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TETE DE BIELLE

NOTE PRELIMINAIRE


Cette histoire se trouve également sur Facebook , sur la page Histoire d'U, mais pour des raisons de limitation de longueur des textes, elle a été scindée en deux parties.

« Faut pas m’en vouloir, M’sieur le chef-mécanicien, j’suis un taiseux, j’suis fait comme ça, c’est tout, faut pas questionner…et puis, c’est l’heure, faut qu’on y aille…… »


Le « chef-mec » Charles Tairraz, un savoyard méticuleux, avait bourré sa pipe, pour se donner une contenance, et fait un sourire gêné à l’attention du mécanicien, tandis que Paul Bontemps, le chauffeur de route, faisait semblant de ne rien entendre et de ne rien voir.

Le chef-mécanicien du réseau ETAT, et Avel Le Bihan se connaissaient. Ils se respectaient, même si, pour diverses raisons, ils avaient eu de nombreuses raisons de s’affronter. Entre l’ingénieur des Arts-et-Métiers et le syndicaliste au caractère bien trempé, il y avait eu, souvent, des étincelles, mais c’était plus une affaire d’idéologie qu’une affaire d’hommes. Et il était vrai que le mécanicien Breton était plutôt du caractère renfermé, comme s’il eut été un homme de la mer.

Comme lors de chaque « marche de contrôle des compétences », une étrange expression inventée par Tairraz, il avait revêtu, par-dessus son costume acheté près du Châtelet, dans un magasin qui se nommait « La Belle Jardinière », une longue blouse de toile grise, boutonnée en son milieu, et qu’il avait sorti du porte- document en cuir brun dans lequel elle attendait, méticuleusement pliée.


Ce n’était pas une véritable altercation. Le mécanicien s’était attendu à ce que le « chef-mec », le chef-mécanicien, monte avec lui sur sa machine. Mais, ce jour là, le réveil avait été dur, il avait l’esprit occupé par le tour que prenaient les évènements en Allemagne, et n’avait pas été d’une grande amabilité envers l’inspecteur de traction chargé de l’évaluer, après un incident ennuyeux, qui avait pris place deux mois auparavant. Tairraz avait été surpris de l’accueil du roulant. Il avait un instant hésité à poursuivre. Il aurait été simple, pour lui, de rentrer au siège de la compagnie, et d’établir un rapport salé qui serait ensuite envoyé au bureau du Directeur de la Traction, et monterait peut-être jusqu’à celui de Raoul Dautry, le Directeur du réseau.

Avel Le Bihan avait manipulé le volant de changement de marche, puis empoigné le régulateur de sa locomotive, une machine de type « Mountain », la 241-013. D’un geste presque élégant, il avait commencé à envoyer un peu de vapeur dans les cylindres moteur. Il avait fait le calcul. Il aurait besoin de vingt-quatre minutes pour manœuvrer et rejoindre, en marche arrière le quai de la gare Saint-Lazare. « Vingt-quatre minutes, pour faire 800 mètres » s’était étonné le chef, ce à quoi Le Bihan, avec son caractère de cochon, avait sèchement répondu : « sur ma machine, c’est moi l’patron, je suis dieu, et je commande même à la matière » …


A Saint-Lazare, voie 13, attendait la rame du train dit « Transatlantique », qui amenait jusqu’au Havre, dans des conditions de confort incontestables, les voyageurs qui allaient traverser l’océan. Il y avait à peine un an, un énorme paquebot appelé « Normandie » avait été mis à l’eau par la Compagnie Générale Transatlantique. Il n’était pas terminé, les finitions étaient encore en cours aux chantiers navals Penhoët de Saint-Nazaire. Les voyageurs que tracteraient Avel, embarqueraient sur un autre navire, l’Île de France, qui assurait depuis juin 1927, la liaison avec New-York. Le mécanicien se réjouissait de pouvoir, une fois de plus, déambuler le long des quais, et s’imprégner de l’incroyable ambiance qui enveloppait chaque départ de navire en route vers le nouveau-monde. Le Bihan était Breton, la mer avait été toute sa vie avant de rentrer aux chemins-de-fer… !

C’était le début de l’été 1933. Les parisiennes étaient dans la rue, les blés attendaient les moissons, le long de la voie ferrée qui allait de Paris Saint-Lazare jusqu’au bout de la Normandie, cette région qu’Avel aimait tant, peut- être parce que la proximité de l’océan, au Havre, lui faisait penser à sa mer, à lui, celle de son enfance à Saint Efflam, en plein milieu du Trégor. Deux jours auparavant, il s’était promené dans le quartier Saint-Lazare, et avait vu une femme chercher son chemin sur un plan mural du quartier. Il avait été étonné par sa beauté, il l’avait renseigné et parlé avec elle quelques minutes…cette rencontre avait éclairé sa journée…

Ce matin-là, comme à chaque fois, Avel était arrivé au dépôt des Batignolles soixante-dix minutes avant le départ prévu, haut-le-pied, (A) vers Saint-Lazare. Au « bureau des commandes », on lui avait remis son programme de traction de la journée. Il serait de retour à Paris en fin de soirée. Il avait maugréé un « bonjour » en croisant un « couple » (1) qui rentrait « chez eux », les deux couverts de suie, des miettes de casse-dalle sur le foulard que portait autour du cou le chauffeur comme le mécanicien.

« Tiens, v’là Tête de Bielle » avait lancé Anton Stoefler, le mécanicien qui venait de ramener de Caen un convoi marchandise qui allait repartir en fin de matinée vers une gare de triage de l’est Parisien, non loin de l’aérodrome du Bourget. Stoefler avait quitté le réseau AL (B) pour venir se marier à Paris. Il avait épousé la fille d’un importateur de bière, dont les entrepôts ne se trouvaient pas très loin de la Gare du Pont Cardinet. Il avait rencontré sa promise au buffet de la gare de Colmar…L’amour ne connaissant pas de limites, s’en était suivi une incroyable correspondance, plusieurs visites à Paris, la chance et les astres avaient fait le reste…Le réseau de l’ETAT recrutait, il avait postulé….

