresse, d’une rencontre occasionnelle, d’un tapin qui aurait soudainement craqué pour le bel Ange ORSINI et ses yeux verts, célèbres dans tout le quartier du Panier. Ange le disait lui-même, son choix avait été limité, en dépit de sa passion pour la flicaille ; rester en Corse ? Les options étaient peu nombreuses. Gabelou ? Bandit ?

Quant à RUSSO, c’était un bon flic, mais depuis peu, une enquête administrative qui n’aboutissait toujours pas, faisait planer une ombre sur la pureté policière de son profil. Bien noté toutefois par sa hiérarchie, on lui foutait la paix. Les fâcheux disaient qu’il avait fait travaillé un tapin entre 1932 et 1934, lui disait qu’il avait simplement hébergé une de ses cousines qui arrivait le Bastia. Le front populaire était arrivé là-dessus, et l’enquête s’était arrêtée là….du moins semblait-il.

Un mois auparavant,  le légiste avait restructuré son service. Avant, au vu des règlements de comptes nocturnes,  du raisiné qui coulait dans le Panier et quelques autres endroits de réputation sulfureuse, il y avait en permanence un légiste à l’Hôtel-Dieu. GARABEDIAN avait décidé, à juste titre, que si les clients avaient passé l’arme à gauche, il suffisait de les mettre au frigo pour quelques heures, et d’attendre le lendemain matin, à neuf heures, pour commencer à disséquer, peser, étudier, émettre des hypothèses……mais là, c’était une autre affaire, vu la tête du type récupéré amputé et saigné comme un porc….alors effectivement, César RUSSO, l’adjoint d’ORSINI, était allé sonner chez GARABEDIAN, lui décrivant l’état du corps, en insistant sur les détails glauques, pour étayer l’urgence qu’il y avait à venir au plus tôt à l’Hôtel-Dieu sans attendre l’ouverture normale du service.  GARABEDIAN avait tout d’abord protesté, mais quand RUSSO avait mentionné une « croix tarabiscotée », le légiste avait semblé réfléchir. Mettant de côté sa fatigue, rassurant sa femme Armig, il avait attrapé sa serviette en cuir, son chapeau, son pardessus, avait sauté dans sa Peugeot 301, et s’était mis en route pour l’Hôtel-Dieu, sachant très bien que sa nuit était foutue, comme celle d’hier, et celle d’avant-hier..

« Putain de voyous » pensa-t-il dans sa tête….

 

Marseille, Quartier du Panier

Mardi 6 avril 1937

00H50

L’Hôtel-Dieu ronronnait dans l’immobilité de la nuit.

Pour une fois, le silence avait remplacé les râlements, les toux, les plaintes, les ordres du personnel médical. GARABEDIAN connaissait le chemin . Il aurait pu le faire les yeux fermés. Quand les odeurs de formol se firent plus fortes, il se souvint de sa première nuit, quand les pompiers lui avaient apporté deux moitiés d’un docker, proprement sectionné par le câble en acier d’une grue, qui avait cédé, probablement sous le poids d’une charge excessive. Ce docker coupé en deux avait été son premier vrai contact avec le métier.

« Ils sont cons, on voit bien que le type a été coupé en deux, pas besoin d’un légiste pour s’en apercevoir »

Et pourtant, il lui avait fallu remplir un « permis d’inhumer » indiquant les causes de la mort, avant de rendre les deux moitiés de bonhomme au croque-morts qui tapaient le carton dans une petite salle attenante à la pièce carrelée ou se trouvaient les restes du malheureux docker.

ORSINI, le Corse et GARABEDIAN l’Arménien se connaissaient depuis longtemps, tellement longtemps qu’ils ne se souvenaient plus   de leur première rencontre.  Pastis, carton dans un petit troquet du côté du Cours Belsunce, pas très loin de la rue d’Aubagne, déjeuner sur l’herbe avec les épouses dans la colline près du village de la Treille, là où avait joué Marcel Pagnol enfant, les deux hommes étaient des amis de circonstances, mais avaient l’un pour l’autre une estime qui ne s’était jamais démentie. Le tutoiement était vite arrivé, tant pour eux que pour leurs épouses Armig et Chjara.

ORSINI était repassé à l’Evêché avant de rejoindre, à pied, l’antre de GARABEDIAN, ou reposait l’homme à la croix.

Habitué des lieux, le commissaire de police avait tartiné le dessous de son nez d’une pâte de camphre qui dégageait suffisamment d’effluves pour masquer, si c’était le cas, les odeurs suspectes tapies dans les recoins du service de  pathologie médico-légale.

Alors qu’il rentrait dans la vaste salle où l’une des trois tables d’autopsie était occupée par l’inconnu du Panier, le Docteur GARABEDIAN était en train de dicter à un assistant, les conclusions préliminaires de l’autopsie. Il restait encore les analyses qui devraient être faites et demanderaient un peu de temps, mais il avait déjà, apparemment, sa petite idée.

« Bien le bonjour, Ashot ! Je vois que tu as déjà pas mal avancé sur notre client. Je n’ai jamais vu ça…une boucherie…..On ne sait pas qui c’est . J’espère seulement qu’il était déjà parti avant qu’on le découpe…mais c’est toi qui vas nous l’apprendre, non ? »

Le légiste déposa sur une table annexe la housse d’inhumation qu’il était en train de déployer pour y faire reposer le corps mutilé. La lumière de la lampe scialytique faisait baigner la salle d’autopsie dans une lumière presque irréelle.

Ashot, qui s’était fait au parler Marseillais, pour s’intégrer encore mieux, posa la boite d’autopsie qu’il venait de refermer après y avoir soigneusement désinfecté, puis rangé, les outils de son art.

-« Oh, adieu Ange…Je savais que je n’allais pas tarder à te voir débarquer. Toujours dans les coups foireux, non ? Je pensais pouvoir passer une soirée et une nuit tranquille…mais enfin, bon, c’est l’métier…Comment va  Chjara ? »

-« Elle part en Corse demain, pour se refaire un bain de famille et d’air pur. Ici, ça commence à puer avec cette guerre entre voyous, les morts par dizaines, la ville qui se délite, le trafic de blanche, c’est elle qui a demandé à passer un peu de temps à Lumio. Je ne suis plus très souvent à la maison, tu vois…. »

-« on est deux a pas souvent être à la maison, je crois » répondit Ange.

GARABEDIAN retira sa blouse blanche , la plia consciencieusement.

-« Bon, Ange, écoute, vous ne savez pas qui est votre client, je crois….et vous n’êtes pas près de le savoir, vu qu’on lui a coupé les mains, et que les empreintes de pieds ne font pas encore partie de la médecine légale. Mais je peux te dire un truc sans trop m’avancer, le tatouage qu’il a sur le haut du bras droit, celui qui vous a interpellé n’est pas une croix très courante. Il s’agit  d’une croix Arménienne ! Ton bonhomme est peut-être Arménien, peut-être fréquente-t-il une Arménienne, un, ou des Arméniens, ou bien a-t-il des attaches avec l’Arménie.

La boucherie, pour horrible qu’elle soit, a été réalisée post-mortem, trou dans la cuisse inclus. Ton bonhomme était déjà mort quand il a eu affaire avec la ferblanterie de ceux qui l’avaient fait prisonnier. Il était même mort depuis au moins vingt-quatre-heures…Il y a un point que du dois savoir, Ange, c’est que j’ai trouvé une ouverture suspecte à la hauteur de la veine basilique du bras gauche, une trace de piqure qui aurait pu être faite avec une aiguille d’un diamètre approximatif de 0,60. Je ne sais pas si j’ai raison , de toute façon j’ai demandé des analyses, je trouve simplement curieux l’emplacement de la trace, c’est le seul, et je ne pense pas que ce type ait pu être un camé, mais une chose est sûre, c’est qu’il est mort d’un arrêt du cœur... »

L’assistant avait  terminé ses notes, et après avec salué le légiste avec respect, et esquissé un sourire au poulet, il avait vite tiré sa révérence. Ses notes, GARABEDIAN le savait, seraient déposées en temps et heure sur le bureau du secrétariat de médecine-légale. Des copies carbonées, qui tâchaient les mains, seraient ensuite distribuées aux ayant droit. Il y avait certainement matière à enquête . Homicide ? Etait-ce un homicide ? Une séance de découpage , oui, mais pourquoi ? et qui c’était ce type ? Un Arménien ?  Gérard ? Gérard comment ? Un Arménien qui s’appelait Gérard, ça existait, ça ?

Des Arméniens, il y en avait une palanquée qui avaient débarqué, avec ou sans parents, gamins, jeunes adultes, tous avaient un point commun, celui d’avoir échappé tout d’abord à la misère, puis à la mort, à la torture, à la déportation, à l’extermination organisée par le pouvoir Turc sur des bases nationalistes, religieuses, économiques, on ne savait pas trop. 1915 avait été une « annus horribilis » et l’immigration Arménienne qui existait depuis le dix-neuvième siècle et voyait régulièrement des paysans et des ouvrier rejoindre l’Europe pour y trouver une vie meilleure, était soudain passée à la vitesse supérieure.

