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INVENTAIRE



Avant que j’oublie tout…des mots qui comptent pour moi, va savoir pourquoi…

…si,si, je sais pourquoi…

Pour mon fils Cyril, il saura trouver ce que ces mots veulent dire…


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ALPHONSE DAUDET (Rue)


La rue était à double sens. Il y avait un confiseur, MARADEL, un marchand de couleur à l’ancienne, BELVAULT, un troquet, un magasin de vêtement, une banque, une boucherie avec grilles en métal qu’on fermait le soir, et sciure de bois au sol pour absorber le sang. D’ailleurs, toutes les boucheries du quartier étaient munies de grilles en métal. Les « vitrines » n’existaient pas encore pour ce genre de commerce.


C’était comme ça.


Personne ne se posait de question. Il y avait bien sûr l’inévitable bougnat, le Père CHARREIRE qui livrait les boulets, son épouse qui tenait la taule et le bar. Le brave homme est resté debout jusqu’au dernier jour, morphinisé en veux-tu en voilà pour cause de cancer de la vessie…Enfin, il y avait l’épicier , aussi à l’ancienne, « Les Caves Saint-Pierre » , où officiaient Madame et Monsieur NEYRINCK, des gens du nord, je crois, qui te mettait des patates Bintje dans son cabas, elle un châle sur les épaules, lui avec un béret vissé sur la tête, une vague moustache, un mégot de gitane pendu à la lippe, et un crayon à mine coincé sur l’oreille droite. Il chaussait au moins du 47 et portait une longue blouse grise en toile. De temps en temps, il appuyait sur un bouton qui te faisait sortir un « monte-charge » du sous-sol. Il entassait sur la plate-forme du truc, des casiers de bouteilles de pinard vides, tu sais, des gros casiers en bois pour dix « litres étoilés », et renvoyait le tout dans sa cave pour libérer de la place dans la boutique. Au numéro 2, il y avait mon royaume. Il n’y avait pas d’ascenseur. La cage d’escalier était fraîche. Nous habitions au troisième. Au second vivaient des réfugiés Hongrois dont les trois enfants, tous en bas âge, couchaient dans une commode à tiroir. Vers la fin des années cinquante, nous sommes montés de deux étages, dans le nouvel appartement, une combinaison de trois pièces avec en plus un atelier d’artiste. L’appartement fut transformé en un véritable duplex. Le sol de la cage d’escalier, au rez-de-chaussée, était fait de carreaux alternativement noirs et blancs. En été, quand on passait de l’ombre du hall d’entrée à la lumière de juin ou de juillet qui avait envahi la rue, on se sentait enveloppé par une chape de chaleur douce. L’air sentait Paris, ce mélange d’effluves diverses fait de gaz d’échappement, d’odeurs de goudron, de senteur d’expresso quand tu passes devant un troquet…Le troquet avait plusieurs fois changé de propriétaire, depuis le départ définitif de Monsieur Charreire, les souvenirs, et l’odeur de café étaient restés, cachés dans l’arrière-boutique ?

L’immeuble du 2, rue Alphonse Daudet, avait reçu un prix d’architecture l’année de sa construction…Il avait été destiné à devenir une maison de convalescence et, à chaque étage, des vitraux peints à la main, avec des motifs médicaux, séparaient l’escalier « noble », le grand escalier, de l’escalier de service utilisé, en théorie, par la domesticité.

Jusqu’à la fin des années cinquante, il n’y avait pas d’ascenseur dans l’immeuble. Les co-propriétaires se mirent d’accord pour en installer un, mais il y avait une participation financière importante de la part de chacun. Pour pouvoir se servir de l’ascenseur Schindler, il fallait être en possession d’une clé qui n’était attribuée qu’à ceux qui avaient financièrement contribué au projet. Pour gérer le fonctionnement de cet engin, une association avait été créé : l’Ascaldau (Ascenseur Alphonse Daudet) dont mon père fut, pour un temps, président, étant à l’origine de cette initiative. Vingt ans après l’installation de l’ascenseur, on en parlait encore pour dénoncer la mauvaise volonté des uns et des autres, les « prêts » illégaux de clés d’accès au septième ciel, et autres malversations « élévatrices ». Les habitants du premier étage avaient, eux, décidé qu’ils se passeraient de la mécanique élévatrice, et montaient leurs courses à pied. Il n’y avait d’ailleurs pas de porte prévue à cet étage. A l’origine,


BARDO (Palais du)


Quand on allait se promener au Parc Montsouris, on ne passait parfois pas très loin de ce que j’appelais le palais des « mille et une nuits ». Il s’agissait d’une sorte de « château », ou de « grand manoir » avec des petites coupoles, un bâtiment qui faisait vraiment penser à « l’orient » ou au moins l’Afrique du Nord. C’était en fait une copie du Palais du Bardo de Tunis, la résidence d’été du « Bey » de Tunis (5). Au cours des années, j’étais passé, des centaines de fois, devant cet étrange endroit, qui abritait des installations météorologiques jusqu’en 1974. Il avait été laissé ensuite à l’abandon. Quand j’empruntais, en voiture, le boulevard Jourdan, en revenant du travail, il n’y avait pas une fois sans qu’à la vision de cette copie en taille réduite du Palais Tunisien, ne me reviennent en mémoire des centaines de souvenirs de jeudis, à genoux sur le sable et les graviers, pilotant d’une main experte mes Dinky Toys en vrai métal, sur les pistes pour les petites autos du Parc, pas loin du pont qui enjambait la voie de chemin de fer du « Train de Sceaux ».

Une certaine fin de journée, une longue file de camions de pompiers réduisait la circulation à une seule voie sur le boulevard Jourdan. Le « Palais du Bardo » brûlait, emportant dans ses flammes une partie de mon enfance.





BARTEK (Chez)


Quand le père était en manque de Pologne, ce qui arrivait parfois les dimanches d’hiver, il annonçait : « on va chez Bartek ».

On faisait le trajet souvent avec l’autobus « 38 », à moins que ce ne fût avec la voiture qu’il fallait garer rue Gay Lussac, à une époque où, par bonheur, on pouvait espérer trouver une place en quelques minutes.

La peinture extérieure de l’établissement était carmin et blanche. Il y avait, à l’extérieur, un menu écrit dans une langue illisible et imprononçable, sauf par les initiés qui appartenaient à la communauté Polonaise de Paris. C’était systématique : Barszcz aux betteraves rouges dans lequel le propriétaire laissait tomber une généreuse louche de crème fraîche, Bigos, un ragoût de viande à la choucroute et aux champignons, et pour terminer le repas, une part de gâteau « Makowiec », une sorte de roulé aux graines de pavot. Sur la table trônaient des bouteilles de bière Zywiec, une marque fondée en 1856 par Charles Ferdinand de Habsbourg. Les enfants que nous étions faisaient semblant d’aimer ce liquide doré et sa fine mousse blanche, mais nous préférions l’eau gazeuse qui était, pour nous, signe évident de « jour de fête » car nous n’en consommions qu’au restaurant.

(Avant, c'était l'Auberge Bartek...c'est devenu un chinois de plus)



Pendant quelques instants, le père discutait dans sa langue natale avec le serveur, il était dans son monde. Parlait-il de Cracovie, de la guerre, du futur, de la riche histoire de son pays ? Impossible de savoir. Souvent, on repartait à pied, quitte à marcher depuis le Luxembourg, près duquel se trouvait « Bartek », jusqu’à Alésia. Nous suivions le trajet de l’autobus « 38 » en passant par les arrêts que je connaissais et que je peux encore nommer : Auguste-Comte, Val de Grâce, Observatoire-Port Royal, Hôpital Saint-Vincent de Paul, Denfert-Rochereau, Mouton-Duvernet, puis Alésia. Le père était très attaché à ses origines, mais gardait une rancœur sourde à l’encontre de son « peuple ». « Ce sont des manants » disait il. « Ils sont antisémites, ces salauds ». Le père avait au fond de lui une fabuleuse passion pour Frédéric Chopin, et un incroyable attachement pour les traditions culinaires de son pays natal, mais il portait aussi, au fond de lui, une tragique blessure dont nous n’avions pas encore conscience….


BON CEP (Au)


Il s’agissait d’un petit restaurant de quartier, même pas de quartier…de pâté de maison, on va dire…

Il devait y avoir huit tables, pas plus, des nappes en papier, des corbeilles à pain, des verres « Duralex », un « plat du jour » par jour du lundi au samedi, fermé le Dimanche. Il se trouvait sur la minuscule placette que constituait le carrefour des rues Bezout et Montbrun. De temps à autres, la famille se retrouvait pour y déjeuner. Comme j’ai souvenir d’un ciel toujours bleu et de chemisettes, je pense que cela devait être en été. Je me souviens encore du goût du pain, et de l’agitation qui régnait dans l’établissement. On y trouvait des peintres en bâtiment, des maçons couverts d’enduit, des ouvriers de tout corps de métier. Il y avait une incroyable odeur de frites en permanence, même s’il n’y avait pas de frites au menu (ce qui, je dois l’avouer, était bien rare).


