top of page

SHTETL

Note préliminaire :


Cette histoire est une évocation du « quartier juif » de Paris, que l’on appelait autrefois « Le Marais », et que les juifs Yiddishophones désignaient par le terme affectueux de « Pletzl ». De nombreuses comparaisons ont été faites, au cours des années, entre la vie menée par les habitants du Marais dans les années 30, avec la vie des habitants des villages reculés de Pologne ou de Russie, que l’on appelait des «Shtetl ». Le terme de « Shtetl » est utilisé souvent associé à de la moquerie ou de la dérision. Il n’est pas très rare, dans les milieux Ahsknénaze, de s’entendre demander, avec humour, de quel « shtetl » on vient…..Les personnages mentionnés dans cette histoire ont du tous exister. J'ai passé dans ce coin de nombreuses heures. Je pense y être venu pour la première fois à l'âge de six ans.


« SHTETL » (A) est dédié à :


Mélanie Misheret, qui gérait avec talent et gentillesse le bain rituel du 176, rue du Temple.

Audrey Z...... et sa maman Madame Z......

Joseph Goldenberg, parti trop tôt, qui me donnait des concombres « Malossol » .

Abraham Goldenberg, alias Albert, le frère de Jo, parti encore plus tôt.

Abraham Horowitz, cordonnier de son état, qui a réparé soixante trois fois mon unique paire de chaussures « CLARK ».

Monsieur Moskvitch , le boulanger de la rue des Rosiers, qui a vendu sa boutique à Monsieur Murciano, en oubliant de lui transmettre la recette du gâteau au pavot.

Feigel LEDNITZER et Moshe UBERSFELD, mes grands-parents de la rue Rekawka, à Cracovie, assassinés par les nazis du Gouvernement Général en 1942.

_________________________________________________________________




Si Benjamin Himmelblau avait pu choisir où il allait naître, cela n’aurait été ni Neuilly, ni Saint-Nom-la-Bretèche, ni même le 11ème arrondissement où, pourtant, il y avait une communauté déjà bien importante. « Le Marais ? c’est le centre du monde » aimait-il à dire, en se moquant des villes dans lesquelles les quartiers dits « juifs » étaient dix ou vingt fois plus grand que ce malheureux quadrilatère Parisien qui déterminait les limites de son royaume » …


3 bis rue des Rosiers…


Cinq étages, huit appartements, pour des « gens bien », un sixième niveau pour une modeste domesticité sur fond d’exiguës chambres de bonnes. Une large porte ouverte sur la rue, avec en face l’Ecole ORT, et l’établissement de bain qui datait du dix-neuvième siècle, construit quand les habitations n’étaient pas encore toutes munies de salles d’eau avec baignoire.


Suivant les jours, il flottait dans la cage d’escalier une odeur de tchoulent (1) ou de mloukhiya (2) suivant que ce soit Madame Finkelstajn ou bien Madame Zerbib, qui fût aux fourneaux.


Les murs intérieurs de l’immeuble, maintes fois repeints à l’initiative des différents syndics, avaient gardé, sous les multiples couches de couleur, le souvenir de l’année 1942. Il y avait effectivement bien longtemps déjà, les bruits et les cris des cavalcades et des arrestations (3) avaient résonné dans la cage d’escalier, avant de disparaître, tandis que les prisonniers, embarqués dans les autobus de la STCRP (3a) commençaient leur long martyr, en route vers le « Vel d’Hiv », leur première étape vers le néant.

Benjamin n’évoquait jamais « la mémoire des murs ». Il savait simplement qu’elle existait bel et bien, qu’elle était là, depuis la construction de l’immeuble, et que la tragédie de ce triste 16 juillet resterait, pour toujours, entre le plâtre et la pierre.


Benny n’avait jamais voulu quitter le quartier, même quand les « anciens », ceux qu’il surnommait « ses pères sages », avait passé l’arme à gauche. Ils n’étaient pas morts en groupe, mais chacun à son tour, avec des destins bien différents. Benny avait osé questionner la volonté divine, et le fait que ses cinq « pères » étaient décédés toute la même année. Bien qu’il ne fût aucunement religieux, il n’en était pas simplement athée, et avait vu les traces d’une décision céleste, visant à retirer définitivement aux cinq joueurs de poker invétérés qu’étaient ces hommes, tout plaisir d’un gain pécunier, même si partagé avec les nécessiteux. L’éternel, dont personne n’avait le droit de prononcer le nom, avait dû estimer qu’assez, c’était assez, et que les cinq seraient probablement plus utiles dans « le monde à venir » que dans « ce monde-ci ». (7)

Alors, il s’était assuré que Benny devienne une seconde fois orphelin.


Non, les sages n’habitaient pas tous dans l’immeuble du 3 bis, mais ils s’y réunissaient. Curieuse histoire. Il n’y avait ni jour de réunion programmé, ni raison particulière de se réunir. Il y avait un appartement au troisième étage, qui appartenait à égalité à chacun des cinq. Un investissement en prévision d’un futur incertain, peut-être ? C’était un curieux six pièces, résultant de quelques coups de pioches qui avaient permis la communication de deux grands logements entre eux, un machin bien rare dans le quartier, sauf pour ceux qui avaient la chance d’habiter place des Vosges avec une impressionnante hauteur de plafond et une surface habitable indécente…

Une chose était certaine, le six-pièces du 3 bis n’était pas un véritable lieu de vie puisque ces hommes de bien avaient tous leur propre domicile dans un rayon de cinq cent mètres autour de l’intersection de la rue des Ecouffes avec la rue des Rosiers. Ce point géographique était sûrement le centre de tout, le lieu où se cachait le graal, là où certainement, en creusant, on aurait pu trouver une nouvelle source de savoir, un nouveau puit de science, d’autres rouleaux de la mer morte, et même peut-être un truc qui attesterait que le créateur du monde était bien juif, ou que Moïse chaussait au moins du 44.