Il y avait des marchands Arméniens présents à Marseille depuis le quinzième siècle, des cadors du commerce, jalousés parfois par leurs confrères catholiques, mais les petites disputes commerciales se terminaient toujours dans une taverne, devant un plat de Dolmas farcies au riz, ou bien un Khach, sorte de bouillon préparé à base de pieds, de tête, jarrets ou de queues de veau et parfois de tripes de bœuf ou de veau. Les siècles passant, certains avaient quitté Marseille pour d’autres grandes villes et avaient tracé leur vie, comme tout un chacun. A l’époque du chemin de fer, ils s’étaient regroupés dans un vaste quadrilatère, pas très loin de la gare Saint-Charles, une façon peut-être de vivre pas trop loin d’une porte de sortie en cas d’urgence, en cas de nécessaire fuite devant une menace qui, ils l’espéraient, ne se matérialiserait jamais. Ils avaient eu leur compte…Puis ils avaient essaimé, et les mal pensants disaient qu’on en trouvait maintenant «  dans tout Marseille ».







Il était vrai qu’un peu partout, à partir de 1917, les Marseillais avaient vu fleurir des petits commerces racheté par des nouveaux venus, que le famille, déjà présente en France, avait sans doute aidé.  On allait au bazar KECHICHIAN, au restaurant «  A la Ville de Vanadzor », Edik ARSANIAN, le tombeur, le beau gosse, dirigeait une concession de voiture de sport. On allait se faire soigner par le Docteur Hagop MARKORIAN, qui avait fait encadrer son diplôme de Docteur en Médecine par un  vieil Arménien, de 96 ans, un réfugié qui avait perdu femme et enfant mais avait gardé vivant son amour pour le bois, ce qui l’avait peut-être sauvé. Karpis TERZIAN, le vieux menuisier et le Docteur MARKORIAN étaient amis depuis bien longtemps déjà. Ils ne comptaient plus les soirées passées à jouer au « Dourak » au café de Rafaël SIMONIAN, où l’ « Areni » coulait à flot.

Pendant qu’il parlait avec le légiste, ORSINI, qui avait le rare talent de pouvoir écouter, comprendre, réfléchir, et se souvenir, le tout en même temps, s’était mis à revoir un de ses séjours à Paris, avant son mariage, alors qu’il cherchait à rapporter à Marseille des épices de cuisine. Sur les conseils d’un ami, il avait été faire ses courses chez HERATCHIAN, rue Lamartine ; à deux pas du métro «  Cadet »

Un macchabée, du découpage, post mortem ? De quoi était mort le client ? Et surtout qui était-il ?

ORSINI se senti soudain très fatigué, et surtout impuissant. Sans empreintes, l’identification serait difficile.

-« Bon, Ashot, je vais rentrer, j’attends de voir le rapport d’autopsie »

Ange salua le légiste d’une vigoureuse poignée de main et regarda sa montre-bracelet, une « Montecristo OISA » qu’un réfugié rital lui avait donné en remerciement de l’aide envers cet  homme, fuyant  le régime fasciste de Mussolini, et qui s’était fait choper, sans papiers, à la Gare Saint-Charles lors d’un contrôle de voyous descendu du train de nuit Rome-Marseille.

3H47…la nuit était encore jeune….Ange ORSINI quitta l’ Hôtel-Dieu, marcha trois minutes jusqu’à la rue de la Prison  , pour y récupérer la Celtaquatre Renault  « maison »,qu’il partageait avec  sept autres commissaires, une voiture qui puait la sueur et le tabac froid, et accusait 46666 kilomètres au compteur ,une guimbarde qui démarrait une fois sur deux.

Ange se défit de son holster et de l’arme de service qu’il contenait, déposa le tout sur le siège droit, sollicitât le lanceur-démarreur  en priant la Bonne-Mère. Le moteur rugit du premier coup. Cela devait être un jour de chance. Ange ORSINI, l’esprit occupé par le macchabé amputé, redescendit la rue en direction du Vieux-Port. Il eu soudain une envie irrépressible de se retrouver avec d’autres humains, pas nécessairement de la maison, il lui fallait un point de départ .  Il savait qu’au « Pythéas », un établissement de nuit tenu par  Marius Pietri, mi-trafiquant, mi-hareng, certainement indic à ses heures, il y avait de quoi boire, et peut-être même plus, si ces dames n’étaient pas encore en main.

Manquait-il un Gérard dans les bas-fonds ?

 

 

 

Ceyreste, Bouches-du-Rhône

Samedi, 13 février 1937

Les trois bergeries de Ceyreste ne dormaient pas…..Les « bergers » non plus d’ailleurs. Les gentilles biquettes passaient leurs nuits dehors, broutant ça et là une herbe qui se faisait plus rare à partir d’Avril. Paul CARBONE et François SPIRITO avaient longtemps cherché « le » bon endroit pour y installer un énème établissement de transformation et de conditionnement pour les produits qu’ils recevaient par bateau depuis la Sicile. Les deux voyous de haut vol, avaient longuement réfléchi à la logistique. Paul CARBONE, le Corse et François SPIRITO, né dans un petit village au sud-est de Rome, s’étaient mis d’accord sur la simplification  des questions de transport, comme de la compartimentalisation des transporteurs. L’héro, venait d’Asie, la Cocaïne, d’Amérique du Sud . Les transports par bateau étant la seule solution, car la plus discrète, le choix passait nécessairement par la proximité de la mer. Il avait fallu aux deux gangsters dix-neuf mois de recherche, et la chance avait finalement souri aux voyous. Alors qu’il assistait à une vente aux enchères immobilière, à Marseille, CARBONE s’était vu proposer un ensemble de trois bergeries encore en activité, du côté de Ceyreste, sur dix hectares de terrain, le tout pour une bouchée de pain. Il avait réussi à temporiser sa décision et avec François SPIRITO, ils avaient sauté dans  leur Talbot-Lago T120, avaient roulé à tombeau ouvert en direction de Saint Cyr sur Mer, un bled perdu en bord de côte, puis avant la ville, ils avaient bifurqué vers la gauche en direction des collines. Un peu au nord de Ceyreste, les trois bergeries se tenaient debout sous un soleil d’hiver qui avait du mal à réchauffer la colline  .

Les voyous avaient fait le tour, l’endroit était idéal. Personne ne viendrait les emmerder et l’accès à la mer n’était qu’à huit kilomètres. L’affaire avait été rondement menée. Les vrais Bergers, des provençaux sur la retraite, s’étaient vu offrir un logement à Saint-Cyr-sur-Mer et, fatigués de leur vie de dur labeur, avaient fait cadeau des chèvres aux tandem de voyous, qu’ils avaient pris pour des bonnes âmes mâtinées d’hommes d’affaires. Ils avaient de vagues projets de Côte d’Azur, les agrumes, disaient-ils, c’est peut être plus simple que les chèvres…

CARBONE et SPIRITO étaient vite retournés à Marseille, et avaient donné leur accord pour la transaction à Maître BIAGGI, un commissaire-priseur aux allures de hareng, qui touchait souvent de grosses  enveloppes et avait ses entrées dans le milieu.

C’était il y avait trois ans déjà. Depuis, deux des trois bergeries avaient été transformées en labo, et deux équipes se relayaient pour faire tourner la boutique et conditionner la came.

François SPIRITO, de son côté,  avait fait son chemin de voyou. Il y avait un grand mystère au sujet de ce qui liait les deux hommes. Ils s’étaient partagé la tâche. Pour CARBONE , la finance et la vision à long terme, pour SPIRITO, la logistique et la distribution. Cela fonctionnait bien, trop bien peut-être. Les concurrents qui auraient eu des velléités  concurrentielles terminaient régulièrement en tas de cendre, en cadavre criblé de balles, ou dans le vieux port avec un sac de toile sur la tête.

Les produits de base arrivaient en Sicile par la biais de Cargo en Provenance de Chine, ou d’Indochine, et de Bolivie ou de Colombie, après un détour par le Pacifique et Panama.  Le cloisonnement était de circonstances. Des zones de production jusqu’à Palerme, le transport était assuré par des armateurs contrôlés par la mafia  Sicilienne. De Sicile jusqu’aux eaux territoriales Française, une petite compagnie, dont le siège se trouvait à Marseille, la Compagnie Nouvelle d’Affrêtements Maritimes, prenait en charge l’acheminement dans un bâtiment plus petit, capable de s’approcher des côtes Françaises sans éveiller l’attention ou risquer un échouage. Paul CARBONE avait fixé à 30 milles marins la limite « opérationnelle » en dedans de laquelle aucun cargo chargé de «  produits » ne pouvait s’approcher.