(Avant c'était " Le Bon Cep", c'est devenu un "pseudo japonais")



BON MARCHE


C’était certainement le plus beau magasin du monde. On y entrait toujours par le rayon « parfumerie » qui commençait une fois franchie la porte qui s’ouvrait à l’angle de la rue du Bac et de la rue de Sèvres. Il y avait des liftiers pour faire fonctionner les ascenseurs. De temps en temps, à la place d’un homme, il y avait une femme en jupe avec des gants blancs. On te récitait la litanie des rayons que contenait le grand magasin : premier étage, lingerie fine, parapluies, articles de voyage, deuxième étage jouets, meubles, articles de puériculture, cuisine, meubles…Je ne voyais que le cuivre de grilles qui était si brillant qu’on en avait presque mal aux yeux. Dans les rayons, les bruits étaient étouffés, on était entouré de bon goût, de bourgeois, de sagesse, de curés ou de bonnes sœurs, qui cherchaient, dans un rayon dédié du magasin, des vêtements en accord avec l’humilité demandée et le budget accordé pour se vêtir. Le quartier du Bon Marché était truffé de congrégations religieuses de toutes sortes, les frères de ceci, les sœurs de cela, la chapelle de la médaille miraculeuse. Tu avais encore des curés à l’ancienne, avec missel, grosses galoches, et barrette sur la tête. Parfois, il fallait passer de « l’ancien » magasin (3) au « nouveau ». Il existait, au sous-sol, un vaste passage qui reliait les deux bâtiments. Dans les murs de ce passage, à droite comme à gauche, avait été installés des aquariums.


Quand tu passais, tu pouvais sentir l’odeur si particulière de l’eau brassée, et voir les couleurs des poissons exotiques. Sur les quelques mètres qui séparaient les deux mondes, tu étais, pendant trois ou quatre secondes que durait ton passage, enveloppé par une douce humidité. Tu avais le cerveau qui partait à la dérive vers des Caraïbes où tu n’irais jamais.


BOUCHERIE LELAIDIER


C’était le boucher qui se trouvait au coin de la rue Marie-Rose et de la rue Sarrette. Pas loin, se trouvait le couvent des pères Franciscains. Le père Corentin Cloarec avait été assassiné là par des « gestapistes ». La rue de la Voie Verte, presque parallèle à la rue Sarrette, est devenue Rue du Père Corentin après la deuxième guerre.

Dans la boucherie, Il y avait de la sciure de bois par terre pour éponger le sang qui tombait parfois. La caissière avait, comme toutes les caissières des boucheries parisiennes, un châle sur les épaules pour se protéger des courants d’air et des ouvertures de porte des chambres froides, quand tu voyais le boucher te sortir sur l’épaule, un quart de bœuf, un tiers d’agneaux, un demi porc, qu’il découpait en tas de trucs avec des noms étranges. Il ficelait le rôti dominical avec une dextérité à nulle autre pareille. Tu regardais la ficelle blanche courir le long de ses doigts, et en deux temps et trois mouvements, ton morceau de viande était paré et ficelé tellement précis que si tu avais mesuré l’espacement entre les ficelles, tu aurais eu le même chiffre partout, je suis sûr.

BRASSERIE GALLIA

( A 40mètres en diagonale, de la Boucherie LELAIDIER, se trouvait le couvent des Franciscains...Il était donc facile de sortir de la messe dominicale, et d'aller prendre possession de son rôti chez le brave boucher)

A la place du « 7 à 17 » rue Sarrette avec ses appartements pour bobos sans fins de mois difficiles, se trouvait les bâtiments de la Brasserie de la Nouvelle Gallia. Cette brasserie fabriquait une bière qui existe encore aujourd’hui. Quand ça brassait, le quartier entier puait le houblon chaud, une odeur qui n’était pas sans rappeler celle de l’urine, me semblait-il. On pouvait trouver de la bière « Gallia » dans tous les troquets du quartier et des bouteilles vides près des bancs où les poivrots du coin se mettaient sur le toit. Les bâtiments de la brasserie Nouvelle Gallia s’étendaient entre la rue Sarrette et la rue du Père Corentin. Sur le trottoir d’en-face se trouvait un petit poste de police qui permettait d’accomplir des formalités strictement administratives comme par exemple la délivrance d’une carte d’identité ou d’un passeport. Un poste de police ? une dizaine de mètre carrés, un comptoir, un banc qu’on aurait cru sorti d’un film policier sur le quai des Orfèvres…. Pour les affaires véritablement « policières », on devait aller rue Rémy Dumoncel, au « grand » commissariat.



CARAMELS


Il y avait, à une centaine de mètres, de l’école républicaine de la rue Prisse d’Avennes, une boulangerie de quartier qui se trouvait rue du Père Corentin (Corentin Cloarec, prêtre Franciscain assassiné dans son couvent le 28 juin 1944 par des collaborateurs Français travaillant pour la Gestapo). Dès la sortie des classes, à seize heures trente, les voyous du quartier courraient jusqu’à la boutique. Il y avait, dans de grands bocaux de verre, des caramels « à un franc », en fait, à un centime pièce. Un ou deux gredins faisait compter une centaine de caramel à la patronne, pendant que les autres chapardaient des cocos « Boer », Malabars, Carambar, Roudoudous et autres « bonbecs ».

Nous savions que nous n’avions que quelques secondes pour commettre notre méfait. Une fois les cent caramels dans une poche en papier (pas en plastique) on donnait les « 100 francs », et la volée de moineaux se retrouvait à l’extérieur, loin de la vitrine de la boulangerie, pour partager le fruit des larcins. Le 27 décembre 1958, les anciens « francs » furent remplacés par les « nouveaux francs » …mais l’appellation de « caramel à un francs » a subsisté en tant que « souvenir d’enfance ».


CATACOMBES


A Denfert-Rochereau, là où se trouvaient les anciens bâtiments de l’octroi, qui marquaient à une époque la limite de Paris, et représentaient une barrière douanière, il y avait l’entrée des catacombes. Tu descendais par un long escalier en colimaçon, et te voilà parti pour une balade entre les milliers d’ossements des anciens parisiens déplacés d’autres cimetières pour aller combler les vides laissés par l’extraction des pierres de construction. Une fois arrivé au bout de ta descente, tu te retrouvais en dehors du bruit de la ville. Il n’y avait plus que les conversations étouffées des visiteurs, et les explications du guide de la ville de Paris qui te racontait le machin, les cimetières trop pleins, le transfert des ossements, et même l’histoire de Philibert Aspairt, le portier du Val de Grâce, qui s’était perdu dans les carrières en 1793, et dont le corps ne fut retrouvé qu’en 1804. Mauvaise pioche…le brave homme avait dû mourir de faim…

Une fois qu’on avait fait le tour de ce qui était visible au public, on se retrouvait en bas de la rue Rémy Dumoncel, une petite rue tranquille pas loin de l’avenue René Coty. Pendant un temps, des petits malins venaient visiter en apportant avec eux leur casque de deux-roues. Certains repartaient du cimetière souterrain avec un crâne. Par la suite, l’inspection générale des carrière, gestionnaire du royaume des morts, interdit d’entrée les casques et autres objets « suspects ».


CEINTURE (Petite)


Parfois, quand aller au parc Montsouris n’était pas possible, le substitut était la balade au « petit square » de la Porte d’Orléans. Le vrai nom était « Square du Serment de Koufra », mais pour moi, c’était simplement une occasion détournée de passer, pour s’y rendre, par la rue de Coulmiers, afin de rejoindre les traces du chemin de fer de la Petite Ceinture. C’était fascinant de voir les rails envahis par les herbes folles. J’espérais, à chaque fois, voir un train y circuler. On m’avait dit que c’était une ancienne voie. Je ne voulais pas y croire. On pouvait voir des pigeons, des chats, des chiens, qui se baladaient tranquillement sur le ballast, se sachant protégés des hommes. La ligne rentrait à cet endroit précis dans un tunnel, et ressortait en plein milieu du Parc Montsouris. J’avais essayé d’imaginer comment cela devait être, mais il n’y avait que le silence et le bruit du vent. Il y avait plein de « légendes » dont certaines étaient nécessairement vraies. On pouvait passer du tunnel de Montsouris, aux catacombes, c’était sûr.



CHARRETTE DES QUATRE SAISONS


Le long de l’avenue du Général Leclerc (que les anciens appelaient encore souvent avenue d’Orléans), on pouvait voir des charrettes des « quatre saisons ». Il s’agissait d’énormes charrettes à bras, faites d’un bois épais, généralement peintes en vert foncé, comme si la couleur était « règlementaire », en application peut-être, d’un quelconque décret municipal. Une femme, un homme, un certain âge, un aspect rugueux, un bon sourire derrière lequel tu pouvais découvrir, souvent, une véritable gentillesse. Aussi loin que remonte mon souvenir, je vois des balances avec plateaux de cuivre, et poids d’un, ou deux kilos, et peut être un petit de cinq-cent-grammes. Pommes de terre, tomates, carottes, navets, poireaux, une demi livre, une livre, et avec ceci ?

