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PETITES VACANCES



C’était déjà presque les vacances… La maîtresse, Madame Perron, devait en avoir plein le dos, à force de gérer au quotidien une bande de vingt-huit voyous, nécessairement mal élevés, rebelles à toute autorité, foncièrement menteurs, querelleurs, comme je ne te dis pas... On nous faisait croire qu’il restait encore des trucs à apprendre, et nous, comme on était gamins, et mal dégrossis, on croyait ce qu’on nous racontait, alors, jusqu’à la dernière sonnerie de quatre-heures-et-demie, on était dans les conjugaisons, les intervalles avec les poteaux de clôture, les baignoires qui fuyaient, et qu’aucun plombier n’arrivait à réparer.

« Tu vas où ? »


Pour nous, c’était normal, partir en vacances. Il ne serait pas venu à l’esprit de se demander si « les autres », eux, partaient.


« En Bretagne, là où il y a des marées, des crabes prisonniers à marée basse dans des mares laissées par la mer, dans les creux de rochers. Le gamin ouvrait des yeux ronds…les marées ? les crabes ?

Il n’avait jamais quitté la rue Sarrette, le HLM de la ville de Paris, avec sa pelouse trop petite, ses garages fermés pour voiture, les cages d’escalier peintes dans une couleur intermédiaire entre le fond de container à ordures ménagères, et le dégueulis d’un ivrogne. Après la classe, et le rapide tour dans la boulangerie de la rue du Père-Corentin, pour y chaparder des caramels à « un franc », je rentrais à la maison, les autres continuaient dans la cour du HLM, les parties de billes commencées pendant la récréation de quinze heures.

Je ne pouvais arriver à l’appartement, qu’avec cinq ou sept minutes de retard. Au-delà, cela donnait lieu à des soupçons, des questionnements … « Tu n’as pas été jouer avec les voyous, au moins…… ? » Ma mère ignorait que j’étais moi-même un voyou. Alors je répondais « enfin, tu sais bien que je rentre directement à la maison, tous les jours ». C’était vrai un jour sur deux, mais comme ma mère avait la mémoire courte, j’arrivais à m’en sortir par une pirouette, et comme j’étais passé maître dans l’art de mentir, je m’en suis sorti des centaines, non, des milliers de fois….


« On part demain » avait-elle dit… Epoque bénie, quand la seule chose que tu avais à faire, comme enfant, était d’être prêt à partir, habillé, content de l’aventure qui s’offrait à toi, un voyage en train, avec au bout, les coups de vents du Finistère nord, les odeurs de varech, le parfum de la lande, le goût des crêpes, la pétillance du cidre. Il y avait trois gamins à transbahuter, sous la houlette de ma mère et de sa sœur, qui participait à l’aventure, à chaque aventure, afin d’oublier que son mari n’était plus là, victime du chemin des Dames, ou de l’Ypérite qui allait avec. Le frangin, « Toutou », aîné, plongé dans son latin, son astronomie, ses mathématiques, la frangine, cadette, dont on se moquait pour le plaisir de la voir pester contre nous, celle qu’on surnommait « Boui-Boui » et moi, l’entre-deux, fêlé des chemins de fer, sans même savoir pourquoi, sans avoir un père ou un grand-père cheminot…cela devait s’être passé dans une autre vie, avant, bien avant…Mécanicien, Seigneur du Rail sur une « Pacific ». Fêlé, je te dis….

A cette époque, tu vois, tu pouvais téléphoner à la SNCF, qui faisait passer chez toi un camion de collecte des bagages. La Société des Chemins de Fer Français était concernée par ton confort de voyage, et comprenait que tu n’aies pas envie, en plus de te taper tes trois gamins, de charger dans le train leurs valises, les tiennes, le cas échéant les épuisettes, les bouées, tous les accessoires qui accompagnaient les périodes d’évasion. Pour nous, la question des épuisettes ne se posaient pas, sagement rangées qu’elles étaient, d’une année sur l’autre, soumises aux toiles d’araignées d’une soupente, dans la maison de Pors ar Villec. La question « bouée » n’était même pas d’actualité : là où nous allions, il fallait être fou pour espérer mettre ne serait-ce qu’un pied dans l’eau, surtout à Pâques. Il te suffisait d’avoir mis dans ta valise des chandails, des pantalons, un bonnet, et tu étais paré pour affronter le Trégor. Bon, là, je te parle de Pâques, mais le scénario était le même si tu partais pour les vacances d’hiver, ou, encore mieux, celles d’été. Le train, toujours le train…de temps en temps, il y avait une exception, ceci voulait dire que le père avait du temps libre, suffisamment pour se mettre au volant de la Citroën Quinze-Chevaux et prendre la route de l’Ouest, pour rejoindre la Bretagne.

« Taxi, à la gare de Maine-Départ ».


Je me souviens…c’était une « Versailles » de la G-7, une compagnie de taxi dont les voitures étaient peintes en noir et rouge. Le chauffeur était âgé, il avait un accent qui ne trompait pas, un réfugié de la « glorieuse révolution » de 17, qui avait vu tant de Russes se réfugier en France. Il fallait passer devant l’église Saint-Pierre de Montrouge, se laisser descendre le long de l’avenue du Maine, passer sous le pont du chemin de fer, et juste à droite, il y avait le bâtiment d’où partaient les « grandes lignes ».