Le Bihan n’avait même pas souri. Il avait tourné la tête et simplement dit : « toi, l’Alsacien, va bouffer ta choucroute » …Les roulants qui se trouvaient dans les bureaux avaient levé les yeux d’étonnement ; il n’était pas dans les habitudes d’Avel Le Bihan de montrer une quelconque agressivité envers ses prochains, ses compagnons de travail, les hommes du bureau de commande, (C) ceux qui étaient chargés de monter les feux, les petites mains du dépôt.


Le surnom de « Tête de Bielle » faisait référence aux petits travers de caractère du cheminot qui, dans chaque conversation avec ses semblables, ou avec les chauffeurs, exprimait toujours de l’inquiétude quant à la température des têtes de bielles de sa machine. Il portait sur le dos de la main gauche, une large cicatrice de brûlure due à un contact de la peau avec un élément de l’embiellage qui effectivement, avait monté en température, à tel point qu’il avait fallu demander un secours. Heureusement, l’incident s’était passé en gare de Rouen et le convoi n’avait pris que 47 minutes de retard, sans impact sur la correspondance avec l « Île-de-France ».

Avel le Bihan avait amené sa machine à, toucher les tampons du fourgon qui se trouvait au début de la rame. Il avait progressé en marche arrière, gardant un œil sur l’employé de manœuvre qui lui montrait, avec les mains, la distance qui s’amenuisait entre l’arrière du tender et l’attelage du fourgon. Le chef Mec, plongé dans ses pensées, n’avait même pas senti le petit choc lors du couplage.


Juste derrière le fourgon était accrochée une allège postale, puis quatre voitures salons, deux voitures-restaurants, six voitures de première classe, et trois de seconde. Quatre cent vingt et un voyageurs étaient en route pour l’Amérique, certains pour y trouver un avenir, d’autres pour y prendre du bon temps, d’autres encore pour leurs affaires. Le parcours de « Tête de Bielle » n’avait rien de particulier…Exil de Bretagne, école des arpettes du réseau de l’Etat pendant qu’il habitait à Clichy, chez un oncle, école des chauffeurs de route, concours de mécanicien…Comme tous les roulants de cette époque, il avait bouffé du charbon, des kilomètres, et souffrait d’arthrite de l’épaule gauche, un obligatoire prix à payer pour ceux qui se voulaient être des « seigneurs du rail ». Pendant que l’employé de manœuvre mettait maintenant en place les boyaux de freinage, Le Bihan était descendu faire le tour de sa machine, comme il le faisait toujours. Il savait que Tairraz le regardait du coin de l’œil, et chercherait, peut-être, à le piéger. Avel le Bihan eut soudainement une pensée pour son frère Mahel, de trois ans son cadet, qui était officier dans la marine marchande et adorait tout ce qui touchait au monde des chemins de fer. Il était depuis deux ans, second mécanicien sur le « Chantilly, un paquebot des Messageries Maritimes, qui reliait Marseille à l’Indochine. Il était célibataire, vivait avec une Annamite qui gardait sa maison quand il était en mer.

Il était l’inverse d’Avel, expansif, curieux, sans aucune méthode, ni d’ailleurs de limites. Il avait été séduit par l’Extrême-Orient, il avait choisi la mer.

Avel s’était demandé ce qu’au fond de lui, pensait le chef-mécanicien qui allait l’accompagner jusqu’au Havre…Était-il résolument opposé à l’existence du syndicat, dont Avel était secrétaire de section, ou bien le suspectait-il d’une quelconque malversation lors de l’incident de la prise d’eau, une étrange affaire qui avait créée l’hilarité parmi les roulants du dépôt des Batignolles.


Alors qu’Avel finissait l’inspection méthodique de l’embiellage de la 241-013, « sa » machine, son lieu de vie, son royaume de « couple », il avait passé en revue, dans sa mémoire, les éléments de ce fameux incident qui avait pris place un mois avant. Il faut te dire que sur la ligne de Paris au Havre, près des villages de Lery et de Poses, en Normandie, se trouvait sur la voie, ce que l’on appelait un « bac ». Il s’agissait d’une rigole cimentée, d’une trentaine de centimètres de profondeur, alimentée et réalimentés en eau grâce à un système régulé. La rigole mesurait entre quatre-cent et six-cent mètres de long. Sa proximité était signalée par un grand panneau à côté de la voie portant l’indication BAC, en lettres noires sur fond blanc. Expérience aidant, les chauffeurs de route et les mécaniciens, qui connaissaient chaque kilomètre du réseau sur lequel ils roulaient, savaient où se trouvaient les fameux « bacs ». Ceux-ci servaient à ravitailler en eau le tender des locomotives, pendant le roulage. Il en résultait donc une incroyable économie de temps puisque l’arrêt obligatoire pour « faire de l’eau », n’était plus nécessaire.

Les tenders étaient équipés d’une écope que l’on manœuvrait via un système de tringlerie. Il y avait deux positions possibles pour le bras de commande : « écope relevée » et « écope baissée ». Afin de ravitailler en eau, il suffisait, au bon moment, de réduire la vitesse, entre quarante et quatre-vingt kilomètres par heure, d’abaisser l’écope, de laisser l’eau monter dans les réservoirs à eau du tender, grâce à la vitesse, puis, une fois l’engin rempli, de relever l’écope en utilisant la commande ad-hoc. Bien évidemment, il était hors de question de baisser l’écope trop tôt, ou de la relever trop tard. La responsabilité de la manœuvre revenait au chauffeur. La prise d’eau faisait partie des opérations nécessaires au maintien de la chaudière en pression. Mais ce fameux jeudi, au moment de relever l’écope, le chauffeur de route, qui avait imprudemment négligé de remettre ses lunettes après avoir bu un café au bidon commun gardé au chaud près du foyer, avec reçu une escarbille dans un œil. Sous l’effet de la douleur, il avait porté la main au visage, hurlé comme un goret, et totalement oublié le geste impérieux de relevage. Le convoi étant arrivé à la fin du bac, l’écope avait été simplement cisaillée. Le mécanicien et le chauffeur avaient entendu le choc et le bruit du métal tordu. Il avait fallu signaler l’incident à l’arrêt à Rouen, puis faire un rapport au Havre, et un second rapport le soir, en rentrant la machine aux Batignolles. Le tender avait été découplé, envoyé en réparation, une montagne de paperasse à remplir, avait envahi le casier à courrier d’Avel, au dépôt des Batignolles, je te dis rien de ce que Paul Bontemps, le chauffeur, avait du subir…

Malchance ?