Un paquet de feuilles de papier journal était attaché au côté de la charrette, avec un morceau de grosse ficelle qui traversait le coin des pages, trouées tout exprès. Le commerçant t’emballait tes patates ou tes poireaux, l’argent changeait de main, on échangeait un sourire. Pour se protéger les mains du froid de janvier ou de mars, le « quatre-saisonnier » portait parfois des mitaines. Nous, les gamins, on n’avait jamais vu un truc pareil…De temps à autres, un « quatre-saisonnier » confiait à un autre la surveillance de son commerce sur roues, pour aller se réchauffer au « Bouquet » devant un grog, ou bien déguster un gros plant ou un beaujolais qui réchauffait l’âme.



CHAUDIERE (Chauffage central)


Pour chauffer les cent vingt mètres carrés de l’appartement, répartis sur deux étages, il existait une installation de chauffage central dépendant d’une vénérable chaudière à charbon « Idéal Standard ». Pour alimenter cette chaudière, il fallait se fournir en briquettes de forme oblongues, stockées dans un coffre métallique extérieur, près de la porte de service. Un « bougnat » (3a) se tapait les cinq étages, à pieds, avec sur son dos des sacs de 50 kilos de coke qu’il vidait dans le coffre à charbon du palier. Cela faisait un bruit pas possible. C’était en général la jeune fille au service de la maison qui avait pour mission l’entretien du feu en journée, et l’allumage de la chaudière le matin, quand cela était nécessaire. En hiver, quand il faisait encore noir dehors, on pouvait entendre le bruit du tisonnier décrochant les morceaux de mâchefer pris dans les grilles de chauffe. On savait qu’il nous restait encore une dizaine de minutes de faux sommeil, avant de devoir nous lever nous habiller. Une nuit de janvier, la chaudière s’était emballée. On pouvait entendre l’eau en train de bouillir dans le circuit des radiateurs.

La nounou avait appelé les pompiers, je m’étais retrouvé sur le balcon, en caleçon, enveloppé dans le drap de mon lit. Je me souviens très clairement la lumière du projecteur des pompiers éclairant la façade de notre immeuble, et s’immobilisant finalement sur notre balcon, et les fenêtres par lesquelles sortaient un énorme panache de fumée. La chaleur était telle que le mur qui nous séparait de l’autre appartement au même étage, s’était fendu. Les chats avaient profité de l’aubaine, et s’étaient installés chez la voisine, trouvant toute cette agitation peu à leur goût. La chaudière à charbon fut démontée après l’incendie, et remplacée par une chaudière au gaz, au grand dam de Monsieur Charreire, le bougnat du 1, Rue Alphonse Daudet, qui venait de perdre un bon client.


CHERCHE-MIDI


Au coin de la rue du Cherche-Midi et du Boulevard Raspail se tenait un bâtiment grisâtre, massif. Les adultes qui passaient devant baissaient souvent la tête. On m’avait dit que c’était une prison. Avant, comme beaucoup de bâtiments dans le quartier, c’était un établissement religieux, le couvent des congrégations des filles du Bon-Pasteur, qui accueillaient les filles libertines « touchées par la grâce et en quête de repentance » …et puis la vie en avait décidé autrement. La révolution était passée par là, les militaires avaient pris le contrôle des locaux jusqu’à leur destruction. Une prison avait alors été construite, qui avait fonctionné jusqu’en 1950.

Mes parents, qui avaient tous deux vécu la période de l’occupation, parlaient de cette prison avec une gravité qui me faisait penser qu’ils avaient dû connaitre, à un moment ou à un autre, des personnes qui y avaient été détenues, et en étaient, ou pas, ressorties à la fin des hostilités. Deux noms revenaient souvent dans les récits qui avaient trait à l’occupation de Paris par les troupes Allemandes : Cherche-Midi et Fresnes. Au bout de la rue du Cherche-Midi, sur la gauche, au numéro 8, il y avait une boulangerie qui portait un drôle de nom : Poilâne. On pouvait y trouver un pain qui était différent de celui des boulangeries de quartier, qui vendaient simplement du pain blanc. Le pain de Poilâne était « foncé », rond, fait différemment.



CHIFFONIER


« Marchand d’habits, d’chiffons… » Je me souviens du cri de l’homme qui traînait derrière lui une charrette à bras. Il m’avait fallu longtemps pour comprendre le cri, et ce qu’il voulait dire. Pendant longtemps, je pensais qu’il vendait des artichauts…..tant son discours répétitif était peu compréhensible….L’homme collectait ce qu’on voulait bien lui donner en termes de vieux vêtements, et te vendait des chiffons de ménage réalisés à partir de vêtements usagés. Il inspirait de la pitié. On entendait sa voix rauque depuis très, très loin. Au fur et à mesure que ses appels devenaient plus audibles, on savait qu’il se rapprochait. « On » disait qu’il vivait en dehors des murs de la ville, dans des endroits où, autrefois, des communautés de mal logés, mal vêtus, mal nourris, résidaient dans ce qu’on appelait, « La Zone » …mais cette zone n’existait plus, ou presque pas, et ce qui en restait allait bientôt être remplacé par un boulevard qui ceinturerait Paris du six voies. On me parlait souvent des « fortifs », on m’avait expliqué qu’ « avant » il y avait un mur d’enceinte autour de Paris, et que la ville était protégée par des « portes ». C’était curieux, je ne pouvais pas imaginer qu’il puisse exister un « avant ».


CINEMA


(La photo est prise probablement en 1948, 49 ou 50. Le cinéma s'appelle Montrouge-Palace)

Le Gaumont de la place d’Alésia, (qui s'appelait avant Montrouge-Palace) était un cinéma pour adultes. Pour les voyous du quartier, auquel j’étais souvent associés, il y avait le cinéma « L’Univers ». On allait aux séances du jeudi qu’on appelait « le cinéma à 1 franc ». A L’époque, 1 franc te permettait d’acheter 100 caramels qu’on appelait génériquement des « caramels à 1 franc », mais qui étaient en fait des caramels à 1 centime. En face du cinéma L’Univers, se trouvait un restaurant également nommé L’Univers. On ne sait pas qui a inspiré qui. Je pense que le cinéma était là avant que le restaurant ne porte ce nom. L’Univers possédait des fauteuils d’orchestre, et un balcon. Le balcon permettait de jeter sur les spectateurs assis dans les rangées de l’orchestre toutes sortes de poudres (talc, farine, poil à gratter…) ou de liquides (pas de description…) et tout cela était hilarant pour les spectateurs du balcon et catastrophique pour les spectateurs de l’orchestre.



CLOCHARDS


Pour chaque cloche aperçue, il y avait une vague de pitié qui m’envahissait. Il y avait également un regard réprobateur de la part de ma mère. La grande majorité était ivre morte. Beaucoup d’hommes, parfois une femme. Ils monopolisaient les bancs des stations de métro, ces bancs peint en carmin foncé, dont le dossier portait une « réclame » pour St Raphael, boisson au Quinquina. Il y en avait également devant le cinéma « Gaumont ». Combien de fois ai-je été menacé de devenir une « cloche » si je ne travaillais pas comme il fallait …l’horrible choix qui m’attendait, et dont la vie se chargerait, serait de me transformer en clochard, ou, un peu mieux, balayeur des rues (on ne disait pas à l’époque employé de la voirie).






CÅ’UR-VAILLANTS


« A cœur vaillant, rien d’impossible » ….

Une chemise d’un « marron indécis », un béret en toile, un foulard façon « pionniers du kolkhoze », et ça y était, j’étais sur le chemin de la bonne conduite…sauf que… !

Le patronage ? C’était dans une impasse qui s’appelait Villa d’Alésia. Une salle crasseuse qui accueillait tous les petits cathos de base dont les parents ne voulaient pas le jeudi. C’était un mouvement populaire qui était né dans les années 30…du scoutisme au rabais, sans chemisier bleu pour les filles, et short en tissus épais pour les garçons. Pas de totem, pas de salut, pas de promesse. Il y avait un cureton qui nous faisait faire des jeux. Nous devions nous tenir bien sous peine d’exclusions et de mise à la rue avec retour anticipé…sauf que quand j’étais mis dehors, j’allais bien sûr traîner …il y avait de quoi faire…c’était en 62, 63 peut être ?




DENFERT-ROCHEREAU


« Denfert-Rochereau, section », annonçait le contrôleur dans l’autobus 38 qui allait vers le Châtelet. Dans le temps « d’avant », les ligne d’autobus étaient divisées en « sections », ou tronçons…Plus tu allais loin, plus tu avais besoin de tickets, chaque ticket représentant une « section ». Pour aller jusqu’à Auguste Comte, par exemple, tu devais utiliser deux tickets que tu prélevais sur un carnet qui en contenait vingt. Denfert était le « bout » de mon royaume.