Ce n’était pas la gare Montparnasse, telle que tu la vois sur les photos d’époque, avant qu’elle ne soit « déconstruite » et remplacée par un complexe immobilier gigantesque…c’était une Gare verrue, un machin rajouté qui jouxtait l’avenue du Maine, là où passait l’autobus 28, sur son trajet qui le menait jusqu’à la gare Saint-Lazare. Tu rentrais là-dedans, tu étais pris de vertige. Maine-Départ, on appelait cela avec ces cinq voies, le monde qui se pressait et surtout le peu de place Quand tu étais gamin, et que les adultes étaient si grands, tu avais facilement la tête qui te tournais. Une fois que le taxi t’avait largué devant le bâtiment, tu te retrouvais avec des voyageurs « en civil », des gens « normaux », et une flopée de militaires qui partaient, à toute heure de la semaine, rejoindre leur cantonnement, leur caserne, leur navire. Il y avait les matelots de la « Royale » comme disait certains (1) avec le bachi (2) blanc, des officiers en bleu foncé, avec de belles chemises blanches, des galons dorés. Tout ce monde prenait le train qui allait à Brest avec une partie qui se séparait à Rennes pour rejoindre Lorient. Les marins transportaient une petite valise noire, avec une ancre en relief sur le dessus et une poignée en cuir.


On était installé. Il y avait tant à voir autour de nous, les voyageurs, les bâtiments de la gare, d’autres trains, les porteurs avec leur énorme chariot, mais on ne regardait pas, on était déjà au bout du voyage, on se voyait mettre les pieds nus dans le sable froid de Pâques, on s’imaginait les rouleaux qui se brisaient sur la plage de Pors-ar-Villec, on voyait presque devant nos yeux les galettes de sarrasin que Corentine ne manquerait pas de préparer. Après, oui, une fois le train en route, il fallait se planter devant la fenêtre, compter les poteaux télégraphiques qui bordaient la voie, écouter le halètement de la locomotive . Il y avait les inévitables « maman, quand est-ce qu’on arrive ? », les expéditions de vidange de vessies, dans des toilettes à la propreté douteuse, et dont les boyaux donnaient directement sur la voie. En nous tordant de rire, nous imaginions le devenir de ce qui était confié à la porcelaine blanche, alors que le train roulait à l’incroyable vitesse d’au moins cent-dix kilomètres heure. Chaque tour de roue nous emportait loin de ce Paris grisâtre fait de contraintes, de règles de trois, de rois de France, de ministres, ou de généraux dont certains avaient perdu la tête. Pendant la trêve de Pâques, on mettait sous clés, au fond de notre mémoire, tout ce qui filait des angoisses, ou qui faisait battre ton cœur un peu plus vite quand tu réalisais que, finalement, 1515, cela ne te disait rien, ou que tu avais oublié les terminaisons des verbes du troisième groupe. Le plus important devenait le bruit des vagues sur les rochers, la cloche de l’église Saint-Jacques, l’odeur de la cuisinière à bois, la douceur du sable qui te glissais entre les mains, tous ces trucs auxquels tu pensais pendant que le rapide de Brest dévorait les kilomètres.

(Dans les trains vers la Bretagne, il y avait toujours plein de marins en route pour Brest ou Lorient)

Dès que tu arrivais en Bretagne, tu faisais semblant de croire que tu y resterais toujours, qu’il n’y aurait jamais de retour pour Paris. Ton horizon était fait de vareuses « Le Glazik » (3), de marinières qui te faisaient plus marin que marin, de caban épais qui te protégeait des coulis du vent du Trégor, celui qui , avec l’aide de la mer, peut envoyer un chalutier dans les rochers de l’Ile Verte, du plateau de la Méloine, ou d’Ar Men Plat.


Tu y étais .


L’air venait de la mer. Le cidre brut te faisait roter, et cela ne choquait personne, même pas tes parents. Le séjour de Pâques, c’était un peu comme une répétition du séjour de juillet ou d’août, quand tu reviendrais et que les hortensias, en pleine floraison, te salueraient du bout des feuilles.

Alors oui, c’est vrai, finalement, sachant que dans trois mois, tu serais de retour, tu te laissais plus docilement repasser la bride sur le cou quand venait le temps de reprendre la route vers la gare de Plouaret, et d’oublier Saint-Anne, les odeurs de Varech, et les galettes au Sarrasin de Corentine. Tu montais dans ton train, avec au fond du cœur un mélange d’amertume et d’espoir. Dès que le convoi vers Paris commençait à rouler, toi, tu comptais déjà les jours te séparant de « ta » Bretagne.



  1. La Marine Nationale était appelée « la Royale » à l’époque de la monarchie.

  2. Bachi= coiffure officielle des matelots et quartiers-maîtres de la Marine Nationale.

  3. Une vieille marque Bretonne de vêtements de marine crée en 1928 à Quimper

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