Durant toute leur vie, Il avait été hors de question que ces cinq hommes quittent le « shtetl », qu’ils désertent le « pletzl », qu’ils trahissent cette fidélité au petit « ghetto », que personne à l’époque, ne voulait habiter, tant il était gris, souvent sale, et plein de traditions incompréhensibles aux non-initiés. Régulièrement, surtout les fins de semaines, des « étrangers » (4) venaient voir, comment vivaient ces gens qui mangeaient différemment, ces habitants vêtus parfois de façon étrange, et dont la famille était arrivée un jour, d’un lointain « Est » bien au-delà de l’Allemagne…On s’étonnait de voir des lettres hébraïques identifier des magasins, on se retournait sur les femmes portant perruque, ou les hommes barbus qui portaient des « peot » (4*)

L’organisation de chaque réunion des « cinq sages » était laissée à celui dont l’imaginaire était le plus prolifique, ou la curiosité intellectuelle la plus aiguisée. Il suffisait que l’un évoque avec sérieux, un thème de discussion, un truc bien tarabiscoté, un machin important, pour que cela justifie une assemblée autour d’un thé à la cannelle suivi d’heures d’arguties alambiquées démontrant qu’untel avait raison sur le sujet et que les quatre autres avaient tort. Bien entendu, il n’y avait absolument rien de sérieusement rabbinique, ni de sens profond dans ces rencontres. C’était seulement le plaisir de se retrouver ensemble, de partager pendant quelques heures, de ré-évoquer tel ou tel parcours atypique, et d’échanger autour de l’histoire magique du ghetto Parisien dans lequel dormaient près de sept siècles de souvenirs.


Il y avait également bien sûr, la grande joie de faire croire à la communauté, qui ne manquait jamais de jaser en bien ou en mal, que les « cinq » s’étaient réunis pour discuter d’une « sujet très important » qui avait des implications telles que cela changerait pour toujours le regard de chacun sur le judaïsme. Oui, c’était certain, suite à ces réunions de « sages », les habitants du « shtetl » (A) verraient leur vie changer.

Je te le dis, les « cinq » n’étaient, en fait, qu’une bande de potaches qui avaient oublié de devenir adultes. Mais devant l’air sérieux qu’ils affichaient quand ils marchaient rue des Rosiers, rue Ferdinand Duval ou bien rue Pavée, la petite famille du ghetto s’était imaginée toute sortes de choses. A force de faire semblant avec talent, Ils étaient devenus des modèles de sainteté, ils étaient des « tzaddikim », des « Mensch », (4a) des gens respectables devant qui il fallait s’incliner.


La décoration du grand appartement avait été une œuvre commune, chacun ayant apporté sa touche. On y trouvait, entre autres, des tapis Indiens Kilim dans chaque pièce, une lampe de mosquée, des portes-cierge pascal chrétiens chinés chez un brocanteur juif du marché Vernaison de Saint-Ouen, de la vaisselle Danoise, des couverts Italiens, trois lampadaires Jean Perzel de 1928, une vieille armoire réfrigérante des années 30 qui avait été transformée en bibliothèque, une maquette d’avion en fer blanc, deux énormes fossiles trouvés par hasard dans une forêt des Landes, un guide touristique de Jérusalem, en Anglais, le même en Polonais, un troisième en Hébreux, des photos du port de Haïfa, des portraits de militaires pris pendant la guerre d’indépendance de 1948, et encadrés dans de sévères quadrilatères d’ébène. Il y avait également cinq fauteuil club, un bureau Ruhlmann authentique, des lits toujours faits au cas où. Les cinq étant célibataires, il n’y avait aucune trace d’une quelconque présence féminine. Ils en avaient eu assez de la pression sociale du ghetto et une sorte de pacte de célibat liait maintenant ces « vieux garçons », qui avaient choisi de déroger aux règles du chapitre 9 de la Genèse, qui ordonnait la croissance, la multiplication et le foisonnement (4b)

Cet étrange lieu aurait, en fait, pu être une garçonnière pour gens bien…c’était un refuge pour cinq joueurs invétérés, pétris de judaïsme, mais hermétique à tout excès de religiosité. Ces cinq-là étaient d’étranges citoyens, qui s’étaient créé leur propre monde au sein même d’un quartier dans lequel la présence juive remontait au treizième siècle.

Pour les gens de l’extérieur, ils avaient chacun fait ce qu’il fallait pour maintenir une façade qui forçait le respect. A lui seul, le « comité des sages » te débrouillait la Torah à toute vapeur. Avner Klein était le spécialiste de la Genèse, Ehoud Hirschfeld, celui qui pouvait te raconter le livre de l’Exode en commençant par la fin, commentaires rabbiniques inclus, Leib Moskvitch, était le grand spécialiste du Lévitique. Il connaissait par cœur toutes les séries de rites à suivre, quels sacrifices accomplir pour obtenir quelles grâces, les lois sur le mariage, celles sur la nourriture, et, plus inutilement, que faire quand on suspectait quelqu’un d’être frappé par la lèpre.

Pour le livre des Nombres, il fallait voir Mikha Silverstein, quant au Deutéronome, c’était la spécialité de Selig Wachsman, le seul qui, curieusement, parlait Français, sans accent. On savait que sa mère était née dans un village perdu du côté de Rzeszow, une chiure de mouche sur la carte de Pologne, un bled oublié de l’Eternel, dont même les maisons de pierres s’étaient finalement effacées de la surface de la terre.


Comme Wachsman ne parlait jamais de son père, le groupe avait suspecté une tragédie familiale.