Au-delà de Denfert, c’était l’aventure. Il y avait l’observatoire avec sa coupole, la gare du train de Sceaux à Port-Royal, les jardins du « petit-Luxembourg » et l’école de la France d’Outre-Mer où étaient formés les futurs cadres de l’Afrique indépendante, qui devaient apporter à ce continent, le bien être, le progrès, la santé, et une économie florissante associés à une paix durable…….

Au milieu de la place, il y avait un magnifique Lion sur son socle avec la dédicace « A la Défense Nationale » inscrite dans la pierre , en souvenir du siège de Belfort par les Prussiens entre novembre 1870 et février 1871. Tout ce que je voyais, à six ans, c’était l’énormité de la statue. Je n’avais aucune idée de qui était la « Défense Nationale », ou même d’où se trouvait Belfort.

L’entrée principale du métro, place Denfert-Rochereau, était de type « Guimard » avec ses courbes tarabiscotées, et les globes en verre orange qui surmontaient les « candélabres » au-dessus de l’escalier.


DEPOT


Les Autobus des lignes 68,38 et 28 étaient remisés le soir au dépôt des autobus de Montrouge. C’était l’un des vingt-cinq et quelques dépôts d’autobus de Paris et région Parisienne. Avant d’être un dépôt pour les autobus, c’était un dépôt pour les tramways qui circulaient depuis la porte d’Orléans à une époque bien longtemps avant la « mienne ». Aux heures creuses, quand parfois, en culotte courte, j’allais, accompagné, au petit square de la Porte d’Orléans ou régnait le bruit et la poussière, je passais devant le dépôt aux heures creuses, on pouvait voir des dizaines d’autobus rangés au millimètre près l’un à côté de l’autre. J’étais fasciné par cette pléthore de véhicules. Avant les autobus, il y avait, jusqu’à 1937, les tramways de la SCTCRP, rangés chaque soir au même endroit.


DEUX-CHEVAUX


Il y en avait deux garées devant l’immeuble de la rue Alphonse Daudet. Le père avait la sienne, la mère avait l’autre. Quelqu’un dans la famille connaissait Pierre Bercot, directeur adjoint de Citroën. Alors à une époque où il fallait attendre un ou deux ans pour se voir livrer un véhicule neuf, nous avions attendu deux semaines. Une des 2 CV était de type AZ, l’autre était une AZU. Je me souviens du numéro d’immatriculation de cette de notre mère : 3190 EZ 75. La voiture était livrée avec une manivelle pour pouvoir lancer le moteur en cas de panne du démarreur. Avec trois enfants sur la banquette arrière, l’un d’entre nous était, bien sûr, assis sur « la barre », cette infâme montant métallique qui formait une partie de la structure de la banquette.


ETE


C’était au « début de la fin de mon enfance » …alors que j’étais un adulte en devenir qui devait gagner sa vie…L’immeuble de la rue de la Tombe-Issoire, où je résidais, se trouvait à une douzaine de kilomètres, à peine, de l’aéroport d’Orly. En été, alors que les fenêtres restaient ouvertes pour ventiler un peu l’appartement, on pouvait entendre le bruit des essais moteurs effectués par les mécaniciens d’Air France ou Air Inter dont les hangars se trouvaient dans la zone industrielle de l’aéroport, entre le terminal Sud et Paray-Vieille-Poste. Le vrombissement des moteurs me faisait voyager. La chaleur de la nuit Parisienne me mettait dans la tête des impressions de Caraïbes, de Pacifique, des envies de foutre le camp…

Suivant le sens du vent, on aurait même pu se croire à moins de cinq-cents mètres des hangars. Combien de fois, pendant les nuits d’insomnie, n’avais-je pas souhaité pouvoir travailler dans le transport aérien. J’étais prêt à toutes les bassesses. J’avais passé les concours d’entrée chez Air France et Air Inter…La vie avait autre chose de prévu pour moi, quelque chose de beaucoup plus exaltant, mais il faudrait attendre jusqu’au 1er Octobre 1973 pour que ma vie professionnelle démarre vraiment. Attendre…la patience n’était pas mon fort…et puis un jour, un début d’Octobre, je reçu « le » télégramme qui devait changer ma vie.


FANFARE


Il y avait la fanfare municipale qui sortait de temps en temps à partir du début du printemps. La cohorte de musiciens parcourait le quartier du Petit-Montrouge et passait même par une « petite » rue comme l’était la rue Alphonse Daudet. Les musiciens jouaient surtout bien sûr des marches plutôt militaires et viriles. Ils devaient être une bonne trentaine. On les entendait venir de loin, alors on fonçait à la fenêtre pour les regarder arriver. Leur « chef d’harmonie » levait son bâton, le groupe s’immobilisait, et jouait pendant une dizaine de minute placé sur le petit carrefour que formait l’intersection de la rue Sarrette avec les rues Alphonse Daudet et Marié Davy. On jubilait. Je crois que le machin qui déambulait avec cuivres et percussions devait se nommer « La Sirène du Quatorzième » ….


FONTAINE DU FELLAH


Pour moi, c’était simplement une statue de « pharaon ». J’avais vu une image dans un livre pour enfants qui concernait l’Egypte, et trouvé que l’homme qui portait une cruche avait le même genre de couvre-chef qu’un roi ou un prince d’Egypte. J’en avais déduit que c’était pharaon. Il était d’autant plus incroyable que cette fontaine représente une statue évoquant l’Egypte, qu’à quelques mètres de là, au 17 de la rue Saint-Romain, avait vécu mes grands-parents, qui avaient fait partie de la grande aventure de la Compagnie Internationale du Canal de Suez. Des gens du canal, disait-on. Je ne savais pas grand-chose de l’histoire de la famille du côté de ma mère. Ma petite enfance avait été bercée par des récits fabuleux de l’époque coloniale, dans les années 30, quand mes oncles et tantes vivaient la vie des colons le long du canal, les uns à Ismaïlia, les autres à Port-Saïd, ou Port-Fouad, pour la plus grande gloire de Ferdinand de Lesseps, et des actionnaires de la compagnie.

Un de mes oncles mesurait les navires traversant afin d’établir l’assiette de paiement, mon grand-père œuvrait à la comptabilité de la compagnie. Enfants, nous avions déjà entendu parler arabe, nous savions que le roi Farouk aimait bien la présence des femmes à ses côtés, nous savions également comment il fallait préparer la purée de fèves pour en faire de délicieux beignets que l’on faisait frire dans l’huile. A sept ou huit ans, il était bien normal que je ne sache rien de l’aventure Napoléonienne et des quarante siècles d’histoire qui contemplaient les grognards du caporal Corse, du haut des pyramides.



GOUDRONNEUSE


La réparation des chaussées du quartier devait correspondre à un calendrier bien particulier qui avait probablement ses raisons d’être. Les hommes de la « SMAC » (6) arrivaient avec un camion spécialisé comportant un foyer alimenté au fuel, qui chauffait un gros cylindre contenant un mélange que l’on appelait, pour simplifier, goudron. Des hommes munis de genouillères et équipés de seaux de bois venaient, à tour de rôle, au cul du camion pour faire remplir leur récipient. On les voyait courir pour rejoindre au plus vite l’endroit où le précieux mélange serait déposé. Avec une sorte de grosse taloche en bois, le mélange bitumineux était étiré sur le sol. En hiver, une incroyable vapeur s’élevait au-dessus du chantier. On pouvait rester des heures à regarder les ouvriers effectuer leurs tâches. Il y avait aussi, et peut-être même surtout, cette incroyable odeur de goudron chaud qui te pénétrait les poumons et le cerveau, à tel point que parfois, tu devais te forcer pour continuer ton chemin, tellement cela sentait « bon ».


GRANDE EGLISE


Il s’agissait de l’église Saint-Pierre de Montrouge, qui drainait la population catholique du quartier du Petit-Montrouge. La chapelle du couvent des Franciscains, elle, ne recueillait que les « miettes », et surtout celles et ceux qui habitaient dans l’environnement immédiat, et cherchaient à maintenir une certaine intimité avec les officiants. Dans le hall d’entrée de la chapelle, au rez-de-chaussée, se trouvait une porte en bois et verre dépoli au travers duquel on pouvait devinait un cloître fréquenté par de nombreux oiseaux.





GRAND MARCHE D’ALESIA


Quand tu es petit, ce qui est autour de toi te semble très grand, tu te souviens ? Alors les deux ou trois magasins ou étalages du marché d’Alésia, Villa d’Orléans, c’était les mille-et-une-nuits…. Il y avait la « grande boucherie », LEDREUX, le poissonnier, le marchand de légumes avec ses kilos de patates dans de grands bacs, les quintaux de pommes golden, les monceaux de carottes, les alignements de salades et de navets, puis, juste à côté, un marchand de couleur à l’ancienne également, comme l’était le père Belvault, qui vendait des balais de crins, des cocottes en aluminium, des paillassons avec liseré rouge ou vert, de la cire, des chiffons à poussière, plein de trucs, quoi…. Au bout du grand marché, il y avait une petite ruelle tout tranquille qui te permettait de regagner la rue Alphonse Daudet SANS PASSER par la place d’Alésia. En quelques instants, tu quittais un monde pour entrer dans un autre, et en plus tu étais au calme, loin de l’agitation du « grand marché ».


