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ARMENIAN CONNECTION ( DEUXIEME PARTIE)

Vendredi 2 avril 1937

17H00

 




A peine sortis du  « KADJARAN » , CARBONE et SPIRITO avaient décidé de marcher vers le vieux port, suivis de loin par leurs porte-flingues.

 

-«  François…..on va le laisser aller jusqu’à Lyon, et là, on fera intervenir une équipe en uniforme de poulets. Ils le choperont, le mettront dans une voiture avec son fric, et le ramèneront aux entrepôts de Saint-Eugène…..là, on avisera…… »

 

-« Je vais mettre les frères Pasqua, Ange Bonaldi et Giorgio Castelvecchio…..ça devrait suffire non ? » demanda SPIRITO…

 

« Appelle ce pourri d’ARTHUS, à Lyon… Il me doit un service….Dis lui qu’il interpelle HAGOPIAN à PERRACHE. On aura une équipe devant la gare….

 

CARBONE fulminait…. « il va savoir ce que c’est de vouloir me tuer  et de vouloir me piquer ma came…il est temps de filer une leçon à ces voyous d’Arméniens…. »

 

17H30

 

Hagop HAGOPIAN était passé chez le barbier. Rasé de frais, dans son costume en lin, il ressemblait plus à une gravure de mode qu’a un malfrat en déroute. Il gara la KZE rue Neuve Sainte-Catherine, puis cogna à la porte du  «  KADJARAN ». Nazar fit pivoter le battant. Sur la bar de la salle, encore désert, DEIRMENDJIAN avait préparé deux verres et allumé une petite lampe qui diffusé une curieuse lumière nocturne alors qu’on était encore en plein jour.

 

-« Alors Hagop, c’est le grand jour ? »

-« T’as réfléchi à ma proposition ? Cent-quarante pour deux-cent-cinquante mille ? »

 

Hagop vit-alors passer sur le visage de son interlocuteur une sorte d’ombre de contrariété. Il n’y fit pas attention, se dit qu’il devait être fatigué, quoi de plus logique…Fatigué, il l’était bien sûr, et une sorte de lassitude s’était depuis longtemps emparé de lui. Il attendait maintenant de s’évader pour toujours de ce coin de France qui , pour lui, ne signifiait rien du tout.

 

Sur une des tables, un grand sac en cuir attendait.

-« j’ai réfléchi, j’ai fait mes comptes, ton offre m’intéresse, je t’en propose ce que tu m’as demandé….

On va aller voir à la camionnette, on sera tous les deux d’accord, entre Arméniens, et on se quittera bons amis, toi avec ton argent, moi avec ma marchandise……ça te va ? »

 







Pour des Arméniens, une poignée de main était sacrée. La vérification ne prit pas plus que quelques minutes. La rue était à cette heure-ci, encore trop chaude pour que des petites vieilles ou des petits vieux puissent s’asseoir sur leur chaise. Le couvercles des sept bidons fut enlevé, leur corp dévissé et inspecté, et Nazar porta une pointe de son couteau au travers de la cellophane d’un des paquets…il porta la lame à sa bouche….

 

-« Tu ne m’as pas menti…..elle est bien » dit le tenancier du KADAJARAN. «  viens, je vais te donner ton oseille…après, on trinquera à ta nouvelle vie.

 

Les deux hommes rejoignirent la salle.

-« voilà le sac ….tiens, regarde » Joignant le geste à la parole, Nazar fit glisser la fermeture éclair du sac et jeta un coup d’œil à l’intérieur

 

-« mais ce n’est pas des francs ??? ce sont des dollars…..que veux-tu que j’en fasse ???? »

-« tu vas bien en Amérique, non ? Alors c’est encore mieux…..tu ne perdras pas d’argent en changeant des Francs dans une banque , là-bas, non ? je te fais une fleur , en plus…. »

 

Hagop cogitait à pleine vitesse….des dollars, ce n’était pas prévu….mais en fait, demain, il aurait quitté la France, il serait sur un paquebot, il lui restait encore des Francs dans son portefeuille, de quoi vivre encore quelques jours…..des dollars ? il n’en avait jamais vu autant….il avait du mal à réaliser……

 

-«  C’est bon, je vais avoir besoin d’une valise…..pas très pratique ce sac…. »

 

Hagop remit à Nazar la clé de la camionnette, Nazar referma le sac, le tendit à Hagop comme pour confirmer qu’il en était maintenant le propriétaire…… Quinze minutes plus tard, après des adieux même pas émouvant, les deux hommes ne se connaissant pas plus que cela, HAGOPIAN était de nouveau en route, a pieds, vers les «  Dames de France », rue Saint-Ferréol, pour y acheter la valise qui contiendrait sa nouvelle fortune.

 

 

19H30

 

Avec sa valise à la main, et en dépit de son nouveau costume et de ses lunettes de soleil chic, HAGOPIAN avait plus l’air d’un voyageur de commerce, que d’un voyou en route pour les Amériques.

Il monta calmement les escaliers de la gare Saint-Charles, sans se douter que deux hommes de main de François SPIRITO, ne le quittaient pas des yeux. Après avoir déposé sa seconde valide à la consigne, Il passa au kiosque à journaux pour y acheter un exemplaire du « Haratch » , le journal de la communauté Arménienne  en France , et se posa au buffet de la gare dans l’attente du grand départ.

 Il avait hâte d’en avoir fini et ne pouvait effacer de sa mémoire l’ombre qu’il avait vue sur le visage de Nazar…..

Au fur et à mesure que l’heure du départ se rapprochait, des porteurs virevoltaient non loin de lui, apportant des bagages tout près du convoi, des voyageurs se pressaient, leurs billets à la main, une ou deux poules de luxe s’étaient assises pas loin de lui et une, même, lui avait fait les yeux doux, le prenant sans doute pour un pigeon.  De temps en temps, il jetait un coup d’œil sur sa montre-bracelet « Junghans », un des seuls beaux objets qu’il aimait posséder. Il sourit à une brune assise à la table en face de lui, lu un dernier article du « Haratch » et l’horloge de la grande gare marqua vingt-et-une heure. Il était temps de se mettre en route . Hagop HAGOPIAN récupéra ses deux valises. Il n’y croyait pas, il était en route, c’était le bon jour, il avait fait le bon choix….A vingt-et-une heure quinze, le haut-parleur bu bâtiment ferroviaire appela les voyageurs pour Paris.

 

« La train de nuit rapide à destination de Valence, Lyon, Dijon, Laroche-Migennes, et  Paris partira à vingt-et-une heure trente. Ce train comporte des voitures-lits. Départ prévu voie « C »

Hagop pressa le pas . Il se présenta au pied de sa voiture, au conducteur en uniforme de la CIWL, la célèbre Compagnie Internationale des Wagons-Lits. Il tendit son coupon de voyage à l’homme responsable de son confort, en lui glissant dans la main, un billet plié qui ferait sans doute plaisir. L’homme empoigna les deux valises, guida Hagop jusqu’à sa cabine en milieu de voiture.