A eux cinq, ils auraient fait le rabbin parfait…à tel point que quand Madame Sternberg, Mademoiselle Frumm ou Monsieur Guterman, ne se sentait pas à l’aise avec tel ou tel aspect de la pratique religieuse, ou du quotidien de leur foyer juif, ils n’allaient voir le rabbin Weiss, à la synagogue de la rue Pavée, que si aucun des « cinq sages » n’avait été capable d’apporter une réponse satisfaisante, ou tranquillisante, à leurs questionnements.

Bien souvent d’ailleurs, devant la détresse de certains coreligionnaires, les « cinq » prenaient, individuellement ou en groupe, de grandes libertés avec la volonté de l’Eternel, pour apaiser ceux qui en avaient besoin, et dieu sait qu’ils étaient nombreux. On ne comptait plus le nombre de fois où des cas de conscience s’étaient réglés devant un « shooter » de vodka « Kizlyarka » dont personne ne connaissait la véritable origine, mais que tout le monde appréciait, laïcs comme croyants, tzaddikim, comme mauvais sujets.


On aurait pu prendre les « sages » comme progressant véritablement sur le chemin de la sainteté, ce but à atteindre pour une certaine partie des religieux de l’extrême, mais, je te le redis, c’était faux, archi-faux. Pour les « cinq », il y avait, par-dessus tout, le jeu, une passion dévorante qui liait ces hommes de façon encore plus profonde que les commandements et les préceptes de vie que chaque « bon juif » se devait de respecter.

Il y avait ce foutu poker, des parties qui se déroulaient sous couvert d’obligations de la foi, dans un oratoire du quartier, réservé aux hommes où, le matin on se confondait en excuses devant l’éternel, tandis que l’après mdi, dans une salle attenante, accessible par une porte dérobée, le seul langage entendu était celui des cartes à jouer avec full, suite et quinte flush.


Heureusement, le secret était bien gardé, et certains des joueurs qui participaient aux tournois, n’avaient aucun intérêt à ce que l’existence de ce mystérieux cercle de jeux ne s’ébruite ni à l’intérieur de la communauté du Marais, ni à l’extérieur…Il y avait trop à perdre….il y avait également beaucoup d’argent en jeu, et les dettes s’épongeaient souvent à coup de prêts accordés, une fois par Avi-les-yeux-bleus ou bien l’autre, par Shmuel-bouche-d’or, des types louches de la trempe d’un Meyer Lansky ou d’un Mickey Cohen, mais dont la réputation n’était jamais sortie des limites de la communauté. 6%, 8%, les intérêts étaient hauts, il fallait bien que les voyous gagnent aussi leur vie…


Benny Himmelblau disait toujours : « Là où il y a un juif, il y a toujours, au moins, un livre ».

Les cinq lisaient…mais c’était souvent des traités sur les jeux de cartes, des études traitant de probabilités, des dissertations sur comment garder un visage impassible, des ouvrages sur le bluff…ou encore des biographies sur les grands joueurs de cartes dont les noms avaient traversé l’histoire de l’ouest Américain.

Conscient des contradictions qui habitaient les cinq hommes qu’il considérait comme étant ses « cinq pères », Benny avait un jour dit au propriétaire de la librairie du 26 rue des Rosiers « Il est probablement plus simple d’être saxophoniste ou avaleur de sabre, que d’être juif ». Le libraire avait ri, et indiqué que cette pensée devrait figurer au fronton de chaque synagogue, tant, il est vrai, qu’être un « shayne yid » (4c) était une mission compliquée.


Les cinq hommes avaient pris soin de lui. Il aurait été mal venu qu’il prononce à leur encontre un quelconque jugement. Le manque d’argent n’avait jamais été un problème pour Benny, les « cinq » avaient des professions qui les avaient mis à l’abri d’un quelconque besoin. Si les mères juives de ces lascars avaient été en vie, elles auraient été fières de leur avocat, leur promoteur immobilier, leur président d’une grande banque nationale, leur armateur, et leur chef d’orchestre mondialement connu. Des gens atypiques, je te dis….

Benny, qui ne foutait jamais les pieds à la synagogue, mangeait du porc comme un Breton, buvait comme un Polonais, mentait comme un arracheur de dent quand c’était nécessaire, et pleurait comme un enfant quand il voyait un animal souffrir, avait été très affecté par la mort des cinq « sages ».

Même si les cinq ne représentaient chacun que le cinquième d’un père de substitution, Il s’était attaché à ce curieux groupe car ses membres avaient été un peu les maçons de son existence, même si religieusement parlant, aucun n’avait réussi à le mettre en relation privilégié avec un quelconque Jéhovah, Ineffable, Elohim, Elohi, Elshaddaï, Tzevaot, Adoshem ou, plus simplement Ha Shem, ce qui n’empêchait nullement Benny de vivre en suivant les sept lois noachiques, probablement pour se donner une bonne conscience.



Entre un mois de janvier froid comme un hiver à Omyakon, (4d) et un mois d’août brûlant comme le souffle d’une forge, les cinq s’en étaient allés.

Avner Klein était parti en trois semaines d’un cancer du pancréas, Ehoud Hirschfeld avait fait un arrêt cardiaque en sortant de chez Jo Goldenberg, les trois pots en verre, de cornichons russes « malossol », qu’il portait dans un filet à l’ancienne, avaient éclaté sur le granit du bord du trottoir.


Jo Goldenberg s’était retourné, et avait vu son vieil ami gisant sur le trottoir. Leib Moskvitch s’était étranglé sur un hareng pommes à l’huile, dans un restaurant de la Grand Place de Bruxelles, une ville où il avait des amis de longue date.