Le Bihan avait déjà deux incidents de route dans son dossier, ce qui en soit n’était pas très rare pour un mécanicien ayant roulé depuis si longtemps…mais Le Bihan n’avait pas que des amis…et sa charge de secrétaire de section syndicale chez les roulants de l’Etat, (2) ne plaisait pas à tout le monde. Il avait eu le malheur de raconter sa rencontre avec Léon Jouhaux (3) dans un café d’Aubervilliers. Les deux hommes ne se connaissaient pas, il avait simplement fallu qu’une chope de bière soit renversée par l’un sur le pantalon de l’autre, devant le comptoir du café « La Tortue », pour que naissent une sorte d’amitié entre le cheminot et le secrétaire. Depuis, Jouhaux prenait régulièrement des nouvelles du mécanicien. Il était même venu au dépôt des Batignolles, pour visiter les ateliers, et monter sur une locomotive à vapeur, préalablement astiquée par des roulants syndicalistes, pour faire honneur à leur profession et au visiteur.

Le mécanicien était remonté dans sa cabine. Bontemps faisait le gros dos, Paul Tairraz esquissa un sourire pour dérider le mécanicien. L’horloge Brillié marqua l’heure de départ du convoi, 9 h 47

« On est parti, Paulo » dit Le Bihan à son chauffeur, en ignorant superbement le chef-mécanicien. Avel passa le haut du corps par la fenêtre à sa gauche, tourna la tête vers l’arrière du quai. Treize secondes après neuf-heures-quarante-sept, un coup de sifflet soutenu annonça le départ du convoi transatlantique.

En passant à Sartrouville, Avel vit les habituels pavillons de cette banlieue triste, les maisons avec une marquise de verre. Alors que la machine continuait à monter en vitesse, il eut le temps d’apercevoir une famille de chat, tous curieusement assis au pied d’une potence de signalisation. Les adultes étaient noirs, les trois petits étaient blancs, un sourire était passé sur le visage de l’homme aux commandes de l’énorme machine. Au moment où le train transatlantique passait Maisons-Laffitte, Charles Tairraz avait ouvert, et déposé sur le plancher de la plateforme, un pliant qu’il avait apporté avec lui. Avel observa l’homme pendant quelques secondes, l’air étonné. Le « chef-mec » le regarda dans les yeux et dit simplement : « chemin des dames, un éclat d’obus dans le haut de la jambe, depuis, j’ai du mal à rester debout plus d’une heure… » Avel esquissa un sourire alors que Charles Tairraz bourrait une nouvelle pipe. Le « chef-mec » osa lancer un ballon d’essai : « vous avez l’air soucieux Monsieur Le Bihan…est-ce à cause de ce stupide incident d’écope ? » Le mécanicien marqua un temps de réflexion avant de répondre, sachant que ce qu’il allait dire était peut-être risqué »

« Monsieur le chef-mécanicien », commença le Breton « je n’ai pas eu de chance avec cette affaire d’écope à Léry…j’ai eu encore moins de chance avec cette bielle qui m’a brûlé la main l’an passé à Rouen…J’aime mon métier, je ne changerais pour rien au monde, c’est une passion…je fais ce que j’ai toujours voulu faire…non, je suis soucieux de ce qui se passe en Allemagne depuis le début de l’année. Nous avons eu des contacts avec des cheminots Allemands qui ont dû quitter leur pays, et se sont réfugié en Belgique, au Luxembourg et en Suisse, pour certains. Il semblerait que ce Monsieur Hitler, (4) le chancelier Allemand, ne soit pas vraiment un homme de bien …Depuis le mois de mars, il fait enfermer ses opposant dans une ancienne fabrique de munitions, pas très loin de Munich, un endroit qui se nomme Dachau » …… »


Tairraz prit un air grave…

« Oui, je sais, je suis également préoccupé par les mêmes choses » indiqua Charles Tairraz… « je sais également que le 10 mai, les syndicats ont été interdits, et remplacés par la Front Allemand du Travail, une organisation qui dépends du parti National-Socialiste…Tout ceci est véritablement dangereux. Le Directeur du réseau, Monsieur Dautry, est très inquiet concernant le futur. Il a eu vent de violences contre les populations juives…tout ceci n’annonce rien de bon… »


Ce n’était pas le moment de passer en revue l’histoire …Avel le Bihan savait que les fondateurs du Parti Ouvrier Allemand, une organisation d’extrême-droite, qui avait duré un an, étaient des employés de chemin de fer. Il ne savait pas si parmi eux, il y avait des roulants. Il avait eu des bribes d’information, collectées par des amis d’amis, et relayées par Léon Jouhaux…Un certain Anton Drexler avait été à la tête de cette courte aventure qui avait été suivie directement par la fondation d’un nouveau parti politique, le NSDAP, le parti national socialiste. A la tête de ce parti se trouvait, depuis 1921, un obscur petit homme avec une moustache, un ancien caporal de l’armée de terre.

Tout ceci n’annonce rien de bon…

C’était ce « rien de bon » qui inquiétait Avel Le Bihan…Il avait deux fils au pays, qu’il ne souhaitait pas voir se transformer en soldat. Au fond de lui, il avait l’étrange certitude que dans les dix ans à venir, des évènements majeurs viendraient perturber la vie de millions de gens. Il n’en savait pas plus, mais se demandait si, justement, ce qui se passait en Allemagne n’aurait pas quelque chose à voir avec ces évènements redoutés.

Les deux hommes s’étaient tus. Paul Bontemps avait consciencieusement manœuvré son écope, au bon moment. Il avait sorti de sa musette un sandwich au saucisson. Il n’avait pas eu un regard pour Charles Tairraz, le « chef-mec ».


En passant le point kilométrique 122, le chef-mécanicien reprit la parole, à la grande surprise d’Avel.