 

-« Vous voilà installé dans votre « single » Monsieur, à quelle heure dois-je vous réveiller pour le petit déjeuner ? »

 

HAGOPIAN fit un rapide calcul :

 

-«  Réveillez-moi vers sept-heures et demies. Je prendrai un café, sans lait, et ce que vous aurez avec… »

-« bien Monsieur, ce sera fait.. » confirma l’homme des Wagons-Lits…. « je vous souhaite un bon sommeil, Monsieur, et merci encore ».

 

L’Arménien délaça ses chaussures deux-tons, mit sa veste au porte manteau, et s’allongea sur le lit de son compartiment. La couverture portait le sigle de la compagnie. Il se sentit soudain en sécurité. La partie la plus dure de sa vie était derrière lui……

 

A vingt-et-une heures vingt-neuf, la puissant locomotive Pacific 231 du PLM (7) se mit a cracher de la fumée. Quelques secondes plus tard, un coup de sifflet résonnait dans la gare Saint-Charles. Sous l’impulsion des puissants pistons de la machine, le convoi pour Paris fit ses premiers tours de roues et quitta, de plus en plus vite, la grande verrière de la gare Saint-Charles de Marseille.

 

La cabine de son sleeping avait sur l’Arménien un effet lénifiant. Dans la lumière bleutée de la veilleuse, l’homme avait passé en revue ses dernières années. Le train avait laissé derrière lui la Provence…Hagop s’était pris à penser à l’Arménie, il n’était pas très loin de Valence quand il s’était endormi d’un sommeil profond, un sommeil comme il n’en avait rarement connu. Au travers du « tac-a-tac » des bruits de roues, et du passage des aiguillages, il avait entendu des voix feutrées…sans doute celles de voyageurs dans la cabine contigüe, qui discutaient au cœur de la nuit. Lui, Hagop HAGOPIAN avait décidé de garder les yeux fermés. Le convoi ralentit un peu, pour rouler finalement plus doucement encore. Hagop s’éveilla, souleva le store….des ouvriers ferroviaires travaillaient à l’entretien des voies…..ils avaient bien du courage, pensa-t-il avant de se rendormir. Puis finalement, alors que l’Arménien dormait d’un sommeil profond, le convoi avait de nouveau ralenti et s’apprêtait à entrer en gare de Lyon-Perrache.

 

 

 

 

Samedi 3 avril  1937

Lyon-Perrache, 00H50

 

Le convoi en provenance de Marseille venait de s’arrêter le long du quai de Lyon-Perrache. Les voyageurs des



sleepings , bercés depuis Marseille, dormaient tout. L’arrêt durait d’habitude une dizaine de minutes, le temps de changer de locomotive, celle assurant la traction depuis Marseille devant rentrer au dépôt de Lyon-Mouche. Une machine fraîche était en cours d’approche. Le conducteur du sleeping était descendu sur le quai, le temps de fumer une « Belga », une cigarette Belge dont il transportait avec lui quelques paquets, vendus en Belgique moins chers qu’en France. Avec ses déplacements, il avait l’occasion de se fournir. Il y eu des bruits de pas, des voix d’hommes, des uniformes emmenés par un type en civil . Il s’approcha du conducteur :

-« On cherche un homme…..un faux monnayeur….il est dans ce train…..on le sait …….il voyage seul »

L’homme en civil sortit une photo visiblement d’une ancienne époque….

Le conducteur regarda la cliché, hésita….

-« Je ne vois pas qui c’est, mais dans les passagers dont je m’occupe, il n’y a qu’un homme seul….le reste c’est des couples, ou  alors un vieux colonel en retraite qui a fait la Grande Guerre……

-« Quelle compartiment ? «  demanda le civil d’une voix autoritaire

-« Le 5 » répondit l’homme du train.

Sur le quai de Lyon-Perrache, une fine pluie  de mars s’était mise à tomber…

-« Vous autres, avec moi… » lança le civil à l’adresse des hommes en uniformes…..Le petit groupe grimpa à bord du sleeping, les hommes vérifiant le numéro des cabines, inscrit sur une petite plaque de métal au droit de la porte …11, 9, 7….

-« 5 , c’est là ….on y va ».

 

Trois coups sur la porte ….

 

-« Ouvrez, Police….ouvrez, vous ne pouvez-pas vous enfuir…..vous êtes cernés…… »

Pour Hagop, ce fut tout de suite l’enfer…..Il devait y avoir une erreur….Certes, il avait fait du temps à droite et à gauche, mais c’était « avant ». En chaussettes, les cheveux ébouriffés, la cravate défaite, la ceinture enlevée, l’Arménien se leva de son lit, et, encore a moitié endormi, ouvrit la porte….

Quatre policiers, et deux civils, bloquaient le couloir. Un des civils colla sous les yeux d’Hagop une carte de Police barrée de bleu et de rouge, sur laquelle était agrafée la photo de son titulaire.

-«Commissaire ARTHUS, police,  vous vous appelez-comment ? » lança l’homme agressivement ?

-« Hagop HAGOPIAN… » répondit l’Arménien, encore sous le choc.

Le policier fit entrer deux hommes en uniformes sombre, arme à la ceinture.

-« fouillez ses bagages.. » demanda t il aux deux flics.

 

Les fonctionnaires descendirent du porte bagage en cuivre travaillé, les deux valises du voyageur, les déposèrent sur le lit. La première contenait du linge, comme n’importe quelle valise de voyageur….Quand ils ouvrirent l’autre, une épaisse couverture de feutre protégeait son contenu. Un des flics défit la couverture….

 

-« Commissaire, regardez…..des billets…..c’est pas de l’argent de chez nous, c’est autre chose…. »

ARTHUS se pencha sur la valise :

-« des dollars……ce sont des dollars…… » fit -il l’air faussement étonné…..

 

Il approcha une liasse de son visage, en toucha quelques billets du bout des doigts…..Il préleva un exemplaire, le regarda à la lumière d’une loupe de poche qu’il avait sortie d’une poche de sa veste…

-« des dollars… » dit-il, « mais en plus, ils sont faux……HAGOPIAN, je vous arrête pour transport de fausse monnaie….allez, vous autres, emmenez-moi ça dehors….. ! »

 

Hagop fut rapidement menotté, extrait de son compartiment, emmené sur le quai, tandis que deux fonctionnaires de police portaient les deux valises. Il passa sous les yeux du conducteur des Wagons-Lits, qui s’apprêtait à rejoindre son poste avant le départ du convoi. Traversant le hall de la gare de Lyon-Perrache, le groupe se retrouva rapidement à l’extérieur sur le cours de Verdun. D’un côté étaient garés un fourgon de police, à côté d’une petite conduite intérieure noire, de l’autre, un véhicule Peugeot 402 attendait ses voyageurs.

 

Un groupe de trois hommes s’approcha des policiers qui tenaient Hagop…

 

-« C’est bon ARTHUS….vous pouvez rentrer chez vous, on va prendre le relais maintenant, le patron sera content…Il n’aime pas les déceptions ». L’homme avait un accent Corse à couper au couteau.