Le « Silvi Marina » armé par la Compagnie de Navigation des Pêcheries du Sud, une société qui existait bien sur le papier et pêchait en Méditerranée,  s’éloignait régulièrement de son anneau d’attache du port des Lecques, mettait ensuite le cap sur un point particulier où il attendait, avec force Pastis et Tarot, d’honorer le rendez-vous avec le cargo venant livrer la marchandise. Une fois les deux bateaux côté à côte, le bras de charge du petit cargo entrait en action, pour transférer à bord du « Silvi Marina », les précieux sac de jute cerclés qui provenaient du bout du monde. L’opération terminée, les deux navires repartaient chacun de leur côté.

Les opérations s’effectuaient soit de jour soit de nuit, la distance de 30 Milles ne permettant pas à un gabelou faisant du zèle, d’apercevoir à la jumelle une quelconque activité qui aurait pu  paraître suspecte.

En vingt minutes, le « Silvi Marina » était déchargé, encore une petite heure et demie, et la marchandise était livrée aux Bergeries de Ceyreste…

CARBONE et SPIRITO s’étaient entouré des meilleurs chimistes en offrant jusqu’à trois fois le salaire que les  ingénieux voyous touchaient en travaillant pour des «  concurrents » mal intentionnés. L’argent n’était pas un problème , la forte demande dans la région, pour fournir les établissements du vieux port, était encore moins forte que celle des grandes villes dans lesquelles les deux voyous commençaient à prendre leurs marques, par le biais de salles de jeux, de bordels de haut de gamme, d’officines clandestines de paris souvent truqués, rarement honnêtes.

Pour fournir Marseille, SPIRITO avait acheté une petite flotte de  camionnette bâchées KZE  Renault, un modèle qui venait tout juste d’arriver sur le marché début 1936 . D’un coup de peinture, il avait fait identifier les véhicules comme appartenant aux « Laiteries de Ceyreste » et faisait transporter, dans des bidons de lait à fond démontables, les commandes des clients de la région Marseillaise. Quatre chauffeurs se relayaient pour livrer, à l’heure, ce qu’il fallait, quand il le fallait, en tout discrétion.  Pour le duo de truands, le vent avait fait gonfler les voiles. L’heure n’était plus aux tapins de bas étage, aux blanches de luxe pour maison de passe de haut vol, on était dans du gros, des biftons à ne pas savoir, des projets à n’en plus pouvoir, l’appétit du tandem était insatiable . Régulièrement, des camionnettes  apportaient aux bergeries, les fournitures nécessaires aux chimistes. Ces véhicules de livraison ne portaient aucune marque distinctives ni coordonnées de fournisseurs….Discrétion, discrétion….depuis qu’il était revenu en France après son aventure Egyptienne, qui avait failli lui coûter la vie (1), Paul CARBONE s’était juré qu’il ferait tout pour que « les autres » ne sachent pas…..Il avait également juré de se venger, et la parole d’un Corse, c’était sûr, c’était du solide.

 

 

Saint-Cyr-Sur-Mer

Mercredi 16 mai 1934

Du côté de Saint-Cyr-sur Mer, au bout du Sentier des Douaniers, il suffisait de prendre un tout petit chemin dont l’entrée était souvent masquée par les feuilles des figuiers, pour quitter la civilisation. Dans ce petit bout de terre d’à peine quelques centaines de mètres carrés, un grand cabanon, autrefois habité par des pêcheurs qui sortaient de moins en moins leurs pointus(2) parce que les uns cassaient leur pipe, les autres avaient mal aux bras, les autres encore préféraient le tarot et l’alcool fait maison, abritait une curieuse faune venue d’on ne savait où.

Quinze ?

Vingt ?

Trente hommes peut-être, quelques vélos, pas de voitures pour ne pas laisser des traces dans les herbes . Une sorte d’auberge de jeunesse sur 700 M2 habitables ? La peinture était récente, un bleu qui répondait à celui de la mer, des pins en masse, comme partout aux alentours, d’un vert presque agressif. Juste avant d’arriver au cabanon, quelqu’un avait planté un simple écriteau qui soulignait l’aspect hors du temps de l’étrange logis :

« Tais-toi, fais silence, soit on dort, soit on joue ».

Depuis la taule en question, on avait vue sur la flotte, cette mer qui pouvait apporter le malheur comme la félicité.

Une communauté de voyous avait vu le jour, dans la pinède. Des hommes venus se refaire, se cacher, construire un avenir.

Personne ne savait exactement quand le cabanon avait été choisi comme lieu de résidence par les malfrats, et tout le monde s’en foutait .

Des histoires folles courraient sur le parcours des voyous. La moitié était probablement fausse, et l’autre peut-être un peu enjolivée. Ils avaient pour la plupart du sang sur les mains..

A la fin d’une partie de tarot, un voyou malchanceux, avait raconté son histoire, il avait simplement dit :

-« C’est Paulo les yeux-bleus qui m’a refilé l’endroit….

Je venais de rentrer de Cayenne….oh, pas grand-chose, un dessoudage en règle rue de Lappe, à Paname,une crapule envoyée « Ad Patres »….Mort d’homme, donc le bagne……et puis le bol, Léon Berard, le ministre de la justice avait proposé une dizaine de grâces présidentielles à Lebrun, le président. Va savoir pourquoi, mon nom est sorti du chapeau. Retour vers la France à bord de « La Martinière », puisque la république me devait le retour au bercail. J’ai été lâché à Saint-Martin de Ré….et puis, plus rien….avec mon casier, trouver du travail, tu penses bien que c’était pas trop possible. Alors j’ai migré vers le sud, moi le Haut-Savoyard, l’exilé des Gets, j’ai fini par trouver chaussure à mon pied, au bout de la France, en presque bord de mer. »

Les voyous avaient ouvert de grands yeux, incrédules à l’énoncé d’un tel parcours….et pourtant….

Sacrés voyous…qui partageaient des histoires poisseuses, pleine de malchance, de coup du sort, de retour de bâton.

Le gang des «  caroubles (3) » était un ramassis de crapules de la pire espèce. Des hommes qui partageaient une destinée similaire, flingueurs, voyous sans âme mais pas sans cœur, vantards, fous, philosophes pour certains, ivrognes épisodiques, rêveurs, durs à la tâche, criminels sans doute, mais qui s’étaient promis de vivre intensément tout ce que jusqu’à présent ils n’avaient vécu qu’en rêve.

Le mot argotique «  carouble » désignant une fausse clé, les voyous avaient jeté leur dévolu tout d’abord sur le cambriolage des riches villas qui jalonnaient le paysage depuis San Céri jusqu’à Nice. Dans la bande, qui se composait et se décomposait au fil des mois, au fil des années, il y avait toujours eu un spécialiste des serrures, des cadenas, un garçon sachant travailler la forge, et fabriquer un impressionnant échantillon de tout ce qui pouvait servir à ouvrir grilles, portes, soupiraux. Sans trop balancer, je peux dire aussi qu’il y  avait un carnet d’adresse qui servait à tous, contenant les noms de fourgues des Bouches du Rhône et du Var, capable d’écouler le produit des larcins, tableaux de maîtres, argenterie de haut vol, lingots, pierres de bijouterie . C’était des mecs à la redresse, chacun maîtrisant son art, et pendant une certain temps, les voyous avaient vécu comme des nababs. Ils se foutaient bien d’avoir une taule en bois, ils aimaient l’odeur des pins, et la douceur du vent tiède sur leur peau durcie par la vie.

Et puis HAGOPIAN était arrivé….On savait qu’il avait commencé à bosser en Egypte, un mac célèbre au Caire, Il avait travaillé ensuite en Italie avec Azad BOGOSSIAN qui avait des vues sur le sud de la France et s’était retrouvé à la frontière entre le Var et les Bouches du Rhône. Il avait intégré la voyoucratie du coin, auréolé peut-être par le fait qu’il avait ,et pour cause, échappé aux massacres de 1915 en ne se trouvant plus en Arménie  quand la violence Turque s’était déchaînée.  Catane, Rome, un petit tour par Trieste, un autre par les bas-fonds de Naples, il avait trouvé de quoi faire, de quoi approfondir ses connaissances en Italie, et s’était intégré gentiment à la bande de truands des « caroubles », qui l’avait accepté sans conditions aucunes.

Comme inspiré par le ciel, il avait décidé un jour, alors qu’il n’était que « simple voyou », ou au moins pas un vrai boss, de moderniser les activités des petits truands libertaires qui habitaient le grand cabanon.

« Vous verrez, ceux qui ne savent pas s’adapter finissent par mourir. Le choix est simple » avait il dit, dans un Français encore hésitant mais avec des mots choisis pour impressionner .

« Regardez les CARBONE, les SPIRITO, regardez les GUERINI ces foutus Corses qui pensent que Marseille leur appartient,Ils ont fait des choix plus lucratifs que la cambriole, le détroussement de bourgeois, l’arnaque, la triche…on dit même que ils auraient des vues sur la région entière, pour s’implanter encore plus solidement »

Les voyous s’étaient regardés, interrogateurs ; qui était donc ce type qui débarquait de son bled, et venait chambouler les croyances, les manières de faire.