« Monsieur le Bihan, je vous estime. Oubliez cet incident d’écope, je ne suis pas là pour évaluer vos compétences ou contrôler votre travail, ou celui de votre compagnon de chauffe. Je voulais vous annoncer simplement que je quitte le réseau. J’ai reçu une offre du P.L.M (5). Vous savez que je suis savoyard, de Samoëns. Mon épouse est restée au pays, j’aurai l’occasion de la voir plus souvent puisque j’ai été accepté pour un poste de directeur de la traction au dépôt de Lyon. C’est donc la dernière fois que je vous vois, et je voulais vous dire au revoir avant de quitter l’ETAT. »

Avel le Bihan n’en croyait pas ses oreilles. Quelqu’un l’estimait. Ce chef-mécanicien était monté sur « sa » machine, avait perdu sa journée, pour simplement dire au revoir au cheminot. Il eut un instant de flottement, un élan vite réprimé, une envie soudaine d’aller vers l’autre…mais il ne bougea pas. Il était Breton. Les émotions, ce n’était pas son fort. 228 kilomètres après avoir quitté la voie 13 de Paris Saint Lazare, le train transatlantique entrait en gare du Havre, un bâtiment tout neuf qui avait à peine un an. Charles Tairraz descendit de la machine, se dirigea vers le buffet. Le Bihan le vit, par la fenêtre, alors qu’il dépliait un journal. Le visage du chef-mécanicien était masqué par la une du « Petit Parisien ». Paul Bontemps sorti de son mutisme : « c’est la première fois que je vois un « chef-mec » venir avec un pliant…


26 mars 1942


Avel Le Bihan était arrivé au dépôt de La Chapelle à 4H50. Il y avait 5° à l’extérieur, ses mains étaient engourdies. Il avait perdu un de ses gants de grosse laine. Il n’avait qu’une hâte : arriver au bureau des commandes, qui se nommait maintenant dans le jargon SNCF, le « bureau de la feuille » ou, plus simplement, « la feuille ».

Il avait montré son « ausweis » au feldwebel qui gardait l’entrée du dépôt. De chaque côté du portail d’entrée du dépôt, était garé un « Opel Blitz », (D) un camion léger de la Wehrmacht, chacun chargé de trois tonnes cent de blocs de béton ; de quoi constituer un barrage contre des intrus si d’aventure il y avait une tentative de forcer l’entrée. Il suffirait d’avancer chaque camion de deux mètres, et l’entrée du site deviendrait inaccessible. Devant les bâtiments, la signalisation à l’Allemande avait remplacé les indications directionnelles d’origine. Les articles treize et quinze de la convention d’armistice avaient créé de nombreuses obligations et nouvelles règles applicables aux cheminots de la toute nouvelle Société Nationale des Chemins de Fer Français, la SNCF. Il y avait eu la fusion des anciens réseaux, les problèmes techniques liés à la variété des matériels roulants, les procédures à ingurgiter, et l’incroyable aventure nouvelle qu’était d’être cheminot au sein d’une nouvelle organisation. Certains roulants du dépôt des Batignolles, s’était retrouvée affectés à d’autres dépôts de la région Parisienne, avec ou sans leur approbation. Il y en avait à Trappes, à Noisy le Sec, certains avaient même pris l’opportunité de la réorganisation pour se faire affecter en province. Bien leur avait pris, surtout considérant cette étrange période. Le Breton avait été très affecté par l’omniprésence, dans son milieu professionnel, des hommes de la « Wehrmachtverkehrsdirektion », (6) la direction du transport militaire Allemand. Il était arrivé au « bureau de la feuille », s’était précipité près d’un radiateur pour se réchauffer du mieux qu’il pouvait. Le dépôt ne manquait pas de briquettes pour l’alimentation des tenders. Les cheminots Allemands appréciaient à la fois la chaleur qui régnait dans les bureaux du dépôt et le vrai café qui chauffait, dans un bidon militaire, posé directement sur le poêle qui chauffait le vestiaire des roulants, attenant aux bureaux du chef de dépôt. Le bureau de la feuille avait été « agrandi » pour pouvoir accueillir, en plus du personnel Français, trois représentants de la WVD, l’organisation du transport militaire dépendant de la Wehrmacht. Il y avait des uniformes noirs partout. L’ambiance du dépôt n’avait plus rien à voir avec celle qu’il avait connu aux Batignolles. Les conversations étaient feutrées, l’occupation était pesante.


Deux ans déjà…combien de temps cela allait-il durer ? Avel le Bihan avait l’impression que, depuis le début de l’occupation, il travaillait plus que lors de ses années passées à « l’Etat ». C’était vrai, tant les besoins de l’occupant étaient importants. Il avait appris quelques mots d’Allemand, des mots techniques qui désignaient des parties ou instruments de sa locomotive, et d’autres simplement en rapport avec les chemins de fer. La connaissance de ce vocabulaire avait facilité des rapports avec les binômes qui l’accompagnaient souvent lors de ses marches, peut-être pour contrôler que le cheminot ne faisait rien qui puisse retarder un convoi et porter atteinte au « Grand Reich ».

Il s’était fait un petit cahier auquel était attaché un bout de crayon…. Bremszylinder, Kriegslokomotiv, Guterzug, Handbremse, Laufwerk, Regler… (7). Il avait accumulé un petit minimum de vocabulaire. Il était toutefois hors de question de vraiment converser ou de maintenir une quelconque affinité avec les hommes de la WVD, qui contrôlaient le fonctionnement de l’appareil ferroviaire en France. Certains parlaient un Français approximatif, d’autres ne connaissaient qu’une cinquantaine de mots.

Il y avait eu juin 1940. Le 9 novembre de cette même année, le syndicat auquel appartenait Avel Le Bihan avait été dissout. Les roulants avaient dû faire un choix, filer droit, ou bien tenter une quelconque mise en place d’une résistance à l’occupant, quitte à le faire de façon tout à fait individuelle, et sans grande ampleur. Retarder un convoi ? C’était risqué, mais facile à faire…mais combien de temps cela pourrait-il durer ? Avel se souvenait encore du moment de tangage du syndicat, quand avait été signé en aout 1939, le pacte germano-soviétique. Il y avait eu une véritable scission entre les camarades qui soutenaient ce pacte de non-agression, et ceux qui avaient déjà flairé les infâmes manœuvres des nazis.