 

Une grosse enveloppe changea de main…

-« Merci pour le cadeau » lança ARTHUS. « C’est toujours un plaisir de travailler avec vous…. »

 

Le Corse s’approcha d’HAGOPIAN en silence. L’entraîna vers la « 402 », força l’Arménien à s’asseoir à l’arrière, avant qu’il ne soit rejoint par un autre homme. Au volant de la Peugeot se trouvait un chauffeur, avec à son côté, une sorte de géant dont la tête touchait le plafond.

 

-«  Allez, HAGOPIAN….en route pour Marseille…..Il parait que tu as fait du tort au patron il y a quelques années…..il ne va pas du tout aimer…..et en plus, tu fais dans le faux-monnayeur ? C’est pas bien, ça, c’est pas bien du tout…… »

 

Le chauffeur lança le démarreur…..dans vingt minutes, ils auraient quitté Lyon…..Vers 7H00, ils seraient à Marseille…..

 

Hagop HAGOPIAN n’avait pas encore compris qu’il avait joué sa vie. Il s’était imaginé dégagé du passé, de l’Egypte, il ne s’était jamais voulu grand voyou, mais suffisamment malfrat pour vivre comme tous les malfrats, et ne pas a voir à se préoccuper du lendemain. Il était là, entre deux colosses, des Corses probablement, qui l’avaient fouillé avant de le jeter sans ménagement dans la Peugeot. A une heure quarante-cinq, la voiture était se trouvait entre Vienne et Valence . Hormis un ou deux camions qui remontaient vers Lyon ou Paris, et quelques rares voitures, la Nationale 7 était déserte. Dans le pinceau des phares, l’Arménien pouvait voir de temps en temps un animal traversant la route. Le rythme de son cœur s’était accéléré…..comment s’en sortir, où allait il terminer ?

 

A six-heures quarante, alors qu’ils se trouvaient a cinquante minutes de  Marseille, le chauffeur, que tout le monde appelait Antone, sortit de son mutisme :

 

-« O, les hommes, j’ai envie de pisser……vous devriez en faire autant, le  « manghjia merda » aussi….après, on continue sans s’arrêter.  Mains et pieds lié, Hagop avait été autorisé, sous bonne garde, à se soulager sur un platane qui bordait la nationale 7. A l’est, le soleil se levait, mais on sentait encore que le printemps n’était pas établi pleinement, un vent froid avait soufflé toute la nuit. La Peugeot avait repris sa route. Hagop HAGOPIAN n’avait pas de solution. Il lui vint à penser qu’il devait peut être se préparer à mourir. Cette idée lui donna envie de vomir. Il eut un haut-le-cœur. Adieu l’Amérique.

 

 

Samedi 3 avril 1937

Entrepôt de Saint-Eugène , Marseille

8H35

 




Rue du Château d’If, pas très loin de la mer, l’entrepôt de Saint-Eugène n’était qu’un paravent. CARBONE et SPIRITO, y avaient domicilié une entreprise légitime d’entreposage de matériaux de bâtiment et travaux publics. Cela pouvait expliquer les va-et-vient incessant, comme le stockage et la manutentions de caisses qui n’avaient que de lointains rapports avec la construction de nouvelles villas ou immeubles. Dans un bureau du premier étage, une sorte de salle d’arme avait été installée, dans le cas ou des gens mal intentionnés, nombreux à Marseille, auraient questionné à coups de pétard, le monopole incontestable des rois de la pègre. A huit-heures-trente-cinq, la Peugeot  402 avait pénétré dans la cour qui était recouverte d’une fine poussière de ciment.  Antone, le chauffeur avait garé le véhicule devant un bâtiment portant un panneau de bois sur lequel figurait «  SOCIETE MARSEILLAISE DE CONSTRUCTION. BUREAUX. »

Les trois hommes de l’équipe avaient sorti HAGOPIAN sans ménagement de la conduite intérieure, et emmené, ou plutôt trainé vers un fond de salle dans lequel s’ouvrait une porte. Une fois la porte franchie, HAGOPIAN découvrit une sorte d’appartement, fonctionnel plutôt que luxueux. Attaché sans ménagement sur un fauteuil « Henri-Martin », Hagop construisait dans sa tête, le mensonge qu’il servirait à ses ravisseurs, pour essayer de sauver sa peau. Visiblement, il y avait eu une relève de voyous. Ses ravisseurs, fatigués par une nuit blanche, avaient été remplacé par deux hommes, silencieux, qui s’étaient contentés de l’attacher sur le fauteuil, deux cordelettes en cuir à chaque poignets, et une cordelette en chanvre de marine à chaque cheville. Ses yeux avaient fait le tour de la pièce, sommairement meublée par un bureau, une table qui lui semblait être en bois d’olivier, des classeurs métalliques, une image pieuse représentant une vierge à l’enfant, et qui était accrochée  juste

au- dessus d’un classeur.

 

Hagop HAGOPIAN s’était mis à penser à sa ville de Stepanevan en Arménie, à ses parents, à son parcours, aux choix qu’il avait fait. Pas une seule seconde il n’avait eu de regrets. Il avait laissé ensuite ses pensée dériver sur l’actualité, sur l’encyclique du pape Pie XI, qui venait de condamner le nazisme,  et sur celle du même pape contre le communisme athée…il avait aussi passé en revue les petits détails qui auraient dû l’alerter, les godillots des gendarmes, les uniformes, son passage chez Nazar, quand il avait ressenti un je-ne-sais-quoi d’inexplicable, fait de gêne et, plus probablement de peur…

 

-« j’ai soif » dit Hagop

-« ta gueule, l’Arménien » répondit un des deux geôliers….

Hagop tourna sa tête vers la gauche, vers un coin qu’il n’avait pas encore exploré des yeux…Une vitrine métallique vitrée blanche contenait des boites en alu de différentes formes. Curieusement, Hagop pensa que le propriétaire des lieux pouvait suivre un traitement, et se demanda de quel maladie pouvait souffrir la personne qui utilisait cette pièce.

Un homme qu’il n’avait pas encore vu s’approche de lui avec un verre d’eau qu’il approcha de ses lèvres, mêlant le geste à l’insulte

-« bois, salaud  d’Arménien, et si tu as envie de pisser, c’est le moment… »

 

HAGOPIAN acquiesça

 

Ses deux geôliers l’amenèrent aux toilettes après l’avoir détaché, et Hagop pensa un court moment qu’il pourrait se mettre à courir, foncer dans le couloir de l’appartement, traverser la cour, sortir dans la rue et s’enfuir….mais il y avait trop d’inconnues. Au moment de soulager sa vessie, il avait déjà renoncé.

 

Sandwiches, bières, alors que les hommes se restauraient, HAGOPIAN n’eut droit à rien. Il n’aurait de toute façon pas pu manger.