Mikha Silverstein avait eu une mort étrange, lors d’un attentat à Tel Aviv.

Comme il détestait conduire quand il faisait son voyage annuel en Israël, il se déplaçait en ville en utilisant les services d’autobus. Il avait pris ce jour-là le bus 22, s’était même poussé sur son siège pour faire de la place pour un « ancien » qui transportait avec lui un énorme panier en osier chargé de légumes (*)

Quelques instants après que l’autobus ait repris sa route, Silverstein avait été transformé en chaleur et lumière par l’explosion d’une bombe, que son voisin transportait dans le cabas, cachée sous les poireaux et les oignons blancs.


Quant à Selig Wachsman, il avait tout simplement été victime des suites imprévisibles d’un accident de la circulation. Il aidait une vieille dame qui habitait rue des Ecouffes à traverser la rue de Rivoli, quand le chauffeur d’une camionnette de livraison, concentré qu’il était sur son GPS, et n’ayant vu ni le passage protégé, ni les piétons, renversa les deux à soixante kilomètre-heure. La vieille dame s’en était sortie avec une fracture du col du fémur, Wachsman avait eu les deux jambes brisées, et, transporté à l’hôpital de la Pitié, il était décédé d’une allergie aux produits utilisés pour pratiquer l’anesthésie avant son opération. En huit mois, cinq témoins de l’histoire du « shtetl » s’en étaient allés, l’un deux laissant d’ailleurs une dette de jeu à six chiffres…de quoi mettre en faillite le prêteur qui lui avait fait confiance….

La mort de ses « mentors » avait ouvert pour Benjamin, une longue période de réflexion comme de doute. En dépit de ses trente-deux ans accomplis, il s’était habitué à ce qu’à chaque moment d’interrogation, de questionnement, la réponse vienne « d’un autre que lui-même ». Peut-être ne savait-il pas réfléchir ? Peut-être ne réfléchissait-il pas comme un juif, ou au contraire, réfléchissait-il trop comme un juif, passant alors à côté d’opportunités, de chemins éclairés, de meilleures options. Il n’existait certainement personne, dans le quartier du Marais, qui avait connu un destin aussi incroyable que ce jeune homme, élevé par cinq hommes à la fois…quelle histoire… ! Un truc tellement incroyable que, j’en suis sûr, « YHWH » (5) doit en sourire encore aujourd’hui.


A trente-deux ans, Himmelblau en faisait dix de plus…mais quand il venait de passer chez le coiffeur de la rue des Ecouffes, il en faisait quinze de moins, ce qui fait que régulièrement, ceux qui le croisaient rue du Roi de Sicile pensait qu’il avait hérité d’une incroyable capacité à pouvoir, à volonté, prendre des années ou bien revenir vers sa jeunesse, ajoutant au personnage un petit air de mystère, qui allait bien avec la royale (6) qu’il portait, en complément d’une moustache fine à la Richelieu.

Il était tellement ancré dans son petit monde de la rue des Rosiers qu’il n’avait pas vu l’époque changer.

Il avait mille fois, trois mille, peut-être, parcouru à pieds les trois-cent-trois mètres de sa rue, le cœur à Jérusalem, l’imagination dans cette Pologne qu’il ne connaissait pas, mais qu’il pensait, dieu seul savait pourquoi, être un pays de cocagne, alors que, ceux qui en venaient le savaient, c’était un pays de malheur, de pauvreté, et de tragédies.

Jamais il n’aurait pu penser que le boucher Salzman, put être mortel, que le boulanger Khabakoff décide un jour de vendre à un autre, que le traiteur Goldenberg arrive à la fin de son histoire. Il n’était pas imaginable que le moindre espace commercial disponible, devienne un jour soit un « fast food », soit une boutique de vêtements. La seule « maladie » à laquelle avait échappé le « shtetl », du moins pour l’instant, était l’établissement d’un magasin de sex toys. Benny savait qu’à Tel-Aviv, de tels magasins spécialisés existaient, établis non loin de Ramat-Aviv…alors d’ici à ce que ce petit coin de Paris soit également envahi pour les mercantis de l’orgasme, n’y avait-il qu’un seul pas ?


Le seul visionnaire qu’il connaissait, avait été son propre père, Alter, qui lui avait dit un jour, sur fond de gin tonic excessif : « il y a trois business qui ne feront jamais faillite, la bouffe, le cul, et les schmattes (6a). Cette prédiction philosophico-économique, toute lapidaire qu’elle fut, était en train de se vérifier, quelques années après la disparition d’Alter.

Jamais non plus Benny n’aurait pu s’imaginer, que les murs des immeubles seraient, un jour, ravalés, que des « étrangers » pourraient se prendre d’affection pour ce quadrilatère judaïsé depuis sept siècles. Lui aurait aimé que les pavés restent des pavés, que le vendredi soir, il puisse croiser des religieux allant à l’office de shabbat, des ménagères allant chercher dans les épiceries de quoi préparer le repas de famille du septième jour…. Il était tellement imprégné de son shtetl que pour lui, ceux qui étaient arrivés dans les années vingt, ou trente, de Minsk, de Cracovie, de Lodz, de Moscou ou de Bukownica, ne mourraient jamais. Ils ne pouvaient simplement pas disparaître. A peine prendraient-ils une ou deux rides, perdraient-ils une ou deux dents… Ils appartenaient au peuple des éternels, ceux que l’on continue de croire toujours en vie, parce qu’il est trop difficile d’accepter qu’ils soient morts… Ainsi, dans son esprit, croisait-il toujours Monsieur Edelman, le ferblantier de la rue des Archives, Horowitz, le cordonnier, Mademoiselle Berlinsky, restée vieille fille car elle avait un pied-bot, ou bien le couple Kunstler, dont la femme , Martha, avait été danseuse au Moulin Rouge, ce que personne dans le petit monde du shtetl ne savait…..sauf Alter Himmelblau qui avait été son amant, avant qu’elle n’épouse Avi Kunstler, un commissaire de police à la retraite qui collectionnait les cuites, et les timbres de valeur.