Pour le Bihan, il fallait faire le gros dos.

Le chef de dépôt de La Villette avait épousé une Bretonne qu’il avait connue à Pornic, en 1936…au moment du front populaire. Lui était auvergnat, fils d’un bougnat qui tenait boutique rue Couche, dans le 14ème arrondissement. « Tu verras, Le Bihan, tout ça n’aura qu’un temps…pour le moment, faut faire gaffe, et ne pas faire de zèle…surtout ne pas faire de zèle »


L

e 8 juillet 1941, Vichy avait créé la Légion des Volontaires Français contre le Bolchévisme. Très peu de roulants avaient quitté la SNCF pour s’engager dans l’aventure de la « Nouvelle Europe » chère aux illuminés du Grand Reich millénaire. Languereau, le chef du dépôt , marié à sa Bretonne, avait toujours été du côté des travailleurs, prenant quand cela était nécessaire, la défense de « ses » roulants quand la Direction de la Traction voulait mettre des mauvais points. Il n’était pas là, ce 26 Mars 1942, quand Avel était arrivé au dépôt. Il était bien trop tôt, et la position hiérarchique de responsable d’établissement ferroviaire, lui permettait des nuits pleines.

Avel Le Bihan avait trouvé à se loger rue du Simplon, dans le dix-huitième arrondissement. Il habitait dans un deux pièces en rez-de-chaussée avec un jardinet de trente mètres carrés, un bout de terrain qui lui permettait de faire pousser deux rangs de patates et trois de fraises, quand les merles n’en faisaient pas leur repas. En vélo, il fallait une trentaine de minutes pour se rendre de la rue du Simplon, au dépôt de La Villette, où Le Bihan était maintenant affecté. En cette période de pénurie et de restrictions, il n’avait, au moins, pas de problèmes pour se déplacer, et pendant qu’il roulait sur sa machine, au côté de son chauffeur, son vélo restait en sécurité dans l’enceinte du dépôt.

Anton Stoefler, un autre roulant de « l’Etat », avait été également transféré des Batignolles, jusqu’au dépôt de La Villette. Le fait qu’il soit Alsacien lui avait un peu compliqué la vie. Certes, il parlait Allemand, mais le responsable traction de la WVD du dépôt n’avait pas une grande sympathie pour les Alsaciens qu’il associait à des « traîtres à la culture Germanique ».


« Elsässer sind zu französisch, um gute Deutsche zu machen ...“ Les Alsaciens sont trop Français pour faire de bons Allemands“ disait-il. Ce qui n’empêchait pas Stoefler d’être souvent désigné pour amener des convois de bien pillés, depuis Paris jusqu’à la proximité de la frontière Allemande à Bâle, Metz, Strasbourg ou Haguenau, où des roulants de la Deutsche Reichsbahn prenaient le relais pour tracter ces trains jusqu’à destination.


Les 3 et 4 mars 1942, la Royal Air Force avait conduit un raid contre les usines Renault de Billancourt faisant 623 morts. Les Allemands étaient comme fous, et cette folie se poursuivait trois semaines après le raid. On pouvait sentir que les choses n’allaient pas comme „ils“ voulaient. Quatre jours auparavant, les premiers ballons incendiaires de l’opération “Outward“ (E) avaient survolé l’Allemagne….


Stoefler avait été convoqué à “ la feuille“ à quatre heures. C’était assez inhabituel, mais il était difficile de savoir comment fonctionnait la “logique“ et l’organisation Allemande.

Le Bihan vit tout de suite que quelque chose n’allait pas. Anton Stoefler était pâle. Une grande tristesse se lisait sur son visage.


« Wie geht’s, Anton ? » avait lancé le Breton, qui connaissait quelques mots d’Alsacien à force de les avoir entendus….

« Kopfertami… ! » (8) répondit l’Alsacien, j’ai le sentiment que demain va être une journée bien triste. Je dois me trouver au Bourget à partir de 12H00 pour y atteler une rame de voitures de voyageurs de 3ème classe… C’est un convoi spécial portant le numéro 767(*) On m’a simplement dit que j’irai vers l’est. Rien de plus……j’aurai mes instructions demain… »


Un chauffeur du Bourget avait contacté le chef de dépôt de La Villette, la veille en fin de journée. Était-il résistant ? était-il simplement patriote ? Il avait transmis une étrange information : « Au camp de Drancy, l’administration se prépare à recevoir d’autres prisonniers, ce qui laisse entendre que les Allemands vont « faire de la place » …Il y a bien quelques communistes à Drancy, mais neuf prisonniers sur dix sont juifs. Des bruits courent qu’on les envoie à la mort … ».


Joseph Languereau avait été atterré. Il savait que « ses » mécaniciens, « ses » chauffeurs seraient sollicités. Les articles 13 et 15 de la convention d’armistice plaçaient clairement la SNCF sous l’autorité de forces d’occupation. Refuser une conduite pouvait être sévèrement sanctionné. Il aurait fallu un courage hors du commun pour ne pas donner suite à un ordre de mouvement…


Languereau, un ancien du PLM, s’était soudainement pris à rêver. Il avait plongé dix ans en arrière, histoire de se rappeler les « beaux-jours » de sa carrière, quand il avait commencé au dépôt du Charolais, à côté de la Gare de Lyon. C’était un homme qui aspirait à la paix, et qui avait une idée très haute de ce qui était juste, et bon. Chez les cheminots, on ne parlait pas beaucoup de religion…ce n’était simplement pas dans les traditions ouvrières, et encore moins cheminotes, ce qui n’empêchait pas les roulants de la Villette, de savoir que Languereau était protestant et fils de Pasteur.

C’était un homme respecté. Il n’avait jamais connu ni mouvement social, ni gestes de mauvaise volonté. Sans être porté aux nues, c’était un homme qui avait certainement gagné le respect des roulants, et des petites mains de sa région. Depuis juin 40, les ouvriers, les cheminots, les salariés, tous avaient eu le temps de choisir leur camp. Pendant les derniers mois, les franches crapules s’étaient mises, d’elles-mêmes, à l’écart de la société. Il y aurait des comptes à rendre à un moment ou à un autre.