 

Vers quatorze-heures, un des gardes s’approcha du bureau en bois, ouvrit un tiroir d’où il sortit une sorte de tissu noir . HAGOPIAN ne comprit pas tout de suite. L’homme s’approcha :

-«  tu bouges pas, l’Arménien, tu bouges, t’es mort »

Hagop sentit le sac en tissus lui recouvrir la tête, puis, dans la foulée, l’odeur de l’éther que l’homme avait généreusement déposé sur une compresse appliquée à la hauteur de la bouche. Il respira deux fois, trois, eut envie de vomir, et tomba dans un sommeil profond.

 

Vers midi, une magnifique Renault Vivastella ADB pénétra dans la cour de l’entrepôt.

 

-« Le patron, vite, c’est le patron » hurla un des hommes .

La voiture s’arrêta. Deux hommes en sortirent. Le plus âgé héla un des hommes en costumes :

-« Il est prêt ? »

-« oui Monsieur CARBONE, il est là-haut, dans le bureau…

Paul CARBONE entra dans l’entrepôt, suivi de près par François SPIRITO.

François demanda :

-« on en fait quoi, de ton Arménien ? »

-« on dessoude » répondit l’homme au chapeau. « on dessoude, on découpe, et on balance….. je ne veux plus voir cette ordure….»

 

Il y avait du définitif, dans le ton de voix du roi de la pègre.

 

HAGOPIAN se réveilla, toujours dans le noir. Il avait le corps endolori. A la hauteur du pli du coude, dès qu’il bougeait le bras, une douleur se faisait plus vive. Il entendit des voix basses non loin de lui, ne sut soudainement plus où il se trouvait, jusqu’à ce qu’une main énergique l’arrache de sa nuit en retirant soudainement le sac en velours noir qu’il portait sur la tête.

Il aurait donné n’importe quoi pour une tasse de café chaud.

Ses manche de chemise avaient été relevées et roulées. Dans le pli de son coude, sur son bras gauche, une aiguille en acier avait été plantée, reliée à une tubulure en caoutchouc de couleur marron, qui sortait d’une bouteille en verre épais suspendu, à l’envers sur une potence.  L’Arménien se mit soudain à trembler.

Devant lui, un homme porteur d’un chapeau, était appuyé sur le bord du bureau de bois, avec à ses côté un homme un peu plus jeune dont HAGOPIAN avait déjà vu la photo dans la presse nationale.

Hagop voulu parler, il ne pu sortir un mot, incapable d’articuler.

 

L’homme au chapeau prit la parole :

 

-« HAGOPIAN, sale crapule, mai 1913, ça te dit quelque chose ? Le Caire ? La ROSE NOIRE ? Tu te rappelles, non ? Espèce d’ordure, et en plus, tu as essayé de me piquer ma came à Ceyreste ? Tu n’es qu’une ordure, comme tous ces Arméniens qui viennent nous emmerder, et qui vous croyez supérieurs ?

Tu as failli me tuer, espèce de salope…..Depuis le temps que j’espérais tomber sur toi ? Qu’est ce que je t’avais fait pour que tu veuilles ma peau ?

 

Hagop essaya de parler….Il articula difficilement

 

Paul……c’est…..le passé…….Il….y….a…..longtemps, et c’était Le Caire…….c’était…il y a ….24 ans…La Came ? Je …ne….savais ….pas…..que ….c’était à toi……Je pensais….à des  ritals…… !

 

-« ta gueule, HAGOPIAN , t’a rien à savoir…..tu fermes ta gueule…..….la blanche, c’est moi , l’alcool, c’est moi…..les tapins, à la rigueur, ça se négocie….et encore…..mais le reste, c’est moi, et quand c’est pas moi, c’est mon associé, devant toi…..François SPIRITO, Monsieur François, pour les caves comme toi… »

 

HAGOPIAN encaissa le coup….Un homme s’était approché de lui, il lui asséna un gifle à tue un bœuf…

« ça commence «  se dit l’Arménien….

Hagop reprit ses esprits, prêt à recevoir une deuxième taloche….

 

-« Espèce de porc » réussit à hurler l’Arménien…. « toi et tes Corses, vous n’êtes que des voyous, justes bons à gérer des bordels….. »

 

CARBONE n’eut pas l’air d’apprécier, s’approcha du prisonnier, et lui allongea un coup de poing en plein visage….HAGOPIAN sentit le sang couler de son nez et passer sur ses lèvres, puis  s’évanouit, François SPIRITO donna un ordre bref :

-« réveillez-moi ce connard d’Arménien… »

Un des geôliers en costume s’approcha avec un seau en métal rempli d’une eau sale et en lança le contenu à la tête d’HAGOPIAN….

 

-« Tu vas savoir ce que c’est d’avoir peur de mourir….tu vas savoir ce que c’est de se dire qu’on ne verra pas la semaine prochaine, le mois prochain, l’année prochaine, fumier…..tu vas te sentir partir, disparaître, foutre le camps de cette terre…..tu voulais vendre de la came ? Tiens, je vais t’en donner….. et en plus, avant que tu crèves, je vais te dire qui t’a balancé, c’est un autre Arménien, une crapule, comme toi, sans foi ni loi, même pas un voyou, une lavette, un pourri….»

 

Paul CARBONE s’approcha de l’homme ligoté sur le fauteuil. Il mit son visage à quelques centimètres du malheureux…

 

-« Regarde, connard d’Arménien, regarde….là, sur ta gauche, tu vois ce flacon rempli d’une solution, c’est ta mort, au goutte a goutte, c’est le choix que tu as fait, d’abord de vouloir me tuer, et ensuite de me doubler….tu ne mérites rien d’autre, tu n’aurais même pas fait un vrai voyou et en plus, pour que tu le saches, tu a été trahi par un des tiens, une vérole d’Arménien, comme toi, un de tes potes : Nazar DEIRMENDJIAN…..ça t’en bouches un coin, non ?....La solidarité Arménienne, tu parles…….. ! »

 

Hagop HAGOPIAN sut que c’était terminé. Il n’avait en fait pas eu d’espoir, essayant comme il pouvait, de se préparer pour l’inéluctable. Sur le goulot du bocal en verre, fixé sur la potence nickelée, un petit robinet en bakélite noire attendait d’être placé dans la position adéquate.

 

Hagop HAGOPIAN se tourna intérieurement vers ses souvenirs d’enfance, vers Saint Chrysole et Saint Grégoire, vers ce drapeau rouge de l’Arménie, qu’il avait tant haï depuis que les soviétiques avaient volés sa terre. Il se dit qu’il n’avait pas eu la vie de tout le monde, que ce serait peut-être mieux ainsi…Il regretta de n’avoir jamais goûté de hot-dog dans Central Park.

 

-«  salaud de voyou » jura Paul CARBONE, en se reculant vers le bureau de bois…. « vas-y François, donne l’ordre… »

 

Paul CARBONE n’aimait pas se salir les mains.

François SPIRITO prit la tête des opérations…

 




-« Mariu, tu ouvres, tu laisses couler….., Natalu, tu t’occuperas de tout le reste .Tu fais ce qu’on t’a dit »

 

Tout le reste, pensa Hagop….c’est quoi, tout le reste ?