Pendant longtemps, c’est ainsi qu’il avait pensé…


Pendant longtemps, il s’était enfermé dans sa réalité…


Et pourtant, en passant si souvent devant la maison funéraire Roger S. Warga, il avait vu les avis de décès, qui signalaient la disparition d’une telle, ou d’untel, une madame Cohen, un monsieur Lévy, « mais si, tu sais bien, le Lévy qui tenait la petite bijouterie rue du roi de Sicile, celui qui venait d’Oran… ! »

Il n’aurait surtout jamais pu penser qu’un jour, s’efface « l’esprit des Rosiers », ce souffle mystérieux qui passait régulièrement sur les immeubles, en général au moment des fêtes, en déposant d’une invisible façon, une sorte de voile de tranquille sagesse mêlée à des souvenirs qui avaient plus de cinq mille ans. Certains jours d’été, on aurait pu se sentir sur le mont Carmel, certaines soirées de Septembre, on se serait presque cru dans la vieille ville de Jérusalem, à quelques centaines de mètres du mur occidental.

Au-delà des apparences, et jusqu’à leur mort, les « sages » avaient gardé sous leur rigidité vestimentaire, un cœur d’enfant, un humour de potache, et une grande affection pour tout ce qui pouvait s’assimiler aux plaisanteries les plus tordues, aux canulars les plus élaborés.

Jouer au poker ? C’était Avner Klein qui, le premier, avait eu l’idée du truc, parce que les cinq aimaient cela. Pour effacer toute culpabilité, ils avaient alors décidé de redonner une partie de leurs gains aux différentes organisations caritatives qui avaient déposé, dans les commerces du quartier, des petites boites de collecte, estampillées à leur nom, et dont certaines portaient même les couleurs bleue et blanche du drapeau de l’Etat Hébreu.

Pour chaque gain lors d’une partie, un sixième de la somme perçue était mis à disposition des nécessiteux. Ceci avait fait dire à Ehoud Hirschfeld que si chaque juif faisait la même chose, la pauvreté dans le quartier de la rue des Rosiers serait éradiquée, dans ce monde-ci comme dans le monde à venir. Bien évidemment, au moment de procéder aux dons, dans telle ou telle boutique, les « joueurs » se taisaient sur l’origine des sommes, parfois conséquentes. Ils accompagnaient leur geste d’une des paroles de sagesse dont ils avaient le secret, forçant encore plus l’admiration des commerçants, et des clients.


Parce qu’ils étaient homme de bien, les cinq habitants du Pletzl (8) avaient partagé leur vision du monde avec Benjamin Himmelblau, au moment où il en avait le plus besoin, c’est-à-dire cette période tragique qui avait suivi la mort de son père, grand voyou, malhonnête homme, spécialiste de l’arnaque à l’assurance, du montage de prêt bancaire avec détournement.

La logique aurait voulu qu’Alter Himmelblau (9) puisse finir sa vie dans un appartement de l’avenue Foch, ou de l’avenue Montaigne, avec vue sur l’opulence, compte bancaire bien garni, fils dans une école comme il faut en Suisse, se préparant à une carrière d’homme d’affaire international, avec tenue de tennis, et grosse voiture de sport…mais il y avait eu la tragique rencontre avec l’un des lieutenants des frères Zemmour dans les années soixante-dix.

Alter Himmelblau s’était fait une carrière comme « juge de paix » (10). Il avait, des dizaines de fois départagé des voyous, remis à leur place des demi-sel qui voulaient jouer au caïd, et s’était taillé une réputation nickel-chrome dans le monde interlope de la nuit, comme du jour. Les commissions encaissées pour chaque intervention, et chaque résolution « positive » d’un différend mafieux, avaient permis à Alter de ne plus se préoccuper de l’avenir, même si l’Eternel n’était pas nécessairement d’accord avec la façon qu’avait cet homme de gagner sa vie.


Mais, derrière toute dérive, il y a souvent une tragédie. Pour Alter, tout avait commencé par une paire de corne. Ilana, son épouse devant l’Eternel, et le maire du 4ème arrondissement, le trompait depuis déjà trois ans, quand finalement elle avait décidé de foutre le camp avec le directeur d’une grande enseigne de fourrure, de douze ans plus jeunes que lui. Alors, de whisky en Gin-Tonic, de poker en dette de jeux, il avait glissé dans les profondeurs insondables de la débauche, et du mal-vivre. De juge de paix respecté, et à la suite de plusieurs jugements tant mal fagotés, qu’humiliants pour les deux parties en présence, Alter était redevenu simple pion au service du crime, et encore était-ce par charité.

Des gens haut placés n’avaient-ils pas apprécié ses prestations « juridiques », avait-il dérangé de puissants chefs de gang, ou bien était-ce une parole mal placée qui avait signé son arrêt de mort ? un mauvais partage de territoire, peut-être ? Alter n’eu jamais l’occasion de le savoir…car un soir, sous le pont Alexandre III, cinq balles de 9 millimètres « parabellum » tirées dans une obscurité propice, mirent fin à sa carrière critiquable. Une transperça le cœur, la seconde fit exploser la boite crânienne, la troisième traversa l’estomac de part en part, perçant un étrange trou dans le « sidour » (10 a) de poche qu’Alter, qui n’avait jamais perdu la foi, portait sur lui, dans une petite sacoche en lin pendue à son cou. Les deux autres s’écrasèrent sur l’acier du pont, écaillant la peinture.