Ce 26 mars, Stoefler avait hérité d’une traction facile, un rapide Paris-Nord à Lille, départ à 6H47 du matin. Huit voitures dont cinq étaient réservées pour « ces messieurs ». Dans les trois dernières s’entasseraient les Français, ceux du moins qui avaient réussi à obtenir un ausweis pour quitter la capitale. Stoefler serait de retour en fin de journée. Il devrait se présenter au dépôt de la Villette le 27 à 9H00 pour y prendre sa machine, puis aller atteler sa rame « voyageurs » au faisceau de triage du Bourget et enfin se positionner à quai devant les bâtiments de la gare du Bourget-Drancy pour y attendre voyageurs et instructions.


« Ils m’ont choisi parce que je parle Allemand » dit l’Alsacien. Le Bihan savait que les convois allant au-delà de la frontière d’armistice, étaient tractés jusqu’à Metz par des cheminots Français. Un équipage de la Reichsbahn prenait ensuite le relais. Le « contrôleur » de la WVD descendait à Metz, et empruntait éventuellement une traction en retour sur Paris.


De temps à autres, les cheminots Français rencontraient des homologues Allemands, enrôlés, qui n’étaient ni nazis, ni militaristes. Ils auraient simplement aspiré à conduire leurs locomotives chez eux, en Bavière, dans la Ruhr, ou le Schleswig. Il y avait même des cheminots de la Wehrmacht à qui des roulants Français avaient appris la belote, le rami…et même le poker. Par contre, il était clair que ces cas de « cohabitation pacifique » restaient des exceptions et qu’une trop grande proximité de l’occupant était bien évidemment mal perçue par la majorité des cheminots.


« Le Bihan…tu m’accompagnes jusqu’au Bourget, demain matin ? Ce serait bien que tu sois là…j’ai l’impression que quelque chose de spécial va prendre place »


Stoefler aurait été bien incapable de deviner ce dont il allait être témoin. Le Bihan avait donné son accord de principe. Parole de Breton, il serait là. Son roulement prévoyait deux jours de liberté les 27 et 28 mars. Il aimait découvrir de nombreux horizons ferroviaires. Le Bourget ? Ce nom lui faisait penser au 21 mai 1927, alors qu’un intrépide aviateur Américain du nom de Lindbergh venait de traverser l’atlantique à bord d’un avion qui se nommait le « Spirit of Saint-Louis ». « Quand j’aurai terminé avec toi et ton Bourget, j’irai faire un tour près du terrain d’aviation…ça me fera une balade » dit le Breton.

Les deux hommes s’étaient quittés sur une promesse de rendez-vous le lendemain, le 27 mars 1942. Ils se retrouveraient au bureau de la feuille. Croix de bois, croix de fer. Ce 26 mars, le mécanicien Breton avait une toute petite journée. Il fallait amener au dépôt de Trappes, une machine qui devait entrer en révision, et en ramener une autre qui sortait de visite, et de réparation, après qu’un mécanicien trop sûr de lui, et un chauffeur trop tolérant, aient « fondu les plombs » à côté du Havre. (9).

Alors qu’il contournait Paris par le jeu des voies secondaires, en route pour son dépôt de Seine et Oise, Le Bihan s’était mis à repenser à l’époque où il était arpète, apprenti, aux ateliers de l’Etat…le temps de trois ou quatre souvenirs, et peut être de quelques minutes de nostalgie, il était arrivé à destination. Descendu de sa machine, son chauffeur à ses côtés, il était parti chez le chef d’Atelier qu’il avait trouvé en grande conversation avec Lantoine, le chef de dépôt, un pays de Le Bihan. Lantoine était de Locquirec, Le Bihan de Saint-Efflam. Ils savaient, tous deux, ce qu’être Breton voulait dire…


« Lantoine, je t’ai amené une machine qui a besoin de soins…je dois reprendre l’autre, celle qui avait fondu les plombs, elle doit rentrer à La Villette…les boches en ont foutrement besoin, il paraît » …. Lantoine avait fait un petit signe discret à son « pays », un clin d’œil, un petit mouvement de tête, quelque chose qui avait intrigué Le Bihan. Les deux hommes s’étaient rapprochés de la porte du bureau qui donnait vers l’extérieur, pas loin de l’incroyable montagne de briquettes de charbon, gardée par des soldats de la WVD portant un fusil sur l’épaule.

Lantoine avait sorti une pipe, rempli son fourneau avec une sorte de mélange fait maison, qui devait contenir plus d’herbe que de tabac. D’un air grave, il avait regardé Le Bihan : « je sais que t’aimes pas beaucoup les boches, je me trompe ? » Le mécanicien jeta un rapide coup d’œil autour de lui puis : « ce n’est pas que je ne les aime pas, c’est que je les déteste, et chaque jour qui passe je me demande ce qu’on pourrait faire pour ralentir leurs transports… » Un sourire passa sur le visage de Lantoine. « Veux-tu rejoindre une organisation de résistance ? Tu as été syndicaliste, tu connais du monde, tu as des valeurs… » Le Bihan marqua un silence. Il avait besoin de réfléchir. « J’dois voir, tu penses à quoi ? » Ce fut à Lantoine de marquer un arrêt que la prudence imposait en ces temps d’incertitude. « Réfléchis, reprends contact si et quand tu seras prêt, mais saches que nous sommes déjà un bon paquet…mais qu’une fois dedans, tu ne pourras plus faire marche arrière… »


Il était déjà loin le temps du couple Avel Le Bihan – Paul Bontemps. Quelques semaines avant la fusion des compagnies, en 1937, Paul Bontemps s’était mis à cracher du sang alors que le train de Rouen arrivait à Saint-Lazare. Il était mort trois semaines après. Jusqu’à ce jour tragique, Avel ne savait même pas de son chauffeur avait été gazé en 17. Depuis, il n’était pas arrivé à s’accorder avec un autre expert en foyer, un autre as du croc, un autre expert du coup de pelle.