 

Il eut le temps de repenser au jour où il s’était fait tatouer une croix arménienne, par un marin de Naples, sur le haut de son bras droit….

« Arménie…..attend-moi, j’arrive » murmura HAGOPIAN , avant de tourner ses yeux vers le tuyau en caoutchouc.

 

L’homme qui avait répondu au nom de Mariu, s’approcha de la potence, déplaça la tête de la petite vanne de bakélite, imperceptiblement d’abord, jusqu’à ce qu’une goutte parfaite quitte le bocal et s’engage dans le tuyau de caoutchouc……une goutte, puis deux, puis trois….puis plus encore…

 

L’Arménien ressentit, sans savoir pourquoi, et si soudainement, un énorme chagrin. Une minute après, il eut soudain chaud, très chaud ,il vit la lumière de la pièce qui devenait de plus en plus brillante, et se dit qu’il aurait bien aimé avoir des lunettes de soleil. C’est à ce moment que son cœur commença à battre la chamade, de plus en plus fort, de plus en plus vite, et que, tout se mit à tourner.

 

-« Je vous emmerde tous » réussit-il à dire…. «  Je vous…….. »

La tête d’Hagop HAGOPIAN retomba sur sa poitrine. Son cœur avait cédé, la drogue avait été la plus forte.

 

Paul CARBONE questionna du regard son associé.

-« François ? »

-« Allez, virez moi cette ordure, coupez lui les doigts, arrangez le comme il faut, le temps de retarder un peu les cognes….. » demanda SPIRITO….

-« Paul, on va pas faire ça un dimanche, quand même ? »

-« Non, on va attendre lundi…..vous l’emballez au frais, vous viendrez le cherche lundi soir, vous n’aurez qu’à le balancer au Panier, près du « 69 »

 

 

Mardi 27 avril 1937

L’Evêché

 

Vers le 12 avril, le corps mutilé de l’homme du « Panier »  qui n’avait déjà passé que trop de temps dans le frigo de l’Hôtel-Dieu, avait dû changer de domicile Le Docteur GARABEDIAN avait alerté le commissaire :

 

-« Ton client, il faut me le mettre autre part….je peux pas le garder. Le corps est en train de se dégrader, même avec le frigo à plein tubes. Je vais signer un certificat d’inhumer »….

 

La municipalité avait fait le nécessaire, une vague fosse commune au cimetière Saint-Pierre,un petit matin pluvieux, des croque-morts pressés, un gardien de cimetière qui avait simplement noté : homme, entre 50 et 60 ans, pas d’identité , cercueil en bois blanc, carré 13 concession 8.

 

Ange ORSINI  s’était  accordé une grasse matinée, fatigué par une nuit de contrôle au Panier, où il avait couru après des voyous turcs qui vendaient de l’alcool frelaté à des tenanciers à moitié honnêtes. L’affaire du corps mutilé n’avait pas beaucoup avancé. Personne ne connaissait de Gérard qui avait soudainement disparu, ni les indics, ni les tapins, n’avaient quoi que ce fut à dire d’intéressant. Un peu plus tôt, dans la matinée, RUSSO avait déposé à son attention, l’exemplaire du jour du Petit Marseillais qui titrait en grasses :

 

 

 

« CADAVRE MUTILE AU PANIER : LA POLICE PIETINE

   QUI EST DONC L’HOMME RETROUVE PRESQUE NU ? PRES D’UN BAR DE NUIT ?

 

Le 5 avril dernier, au soir, faisant suite à la demande  d’une ancienne prostituée, la police de Marseille a été appelée dans le quartier du Panier pour venir y récupérer le cadavre mutilé d’un homme entre cinquante et soixante ans, d’après les témoins. L’homme avait eu les doigts sectionnés, et portait une blessure à la jambe gauche. Certains pensent qu’il s’agit là d’un règlement de compte entre voyous, un différend existant entre un propriétaire Turc d’un établissement de nuit, et d’autres concurrents. Le commissaire Ange ORSINI a été chargé de l’affaire mais la police n’a, jusqu’à présent, pas progressée. L’homme portait en haut du bras droit, le tatouage d’une croix qui pourrait faire penser à un étranger. D’après nos sources, il a été enterré anonymement dans une fosse communale au cimetière Saint-Pierre. Le commissaire ORSINI assure continuer son enquête. La police résoudra-t-elle cette étrange affaire ? »

 

 

 

Jeudi 13 mai 1937

 




Depuis qu’il avait lu l’article du journaliste dans le Petit Marseillais, Nazar s’avait qu’il était à l’origine du meurtre.

Un autre Arménien ? Non, ce n’était pas possible. Tout prenait maintenant place, quel fou, il avait été, de prévenir CARBONE, en espérant une quelconque rétribution….De la trahison, c’était de la pure trahison. Nazar savait qu’il faudrait en payer le prix.

Depuis de nombreuses années, Le conseil Arménien se réunissait toujours  dans un café Arménien, « La Ville de Gorkis », tenu par Siméon BAGDIKIAN, un homme dont tout le monde louait la gentillesse et la patience.  Cette année, le conseil avait décidé de changer de crèmerie, et c’est au  « KADJARAN »  que les sages avaient décidé de se retrouver.

 

 Depuis qu’il s’était installé, même si sa réputation avait souffert de nombreux accrocs, Nazar avait essayé de garder un minimum de contacts avec la communauté. Certains le regardaient de travers, d’autres l’enviaient, d’autres encore n’auraient jamais franchi le pas de sa porte.

 

Pourtant, c’était bien l’établissement de Nazar qui avait été choisi, peut-être histoire de lui faire comprendre qu’il était avant tout Arménien et que la communauté devait passer avant tout le reste, différends et morale compris ?

 

Depuis la  fois où Nazar avait vu Hagop HAGOPIAN, le jour de la funeste transaction, il lui avait semblé que la vie qu’il menait ne valait plus la peine d’être vécue. Une toile gluante avait pris au piège son esprit, il avait laissé tomber son bar, confié la gestion à un neveu fraîchement débarqué de Tachir, où ses parents et lui avaient, par miracle, survécu à 1915. Nazar s’était assis avec les membres du conseil, sans y prendre un quelconque plaisir, comme il le faisait d’habitude. Il était même allé se confesser, honteux de cette trahison, mais n’avait pu retrouver de quiétude après son entretien avec le prêtre de la Cathédrale des Saints-Traducteurs, de Marseille.  Nazar n’aurait jamais pensé qu’il put porter un tel poids sur les épaules. D’un seul coup, l’argent ne l’intéressait plus, il ne souhaitait plus rien, qu’un châtiment rapide.

-«  Vous devez continuer à vivre » lui avait dit le prêtre qui l’avait reçu…..mais Nazar n’en avait plus envie, et ne s’était ouvert à personne de la trahison commise envers un des siens.