Son fils Benny avait eu la chance d’être récupéré par les « cinq sages », qui se partageaient officieusement la garde du petit Himmelblau, et l’avait suivi dans son quotidien, pendant de longues années, de façon à ce qu’il devienne, si possible, un « shayne yid », un « bon » juif, capable de trouver un métier, une épouse, une vie selon la Torah, comme ils aimaient à le souligner, et même si aucun d’eux ne croyait à un quelconque engagement religieux.

Mais tout n’avait pas marché comme prévu, puisqu’au sortir de l’école ORT (11), Benny avait décidé, à son tour, de suivre les traces de son père, dont les restes reposaient dans le carré Israélite du cimetière juif de Montrouge. Dans l’appartement du 7 rue des Rosiers, là où il avait habité avec son père et sa mère, deux étages au-dessus du restaurant-épicerie de la famille Goldenberg, Benny avait réservé une pièce pour s’en servir de bureau. Il y avait installé un canapé design, deux fauteuils club en cuir vert, un plateau en verre épais, une lampe moderne Italienne, et une bibliothèque. Tout le reste était dans sa tête, et dans le réseau qu’il avait mis en place avec un nombre restreint de complices. Le bureau donnait sur la cour, une cour bien Parisienne, qui rassemblait tout ce que Benny pouvait aimer, tout ce qui lui était cher, tout ce pourquoi il ne déménagerait jamais de ce coin de la capitale : le gris des toits, le zinc des couvertures, les petites rambardes métalliques qui permettaient de s’accouder en regardant les pigeons perchés sur les gouttières, les stores lamellés en bois léger, qui laissaient découvrir l’intimité des intérieurs dans certaines conditions d’éclairage. Il y avait, associé à cette cour, un sentiment de sécurité et de protection qui plaisait bien à l’homme. Autant côté « ville » il pouvait y avoir du bruit, autant côté cour, un silence bienfaisant permettait à l’imagination, de concocter des escroqueries sophistiquées, puisqu’il faut bien le dire, Benjamin Himmelblau, qui portait de jolis costumes Italiens, et des chaussures Kenzo, ne vivait que du crime, même s’il n’avait jamais tué personne, et avait retiré toute violence de la liste des actions malveillantes qui lui assuraient sa subsistance.

L’homme avait certainement un bon fond : il n’aurait jamais laissé dans le besoin un « shnorrer », (11a) ou hésité à monter chez elle les courses d’une personne âgée croisée dans la rue. Mais il était avant tout homme d’affaire, banquier en quelque sorte, même s’il pratiquait des taux outranciers qui permettaient un confortable revenu.

Des rumeurs avaient commencé à courir sur lui. Il avait été associé, à tort ou à raison, à d’étranges disparitions. On avait même mentionné son nom dans un journal au tirage national, comme ayant potentiellement trempé dans une affaire de détournement de subventions. Benny avait continué sa route, et simplement demandé à son avocat de s’occuper de ces rumeurs…


Le quartier du Marais, lui, avait continué à vendre son âme. Il s’agissait d’un phénomène presque naturel, contre lequel personne ne pouvait rien. L’argent n’avait jamais été aussi puissant, et ceux que Benny avait cru éternels, avaient quitté cette terre, laisser les investisseurs racheter les locaux maintenant vides, et les appartements défraîchis, pour transformer le tout en machine à faire du fric. En sept mois, c’étaient neuf appartements, treize boutiques, qui avaient quitté le patrimoine « historique » du quartier. Sur les murs, rue des Rosiers comme rue Ferdinand Duval et rue des Ecouffes, on ne voyait plus aucune affiches sauvages, libellées en Hébreu, appelant à célébrer telle fête, honorer tel « tzaddik », aider tel miséreux… Tout ceci était d’une grande tristesse, et plus d’une fois, Benny avait tourné et retourné dans sa tête l’idée d’un déménagement. Il avait même été jusqu’à prendre une option sur un appartement de trois cent mètres carrés, rue Gazan, dont les baies vitrées donnaient sur le Parc Montsouris. C’était son avocat, maître Bokobza, qui suivait ce projet. Benny était venu visiter un jeudi soir, il avait marché dans le quartier, avenue Reille, rue de la Tombe-Issoire, rue d’Alesia, rue de l’Amiral Mouchez…. Les gens qu’il avait croisé dans les rues lui semblaient ternes, il avait ressenti un gros coup de mou. Ce quartier-là n’était pas comme « chez lui » … En quittant la rue Gazan, il s’était senti curieusement étranger à Paris. Alors, il avait décidé qu’il n’était pas encore temps de s’expatrier de son shtetl

« Ils n’ont donc pas de juifs dans ce coin ? » avait il simplement dit à son homme de loi…l’affaire ne s’était pas faite, l’appartement de la rue Gazan était toujours disponible, Himmelblau vivait encore dans le Marais, avec l’impression, déjà, de n’être plus chez lui.

De temps en temps, quand le souvenir des cinq sages était trop pesant, Benny s’autorisait une promenade à pied, dans un périmètre élargi à la Bastille et à l’Hôtel de Ville, histoire de prendre un peu de distance avec ce Marais qui devenait une obsession, pleine de souvenirs pas nécessairement agréables. Il avait besoin de s’aérer l’esprit alors il refaisait un trajet qu’il connaissait depuis longtemps, et qui passait par la rue du Temple. Au 176, bien caché derrière l’énorme porte d’un immeuble bourgeois, se trouvaient les bains rituels accessibles aux habitants du « shtetl ». C’était un établissement qu’il connaissait pour y avoir été plusieurs fois, enfant, avec sa mère, Ilana, celle qui avait déserté le foyer familial. Il connaissait, depuis bien longtemps, la gestionnaire du lieu, une gentille femme dont le mari conduisait des autobus à Paris. Bien qu’il ne soit pas venu dans l’établissement depuis de nombreux mois, Benny se souvenait de son nom : Misheret.