Les hommes passaient quelques mois avec le Breton, et trouvaient une raison pour le quitter. Depuis début janvier 42, un Savoyard de Taninges officiait aux côtés d’Avel. Le couple semblait tenir le coup. Les mots étaient rares, mais cela convenait aux deux. L’un pensait à sa Bretagne en surveillant les signaux, l’autre se voyait probablement au col de Joux Plane, assis à la buvette. Le chauffeur était déjà parti à la machine qui avait été sortie des ateliers. Gabriel Aguettaz avait combattu en Espagne dans les brigades internationales. Il avait été membre de la SFIO. Il avait le combat syndical chevillé à l’âme, mais n’en parlait jamais. La politique avait été bannie du poste de conduite. C’était mieux ainsi. Le chauffeur avait préparé la machine de façon à ce que le mécanicien n’eut qu’un geste à faire, et que la locomotive haut-le-pied reprenne sa route vers son dépôt d’attache.

Le retour sur Paris s’était effectué sous une pluie fine, un plafond bas, un de ces temps de merde qui rendait la banlieue ouvrière encore plus triste qu’elle ne l’était déjà, même sous le soleil.


En arrivant à La Villette, les deux cheminots avaient marché ensemble, d’un pas lourd, jusqu’à la feuille, l’esprit préoccupé. Au vestiaire, Aguettaz avait surpris le mécanicien en lui disant simplement : « On ne se connait pas bien, mais je pense que nous sommes du même bord…on m’a contacté pendant que nous étions à Trappes…je vais probablement rentrer dans un réseau de résistance …je voulais que tu le saches… »

Alors que Le Bihan se pensait seul concerné, et avait hésité à en parler à son chauffeur, c’était ce dernier qui se dévoilait devant lui…

Il fallait un sacré culot pour agir de cette façon…cela frisait même l’inconscience….



27 Mars 1942


A Anton Stoefler, il avait été assigné un chauffeur Allemand, en complément de son chauffeur habituel, un titi parisien qui imitait à merveille Maurice Chevalier, et avait des poulettes dingues de lui, au moins une par arrondissement. Il avait une préférence pour Odette, celle qui habitait aux Buttes-Chaumont. L’agitation régnait au bureau de la feuille. Le fonctionnaire de la WVD avait accordé à Le Bihan un passe-droit pour que celui-ci puisse aller jusqu’au Bourget-Drancy avec Stoefler. En parlant avec les uns et les autres, il était devenu clair pour les cheminots Français que le convoi dont il était question ce jour là, était d’un genre particulier.

L’Alsacien avait vu sur un coin de table, un document en Allemand qui détaillait le trajet : Le Bourget-Drancy, Compiègne, Metz, Neuburg-am-Rhein, d’autres villes Allemandes d’arrêt d’approvisionnement en charbon et en eau, et un nom étrange comme point de destination : Auschwitz-Birkenau, en Pologne occupée.

La commande de conduite de l’Alsacien avait été ajustée en dernière minute. Il savait que le départ de la gare du Bourget se ferait aux environs de 17 heures. Il avait été laissé libre d’organiser son temps, sous réserve de se trouver à quai au Bourget-Drancy à partir de 13 heures. Deux lignes en bas du document indiquaient clairement que tout manquement à l’exécution de cet ordre de marche serait sanctionné avec toute la sévérité nécessaire.


Il n’y avait pas de place pour un quelconque retard.


Stoefler avait pris mauvaise conscience, sans même savoir exactement ce qui se préparait. Il n’aimait pas l’imprévu. Ils étaient partis à cinq vers la 231 C 4, une « super-Pacific » qui avait roulé pour l’Etat, à l’époque, quand la France était en paix. Chacun avec sa musette sur l’épaule, ils avaient marché jusqu’au gril (13) où attendait l’imposante machine construite dans les années vingt à l’usine Batignolles-Chatillon. En les voyant de derrière, on aurait pu croire qu’ils étaient cinq compagnons d’ouvrage, en route pour une quelconque routine ouvrière.

Il n’en était rien.


L’énorme locomotive tirerait le convoi jusqu’à la frontière Allemande.

Depuis le dépôt de La Villette, la machine était partie vers l’est de Paris. La rame formée de treize voitures de voyageurs de troisième classe attendait comme prévu. Le titi Parisien était descendu avec le trouffion de la WVD, qui l’avait regardé atteler, sans se salir lui-même les mains. Le Bihan et Stoeffler étaient resté dans la cabine, silencieux. En tout début d’après-midi, le convoi s’était arrêté à quai au Bourget-Drancy, dans l’attente de ses voyageurs…mais où donc allaient-ils ? Auschwitz-Birkenau ? Une prison ? Une usine ? Certains au bureau de la feuille avaient entendu dire que dans cette région de Pologne, les prisonniers effectuaient des travaux de bucheronnage… ! (**)


Était-il quinze heures ? était-il quinze heures trente ? Il faisait un soleil magnifique…

Stoefler et Le Bihan avaient vu arriver devant les bâtiments de la gare, des autobus de la STCRP, d’où étaient sortis, entre deux rangés de gendarmes Français, d’étranges voyageurs portant des baluchons, hommes, femmes, enfants. Le titi Parisien avait vite fait le calcul. Ils étaient cinq cent soixante-cinq, qui avaient été alignés, comptés, recomptés. Il y avait sur le quai des hommes de la WVD, et des soldats de la Wehrmacht. Il y avait également un officier à qui ses hommes donnaient du « Hauptsturmführer » (11) en claquant des talons. Un interprète traduisait les aboiements : « Une seule évasion, et je fais fusiller tout le convoi ». Les malheureux arrivaient de Drancy, un camp tout proche ouvert par le gouvernement de Vichy pour y emprisonner les communistes, puis utilisé par les Allemands, pour y enfermer les juifs raflés en France, dans l’attente d’une « décision ».

Ils avaient fait les trois kilomètres entre le camp et la gare en dix-sept minutes. Demain, les autobus de transport en commun qui avaient été réquisitionnés aujourd’hui, emmèneraient vers leur travail, des parisiennes pressées, des hommes plongés dans leurs pensées.