 

Il allait devoir vivre avec….Le conseil s’était déroulé normalement, Nazar avait voté les différentes propositions, l’air a tel point absent et perturbé que le plus ancien des Arméniens,  le bon docteur Bartev TOUMANIAN s’était approché de lui une fois le conseil terminé.

 

-« Je vous ai trouvé bien triste, DEIRMENDJIAN… !

-« Mais non, Docteur, juste fatigué… »

 

La soirée s’était terminé par un cognac arménien, un Ararat fait de treize cépages, et les hôtes étaient repartis, laissant le plancher aux activités nocturnes habituelles de l’établissement.

 

En fin de soirée, Nazar DEIRMENDJIAN s’était isolé dans son bureau . Il avait tiré du tiroir de son bureau, une magnifique feuille de papier d’un blanc immaculé, s’était assis sur son fauteuil, puis, ayant fait de la place en écartant machinalement les factures des fournisseurs qui attendaient d’être payées, avait commencé sa lettre en s’appliquant comme un écolier :

 

 



 

Marseille, ce Jeudi 13 mai

 

A L’attention de Monsieur Le Commissaire ORSINI

Hôtel de Police de l’Evêché, à Marseille

 

Monsieur le Commissaire.

J’ai lu dans le journal que la police avait trouvé un cadavre dans le quartier du Panier et que vous étiez chargé de l’enquête.

Je crois que ce cadavre est celui d’un certain d’Hagop HAGOPIAN.

Je regrette d’avoir, probablement, été la cause de son décès.

Ne pouvant supporter l’idée de ma culpabilité probable, comme le fait qu’un Arménien ne puisse avoir de sépulture véritable, j’ai décidé de mettre fin à mes jours.

Nazar DEIRMENDJIAN.

 

Il prépara ensuite  une autre lettre, qu’il plaça sur la cheminée du bureau, juste à côté de celle destinée au commissaire ORSINI, celle-ci à l’attention du notaire, Maître MELIKIAN

 

Marseille le jeudi 13 mai 1937

 


Ceci est mon testament.

 

Je lègue à mon neveu Armen PACHINIAN, mon bar-restaurant  le KADJARAN, ainsi que la totalité des contenus de mes comptes en banque, et de mes avoirs. Je lui demande en échange de se comporter mieux que moi, et de continuer à servir le conseil comme je l’ai toujours fait. Il devra, si c’est le cas, faire exhumer le corps enterré anonymement au cimetière Saint-Pierre, vérifier que celui-ci a un tatouage sur l’épaule droite, représentant une croix Arménienne, et si c’est le cas, le faire enterrer suivant le rite Arménien. Il devra en outre prendre en charge les frais inhérent à ces obsèques.

 

Fait à Marseille, sain de corps et d’esprit.

 

Il retourna au bar , chercher une bouteille d’Ararat….Il n’avait pas été ivre depuis bien trop longtemps.

 

 

 

 

 

 

Vendredi 14 mai 1937

00H01

 

Au bout du bras, son pistolet automatique Beretta 9 mm, 1934, Calibre court serré dans la main gauche, Nazar DEIRMENDJIAN pris le temps de repasser dans sa mémoire les différents évènements de sa vie qui l’avaient amené à ce point de non-retour…..son arrivée en France à Marseille, sa quête du gain, sa soumission  aux voyous, ses hésitations, sa collaboration épisodique avec Paul CARBONE, sa trahison récente.. Il tenta de se trouver des excuses, des raisons incontournables.

 

A 00H17, il se dit simplement : je suis un lâche…..je ne mérite pas de vivre.

 

D’un geste mécanique, Il plaça le canon de son pistolet , sous son menton, l’index sur la détente, contracta son doigt en fermant les yeux aussi fort qu’il le pût…. La détonation réveilla les voisins…..une partie du crâne de Nazar DEIRMENDJIAN avait atterrie  sur une photo encadrée de la petite église de KATOGHIKE (8) , recouvrant le cadre de matière cervicale et de sang. Le bureau fut rempli d’une odeur de poudre. Des lumières  apparurent à quelques fenêtres de la rue  Neuve Sainte-Catherine, l’une d’elle s’ouvrit, une vieille femme apeurée se mit à crier «  au secours, au voleur, police » sans même savoir de quoi il retournait.

 

Un homme en uniforme de marine, qui passait par-là , s’approcha de la porte du KADJARAN…. : « Holà, quelqu’un ? Il y a quelqu’un ? »

 

Ayant pénétré dans l’établissement, entraînant dans son sillage un employé du nettoyage de la ville de Marseille, visiblement éméché, qui chantait «  La Madelon », le marin fit des yeux, le tour de la salle déserte.

Il remarqua   le halo de lumière dans l’encadrement de la  porte du bureau restée entr-ouverte. Il pénétra dans la pièce,  suivi par l’ivrogne.

 

Le corps de DEIRMENDJIAN était retombé, le buste sur le bureau, un énorme trou dans l’arrière du crâne. Alors que l’éboueur ivre, vomissait sur le tapis du bureau, les excès de sa soirée, le marin marcha jusqu’au bar, et composa le numéro de Police-Secours :

 

-« La Police ? Il y a un mort au « KADJARAN »…..oui, je suis rentré quand j’ai entendu le coup de feu depuis la rue……vous voulez que je reste sur place ? …….oui, comme vous voulez……je n’ai rien à cacher…..et puis un mort, on ne le laisse pas tout seul……d’accord, je vous attends…..oui, c’est rue Neuve Sainte-Catherine »

 

A l’hôtel de Police de l’Evêché, César CORTES, un vieux flic qui avait vécu  Verdun, et avait perdu foi en l’humanité, raccrocha son téléphone.

 

-« Merde, et  il n’y a ni ORSINI, ni RUSSO….je vais devoir aller me coltiner de la barbaque….. »

CORTES descendit de son deuxième étage, récupéra au passage une brigadier et quatre agents de police . Il grimpa dans la vieille MATFORD Cabriolet, de son service, et se dirigea, suivi du panier à salade, vers le bar de « feu DEIRMENDJIAN ».

 

CORTES fit rapidement le tour du bureau, des tiroirs, des placards…..Il y avait des factures, des bons de commande, une ou deux bouteilles ouvertes, portant des étiquettes imprimées en caractères Arméniens. Il trouva au pied du bureau le BERETTA 9 mm qui avait servi à DEIRMENDJIAN.Il trouva également une carte de visite d’un établissement de nuit connu sous le nom de « 69 », de mauvaise réputation, mais en haut de la liste sur ce qu’il convenait de visiter à Marseille quand on était célibataire, et avec des moyens.

 

-« Vous enverrez ce client à l’Hôtel Dieu, vous leur direz de le garder au frais. Il n’y a pas de légiste de permanence. Vous me laissez quelqu’un devant la porte, jusqu’à demain….il faudra trouver un serrurier à la première heure. Je vous enverrai une réquisition… »

 

César CORTES ne opuu s’empêcher de voir les deux enveloppes sur le manteau de la cheminée. Il ne les ouvrit pas. Il était de l’ancienne école… Il quitta la rue Neuve Sainte-Catherine avec dans la tête les traditionnelles questions que tout flic Marseillais se posait, après la découverte d’un macchabée : qui ? comment ? et surtout pourquoi….En pleine guerre de gangs, il n’était pas rare que des morts suspectes révèlent règlements de comptes ou malversations.