HAVANE (A La)


Je crois que c’était en fait la première « supérette » du Petit-Montrouge. Ce magasin d’alimentation qui comportait une tireuse à vin où se fournissaient les consommateurs de pinard, se trouvait juste à côté du « grand marché » d’Alésia. Les étagères contenaient toutes sortes de denrées rangées avec une logique approximative. On y trouvait les petites mamies du quartier qui venaient chercher leur bordeaux ou leur bourgogne avec des bouteilles « 5 étoiles » de 1 litre.


HOMME-SANDWICH


La première fois que j’avais entendu l’expression, je m’étais imaginé un homme ressemblant à une saucisse. Tu es con quand tu es petit… En fait, il s’agissait d’un homme qui portait sur le dos, attaché par des bretelles en cuir, un énorme panneau publicitaire à deux faces…Sur la face « Pile » tu pouvais avoir une réclame pour « Le Bon Marché », sur le côté « Face », cela pouvait être une publicité pour les chocolats Menier. L’homme marchait alternativement, lui aussi, côté pair puis côté impair, sur l’avenue du Général Leclerc, en prenant soin de ne pas empiéter sur le territoire du mutilé de guerre qui vendait des billets de loterie. Devant mes résultats scolaires tout à fait décevant, on m’avait plusieurs fois prédit un futur en tant qu’« homme-sandwich » ou bien, à défaut, « balayeur des rues ».



HORIZON (garage)


Pas loin de la maison, rue de la Tombe-Issoire, se trouvait une concession automobile dont le rez-de-chaussée servait à exposer des voitures neuves, tandis que les étages étaient utilisés pour y garer des véhicules personnels comme dans un parking. Un des points du règlement prévoyait que la clé de contact soit systématiquement laissée dans les véhicules, sur le démarreur. Un soir d’hiver, n’ayant pas encore mon permis de conduire, j’avais décidé d’emprunter la voiture, que mon père laissée garée à la semaine, et d’aller avec faire un tour dans Paris. Mais la clé qui devait se trouver sur le démarreur, n’y était pas. Dans un coup de folie, dont je n’avais certainement pas mesuré la portée ce soir-là, j’avais emprunté un autre véhicule, appartenant à un inconnu. J’étais sorti du parking, il devait être vingt-deux heures. J’avais traversé Paris tandis qu’il commençait à neiger. Mes tours de roues m’avaient fait passer par le Bois de Boulogne où j’avais dérapé sur une pellicule de glace et de neige qui s’était rapidement formée sur la chaussée. J’avais heurté un réverbère de la ville de Paris. Cet incident avait eu l’effet d’un électro-choc…j’avais immédiatement fait demi-tour, réussi à regagner la rue de la Tombe-Issoire, et plutôt que de risquer d’affronter un quelconque veilleur de nuit, avait simplement garé la voiture, pas loin du garage, du côté opposé (4).


Alors que minuit sonnait à la « grande église », j’avais regagné l’appartement par la porte de service, en espérant que dans les minutes qui suivraient, aucun coup frappé à la porte d’entrée par une maréchaussée à mes trousses, ne troubleraient le sommeil de mes parents.

Il n’y eu jamais aucune suite à cet acte tout à fait indigne, qui m’avait rangé, pour quelques heures, parmi les voyous de la pire espèce.


KZ 11


C’était un modèle de taxi utilisé par la compagnie G7. Tu pouvais mettre 4 ou 5 personnes souvent grâce aux strapontins. Les chauffeurs étaient en majorité Ruskoffs, des réfugiés de la révolution Bolchévique. Ils avaient un accent à couper au couteau et connaissaient Paris comme leur poche. Au début des années 50, le compteur-taximètre se trouvait à l’extérieur du véhicule. Les modèles de voitures se sont, par la suite, étoffé. On trouvait des Simca « Versailles », des Renault « Frégate », des Ford « Vedette », et, plus tard, des Peugeot « 403 ». Si tu arrêtais un taxi, et que le chauffeur, passant sa tête par la fenêtre, te signifie qu’il ne pouvait pas te « charger », il s’en expliquait en disant : « j’peux pas, j’rentre sur Levallois » …Je m’étais demandé plusieurs fois, ce qu’il pouvait exister à Levallois, pour y attirer autant de Taxis aux heures critiques ou, visiblement, nous en avions besoin… !


KRAEMER


Au coin de la rue Alphonse Daudet et de la rue Leneveux, il y avait une boutique d’électricité générale qui portait le nom de son propriétaire. On y trouvait des ampoules, des tubes néon, des rallonges, du petit électroménager (qu’il fallait bien acheter quelque part, les grandes surfaces n’existaient pas encore). Il y avait dans la boutique une odeur bien spécifique qui évoquait les composants électriques, presque la même odeur que celle qui régnait dans l’atelier de mon père. On pouvait trouver, le magasin, des piles Wonder « qui ne s’usaient que si l’on s’en servait », et des interrupteurs de toutes formes et couleurs. La boutique de Monsieur Kraemer était d’une propreté exemplaire. On aurait pu y manger par terre.


MAGASIN ORIENTAL


C’était « le magasin oriental » ou bien le « magasin chinois », bien que le patron, Monsieur Laffarge, fut tout à fait Français depuis des générations…. Le magasin était au 59 de la rue Sarrette, presque au bout, sur la gauche, en allant vers la porte d’Orléans, là où se terminait mon royaume. Quand on entrait dans la boutique, on était enveloppé par une incroyable senteur faite du parfum de centaines de thés qui attendaient, dans de grandes boites en métal, qu’une cuillère en bois vienne prélever cinquante, cent ou deux cent grammes, pour les transférer dans un petit sachet en papier. Chez Monsieur Laffarge, on parlait doucement, il n’y avait aucune agitation, et les seuls clients qui franchissaient le seuil du magasin étaient des habitués, des connaisseurs de thé, qui savaient faire la différence entre un « Earl Grey » et un « Lapsang Souchong », entre un thé de Chine, un thé Indien, ou bien un thé Japonais. On trouvait également chez Monsieur Laffarge, des racines de gingembres, des nouilles de riz, et de la vaisselle Chinoise bleue et blanche.


MAISON DE LENINE


En fait, il ne s’agissait pas d’une maison, mais d’un appartement qui était situé rue Marie-Rose, en face du couvent des Franciscains. Avec mon frère, nous avions fabriqué une fausse bombe à partir de composants électroniques soudées entre eux, connectés à un faux circuit électrique, lui-même relié à une véritable pile électrique qui fournissait l’énergie à une petite ampoule (pour faire plus vrai). Le tout avait été placé dans une boite en métal portant des étiquettes de la « Biscuiterie Nantaise », les fameux choco-BN. La boîte avait à son tour été placée, discrètement, sous un véhicule garé devant la « maison de Lénine ». Nous avions ensuite appelé le service du déminage de la préfecture de Police pour les informer « anonymement » que des personnes peu recommandables avaient préparé un attentat à la bombe devant l’ancien domicile d’un grand leader Soviétique situé rue Marie-Rose. L’appel, passé d’une cabine publique, nous garantissait un anonymat certain. Après avoir passé l’appel citoyen, nous étions retournés nous asseoir sur un banc, rue Sarrette, dans l’alignement de la rue Marie-Rose. Nous avions eu droit, aux premières loges, à l’arrivée du service du déminage, des policiers en charentaises pour éviter les vibrations. Les rues avaient été bloquées, les fonctionnaires passaient une « poêle à frire » sous les voitures, et toute cette activité policière, dont nous étions les témoins privilégiés, nous avait procuré un plaisir inconnu jusqu’à ce jour.