Alors, pour donner encore plus de poids à ses paroles, il était revenu naturellement à sa langue natale, tout en sachant que personne ne la comprenait :

-« Asum yem, yet’e aragut’yan ch’hasnek’, kheghchats’el yek’ u aghk’atut’yan mej kmerrnek’... Menk’ hima petk’ e p’vokhvenk’...
-« Je vous le dis, si vous ne vous mettez pas au gout du jour, vous êtes foutus et vous mourrez dans la misère...Il faut changer, maintenant... » (4)
 

Sur les dix-sept demi-sel présent ce jour-là au cabanon, seize avaient finalement détourné le regard. Le seul qui avait semblé donner raison à l’Arménien était  SCHURKE, un Allemand de la quarantaine qui venait de se faire expulser des bas-fonds de Berlin pour avoir essayé de péter plus haut que son cul.

Il s’était hasardé à un commentaire, dans son Français boiteux :

-« Si tu veux changer les choses, je te suis, même si ça veut dire qu’on est seul contre le reste »

 

La phrase avait fait tiquer les mafieux….peut-être même quelqu’un avait-il prit peur…

C’était quand ? Décembre 1936 ? ou janvier 1937 ?

 

Quoi ?  Comment ? plus de parties de tarot devant la mer, plus de pastaga au coucher du soleil, plus de virée chez les tapins de Bandol ?

 

Les voyous s’étaient mis à vivre dans le malaise, l’incertitude, le questionnement.

 

Saint-Cyr-Sur-Mer

Janvier 1937

 




Et puis surtout il y avait eu la mort du vieux après quinze ans de règne….., la mort de Matteu SANTUCCI, le patriarche, qui veillait  aux destinées du gang des Caroubles et que les truands appelaient, avec respect, par son surnom de «  Dédé-belle-jambe »

 

Personne n’avait su exactement ce qui s’était passé. Belle-jambe avait été retrouvé sur la plage des Lecques. Les pandores avaient été appelés par un pêcheur qui avait découvert le corps en préparant son pointu pour aller pêcher le bar. Les hommes du gang des caroubles s’étaient  abstenus de creuser le truc. Tant que les cognes et les gabelous leur foutaient la paix et les laissaient vivre  quitte à fermer les châsses moyennant quelques francs, la mort du vieil homme ne les intéressait pas .Le corps de SANTUCCI avait été confié au curé, avec une petite enveloppe pour le dérangement et le vieux avait vite rejoint la terre de Provence.

  Indifférents ? Tous les hommes ?

Seuls HAGOPIAN et  « choucroute », le voyou Allemand avaient émis des hypothèses.

-« tu crois qu’on nous en veut ? » avait questionné « Choucroute 

-«ça y ressemble, en tout cas. A moins que Belle-jambe soit tombé de lui-même sur son surin  ou bien qu’il ait vu quelque chose qu’il fallait pas voir…»

 

Matteu SANTUCCI était au fond un brave homme. S’il n’avait pas été voyou, il aurait été bucheron, gabelou, flic, peut-être même…mais il y avait eu cette putain de guerre qui lui avait tué l’âme pour toujours. Depuis le Chemin des Dames, il était devenu incapable de sourire. Il se murait dans le silence, et quittait souvent le cabanon pour quelques heures ou bien quelques jours. Personne ne savait ce qu’il faisait en dehors de la communauté de petits-truands, personne n’imaginait comment il passait ses journées.

Dans le gang, tous étaient à « la part ». Tous étaient égaux, mais il avait bien vite fallu trouver un successeur à  SANTUCCI. Les membres permanent des « caroubles » avaient tous le droit de vote. Lors des élections, avec dix voix pour et deux voix contre, HAGOPIAN avait été désigné pour succéder à l’ancien poilu dont on avait, sinistrement, gardé la prothèse, comme on conserve pieusement un crucifix béni par l’évêque. 

Il y avait eu quatre abstentions. Didi CALZO, l’italien qui avait fui les  Chemises Noires de la marche sur Rome, Fredo-les-bretelles, qui n’était pas sûr de vouloir continuer à faire partie de l’aventure,  Eliou GAVRAS, l’ancien barbeau du Pirée, et Dan DE JONG, un receleur anarchiste, d’origine Hollandaise, qui considérait que la démocratie dans un bande de voyous ne pouvait mener qu’au désastre.

-« il faut un chef, un vrai chef… » disait-il

Hagop HAGOPIAN avait été élu.

Quand ils avaient envie d’un petit retour à la civilisation, les voyous ,n’avaient que quelques kilomètres à faire, à bicyclette, pour se retrouver dans le petit port de Saint-Cyr, et s’asseoir à la terrasse du petit café «  Chez Matevoun » pour y taper le carton, boire un pastaga, prendre les nouvelles, rencontrer du monde, essayer d’avoir une vie normale.

 Milou PONTACCI, le patron, avait  une affection particulière pour les voyous du cabanon. Il appelait chacun «  fils » et les considérait un peu comme s’ils étaient tous de sa famille. Dans les moments de débine, Milou avait la gentillesse facile et n’hésitait pas à offrir deux ou trois tournées pour remonter le moral des troupes. Ancien bordelier, il avait mis de côté pas mal d’oseille, en plus de l’argent qu’il avait gagné en réalisant certains contrats dont il ne parlait jamais. Contrairement aux voyous de base qu’il avait fréquenté, Milou avait eu la sagesse d’économiser pour pouvoir, au jour venu, se payer une licence, une petite taule dans un port, et terminer ses jours tranquillement et de façon légale.

Par souci de discrétion, pas plus de quatre truands ne pouvaient quitter le grand cabanon en même temps, pour se rendre en ville. Pour les grandes occasion, la bande passait une soirée à Marseille ou à Toulon. La terrasse de  Milou, sur le port de Saint-Cyr, faisait penser à un décor sorti des histoires de Marcel Pagnol.

Milou connaissait chacun des voyous, et veillait à se montrer avenant, racontant à qui voulait l’entendre, ses histoires de fesses, quand il était barbeau, puis tenancier du côté du port de Toulon. Il avait bien vécu, et possédait une forme de sagesse qui lui était venue avec l’âge.

Un soir, alors qu’il s’apprêtait à fermer,  deux hommes portant une blouse de chauffeur livreur estampillée «  Laiteries de Ceyreste », étaient entrés dans le petit café sur le port, et avaient commandé le pastis.

-« Oh, patron, vous nous apporterez aussi une piste pour le 421, on va jouer les tournées »

Milou s’était exécuté. Les clients étaient jeunes, ils parlaient avec l’accent de Marseille, mais avaient l’air d’être de bonne composition. Par curiosité, et également parce qu’en ce début d’automne les clients se faisaient rares, Milou avait entamé la conversation :

-« Oh, fan de pied, je vois que vous avez de belles blouses, vous êtes des chauffeurs livreurs ?, vous livrez quoi donc ? »

-« On livre rien » avait répondu l’homme le plus âgé «  on vient cherche du fromage à la bergerie de Ceyreste, pour le mener au marché central. C’est du fromage de chèvre , et le temps qu’ils préparent les cageots, on est venu boire un pastis, allez patron, prenez quelque chose avec nous, c’est moi qui offre »

Milou avait accepté, et trois tournées plus tard, les histoires de vies s’échangeaient.

Milou, qui avait la parole facile, questionnait :

-«  et depuis quand ils font du fromage aux bergeries, et pourquoi ils ne m’en on jamais proposé, et qu’ont-ils fait des anciens qui travaillaient là-haut, et combien de fromage ils fabriquent, vous êtes deux, deux chauffeurs pour venir chercher combien de fromage ? Je savais pas qu’à Marseille on en mangeait autant…et puis, pourquoi on les vois jamais, les gens des bergeries, pourquoi ils ne viennent jamais boire le pastis ? »

Le flot de question avait semblé déranger les deux livreurs.

-« Oh, le limonadier, c’est quoi ces questions ? Nous on ne sait rien, on est juste les livreurs. On nous dit d’aller chercher du fromage, on vient chercher du fromage, c’est tout, allez patron, une autre tournée, après on se montera aux bergeries pour chercher la marchandise, et on retournera d’où on vient, pour livrer au marché central ….

Trois parties de 421 plus tard, Milou avait apporté la note à la table des deux livreurs. Celui qui semblait le plus jeune avait déboutonné sa blouse, et Milou avait pu voir le veston de l’homme, du sur mesure, en tweed, un truc qui devait valoir cher. Il avait sorti de sa poche intérieure un portefeuille gonflé par des billets,  puis déposé sur la table ronde de la terrasse de quoi payer une tournée quotidienne, à chaque Saint-Cyrien pour au moins deux mois.

« On a laissé un peu plus pour que tu te souviennes qu’on est pas venu » avait dit le plus âgé, sur le ton de la plaisanterie. Tu ne nous as pas vu…..Les bergeries, c’est pas ton affaire. Ton affaire c’est ton troquet, tu comprends ? »

Milou avait fait oui, de la tête. Son instinct l’avait aidé à repérer, sous les blouses de livreurs, des petits malfrats, des demi-sel, et il s’était mis à s’interroger sur le raison de leur présence dans la région. Du fromage de chèvre ? Il ne fallait pas prendre Milou pour un perdreau de l’année. Un voyou savait en reconnaitre un autre.