En arrivant à l’Evêché, CORTES se mit au travail pour rédiger un rapport précis à l’attention  de la brigade criminelle.

 

 

Vendredi 14 mai, 09H30

Hôtel de Police de l’Evêché.

 

Ange ORSINI retrouva Gaspard RUSSO dans la salle d’armes. Il était de coutume de laisser en partant, son arme de service, pour ne la reprendre que le lendemain. RUSSO interpella le commissaire ORSINI

-« Oh, Ange, tu vas avoir du travail aujourd’hui…..il y a eu du dessoudage rue Neuve Sainte-Catherine….enfin, du dessoudage, je ne sais pas…ça ressemble à un suicide….le rapport est sur ton bureau…..il faudra que tu regardes ça…..c’est CORTES, qui s’en est occupé…..Le client est à la morgue de l’Hôtel-Dieu, avec un gros trou dans le crâne…. »

 

ORSINI soupira…… !

 

-« c’est le temps des cerises, et toi tu me parles d’un macchabée ? T’est pas un peu fada dans ta tête ? »

Ange ORSINI entra dans son bureau et ferma la porte. Il sortit de son paquet une « Naja », tassa le tabac sur le bord de sa table de travail, l’alluma, et ouvrit la fenêtre…A L’extérieur, sur le rebord, a quelques centimètres du vide, une pigeonne avait construit un nid en branchages. Visiblement, l’oiseau devait être habitué aux hommes. La pigeonne ne bougea pas quand ORSINI avança une main qu’il voulait affectueuse. L’oiseau regarda l’homme, en sachant qu’il n’avait rien à craindre. Le vacarme de Marseille parvenait un peu étouffé, avec en bruit de fond, la sirène d’un paquebot en partance pour l’Afrique du Nord.

 

Le rapport de César CORTES était bref. La mort d’un homme résumée en trois lignes. « CORTES, ou l’art de synthétiser… » pensa le commissaire. Une enveloppe à son attention était jointe au rapport, ainsi qu’une autre missive à un notaire.

 

Il s’assit à son bureau, ouvrit l’enveloppe, lu l’étrange confession de Nazar DEIRMENDJIAN.

 

« DEIRMENDJIAN ? DEIRMENDJIAN ? ça me rappelle une autre affaire….et HAGOPIAN, c’est qui ? Un autre Arménien ? Un autre voyou ? KADJARAN ? Je connais le nom de ce boui-boui…… »

 

ORSINl n’oubliait jamais un nom….Il savait qu’il avait vu le nom de Paul CARBONE dans un rapport de surveillance concernant le KADJARAN….s’il se souvenait de quelle affaire il s’agissait, il avancerait vite….

 

L’Hôtel de Police de l’Evêché sentait le tabac froid et l’eau de Javel.

ORSINI pensa que la ville était maudite, que les voyous n’auraient jamais dû   y avoir leur place, et que lui avait un rôle à y jouer.

Il descendit le grand escalier de bois et  prit la direction des archives…

A moins de trois kilomètres, Paul CARBONE (9) et François SPIRITO (10) entamaient leur petit-déjeuner

Ils ne pensaient déjà plus à l’Arménien.


Miramas, Avril 2024

Jour de la mémoire du génocide Arménien

 

 

 

(1)    Une légende indique que  François SPIRITO aurait sauvé la vie de Paul CARBONE en Egypte en 1913. A ce moment, Hagop HAGOPIAN était âgé de 24 ans…Il semblerait que la personne qui a sauvé Paul CARBONE n’était en fait pas François SPIRITO, mais une autre personne qui connaissait CARBONE et semblait être au courant de ses démêlés avec les voyous du Caire.

 

(2)    Petite barque de pêcheur de la région de Marseille, Toulon ou Nice

 

(3)    Carouble : argot signifiant «  fausse clé »

 

(4)    Ասում եմ, եթե արագության չհասնեք, խեղճացել եք ու աղքատության մեջ կմեռնեք...    Մենք հիմա պետք է փոխվենք...En Arménien dans le texte

 

(5)     Hôtel de Police à Marseille 

 

(6)    A ta santé…Vive l’Arménie

 

(7)    Compagnie de chemins de fer Paris-Lyon-Méditerranée, une des anciennes compagnies précédent la création de la SNCF

 

(8)    Supposée être la plus vieille église du monde… !

 

 

(9)    Paul Carbone (Paul Bonnaventure Carbone), surnommé Venture, né le 14 février 1894 à Propriano, en Corse, et mort le 16 décembre 1943 à Chalon-sur-Saône, est un criminel corse impliqué dans le milieu corso-marseillais de 1920 jusqu'à sa mort en 1943. Il est le premier parrain reliant le crime organisé au monde politique. Associé à François Spirito qui deviendra un des initiateurs de la French Connection, la vie de Carbone inspire le film Borsalino avec dans les rôles principaux Alain Delon et Jean-Paul Belmondo.

Fils de Paul Carbone, marin, et de Marie Reusciti, ménagère, Paul Bonnaventure Carbone naît à Propriano en Corse le 14 février 1894. Il est le descendant de la nourrice de Napoléon, Illéria Carbone. Carbone grandit à Marseille dans le quartier populaire du Panier, où il est, déjà, un petit voyou turbulent. À l'école, c'est un bon élève. Son père meurt alors qu'il a douze ans et il quitte l'école pour aider sa mère et ses deux plus jeunes frères. Il accepte n'importe quel travail -vendeur de journaux, docker, marin- pouvant l'aider à soutenir financièrement sa famille.

À l'âge de 15 ans, il part à Alexandrie, en Égypte où il se lance dans le proxénétisme. Il adopte les codes du milieu: parmi ses nombreux tatouages on note l'inscription "Au bonheur des dames" sous l'ombilic. Il envoie la majeure partie de ce qu'il gagne à sa mère en France. Son succès attise les convoitises de proxénètes rivaux. En 1913, trois d'entre eux kidnappent CARBONE, l'emmènent dans le désert et l'enterrent dans le sable jusqu'au cou. Il est sauvé trois jours plus tard par François SPIRITO, un Sicilien qui avait entendu les trois proxénètes se vanter de leur forfait dans un bar. SPIRITO a immigré très jeune à Marseille. Entre les deux hommes se noue une solide amitié et ils deviennent partenaires en affaires. SPIRITO est aussi proxénète. Avec CARBONE, il monte un mini-empire basé sur la prostitution faisant venir les femmes de Paris pour les faire travailler dans les bordels égyptiens, le Caire étant une plaque tournante de la traite des Blanches. Puis ils prennent des parts dans des maisons closes de Marseille avec d'autres Corses, mais aussi à Paris où CARBONE est ami avec le préfet de police, Jean Chiappe, d'origine corse.