En rentrant dans la pièce d’accueil, il lança « Bonjour, Madame Misheret, (12) comment allez-vous ? »

La femme, qui avait les yeux sur un livre de compte, leva la tête….


« Monsieur Himmelblau, quelle bonne surprise…Dieu bénisse… ! ça fait bien longtemps, non ? Vous venez pour le Mikveh (13) ? ou pour boire un thé à la menthe ? » La femme avait parlé avec un petit accent qui venait d’au-delà la Méditerranée. Benny avait simplement répondu : « Les deux, mais le mikveh d’abord ». Alors Madame Misheret s’était réjouie, lui avait donné une clé de vestiaire, une large serviette de bain blanche, et avait ajouté : « Ah, je dois vous dire, avec mon mari, nous avons fait Francisé notre nom.


Nous avons pensé qu’il valait mieux porter un nom un peu plus « Français », nous nous appelons maintenant SERVANT, Frederic et Mélanie SERVANT, c’est bien, non ? Benny avait hoché la tête, et simplement répondu : « Pour moi, vous resterez toujours Madame Misheret du Mikveh, de la rue du Temple, vous voyez, on dirait presque un nom aristo… »


Comme la pièce d’accueil de l’établissement de bain était spacieuse, Madame Misheret avait pris l’habitude d’amener avec elle son bon gros chien, dont les traits évoquaient une marque de chocolat Suisse renommée. Benny, qui adorait les animaux, s’était approché de lui, et, par jeu, en lui caressant le sommet du crâne, lui avait susurré à l’oreille en Yiddish :


« hela meyn fayn Hunt ... bits Ir a fayn Hunt? » ce qui voulait simplement dire : « salut mon gentil chien, es-tu un gentil chien ? »

Le Berger Bernois avait regardé l’homme avec de bons yeux, l’air de dire « mon dieu, que ces humains sont crétins » …

il s’était rendormi au pied de sa maîtresse. Benny était descendu jusqu’au vestiaire qui jouxtait les baignoires carrelées qui devaient contenir, chacune, au moins trois cent trente et un litres d’eau. C’était la règle, c’était comme ça.



Chaque fois que Benny sentait qu’il perdait le contrôle de sa propre vie, ce qui arrivait de plus en plus souvent, il avait recours à des « artifices » qui le rapprochaient un peu plus de ses origines…un bain rituel, un vrai repas casher, un office de shabbat à la Synagogue de la rue Pavée, un week-end éclair à Jérusalem.

Il était remonté du mikveh, s’était réjoui de retrouver l’ambiance feutrée de la petite pièce où Madame Misheret, toujours attentive au bien être de sa clientèle, préparait et servait un thé à la menthe qui n’avait son égal nulle part.


« Le « shtetl », est en train de mourir » dit-il à Madame Misheret.

« Je sais » répondit celle qui habitait au 18 rue Ferdinand Duval, depuis son rapatriement d’Algérie, où elle avait réussi à rester jusqu’au milieu des années soixante-dix…un miracle pour lequel elle remerciait l’Eternel au moins une fois par semaine. « Il faut vous adapter » ajouta-t-elle…

Pendant que Benny buvait son thé à la menthe, dans le petit salon de l’établissement, protégé du bruit de la rue par l’épaisse façade de l’immeuble, une masse de souvenirs remontait des profondeurs…. Sa première visite chez Goldenberg, la rencontre avec le Rabbin Weiss, un voyage en Israel sur un paquebot Grec qui avait vu de meilleurs jours, de nombreux couchers de soleil sur la plage de Naharyah, d’incroyables balades dans le Neguev, des comptines du jardin d’Eden, en Yiddish, ou bien en Ladino (14), l’école ORT, la mort d’Alter…,l’appartement de ses cinq « pères » dont il avait les clés, mais où il ne se rendait jamais, par peur de faire face, encore une fois, à l’énorme tristesse liée à la mort de ces « hommes de bien ».


« J’ai tellement de regrets pour tant de choses » osa-t-il dire à Madame Misheret « et en plus, je ne sais plus quoi faire, je ne crois plus à rien… »

Bien qu’elle sût que Benny Himmelblau n’était pas un fou de dieu, Mélanie Servant prit son courage à deux lèvres, et articula, avec de la bonté dans le regard : « et s’il était simplement temps pour vous de quitter le Shtetl ? Les souvenirs seront toujours là, non ? Ne vous laissez pas envahir ni par le passé, ni par les regrets…je crois que vous méritez autre chose que de végéter dans un quartier qui ne veux plus rien dire pour vous, comme pour nous »

Benny finit sa tasse de thé à la menthe, coiffa grossièrement sa tignasse de la main droite, passa les doigts de sa main gauche sur sa « royale » et réfléchit un bon moment. Il regarda son hôtesse…. « Merci de m’avoir dit tout cela, vous avez sans doute raison, il est grand temps que cela change » ….


Alors qu’il retournait, à pieds, vers son royaume du Marais, en passant par la rue des Archives, Benny Himmelblau eu soudain envie de s’arrêter devant la vitrine d’une grande agence immobilière spécialisée dans les biens d’exception…une annonce, accompagnée de photos, avait retenu son attention…. Il sortit son téléphone portable de sa poche, et composa le numéro de téléphone de son avocat. Au bout de la troisième sonnerie, la boite vocale de maître Bokobza était prête à enregistrer le message :

« Bonsoir Maître, pouvez vous regarder si l’appartement de la rue Gazan est toujours disponible ? Si c’est le cas, organisez une signature avec l’agence, le plus tôt sera le mieux…S’il n’est plus disponible, je viens de voir une annonce pour un duplex au 2, rue Alphonse Daudet, c’est à Alesia, je suis preneur, rapidement preneur, rappelez-moi pour les détails»


On était Vendredi.