 

Marseille

Mardi 20 avril 1937

Ange ORSINI était arrivé à l’Evêché (5) assez tôt, pour pouvoir en repartir avant l’heure règlementaire. Dans la salle d’armes, une vieille cafetière chauffait un fond de liquide couleur café, qui avait sans doute bouilli toute la nuit. La porte de son bureau était restée ouverte depuis son dernier passage. Il n’aimait pas être cloisonné, enfermé .

-« ça aère l’esprit de garder les portes ouvertes, et ça fait circuler les énergies » disait-il.

Il pénétra dans son antre, s’assit sur un fauteuil qui avait vu de meilleurs jours, et découvrit une enveloppe à l’en-tête du Laboratoire Central de la Police Judiciaire de Paris. Deux feuillets complets chargés de chiffres et de valeurs standard dont il ne comprenait pas le sens. A la fin du deuxième feuillet, une note manuscrite signé par le service médico-légal du labo indiquait :

« traces importantes de cocaïne et d’héroïne dans les échantillons de sang analysés. Les quantités de stupéfiant peuvent avoir été à l’origine du décès, sans toutefois que nous puissions l’affirmer. Dans deux autres cas similaires, les quantités retrouvées, bien qu’inférieures à celles concernant ce cas, se sont révélées être à l’origine d’un arrêt du cœur sur les deux victimes. Il est possible que les quantités retrouvées aient été injectées sous la menace.

Il interrompit sa lecture, décrocha son téléphone, et appela le Docteur GARABEDIAN.

-« Ashot, mon ami, bonjour….Ange ORSINI…j’ai reçu le résultat du labo…Ils ont retrouvé des traces de cocaïne et d’héroïne dans le sang du client….ils indiquent une possibilité que les stupéfiants aient pu être injectés dans le corps, peut-être sous la menace….Ils se basent sur deux cas similaires ….qu’en penses-tu ? »

Les deux hommes échangèrent pendant quelques instants, puis Ange ORSINI reposa le combiné . Cette histoire de stupéfiants mélangés et possiblement injectés s’était mise à tourner dans sa mémoire. Il tira de son  paquet une «  naja », tassa le tabac sur le bord de son bureau et se mit à réfléchir, à peine troublé par les roucoulements de pigeons qui se tenaient à l’extérieur sur le bord de la fenêtre.

« Nom de Dieu…. ! L’affaire  SANTONI…….c’était un truc du même genre…..c’est là qu’il faut chercher….. »

Les archives de l’Evêché étaient installées au sous-sol. Des fonctionnaires en blouse grise maintenaient de l’ordre dans le classement des douze-mille dossiers dont certains remontaient à la fin du dix-neuvième siècle. Ange entra dans la salle ou régnait une odeur tenace de paperasse et de crottes de rats.

L’affaire SANTONI…..Bien sûr, Ange s’en souvenait. Un malfrat Corse, travaillant pour CARBONE et SPIRITO, avait soudainement tenté de la jouer solo, en employant des tapins qu’il faisait tourner à son compte sur un territoire contrôlé par  le gang. En loucedé, il  commerçait avec certains établissements qui achetaient, à prix cassés, des produits extraits des stocks importants des deux voyous Marseillais. L’homme et un de ses complices avaient été enlevés en plein Marseille, emmenés dans un hangar à Cassis pour un interrogatoire musclé. Le complice avait réussi à s’enfuir au moment ou les hommes de mains des gangsters, mettaient à exécution la punition demandée par leurs patrons.

Pour toute trahison, pour toute violation des codes d’honneur, et pour toute tentative de faire cavalier seul, la sanction était la même : on attachait le coupable sur une chaise, bâillon sur la bouche, et on lui injectait une dose mortelle de stupéfiants, une méthode d’exécution à laquelle personne ne voulait croire, mais qui pourtant était une signature claire.

Santoni était mort d’une overdose forcée. Cela avait été confirmé par son complice qui avait pu voir la scène d’exécution avant  de s’arracher du siège où on l’avait forcé à s’asseoir en attendant «  son tour ».

-« ça ressemble à une sanction, un règlement de compte, une vengeance » marmonna Ange, sous le regard d’un fonctionnaire-archiviste qui classait un énième dossier à côté de l’endroit où se trouvait le commissaire. Mais à moins de faire circuler une photo du macchabée dans le tout-Marseille, il avait peu de chance de pouvoir rapidement identifier le «  Gérard » en question.

 

 

Ceyreste

Mercredi 14 octobre 1936

Le Front Populaire s’était installé en France. Il y avait eu l’espoir, Léon Blum, mais pour les voyous du cabanon, les changements politiques ne modifieraient pas leur vie. C’était Matteu SANTUCCI, Dédé-belle-jambe, qui avait été le premier à flairer l’affaire des bergeries de Ceyreste, un jour qu’il parcourait la pinède, plongé dans ses souvenirs de la Grande Guerre. Deux, peut-être trois camionnettes, se suivaient sur une route empierrée de la colline, en direction des  Bergeries. Le vieil homme avait été intrigué, lui qui connaissait bien ce coin perdu des Bouches-du-Rhône à la limite du Var. En claudiquant, comme il le faisait depuis sa sortie de l’hôpital militaire en 1919, il s’était approché des bâtiments et avait pu constater la présence d’un matériel important, neuf, moderne, et de nombreuses caisses en bois, de différentes tailles.  Il avait également noté la présence d’une quinzaine, peut-être même une vingtaine, d’hommes jeunes ou mûrs, discutant entre eux, et n’ayant pas l’air d’être ni des bergers, ni des employés lambda . Peu de temps après cette promenade, SANTUCCI, qui passait régulièrement à la poste du village pour y toucher sa pension militaire, avait appris que la Mairie avait donné  en temps et heure, une autorisation d’exploitation pour une fromagerie dans le quartier de Ceyreste. Le maire avait même annoncé que dans peu de temps, le petit port serait modernisé pour permettre d’accueillir des bateaux un peu plus volumineux que les traditionnels « pointus » des pêcheurs de la région. Dédé-belle-jambe n’avait pas mis longtemps à comprendre que les « repreneurs »  des trois bergeries n’avaient que peu de rapport avec l’alimentation.

Même si les chèvres continuaient à paître, quelque chose avait changé. Les anciens propriétaires avaient, de leur côté, émigré vers l’Est, du côté de Menton, où ils vivaient une seconde de vie dans le commerce du citron. Ils avaient laissé derrière eux le Var, leurs animaux, leur histoire.

Quelques semaines après cette promenade solitaire, et son absence a peine remarquée du grand cabanon, Dédé-belle-jambe avait tout simplement émis un hypothèse, lors d’une soirée entre malfrats, au moment du partage d’un butin suite à un cambriolage d’une cave à vin chez un certain Mercier, un gros propriétaire de terres viticoles, du côté de Saint-Cyr-sur-Mer.

-« y s’passe des trucs dans la colline » avait-il dit devant les voyous. « c’est pas des bergers, c’est pas du fromage, j’ai vu des camionnettes, j’ai vu des hommes »…

Personne n’avait rien dit . Seul, Hagop HAGOPIAN avait tiqué. Il avait entendu plein de trucs sur la région de Marseille, alors qu’il était encore en Italie, et cherchait son chemin au travers de la voyoucratie. Il savait que l’éloignement des grandes villes pouvait être parfois bénéfique et avait fait sien le vieux principe : vivons heureux, vivons cachés.

Les hommes des bergeries se cachaient-ils ?

HAGOPIAN avait toujours eu une faible pour les femmes. Au moins une fois par mois, parfois deux, il s’offrait une soirée à Marseille, sous le prétexte fallacieux d’aller jouer aux carte avec un groupe d’Arméniens, et de pouvoir évoquer les souvenirs du pays , pour les uns, ou de parler de futurs projets, pour les autres. HAGOPIAN prenait le train, passait la nuit au «  Panier », et revenait le lendemain en fin de matinée. Personne n’avait à questionner les absences des un et des autres. Ils n’étaient pas une famille, mais un groupe mouvant, qui avaient un travail en commun, la même résidence, mais  même passé, ou un avenir similaire. Tel qui avait rejoint la bande en mars, resterait pour trois ans, tel autre arrivé deux mois après, pour se refaire, en repartirait dans huit semaines…..

Drôle de bande de malfrats, on serait même pris d’affection….sauf que…

 

Le Cabanon de Saint-Louis

Mardi 30 mars 1937

Et puis HAGOPIAN avait tout simplement disparu…un jour, puis deux jours, puis trois…..puis plus rien. Il s’était simplement évanoui……dans l’indifférence absolue. Les voyous du cabanon étaient habitués aux fugues des uns et des autres, aux disparitions de quelques jours, même si, à la fin du compte, les hommes revenaient toujours, comme des oiseaux, vers leur nid.