Après s'être rétabli de sa mésaventure, CARBONE veut quitter l'Égypte. Il s'engage avec SPIRITO dans la compagnie des messageries maritimes et sillonne les mers du monde entier. Les Corses sont très présents dans l'administration coloniale française : on retrouve des Corses en Indochine, en Afrique du Nord et dans toute la sphère d'influence française. CARBONE et SPIRITO se rendent à Shangaï et trafiquent l'opium ; ils nouent des contacts dans tous les comptoirs où est implantée la diaspora corse jusqu'à ce qu'éclate la première Guerre Mondiale. À ce moment, le duo retourne en France et s'engage dans la guerre. Affecté en tant que chasseur de 2e classe dans un bataillon d'Afrique en raison de ses antécédents judiciaires, il est incorporé au 4e bataillon d'infanterie légère d'Afrique à compter du 1er septembre 1914 puis le 10 mars 1915 il passe au 3e bataillon de marche d'infanterie légère d'Afrique et revient en métropole.

Envoyé en 1re ligne sur le Chemin des Dames, CARBONE est blessé au bras droit le 23 mai 1915 au canal de l'Yser et il est cité à l'ordre du bataillon. Après avoir été arrêté pour coups et blessures, il est renvoyé, le 12 octobre 1915, aux Bat' D'Af, un bataillon disciplinaire, le 4e bataillon d'infanterie légère d'Afrique, situé en Algérie où se côtoie l'élite de la voyoucratie. Durant la guerre, sur le front de l'Ouest, il se lie d'amitié dans les tranchées avec Simon Sabiani, futur premier adjoint au maire de Marseille, lui-aussi mobilisé.

À la fin de la guerre, il est décoré de la Médaille coloniale avec agrafe Tunisie pour sa bravoure aux opérations dans le sud tunisien pendant la période du 1er septembre 1915 au 1er août 1916.

Après la fin de la guerre, CARBONE et SPIRITO partent pour l’Amérique du Sud. Au Pérou, il se lancent dans le proxénétisme et font travailler 20 femmes. Le duo retourne à Marseille en 1919 où il se lance dans le proxénétisme et le trafic d'opium. En 1921, il demeure à Sedan, au 8 rue d'En-Haut puis à partir de 1925 au 2 rue Audimar à Marseille

Pendant 20 ans, Paul CARBONE, épaulé de SPIRITO, sera l'homme fort de Marseille. À la fin des années 1920, il se lie à des politiques, exploite de nombreuses maisons closes, pratique la traite des Blanches, rackette à tour de bras sur toute la côte et pratique toutes sortes de trafics. Les deux hommes sont impliqués dans le trafic de drogue, spécialement l'héroïne et la cocaïne. Ils créent un laboratoire de transformation d'opium en provenance de Turquie, d'Égypte et d'Indochine à Bandol, près de Marseille. Après transformation, l'héroïne est envoyée aux États-Unis au réseau de Lucky Luciano. C'est les bases de la French Connection. Ils possèdent un bar rue Pavillon, le bar Amical et le restaurant Beauvau, rue Beauvau. Ils dirigent leurs empires depuis ces établissements. À Marseille, ils possèdent plus de 25 bordels, la plupart occupés par des jeunes femmes européennes et d'Amérique du sud forcées à la prostitution. CARBONE possède aussi des réseaux de prostitution en Argentine, Égypte et Espagne.

Bien que l’absinthe produite par Pernod Fils soit bannie du territoire français en 1914, CARBONE en importe clandestinement d'une distillerie de Tarragone en Espagne. En 1936 où la France décide des sanctions économiques sur les produits italiens pour sanctionner l'État fasciste après l'invasion de l'Éthiopie, CARBONE passe en contrebande 34 tonnes de fromage Parmigiano Reggiano à destination de la population italienne de Marseille. Durant la guerre civile espagnole, CARBONE vend des armes aux franquistes.

À Paris, le caïd marseillais possède aussi des intérêts dans plusieurs établissements. Joseph Marini, chef de le pègre parisienne, est un ami de CARBONE. Il installe d'abord un bordel haut de gamme à Montmartre. À cette époque, tous les bordels de Paris sont contrôlés par un Italien obèse, Charles Codebo. CARBONE et SPIRITO mettent la main sur ses affaires. Avec l'argent gagné à Paris, ils ouvrent des maisons closes dans toute la France, avec des femmes en provenance d'Europe et d'Amérique du Sud.

 

 

(10)François Spirito ,naît à Itri (Italie) de parents napolitains, qui émigrent à Marseille alors qu'il est enfant. Il débute comme garçon de café, puis devient scaphandrier, avant de faire son service militaire, en 1920, au 7° Génie. Dans les années 1920, il devient l'ami et associé de Paul Carbone. Tous deux se seraient liés d'amitié en Égypte, puis Spirito serait devenu et resté le plus fidèle allié de Carbone. Ils deviennent des figures centrales du milieu marseillais des années 1930-1940 ayant la main sur la prostitution, le racket et différents trafics, notamment celui d'opium puis d'héroïne. En 1939, il est inculpé à Boston pour avoir fait passer 100 kg d'opium à bord du SS Exeter (des American Export-Isbrandtsen Lines )

Ils sont en relation avec les milieux politiques et patronaux, travaillant particulièrement avec Simon Sabiani1er adjoint de 1929 à 1935 et qui rejoignit le Parti populaire français (PPF) de Jacques Doriot, après avoir milité au sein du Parti d'unité prolétarienne, situé entre la SFIO et le PCF. Avec Paul Carbone, ils utilisent leurs hommes pour faire la chasse aux communistes sur le port de Marseille. Spirito est alors surnommé Lydro à cause des traces de petite vérole, ou Beau Ficelle pour sa taille et son élégance. 

En mars 1934, Carbone et lui sont mis en cause, puis rapidement disculpés, pour le meurtre du conseiller à la Cour Albert Prince qui enquêtait sur l'affaire Stavisky. Leur retour à Marseille, orchestré par le député Simon Sabiani, est triomphal.

Pendant la guerre, les deux collaborent avec les occupants allemands, par intérêt. Alors que Carbone meurt dans le déraillement d'un train opéré par la Résistance en décembre 1943, Spirito, peu avant la Libération, s'enfuit en Espagne puis en Amérique latine et enfin aux États-Unis, où il trafique de l'héroïne, créant ainsi la fameuse French Connection. Il est arrêté à New York pour trafic de stupéfiants et va purger deux ans à la prison d'Atlanta. Il est ensuite expulsé des États-Unis et extradé vers la France où il aurait dû être jugé pour sa collaboration dans les années de guerre mais le procès ne se tiendra pas.En 1954, poursuivi pour vol à main armée en 1943 contre le fromager Rivet, de Cherisy, il est acquitté par la Cour d'assises d'Eure-et-Loir, le procureur reconnaissant l'absence de preuve à son encontre.

Spirito meurt à Toulon dans le quartier de la Loubière le 9 octobre 1967, rangé des affaires. Marié, il était père de deux enfants.

 

 

 

 

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