Il était encore temps d’aller à l’office de shabbat.


Il avait trente-trois ans de « shtetl » derrière lui, il pensa qu’il était temps de commencer à vivre autrement.

Il tourna à gauche rue des Francs-Bourgeois, il avait déjà hâte d’être autre part…


© Juin 2020 Sylvain Ubersfeld pour Paris-Mémoire



(A) Du yiddish שטעטל, shtetl (« bourgade, petite ville ») diminutif de שטאָט, stot dérivé du vieux haut allemand stat, allemand moderne Stadt.

(1) Mijoté de bœuf. Un plat souvent dégusté pour shabbat . Il s’agit d’un plat ashkénaze.


(2) Plat sépharade à base de corète potagère et de viande



(3) Il s’agit de la rafle du « vel d’hiv » des 16 et 17 juillet 1942


(3a) Société des Transports en Commun de la Région Parisienne. Ancêtre de la R.A.T.P


(4) Etrangers : étrangers à la culture juive. J’utilise le mot étranger car je trouve le vocable «goy » irrespectueux. Goy désigne « un non-juif »


(4*) peot = papillottes de cheveux descendant de chaque tempe.


(4a) Tzaddikim : pluriel de Tzaddik, un homme « juste » au sens religieux, une bonne âme, quelqu’un de respectable, un exemple à suivre. Le mot Mensch, qui provient du Yiddish, évoque le même genre de personne.


(4b) Le Genèse, ancien testament, chapitre 9

La « multiplication » est considérée comme un commandement divin par les juifs religieux. Ceux qui ont moins de neuf enfants n’ont pas remplis leur « mission », dit-on dans certains milieux.


(4c) un « bon juif » . Expression Yiddish désignant un individu respectable à tout point de vu. Presque un « mensch », qui désigne un exemple moral pour la communauté.

(4d) Omyakon : la ville la plus froide du monde, située en Sibérie.


(5) Le nom du Dieu d'Israël apparaît dans l'épigraphie de l'Israël antique et dans la Bible hébraïque où il figure plus de 7 000 fois. Ce nom s’écrivant avec les quatre lettres hébraïques yod/he/waw/he יהוה (yhwh), il est aussi appelé le « Tétragramme ». Comme l'hébreu biblique a une écriture principalement consonantique, la prononciation précise du tétragramme est inconnue.


(6) Une barbiche portée sous la lèvre inférieure.

(6a) Shmattes = expression Yiddish que l’on peut traduire par frippes, fringues à bon marché, et en général, tout ce qui peut « se porter sur soi ». Connotation méprisante.

(7) Une conception typiquement juive qui, pour les religieux, ou certains croyants, différencie le monde « réel », celui de maintenant, du « monde à venir », sous-entendu une fois le Messie arrivé sur terre.


(8) Situé dans le 4e arrondissement de Paris, le Pletzl, (פלעצל, prononcer Pletzel, petite place en yiddish, la « place Saint-Paul » ou « place des Juifs », par opposition à la grande place, celle des Vosges) est le quartier juif le plus célèbre de Paris, datant du XIIIe siècle. Il a connu un renouveau important à la fin du XIXe et dans la première moitié du XXe siècle (jusqu'à la Seconde Guerre mondiale), où il accueillit des dizaines de milliers de juifs ashkénazes yiddishophones d'Europe de l'Est


(9) Alter, un prénom typiquement juif, que l’on pourrait traduire par « l’ancien


(10) Une personne, d’ordinaire associés au « milieu », et capable de départager les uns des autres, quand les affaires criminelles prenaient un tour dangereux pour la stabilité du milieux. Cette curieuse « charge » n’existe probablement plus.

(10 a) Il s’agit d’un livre de prière. Le mot évoque en hébreu « ce qui est est arrangé dans un certain ordre »


(11) Une école professionnelle servant la communauté juive , fondée à Saint-Petersbourg en 1880


(11a) Mendiant professionnel tel qu’il en existait principalement dans les communautés juives de Pologne ou de Russie

(12) Le Nom MISHERET, en Hébreu veut dire CELUI ou CELLE QUI SERT . Il correspond donc parfaitement au patronyme Français de SERVANT. Au cours des années, de nombreux juifs souhaitant « estomper » leur judaïcité, ont demandé, et obtenu, une « francisation » ou « modification » de leur patronyme….les exemples sont nombreux des SCHWARZ se sont appelés LENOIR, des WEISS se sont appelé LEBLANC, des DREYFUSS se sont appelés DUMAS….


(13) l s’agit d’établissements de bains permettant aux croyants de procéder à un bain rituel. Le mikvé (ou mikveh) (en hébreu : מִקְוָה ; au pluriel : mikvaot) est un bain rituel utilisé pour l'ablution nécessaire aux rites de pureté familiale dans le judaïsme. C'est l'un des lieux centraux de la vie communautaire juive, avec la synagogue et l'école juive (yeshiva).


(14) Le Yiddish est la langue commune aux juifs d’Europe de l’Est. Le Ladino, ou Judéo-Espagnol, est la langue communes aux juifs d’Afrique du Nord, d’Espagne et du Portugal, ceux que l’on nomme les juifs Sépharades, par opposition aux juifs Ashkénazes , originaires d’Europe de l’Est.


(*) Voir «Zaka » sur Https://sylvainubersfeld.wixsite.com/histoiresdu



bottom of page