Il avait disparu durant le week-end, sans rien dire. Il n’y avait en effet rien d’étonnant à ce que l’un ou l’autre s’évanouisse dans la nature pour s’oxygéner l’esprit, respirer l’odeur des pins….mais les absences n’excédaient pas une douzaine d’heures, 24 au maximum….mais pour une fois, quelque chose était différent…

C’est « Choucroute » Helmut Schurke, le voyou Berlinois, qui avait le premier donné l’alerte. Il était allé au village, cherchant ça et là des traces d’un éventuel passage d’Hagop. Peut-être était-il passé chez Milou, ou bien à la poste. Mais personne ne l’avait vu. En fin de journée, alors qu’il s’apprêtait à rentrer au cabanon, sans nouvelles de son ami l’Arménien, il avait croisé une petite vieille qui poussait une brouette sur la petite route qui menait au cap Saint-Louis, une vieille Provençale comme on n’en faisait plus, avec son chapeau et son ruban.

Il l’avait interrogé, elle ne savait rien, n’avait vu personne, et parlait à peine le  Français, moins bien en tout cas que la langue de son enfance.

Puis était arrivée l’automobile du facteur, un homme mince, au visage en lame de couteau, qui connaissait les petits voyous du cabanon, ne portait pas de jugement, et pensait que chacun pouvait et devait vivre à sa manière. Lui, s’il n’avait été fonctionnaire, aurait fait une bonne recrue pour les anarchistes. Il avait reconnu «  Choucroute », connaissait bien HAGOPIAN qui venait souvent à la poste pour y déposer du courrier, ou en retirer.

-« Monsieur HAGOPIAN ? Bien sûr que le  connais, peuchère…. ! Je l’ai vu plusieurs fois sur la route des bergeries, il se promenait, je pense …la dernière fois, c’était quand j’ai fait ma tournée le 27 mars, samedi dernier….on s’est même salué…disparu vous dite ? Incroyable…… » Le facteur avait traîné sur la dernière syllabe du mot comme pour exprimer sa surprise.

-« Si vous le voyez, bitte, dites lui qu’on s’inquiète de ne pas le voir. Ach ! On se fait vraiment du souci ». Choucroute mit dans la main du facteur un billet de 1000 francs ,plié en quatre :

-« pour votre dérangement » ajouta-t-il , à l’adresse de l’homme des PTT. Choucroute avait fait sa part, il reprit le chemin du cabanon, anticipant déjà l’heure de retrouver ses compagnons de tarot.

 

Ceyreste

Vendredi 2 avril 1937

Dans sa tête, HAGOPIAN avait déjà tiré un trait sur le cap Saint-Louis, la bande de voyous, le grand cabanon bleu. Il n’avait prévenu personne, car personne n’était son gardien, ou son maître. Il avait privilégié la discrétion. Avec une vieille paire de jumelles qui avait connu 14-18, il avait passé le mercredi et le jeudi, à observer les bergeries. Il y avait eu des va-et-vient. Trois camionnettes estampillées « Laiteries de Ceyreste » étaient sorties, deux camions Renault ABFE de 5 tonnes étaient arrivés. Il y avait eu des bruits de métal, des ordres, des cris, visiblement on déchargeait le contenu des véhicules.  Depuis le sommet de la restanque où il avait passé la nuit, puis la journée, Hagop avait pu observer l’activité dans la cour du plus petit des bâtiments de pierre .  Dans une  Camionnette Renault KZE bâchée, qui était encore garée devant une imposante porte en bois, cinq bidons de lait avaient été chargés par deux hommes qui n’avaient qu’un lointain rapport avec de quelconques bergers. Alors, le passé d’Hagop était remonté à la surface….Naples, Rome, les vols de voitures, les vols de camions, la revente des butins a Pozzioreale ou dans le quartier de San Basilio. Il se revoyait, avec six ans de moins, en partenariat avec certains voyous Napolitains ou Romain, seconde main dans une organisation qui comptait plus de sept-cent voleurs, petits ou grand, et qui générait des milliards de lires chaque année. Cette époque lui manquait, il réalisa alors qu’il s’était ramolli dans le confort relatif du cabanon. Une pause dans sa vie ? Peut-être était-il temps de se remettre au boulot ? . Le corps engourdi par l’immobilité de la journée, les yeux piquants du manque de sommeil, il se mit à réfléchir, à supputer, à analyser.

Du fromage de chèvre ? Il n’y croyait pas un seul instant, surtout depuis que Dédé-belle-jambe avait émis des doutes sur la curieuse activité des laiteries. Des bergers en costards et chapeau mou ? ça sentait le voyou certifié, ça sentait la came, ça sentait les pros de la blanche, ça sentait le labo planqué dans la nature, aussi loin que possible de la poulaille.

Ce n’était pas le barbelé qui entourait la propriété qui aurait fait peur à l’Arménien, mais plutôt le fait de perdre, peut-être pour toujours, la tranquillité qui était devenu son quotidien. Par rapport à ce qu’il avait connu pendant toutes ces années, la vie de cambrioleur à la petite semaine lui convenait, d’autant plus que les malfrats du cabanon avaient réussi à mettre en place un certain ordre, une fraternité du quotidien, sans parler des revenus réguliers qui étaient en augmentation depuis quelques mois.

-« pourquoi s’emmerder ? Je ne sais même pas ce qu’il y a dans la bagnole….. ! et si c’était tout simplement du lait de bique ? J’aurais l’air con…. »

Pendant un long instant, il avait hésité, s’était maudit de ne pas être sûr…..et puis il avait basculé vers l’aventure, et peut-être vers le danger.

 Ses jambes se mirent à bouger , son corps n’était plus fatigué, il se sentit comme dissocié, une partie de lui appelant à l’inconnu, l’autre à la raison…à quarante-huit ans, il était un peu tard pour changer de voie, non ?

-« je vais rentrer, on verra bien…. »

Il n’y avait pas de lune, un léger vent donnait envie d’être à l’intérieur, le ronronnement d’un moteur électrique, quelque part, confirmait qu’il y avait bien une activité. Dix pas, une pause, vingt pas encore, un cri de chouette ou de hibou, observer….pas de bruit, surtout pas de bruit…..

Il était 1H42 quand Hagop HAGOPIAN se retrouva devant la camionnette, au cœur de la nuit. En dehors du moteur électrique qui continuait à ronronner, les rares bruits à l’intérieur parvenaient comme étouffés. HAGOPIAN souleva un coin de la bâche qui recouvrait l’arrière du véhicule et compta les bidons de lait….ce n’était pas cinq, mais sept. A la lueur de son briquet à étoupe, il jeta un rapide coup d’œil sur la cargaison. Entre l’endroit où était garée le véhicule et la sortie de la propriété, Hagop avait compté cent-trois pas d’un mètre…..cent mètres à peine….Démarrer la Renault ? Il savait faire, passer la première, il pouvait aussi…..et que se passerait-il ?  Poursuite ? Mais avec quoi ? Visiblement, la camionnette KZE était le seul véhicule sur le site des bergeries.

A 2H07, sans aucune opposition d’une quelconque partie « adverse » , HAGOPIAN s’installa à l’avant de la camionnette, fit son signe de croix, comme il lui avait été enseigné il y a si longtemps, en Arménie, et lança le moteur. Quelques secondes après avoir démarré, passé la première et accéléré, une balle traversa le pare-brise côté passager….en regardant le rétroviseur, le voyou eu le temps d’apercevoir deux hommes, devant la porte de la bergerie, épaulant des fusils. Il y eu encore deux balles, mais Hagop avait déjà quitté la propriété. Tous phares allumés, il dégringola de la colline vers la route de Marseille. En moins de trois minutes, il était sur le bitume, une camionnette comme une autre, en route vers une livraison. Qui y prêterait attention ?

A 2h48, HAGOPIAN trouve sur sa droite une petite pinède avec un accès à la route. Il engagea la camionnette sur la terre sableuse, s’arrêta, descendit du véhicule et se dirigea vers l’arrière. Après avoir débâché, pour avoir accès au plateau, il grimpa sur la plateforme, sorti son briquet et l’approcha d’un des bidons. Une ligne nette qui évoquait une sorte de pas de vis se voyait nettement, au même niveau, sur les sept containers laitiers. En tenant le briquet dans sa bouche, l’Arménien se saisit des anses du bidon, pivota dans le sens horaire, et senti qu’il était sur la bonne voie. Avisant un pied de biche qui se trouvait dans la caisse à outil du véhicule, il fit une deuxième tentative, cette fois en cognant sur une des anses…..La partie du bidon se mit à se dévisser. En deux minutes, l’affaire était conclue, le haut était enlevé. Hagop approcha son briquet de l’intérieur de la partie basse. Un vingtaines de paquets de poudre blanche, enveloppés de cellophane, attendaient leur livraison quelque part à Marseille.

-« au moins, je n’aurai pas à bouffer du fromage de chèvre pendant des semaines » pensa Hagop…. 

« et maintenant je fais quoi ? »

Il n’avait pas été suivi.

Il avait réussi.