MARAIS


Les autres allaient se promener dans le Marais, nous, nous allions au quartier juif. Personne n’aurait habité dans un tel endroit. Les murs des maisons étaient grisâtres et décrépits. Il n’y avait pas de vie rue des Ecouffes. Rue des Rosiers, quelques magasins donnaient un semblant de vie. Le premier souvenir était celui de la boulangerie tenue par Monsieur Moskvitch. On y trouvait des pains tressés (1) aux raisons, et des boites d’Azymes « Rosinsky & Sbir ». Je crois que lors de ma première visite chez Jo Goldenberg, où mon père était un client régulier qui venait de « loin » (nous habitions à Alésia), je devais avoir 7 ans. J’avais ressenti que quelque chose de particulier « liait » les clients du restaurant qui faisait également épicerie. Mon père parlait volontiers avec telle vendeuse qui avait un curieux accent, ou tel client, qui choisissait sa charcuterie. Sur les murs de la rue des Rosiers, de la rue des Ecouffes, et même peut être jusqu’à la rue des Blancs-Manteaux, on pouvait voir des affiches en hébreu placardées sur les murs. Quand nous passions devant la porte de l’oratoire Roger Fleishman, au 18 de la rue des Ecouffes, je savais que nous n’étions pas très loin de « chez Jo ». Dans la partie « boutique » de l’établissement, il y avait un énorme tonneau en bois, qui contenait des gros cornichons « malossol », qui trempaient dans la saumure. Parfois, Jo plongeait le bras dans le tonneau, et sortait un concombre qu’il donnait à mon père comme s’il lui faisait le cadeau d’une vie. Les grandes occasions de la vie étaient souvent célébrées, été comme hiver, dans le restaurant de Jo. Parfois même, quand l’envie lui prenait, mon père décrétait tout simplement « on va chez Jo » …alors on partait sans discuter, sachant très bien que nous ne reviendrions pas à la maison les mains vides. Il y avait tellement de spécialités, qui rappelaient à mon père, son enfance à Cracovie, dans une famille observante sans être rigoriste.



MARIE-ROSE (Rue)


Rue Marie-Rose se trouvaient deux repères importants du quartier du Petit-Montrouge. Le couvent des Franciscains et en face, au numéro 4, l’immeuble où avait vécu Illitch Oulianov, plus connu sous le nom de Lénine, l’homme de la Léna.

L’immeuble d’à côté avait abrité Inès Armand, sa maîtresse. Lénine jouait aux échecs dans un troquet à Denfert-Rochereau. Il allait souvent picoler à l’Auberge du Puit Rouge, située juste en face de l’église Saint-Pierre de Montrouge. Bien sûr, à l’époque de Lénine, le couvent des Franciscains n’existait pas encore (bâti en 1935 sur un terrain acheté en 1923 par les « Frère Mineurs », dits Franciscains) Dans les années soixante, à chaque fois qu’un dignitaire communiste venait à Paris, nous avions droit au bouclage du quartier et à une visite de l’appartement de Lénine. Nous avons donc vu défiler, rue Sarrette, et à plusieurs reprises, les états-majors du Parti Communiste Français.


MICHELINE


En fait, on appelait ça « la micheline », alors qu’en fait, il s’agissait d’un vulgaire autorail « Picasso », en livrée traditionnelle rouge et blanche. Pour effectuer les dix kilomètres qui séparaient la garde d’Esbly, sur la ligne Paris-Meaux, de la gare de Crécy, il fallait une trentaine de minutes ponctuées de trois arrêts. On avait le temps de passer du mode « citadin » au mode « campagne loin du monde ». Les autorails X 3800 avaient été construits par Renault, De Dietrich et les Ateliers du Nord de la France, ANF. Il fallait, pour profiter du paysage, se précipiter vers l’avant du convoi, pour pouvoir s’asseoir à l’une des cinq places face à la voie. C’était un plaisir de gourmet.


On pouvait voir l’horizon ferroviaire, les signaux, les passages à niveau. Le conducteur, lui, était en hauteur, dans une petite loge qui dépassait du toit. Il y accédait par quelques marches. Il y avait un énorme levier de vitesses. Le truc se conduisait un peu comme une voiture… ! L’autorail n’étant plus tout jeune, la boite de vitesse grinçait un peu, un étrange raclement de pignons, qui te faisait douter de pouvoir arriver à destination. Tes dix kilomètres, c’était dix kilomètres pendant lesquels tu pouvais te laisser aller à la rêverie. Tu savais qu’au bout, il y aurait la récompense à ta fatigue de la semaine. Pour faire sérieux, le mécanicien, qui connaissait bien sûr chaque centimètre de ses dix-mille mètres de voie, utilisait fréquemment l’avertisseur à deux tons pour signaler son approche à tel passage à niveau, ou gare sur le parcours.


MUTILE DE GUERRE


38 ans avant, c’était la grande guerre. On voyait souvent des hommes mutilés, des « gueules cassées ». Après la grande boucherie, il avait bien fallu leur trouver un boulot. Beaucoup vendaient, dans des petites guérites en bois, et plus tard en métal, des billets de la Loterie Nationale. Il n’y avait pas de loto à l’époque, ni de Française des Jeux, de grattage, et autres addictions. Les billets de loterie étaient très décoratifs, jolies couleurs, irisations, graphisme intéressant, la guérite du mutilé, devant le Gaumont Palace, était à quelques mètres de la sortie du métro. Tu rentrais chez toi, allez-hop, un petit coup de bol, un ticson de loterie, mais tu perdais plus souvent que tu ne gagnais, bien sûr. On voyait aussi un autre type de vendeur, les culs-de-jatte, dans une sorte de fauteuil roulant qui se déplaçait à la force des bras. Un de ces hommes parcourait, le matin, le côté pair de l’avenue du Général Leclerc, anciennement avenue d’Orléans, et l’après-midi, le côté impair. Il attachait ses billets de loterie sur une planchette en bois, avec des élastiques larges de couleur noire. Curieux comme les détails se fixent au fond de la mémoire….




ORGUE DE BARBARIE


Sur le châssis d’une voiture d’enfant était installé un orgue de barbarie. L’homme et celle qui était possiblement sa compagne de vie, progressaient le long de la rue Alphonse Daudet. Le rythme des pas était calculé de façon à pouvoir optimiser les contributions financières du public qui venait à son balcon. On enveloppait une ou deux pièces de monnaie dans un petit morceau de papier journal, et on le lançait dans la rue, le plus proche possible de l’homme qui tournait sa manivelle. Parfois, les pièces enveloppées, rebondissaient, et disparaissaient sous une voiture en stationnement. Le musicien devait alors se mettre à quatre pattes pour repérer ce qui avait été jeté depuis les étages. Régulièrement, profitant du carrefour entre la rue Sarrette et la rue Alphonse Daudet, qui fournissait un public plus important, le musicien et la femme qui l’accompagnait, marquaient le pas devant le bougnat Charreire. Après une dizaine de minutes de « Roses Blanches », « l’Air de l’Oiseleur », et de la « Barcarolle » d’Offenbach, les musiciens rangeaient leur mécanique sur le trottoir, et rentraient dans le bistrot du bougnat, où ils s’accoudaient au comptoir, pour se faire servir un petit blanc. Ils traversaient ensuite la rue Sarrette, et continuaient leur trajet par la rue Marié Davy.


ORLY


Les premiers souvenirs d’Orly remontent à l’époque où il n’y avait pas d’autoroute du soleil. On sortait par la porte d’Italie, on continuait jusqu’à la Belle Epine, et pas très loin après, se trouvaient les quelques bâtiments du terrain d’aviation. Le terminal passager était tout petit, les planchers étaient en bois. Il devait y avoir cinq ou six comptoirs d’enregistrement. On ne prenait pas l’avion comme aujourd’hui. Seuls les gens très riches pouvaient s’acheter des billets. Les avions étaient à hélices. DC 6, DC 7, DC 3, Super Constellation. Il y avait à Orly un comptoir spécial qui était utilisé par les troupes Américaines qui bénéficiaient d’un service de transport qui s’appelait le MATS (Military Air Transport Service). Jusqu’en 1969, il y avait des troupes Américaines stationnées en France. Vers la fin des années cinquante, les travaux pour la nouvelle aérogare d’Orly ont commencé. Nous avons vu sortir de terre une structure énorme au milieu de nulle part. Quand on voyait un « Constellation » d’Air France mettre en route ses moteurs c’était tout simplement fascinant…et puis, il y avait l’odeur de « l’Avgas » (A) qui sortait des pots d’échappement.



PAYEUR


Chaque mois, un homme vêtu comme il faut sonnait à la porte de l’appartement. Il avait sur lui un gros portefeuille en cuir, relié à sa ceinture par une chaîne en métal. Il comptait des billets, faisait signer à me mère une sorte de reçu, et quittait l’appartement pour aller continuer sa tournée. C’était l’agent payeur des allocations familiales… !


PLOUARET


La gare de Plouaret desservait les stations balnéaires du Trégor, Plestin-les-Grèves, Saint-Michel-en Grève, Trédrez-Locquémeau… Elle était située sur la ligne qui reliait Paris à Brest. Pendant les vacances d’été, en fin de semaine, les « maris » venaient souvent rejoindre femme et enfants, pour se détendre l’espace d’un week-end, parfois prolongé de quelques jours volés au temps. Les trains étaient tractés par des locomotives à vapeur, des monstres de métal qui pouvaient peser jusqu’à 214 tonnes, tender compris. L’entrée en gare était majestueuse, à petite vitesse, avec précaution. La locomotive était entourée d’un nuage de vapeur. Une fois le convoi à l’arrêt, le mécanicien descendait de son habitacle pour aller lubrifier ce qui devait l’être. Burette et chiffon, expérience aidant, en trois ou quatre minutes, il avait fait le tour de sa machine tandis que le chauffeur gardait un œil sur le « grand régulateur », cette montre gousset qui faisait office de référence absolue pour la marche du train. Les maris « partants », eux, croisaient les « arrivants » dans le hall de la gare, avant de rejoindre l’autre quai, celui qui accueillerait le train en route vers Paris, et qui ramènerait vers un appartement vide, ceux qui laissaient derrière eux leur compagne et leurs gamins, pour aller reprendre le travail. Il y avait des larmes, des secouages de mouchoirs, des regards pleins de non-dit, ou au contraire de trop-dits. Le convoi s’ébranlait, en route vers la prochaine gare, Guingamp, ou bien Morlaix, suivant le cas. Les quais se vidaient, la gare retrouvait son calme. Ne restait alors, dans l’air, que l’odeur du charbon brûlé.