Il avait raison. Il était temps de reprendre un vrai travail. Si les Corses étaient devenus prospères, lui pouvait le faire. Il y arriverait, foi d’Arménien.

Nazar DEIRMENDJIAN….c’était la solution…..Omar saurait quoi faire avec la marchandise. Il contrôlait une réseau efficace de revendeurs qui travaillaient dans le milieu du vieux port, et avait d’importants contacts à la Mairie de Marseille…..c’était ça qu’il fallait faire, estimer le montant de la cargaison, proposer à Omar de lui vendre le tout, quitte à négocier un peu le prix, et avec l’argent, monter au Havre, acheter un passage sur le Normandie et s’échapper vers les Etats-Unis…

HAGOPIAN s’imagina débarquer à New-York, après être passé devant  Ellis Island. Il se vit prendre un train, ou un avion, en route vers la Floride. Il savait qu’une communauté Arménienne s’y était implantée. Après, on verrait….Peut-être était-il temps de se ranger des voitures ?

 




Vers 3H17, alors qu’il approchait du col de la Gineste, qui dominait Marseille du haut de ses 310 mètres, l’Arménien vit au loin deux hommes en uniforme agitant des lanternes au milieu de la route. Il aperçut des chevaux de frise, et un camion de couleur sombre. Des motos  Terrot HDA étaient garées sur le côté. Hagop en compta cinq . Il s’arrêta à quelques mètres d’un gradé, et son cœur se mit à battre la chamade.

-« Merde, j’avais pas pensé à ça…..s’ils débâchent , je suis foutu, bon pour la taule. C’est sûr qu’ils trouveront la came »

Adieu l’Amérique, adieu la belle vie, ce serait la prison Chave, avec pour horizon quatre murs et un avenir bien sombre.

Le gradé s’approcha de la portière. HAGOPIAN ouvrit, se mit debout pour montrer un respect de bon aloi.

-« Bonjour, Gendarmerie Nationale des Bouches du Rhône, où allez-vous, d’où venez-vous ? » dit l’homme avec un accent Corse a couper au couteau…

-« Bonjour, Laiteries de Ceyreste. Je ramène des bidons vides à Marseille pour les échanger avec des bidons neufs. Ceux-là sont en fin de vie, et ça donne mauvais goût au lait.

-« C’est une drôle d’heure pour ce genre de transport, non ? »

-« Ben moi, je suis chauffeur-livreur…on me dit de livrer, je livre… »

-« On peut jeter un coup d’œil sur le chargement ? »

-« Bien sûr…je vais débâcher …. »

HAGOPIAN fit quelques pas, débâcha l’arrière de la KZE. Un gendarme s’approcha de la ridelle arrière, et découvrit les sept bidons métalliques sanglés avec des cordes de pêche. Il souleva le couvercle de l’un deux, essayer d’en voir le fond dans le rayon de sa lanterne, referma et se tourna vers le gradé :

-« c’est bon chef, c’est des bidons, rien d’autre…

Le gradé salua HAGOPIAN

-« c’est bon, vous pouvez rouler…..vous-autres, ouvrez la route…. »

L’Arménien avait remarqué un détail inhabituel, en attendant que les gendarmes le laissent passer. Curieusement, les uniformes des hommes semblaient quelque peu défraîchis, mais surtout, les militaires ne portaient pas les habituels gros godillots, mais des chaussures civiles, sans aucune uniformité de couleur. Il avait regardé, étonné, mais son étonnement avait vite été mis de côté, il y avait des tas de choses qui sollicitaient son attention.

Les militaires déplacèrent latéralement les chevaux de frise…Hagop lança le moteur…passa la première et dix mètres après, lança la KZE sur la route de Marseille….

Hagop HAGOPIAN se replongea dans ses pensées…..

Alors qu’il avait amorcé sa descente vers la grande ville, le Gendarme gradé s’était approché d’un de ses second….

-« Bon, on rentre, il faut prévenir les patrons…on se met en route…vous repliez tout, on va essayer de trouver un téléphone…. »

Il était 3H45 quand le téléphone sonna chez Paul CARBONE

L’homme décrocha….

-« CARBONE… »

« Patron, on s’est fait tirer un chargement…un homme tout seul….sept bidons……oui, l’équipe qui joue les gendarmes, l’a vu passer…il descendait vers Marseille….ils n’avaient pas d’instructions….le type est en route pour Marseille…. »

-Testa di Cazzu….jura Paul CARBONE….et vous allez faire quoi maintenant ?

Ange Casanova n’aimait pas contrarier son patron…. la journée allait  être dure….

Nazar DEIRMENDJIAN avait depuis longtemps une réputation sulfureuse.

Dès qu’il était arrivé à Marseille, en 1916, après un parcours chaotique et un voyage plein de surprises, il avait racheté un bar  a tapin a un vieux Sicilien qui voulait retourner au pays, fortune faite. Trois cent mètres carrés rue Neuve Saint-Catherine, à deux pas du vieux port, le « KADJARAN » était rapidement devenu un point de rencontre pour voyous de tout calibre ,amateurs de fesse, acheteurs d’armes, ou de stupéfiants. Nazar se vantait de pouvoir trouver ce qu’il fallait, quand il le fallait, moyennant le bon montant. Il avait dû faire des compromis avec les uns et les autres, devait de l’argent à tout le monde, en gagnait énormément. Il figurait sur le carnet d’adresse de la bande des «  Caroubles ». Nazar achetait tout ce qui pouvait être vendu, et disposait, on ne savait comment, de puissants appuis dans le milieu……Curieusement, aucun Arménien ne venait s’abreuver au comptoir du «  KADJARAN », alors que dans d’autres bars du quartier du Panier, des Arméniens qui avaient ouvert de petits Bar et servaient de la Vodka de mûres et du cognac Arménien, faisaient salle pleine. Nazar n’avait jamais réfléchi à cela, trop occupé qu’il était à gérer ses affaires. Il n’avait pas d’états d’âme. 1915 était loin derrière lui. « Ils ne veulent pas venir, je me passerai d’eux…. »

Il était 4H40 quand HAGOPIAN gara la KZE rue Neuve Sainte-Catherine, à quelques mètres de l’entrée du « KADJARAN »

HAGOPIAN monta les deux marches et entra dans la boite à rideau. DEIRMENDJIAN était à l’heure des comptes. Deux tapins en fin de travail se repeignaient le visage avant de déguerpir et rentrer chez elles…Hagop vit sur le comptoir plusieurs liasses de billets.

-« HAGOPIAN….. !!!! t’es descendu de ta colline de fous ? Comment vont les affaires…tu t’emmerdes moins que quand tu étais en Egypte ?  »

-« C’est pour ça que je suis là, justement…..l’Egypte c’est loin derrière moi….J’ai un truc à vendre….une occase en or….j’me tire en Amérique, c’est ma dernière fois à Marseille…je pars demain….. »

-« et, tu vends quoi ? » se hasarda Nazar ?

-«  De la cocaïne…140 kilos…..toute fraîche, transformée en France avec du savoir faire bien de chez nous….tu pourras  couper, revendre, inonder le marché pendant quelques semaines…..

-« Tu vends ça combien ? Qui te dit qu’elle est pure ? »

-« Deux-cent-cinquante mille….Elle est pure, parole d’Arménien »

-«  j’peux pas te dire exactement d’où elle vient…..faut me faire confiance….j’ai pensé à toi en premier…on a bossé ensemble, je te connais, je sais que tu veux toujours être le premier sur un coup…. »

-« Faut que j’réfléchisse » dit Nazar…Tiens, en attendant bois donc un raki…..

Le taulier prit une bouteille sur une étage, servit dans un grand verre une rasade de liqueur blanche, et versa de l’eau dans les deux verres qu’il avait aligné sur le comptoir….

« Toujours content de te voir…. » dit Nazar….. Il leva son verre : « Hayastani arroghjut’yany..., à la santé de l’Arménie »

 

 

Curieusement, Hagop eut soudain envie de se confier sur ce qu’il venait de faire, envie de raconter à Nazar son tour de force, mais il s’était toujours fié à son instinct, et là encore, quelque chose lui disait de garder le silence, de clore la transaction si du moins elle devait avoir lieu, et de disparaître rapidement de la cité Phocéenne…. Il avait toujours fait confiance à son instinct….Quelque chose lui disait de se barrer, de tout laisser, de partir loin, très loin……

 

-«  Réfléchis……je repasserai cet après-midi…..si tu es d’accord, je te laisserai la voiture avec la marchandise…..Je passerai vers 17H00…

 

-«  A tout à l’heure alors », dit Nazar, donne-moi la nuit pour réfléchir…ou plutôt la journée »….

-« A ce soir, donc » répondit Hagop.

Les deux hommes se saluèrent. Hagop sortit du « KADJARAN » avec l’étrange sensation que quelque chose n’allait pas.

Un petit vent de printemps s’était levé…Il faisait encore nuit..