POISSONNERIE


Les truites dans l’aquarium passaient ce qui leur restait de vie à chercher la sortie. Elles ne tournaient pas en rond, elle se déplaçaient en suivant le parallélépipède de verre qui avait été posé judicieusement sur une hauteur, pour que les clients de la poissonnerie Ledreux puisse regarder les pauvres bêtes se demander quand elles allaient être prises à l’épuisette. Le jour où, bien plus tard, il avait appris que la truite possède suffisamment d’arêtes pour décourager une cuisinière sur deux d’en faire un poisson pour un dîner entre gens de bon goût, il avait béni l’éternel et souligné dans sa tête l’indicible sagesse de l’éternel, qui devait avoir envie de garder en vie le plus grand nombre possible d’ « Oncorhynchu »s ou de « salmo » .


POLICE


Déjà, il y avait les agents de police avec leur pèlerine et leur képi. Les jours de convoi présidentiel, ou à l’occasion de déplacements de visiteurs de marque, quand l’avenue du Général Leclerc voyait passer les convois à destination ou en provenance de l’aéroport d’Orly, les agents de police portaient tous une fourragère de couleur rouge à l’épaule, une sorte de décoration pour honorer le visiteur étranger, ou bien le président. Le jour ou Khrouchtchev, le secrétaire général du Parti Communiste d’Union Soviétique était venu à Paris en visite officielle, j’avais vu passer le convoi de DS noires encadrées par des motocyclistes de la Police Nationale. C’était très martial, personne n’avait applaudi. Un peu plus tôt, à une époque où les agents étaient tous de « braves gens », il existait une version adaptée de la petite quatre chevaux Renault peinte en noir et blanc, et sans véritables portes. C’était un engin assez curieux qui ne faisait pas vraiment très sérieux. Quand des manifestations ouvrières tournaient au vinaigre, les agents de police enroulaient leur pélerine et s’en servaient pour taper sur les récalcitrants. Chaque agent de police avait sur lui un plan de Paris. Quand on était perdu, aller demander son chemin à un homme en uniforme était la chose la plus simple et la plus sûre. La profession était majoritairement masculine. Le temps n’était pas encore venu d’accepter des femmes dans la police.



RAILS


Il y avait des rails sur l’avenue du Général Leclerc… ! Je m’attendais à y voir circuler un quelconque train…On m’avait expliqué qu’avant (ce mot était merveilleux…) il y avait un tramway N° 8 qui suivait le parcours de « mon » 38, entre la Porte d’Orléans et la Gare de l’Est. Ces rails avaient été empruntés également par un étrange convoi qui venait d’Arpajon et descendait vers les Halles de Paris, chargé de légumes, de fruits, et d’un tas de choses à destination des grossistes. Le petit train « Arpajonnais » et les tramways de la STCRP (Société des Transports en Commun de la Région Parisienne) cessèrent toute activité en 1937. Les rails qui longeaient le parcours depuis la porte d’Orléans, jusqu’au centre de Paris, furent enlevés vers la fin des années 60.




REMOULEUR


De temps en temps, rue Alphonse Daudet, un homme qui poussait devant lui une sorte d’établi mobile, établissait temporairement son fonds de commerce. C’était un rémouleur, un homme qui affutait les ciseaux, les couteaux, les outils de cuisine qui en avaient besoin. Personne ne savait d’où il venait. Il s’était bricolé une meule à pédale et lançait son appel « rémouleur, rémouleur » à qui avait besoin de faire affûter des lames. Il avait un grand tablier gris, le verbe rare. Quand il aiguisait les lames, on avait l’impression qu’il était perdu dans ses pensées. Personne ne l’avait jamais vu sourire.






RESERVOIR


Pour aller de la rue Alphonse Daudet jusqu’au parc Montsouris, il fallait passer par une courte section de la rue de la Tombe Issoire. Au coin de l’avenue Reille se trouvait une magnifique construction dans un grand espace avec du gravier. Il y avait des grandes vitres en verre dépoli, une structure en fonte peinte en vert, je crois. Au-dessus, au niveau du toit, était fixé une plaque en fonte portant le blason de la ville de Paris. Pour nous, c’était une sorte de château. On nous avait expliqué que c’était un réservoir, mais on ne pouvait pas voir l’eau qui se trouvait « en dessous ». C’était le réservoir de Montsouris, qui servait à alimenter en eau une partie de Paris à partir des rivières Vanne, Voulzie et Lenain. Quand on passait devant le réservoir, il ne restait plus qu’à se laisser descendre le long de l’avenue Reille pour arriver à l’entrée principale du Parc Montsouris.




SAÔNE (Rue de la)


La rue de la Saône reliait la rue d’Alésia à la rue du Commandeur. Sur quatre-vingt-huit mètres, c’était de la magie…On passait du Paris bruissant à un autre monde. Il régnait un grand silence, une incroyable paix. Quelque chose m’attirait dans cette rue, peut-être le plaisir de m’évader pendant quelques instants, juste le temps d’arriver rue du Commandeur. Entre les pavés poussaient des herbes folles. Une ou deux maisons de ville possédaient un jardin. Des chats paresseux dormaient sur les murets. On se sentait bien, protégé des vibrations des grandes artères du quartier.



SARRETTE (Rue)


A l’angle de la rue Sarrette et de la rue Prise d’Avennes, il y avait un terrain vague, un grand terrain vague. Pour voir ce qu’il y avait à l’intérieur de l’enclos formé par une palissade en bois brut sur laquelle étaient collées de nombreuses affiches, il fallait approcher un œil d’un des endroits disjoints. J’ai encore en mémoire les quelques talus de cet espace en « friche ». Il y avait des lapins qui avaient survécu. Un jour, nous avons su qu’il y aurait une « HLM » qui se construirait bientôt…Elle est toujours là …..Rue Prisse d’Avennes, il y avait l’école de la République où officiaient Madame Perron et Monsieur Daveau, il y avait aussi l’odeur des escaliers de bois mille fois lavés à l’eau de Javel, les relants de bouffe de la cantine de midi, les émanations des toilettes dans la cour, en été.


SOLDAT-LABOUREUR


Tout près de l’église Saint-Pierre de Montrouge, sur la gauche en allant vers Denfert-Rochereau, à l’angle de la villa Cœur de Vey et de l’avenue du Général Leclerc, se tenait le magasin du Soldat Laboureur, fondé en 1835 par un Charentais nommé Etienne Gounin. C’était le « supermarché » de l’époque le plus proche de la maison. On y trouvait surtout des articles ménagers et des vêtements de base. Il y avait juste un étage, mais cela semblait immense.



TRAINS


Il faut se souvenir qu’il y avait moins de vingt ans que la SNCF avait été créée. Il était donc normal qu’il y ait une certaine disparité dans le matériel roulant qui était utilisé. Il existait des convois hétéroclites, des rames avec des voitures qui avaient parfois plus de quarante ans de bons et loyaux services. On trouvait encore des machines à vapeur, dont les Etats-Unis avaient fait « cadeau » à la France à la fin de la guerre, et des voitures et wagons hérités des anciens réseaux privés (Etat, Nord, Est, PLM, Paris Orleans, Ouest). Il n’était pas question de tarifs ferroviaires outranciers, mais d’un tarif « au kilomètre » parcouru en seconde ou en première classe. Les convois mettaient plus de temps qu’aujourd’hui pour rejoindre leur destination. Un aller entre Paris et Antibes demandait une dizaine d’heure dans un train rapide comme l’était le « Mistral ». Un trajet entre Brest et Paris-Montparnasse prenait plus de six heures et demies, assez pour que dans le début des années 70, il y eut encore un service de voiture-lit sur le train de nuit entre le bout de la Bretagne et la capitale. On pouvait, à l’époque, voyager en « fumeurs » ou bien en « non-fumeur ». Si tu faisais Paris-Marseille en « fumeurs », tes vêtements étaient juste bons à envoyer au pressing à ton retour.