HAGOPIAN ouvrit la porte de la camionnette, se mit au volant, lança le moteur. Quinze minutes après, il était garé sur le cours Belsunce. Il éteignit les phares du véhicule, grimpa sur le plateau de la camionnette, se glissa entre les bidons, et , en position fœtale, s’endormit sans difficulté.  A 10h30 il ouvrit les yeux, se glissa sous la bâche en toile cirée, et se retrouva sous une pluie fine, alors que la journée à Marseille avait commencé depuis longtemps..

-« Il me faut un café, vite, il y encore des choses à faire, acheter le billet de train, le passage par bateau, une valise, un costume, deux ou trois bricoles….. »

 

Alors que Nazar DEIRMENDJIAN venait de fermer son livre de compte, après avoir bu encore un alcool Arménien qui ressemblait à du cognac, il prit le téléphone en bakélite sur le comptoir du bar, sortit de sa poche de veston un petit répertoire relié, cherche à la lettre « S » et composa le numéro.

 

Dans la grande maison du Roucas-Blanc, le téléphone sonna quatre fois chez son interlocuteur qui, visiblement ensommeillé, décrocha en baillant.

 

-« Ouais, c’est François, qui c’est ? Qui vient me faire chier alors qu’il est seulement six heures du matin ? »

-M’sieur SPIRITO, c’est moi, Nazar, l’Arménien du «KADJARAN », vous savez, celui qui est neutre…..je veux pas d’histoires Monsieur SPIRITO…..J’vous appelle parce qu’il y a des trucs bizarres qui se passent … »

-«  C’est quoi ce bordel, Nazar, une histoire de putes ? c’est ça ?? »

-« Non, Monsieur SPIRITO, pas des putes, c’est d’la blanche Monsieur SPIRITO….cent-quarante kilos qu’on est venu me proposer pour deux-cent-cinquante-mille francs…..j’veux pas d’emmerde, moi, j’ai mon commerce à faire tourner….j’veux bien vous payer votre part mais j’veux pas rentrer dans leur jeux….

-« T’as bien fait de m’en parler Nazar….t’es un bon garçon, moins con que les autres raclures…..Il s’appelle comment ton voyou ? »

-« C’est un Arménien, Monsieur SPIRITO, un gars qui a commencé en Egypte……il s’appelle HAGOPIAN……Il doit revenir me voir cet après-midi pour conclure l’affaire. Je lui ai demandé de me donner le temps de la réflexion. Il sera là vers dix-sept-heures. »

-« t’as bien fait de me prévenir….HAGOPIAN, tu dis ? J’vais en parler à Paul….Pas de conneries, tu fais rien tant qu’on s’est pas vu…..On sera chez toi vers quinze-heures…. »

 

François SPIRITO, a peine avait-il raccroché son téléphone, appela Paul CARBONE.

 

-« Décidemment, pas moyen de dormir…. » hurla le gangster Marseillais dans le micro du combiné……

-« Paul, c’est François….on essaie de nous enfler…..un Arménien a proposé de la blanche à Nazar…..deux-cent-cinquante-mille les cent-quarante kilos…..je ne sais pas d’où vient la came….l’Arménien doit venir au «  KADJARAN » cet après-midi, il a dit vers dix-sept-heures. Il veut de l’oseille. Il dit qu’il va se barrer en Amérique….Il a prévu de monter sur Paris dès ce soir….il irait au Havre prendre un bateau….on fait quoi ? »

-« Et il s’appelle comment ce mec, tu le connais ?? »

-« Hagop HAGOPIAN, je crois…..c’est un voyou des bas-fonds….je crois que c’est son nom….. ! »

-« HAGOPIAN ? NOM DE DIEU !!! HAGOPIAN ? Tu sais qui c’est HAGOPIAN, c’est le mec qui m’avait foutu dans un trou, dans le désert, à côté des pyramides quand je vivais en Egypte…..Une salope, cet Arménien…une petite frappe….Je l’ai cherché toute ma vie pour lui faire payer, cette ordure a failli me tuer… »

 

La conversation téléphonique dura quelques instants…..Il fallait savoir tout d’abord si la personne était bien la bonne, ou bien si cette offre était simplement celle d’un voyou lambda, d’un demi-sel Arménien qui voulait péter plus haut que son cul….Carbone donna deux ou trois coups de fils….l’Arménien était le bon, les dates correspondaient, le parcours aussi.  Il avait parlé avec Luigi COSTA, qui tenait un cercle de jeu rue Sollier, et qui bénéficiait de la protection des flics. COSTA connaissait tous les voyous de la place.

« HAGOPIAN ? oui, il vient jouer de temps en temps….je sais qu’il a commencé en Egypte….il était barbeau au Caire… » avait répondu le tenancier à  Paul CARBONE.

 

La réponse de Luigi COSTA enflamma Paul CARBONE qui se vit déjà  infliger à l’autre dix fois plus que ce que lui avait connu lors de sa nuit près des pyramides, dans le froid du désert Egyptien.

 

Hagop HAGOPIAN avait laissé sa camionnette sur le cours Belsunce. Personne n’irait voir quel en était le contenu.

« Laiteries de Ceyreste » indiquait la bâche. Une camionnette comme tant d’autres, garée là, sur le cours, un jour d’Avril à Marseille….il n’y avait rien d’anormal en dehors des cent-quarante-kilos de cocaïne qui se trouvaient dans le double fond des bidons, mais qui aurait pu le savoir ?

 

L’Arménien était passé chez le tailleur, prendre un costume sur mesure qu’il avait fait confectionner il y a un moment déjà, il s’était procuré une valise, des sous-vêtements, trois chemises, deux cravates, une trousse de toilette achetée à l’enseigne des «  Dames de France », trois paires de chaussettes, et une paire de lunettes de soleil, un truc Américain qui masquait les yeux tout en les protégeant. Il était déjà parti, il avait quitté les contient, laissant derrière lui des souvenirs, des années de galères, des histoires sordides, des apprentissages de voyous, qui lui avaient permis, malgré tout de mettre de côté de quoi se racheter une conduite, de se faire une nouvelle vie outre-Atlantique. Il avait déposé sa valise à la consigne de la gare Saint-Charles, était retourné près du port pour y acheter une passage sur le paquebot « Ile-de-France » qui partait le lendemain du Havre en fin de journée. A la gare Saint-Charles , il avait aussi acheté un billet sur le train rapide de nuit, qui reliait Marseille à Paris, un parcours de neuf heures trente qui lui permettrait ensuite d’aller jusqu’au Havre après avoir changé de gare et attrapé le train «  transatlantique », en route vers l’Amérique. Il lui restait a peine deux heures avant son rendez-vous au «  KADJARAN » et même pas cinq heures pour étrenner le début de sa nouvelle vie…..il lui suffirait de monter dans le train de nuit…

 

A quinze heures trente, Paul CARBONE et François SPIRITO frappèrent à la porte du KADJARAN, suivi des yeux par quelques hommes de mains qui assuraient la protection des deux repris de justice. Nazar ouvrit, fit entrer les deux hommes. Comme c’était la tradition, avant même de parler business, les trois hommes s’attablèrent, le pastis fut mélangé à l’eau. Nazar gardait pour ses hôtes de marque une bouteille d’un jaune doré, contenant un pastis fabriqué par un petit artisan de Bandol, un ancien voyou qui avait passé plusieurs années en taule, et qui vivait de charité….et de commandes des sans-lois de Marseille. D’une certaine façon, Carbon et son collègue SPIRITO, avaient à cœur, eux qui avaient connues les difficultés d’une enfance malmenée, d’aider ceux qui en avaient véritablement besoin. Alors, dans tous les bars tenus par les voyous de Marseille, qu’ils soient Corses, Italiens, Arméniens, ou même Espagnols, il y avait toujours une bouteille pour les visiteurs de marques, une décoction alcoolisée d’anis de Chine, que l’on mélangeait avec de l’eau.

 

CARBONE prit la parole :

 

-« J’ai l’argent avec moi……ce sont des faux dollars….ils sont imprimés en Italie…..ton type ne verras pas la différence » expliqua  Monsieur Paul. « Nous, on récupèrera la came, la camionnette, toi tu le paies, tu lui dis aurevoir, tu fais comme si tout allait bien, puisque tu n’es au courant de rien. Si tu joues bien ton rôle, on te filera dix-kilos de blanche, que tu pourras utiliser à la guise, tant que tu n’essaies pas de me doubler. C’est cadeau…. »

SPIRITO rajouta :

 

-« Voilà le topo…..tu le laisses partir avec l’argent, nous on le laisse aller dans son train….mais on va le récupérer en route. Il va avoir une sacré surprise……Il comprendra en temps et heures qu’il ne faut jamais essayer de nous doubler…..Il va payer le salaud….. »

 

Les risques étaient jugés minimes. Payer un voyou avec des biftons contrefaits, ce n’était pas vraiment illégal, et puis, en vrai, il n’aurait jamais le temps ou la possibilité de s’en servir. Paul CARBONE et François SPIRITO avaient des petites mains partout…



(A SUIVRE DEUXIEME PARTIE, VOIR POST SUIVANT)

 

 

 

 

 

 


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