Sur certains trains, si la distance était assez longue, il y avait un « wagon-restaurant » (4) qui était géré par la Compagnie Internationale des Wagons-Lits et des Grands Express Européens. En hiver, comme le matériel était parfois vétuste, il y avait de grandes couvertures de laine de couleur bleu nuit, tendues, sur des crochets, devant les fenêtres, pour protéger des coulis de vent froid qui rentraient en profitant des trous dans le mastic décrépit. Il y avait des affiches publicitaires pour l’eau de Vichy, la moutarde de Dijon, tel truc, tel machin. Les serveurs du « wagon-restaurant » étaient experts dans la présentation des plats en sauce, je n’ai jamais vu un serveur renverser un plat, un vivre un débordement de sauce armoricaine, en passant sur un tronçon de voie un peu problématique, ou un ensemble d’aiguillage conséquent.


TRENTE-HUIT


L’autobus 38 était du type TN4 H. C’était un modèle qui avait été mis en place par Renault dans le milieu des années 30. Il y avait une plateforme ouverte à l’arrière. C’était le meilleur endroit pour voyager. J’avais vu les adultes descendre en marche de l’autobus pour gagner quelques instants …J’avais décidé, un jour, de faire la même chose. J’avais donc sauté de la plateforme, mais dans le mauvais sens, « à l’envers » au lieu de « à l’endroit ». J’avais bien sûr effectué un magistral « soleil » et m’étais retrouvé la gueule sur le pavé. Inutile de dire que je n’ai commis qu’une seule fois cette funeste erreur de sens. Je me souviens des carnets de tickets. Le contrôleur les compostait dans une machine qu’il portait à la ceinture. Un « oblitérateur »


VETERINAIRE


A l’angle de la rue Prisse d’Avennes et de la rue Sarrette se trouvait le cabinet du Dr Le Cain, vétérinaire, chargé de s’occuper de la bonne santé des félins qui ont défilé au 2 rue Alphonse Daudet sur une période de plus de vingt-cinq ans. Il lui manquait un index. Il racontait que c’était un cheval (ou bien peut-être était-ce en fait un âne) qui était responsable de cette amputation traumatique. Cela ne l’empêchait pas de s’occuper avec compétence et amour, des animaux domestique du Petit-Montrouge. Il régnait dans sa clinique une incroyable odeur de produits anesthésiant, comme s’il devaient en permanence endormir la totalité des compagnons à quatre patte, des petits vieux du quartier, qui se pressaient chez lui….


VITRIER


C’était un homme qui transportait sur son dos un énorme cadre sur lequel étaient fixés plusieurs verres à vitre de différentes tailles. Il avait également, accroché au même cadre, un diamant, un pot de mastic ainsi qu’un couteau de vitrier. Il enfilait la rue en marchand à pas lents en criant : « Viiiiitrier…viiiiitrier » …alors, ma mère, qui connaissait ses classiques, fredonnait la chanson de Lucienne Vernay, « Encore un carreau d’cassé » ….




VIVIER


En face de l’église Saint-Pierre de Montrouge, surnommée « la grande église », se trouvait un pâtissier pour « bien-pensants » sortant de la messe du dimanche matin. Il devait y avoir 95 mètres entre la sortie du bâtiment cultuelle et les religieuses de Vivier qui se tenaient, tout chocolat, ou tout café, sur les présentoirs en verre. Se taper une religieuse, en un éclair, on en restait baba, con comme un gland, tellement que Vivier c’était tarte…Le dimanche, la queue allait jusqu’à l’extérieur de la boutique. On s’était lavé la conscience chez l’bon dieu, on pouvait donc recommencer à pécher de façon capitale en se tapant une religieuse, non ? Les rares occasions d’achat chez Vivier ne pouvaient être que pour célébrer des évènements vraiment importants. Pour le dimanche du « tout-venant » nous avions droit aux gâteaux, tout aussi bons il me semble, du boulanger-pâtissier qui faisait le coin rue d’Alésia/rue Montbrun. Il fallait, avant le choix définitif, calculer avec précision, de quelle manière les demis-gâteaux se répartiraient entre les trois enfants, car plutôt que de se raidir dans un égoïsme de mauvais aloi qui donnerait droit à un gâteau entier chacun, nous pratiquions le plaisir raffiné consistant à mélanger la crème au chocolat avec une base de baba au rhum, la purée d’amande avec la confiture de cerise si rouges des sablés couverts de sucre glace, la pâte brisée avec les fruits au sirop ou bien la crème chantilly légère d’une forêt noire. Chacun y trouvait alors son compte, et on avait l’impression d’en avoir plus.


VOYANTE


Parfois, en revenant du Lycée Montaigne, et au lieu d’utiliser l’autobus, plus rapide, je prenais le temps de marcher jusqu’à la station de métro Vavin. La logique aurait voulu que j’utilise la voie de surface, mais le métro m’attirait plus. Je ne passais pas loin de la rue Brea, de la rue Jules Chaplain, où officiaient clandestinement des belles de jours, parfois en mal de collégiens, et je descendais les quelques marches pour attendre, sur le quai direction Porte d’Orléans, un convoi avec quatre voitures vertes et une voiture rouge, celle des premières classes, avec sièges en fausse moleskine, et éclairage amélioré. En moins de trois minutes, j’étais rendu à Denfert. J’aurais dû continuer jusqu’à Alésia, mais la vision de la place Denfert-Rochereau me plaisait tellement que souvent, au lieu de revenir du lycée à la maison en une demi-heure, il me fallait une heure complète, tant j’aimais traîner dans ce coin du quatorzième. En face de la sortie principale, celle qui jouxtait un des anciens bâtiments de l’Octroi, se trouvait, presque à demeure, la caravane d’une voyante « extra-lucide ».


Elle avait bien choisi son emplacement. Voyait-elle vraiment tout ce qui échappait à la conscience normale ? Prévoyait-elle les mariages à venir, les naissances aux printemps, les promotions, les héritages fabuleux d’oncles d’Amérique dont on ignorait encore l’existence ? Qui était-elle ? Madame Irma ? Magda, voyante, médium, « tarologue » ? La voyante Altiz, qui savait tout avant tout le monde ? On disait « la voyante » …elle faisait partie du paysage de la place Denfert, comme le Lion, ou le magasin de semences et articles pour jardin qui se trouvait au tout début de l’avenue Denfert-Rochereau en allant vers le nord. Il me semble que c’était une succursale de la maison Vilmorin. Ils vendaient des bulbes, des engrais dans des boites en carton, et des pulvérisateurs en cuivre, du plus bel effet. Quand tu rentrais dans le magasin, tu pouvais déjà te croire au milieu des herbes folles, des roses trémières, et de plans de fraisiers « Madame Moutot »


ZEYER


Une ou deux fois par ans, peut-être, le père nous emmenait dîner chez Zeyer. Il fallait une occasion exceptionnelle, la visite d’un « cousin » habitant à ‘l’étranger et passant par la France. Le décor de la salle de restaurant était à l’époque de type « 1930/Arts Déco ». Il y avait un vrai maître d’hôtel et au sous-sol, les toilettes avec un vraie dame-pipi habillée de noir. On voyait tout de suite que c’était un établissement de grande classe. Pour les gamins, c’était automatiquement steak-frites, le summum de la gastronomie. Comme boisson, on avait droit à « de l’eau qui pique » avec rots obligatoires, ce qui scandalisait la mère et réjouissait secrètement le père. Il y avait une sorte de séparation entre le côté « comptoir » avec son énorme zinc, et « salle ». Des vitraux de style art déco représentant des motifs de sport, séparaient le prolétaire accoudé, en attente d’autobus 62 vers le quai de Javel et les usines Citroën, du bourgeois de Saint-Pierre de Montrouge, assis côté brasserie…sauf qu’à cinq heures trente du matin, les bourgeois, eux, dormaient encore dans les appartements silencieux des petites rues tranquilles du quartier.




(1) La hallah, également connue dans les langues germaniques comme bar'hes, barkis ou bergis, est un pain traditionnel juif, de consistance riche, proche de la brioche, habituellement, mais pas obligatoirement, tressé. Il est souvent consommé au moment du shabbat hebdomadaire.

(2) Il s’agit d’une référence au chemin de fer circulaire qui entourait Paris. Il était exploité par le Syndicat de Ceinture.

(3) Le plus ancien bâtiment du Bon Marché a été construit en 1869. Le « nouveau » magasin, qui se trouve de l’autre côté de la rue du Bac a été construit en 1924

(3a) nom familier donné aux commerçant tenant une boutique de bois et charbons. Généralement d’origine Auvergnate, ils exploitaient également un débit de boissons, situé en général dans la partie « publique » de leur boutique. Celui qui officiait dans l’immeuble de la rue Alphonse Daudet, était Monsieur Charreire.

(4) Le terme « wagon-restaurant » est bien sûr impropre. Un « wagon » est destiné au transport des animaux ou de marchandises. Le terme « voiture-restaurant » est le plus adapté.

(5) Titre porté par les souverains vassaux du sultan ou par certains hauts fonctionnaires turcs.

(6) Société des Mines de Bitume et d’Asphalte du Centre

(A) Avgas : carburant spécifique pour les moteurs d’aviation à piston. L’indice d’octane était 115/145.


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