A seize heures cinq, les tristes voyageurs commençaient à embarquer dans les voitures, sous la garde des gendarmes. Stoefler et Le Bihan étaient descendus de la machine. Avel avait donné un coup de main à Anton pour effectuer les derniers graissages, le chauffeur Allemand et le « contrôleur » de la WVD avaient sorti une bouteille de schnaps qu’ils manipulaient avec discrétion tandis que le titi Parisien qui se nommait en vrai Camille Tellier, et était fils de croque-mort, « garnissait les coins » (12) A seize-heures cinquante, un gradé de la WVD se hissa jusqu’à la cabine de la 231 C 4, tendit une feuille portant l’inévitable corneille de l’occupant, et au moins une dizaine de signatures. L’homme s’adressa à Stoefler : « Hier ist dein Wanderplan. Sie müssen in Compiègne anhalten. Sie werden es mit anderen Reisenden aufnehmen“

“Tiens, voilà ton horaire de marche. Tu dois t’arrêter à Compiègne. Tu vas-y embarquer des voyageurs. “ L’escorte d’accompagnement était montée dans les voitures, interdisant toute tentative d’évasion.

Les portes des voitures (***) avaient étés fermées. Le chef de gare Allemand s’approcha de la grosse locomotive. Il était suivi de près par un fonctionnaire de la SNCF. Ce dernier s’adressa à Anton Stoefler “ Faut y’aller mon grand…Les Allemands n’aiment pas attendre…t’inquiètes pas que l’heure des comptes arrivera bien un jour“

Avel Le Bihan était resté sur le quai, comme s’il avait accompagné un être cher pour un départ en vacances. Il avait regardé Anton Stoeffler dans les yeux, serré les poings. Il savait que le moment qu’il vivait était unique, et qu’un jour, peut-être il pourrait témoigner de ce triste départ.

A dix-sept heures, Anton fit retentir le sifflet de sa machine, ouvrir le régulateur, la vapeur se mit à circuler dans les cylindres, le train avança de dix centimètres, puis vingt, puis quarante… Le convoi spécial 767, premier d’une longue série, s‘était mis en route vers l’horreur.


Après le départ du train, le mécanicien Breton n’avait même pas eu envie de marcher. Il n’avait qu’un seul souhait maintenant, rentrer chez lui, dans le confort protecteur de son petit appartement de célibataire de la rue du Simplon. Il récupèrerai son vélo demain…Il avait pu trouver un autobus à gazogène, se glisser entre deux soldats, descendre Porte de la Chapelle, et finir, à pieds les quelques centaines de mètres qui le séparaient de son domicile. Tout à l’heure, sur le quai de la gare, son regard avait croisé celui d’une femme qui se trouvait dans la deuxième voiture. Il avait pu lire, dans ses yeux, de la terreur, de l‘angoisse.

Il lui avait semblé que cette femme l’implorait de faire quelque chose, n’importe quoi, pour ne pas laisser s’accomplir cette monstruosité…et pourtant, le convoi avait quitté le quai. Avel Le Bihan n’avait même pas imaginé que trois jours après, plus de la moitié des voyageurs entrevus, auraient succombé.


Il avait mal dormi jusqu’à la fin du mois.

Le trois avril au matin, en s’apprêtant à sortir de chez lui pour se rendre au dépôt de La Villette, il avait trouvé par terre, à quelques centimètres du bas de sa porte, sur le sol en carreaux noirs et blanc, une enveloppe à l’entête de la SNCF. Il avait tout de suite pensé à une commande passée pendant la nuit, apportée par un quelconque apprenti. Un train partant d’un autre dépôt ? Il avait ouvert l’enveloppe, déplié le feuillet, et tenté de déchiffrer les lettres, toutes en raideur, qui occupaient quatre ou cinq lignes sur une page de cahier d’écolier.

“ Demain le 4 avril, vous sera confié un train vers Bordeaux Saint-Jean. Dans le tender de votre machine se trouveront, sous des briquettes de charbon, des colis à destination d’une personne qui vous connait, qui vous attendra à votre arrivée. Nous comptons sur votre discrétion, même si vous n’êtes au courant de rien“

Le Bihan devait-il en parler à son chauffeur ? Ou bien au contraire, devait-il garder tout ceci pour lui ? Le temps de préparer son “ersatz“ de café, de passer récupérer son casse-croûte chez sa concierge, Madame Charmaison, une morvandelle veuve de guerre qui l’avait pris en amitié, Avel avait pris sa décision : ne rien dire à personne. On verrait bien à Bordeaux, de quoi il retournait.


La journée du 3 avait vite passé.

Le Bihan et Aguaittaz avait simplement fait cinq allers-retours entre Persan-Beaumont et Paris-Nord. Du train de banlieue, sans aventures, sans grandes élancées, du convoi sans espoir, le tout au milieu de vert-de-gris, puisqu’il y en avait partout, dans les trains, les métros, les autobus, sur les Champs-Elysées, à la Tour Eiffel, aux Invalides. Après le remisage de „sa « machine, suite à son dernier train, Avel s’était présenté à „la feuille“ avec son chauffeur, le savoyard silencieux.


Le fonctionnaire Français avait été remplacé par „Petit Hans“, un surnom moqueur pour qualifier le géant boche, cheminot de son état dans la région de Hambourg, qui crânait devant les Français parce qu’il pouvait aligner deux cent mots dans la langue de Voltaire…“Petit Hans“ avait préparé une commande pour les deux hommes. Il leur tendit le papier couvert des habituels tampons sans lesquels rien n’était possible. Le visage agité en permanence par des tics nerveux qui faisaient rigoler sous le manteau les hommes du dépôt de La Villette, “ Petit Hans“ s’adressa aux deux cheminots en leur disant :

“ Temain matin, fous le train 3870 nach banhof Bordeaux Saint-Jean Mit un arrêt à Tours UND un arrêt à Poitiers UND un arrêt à Banhof Angoulême. Abfhart 7 :30 sans du retard . Comprenez-fous moi, je dis ? Fous couchez au foyer à Gare Saint-Jean et attendre instructions de nous par le télégramme du WVD.

Verstehst du was ich sage ? (14) “

Les deux roulants avaient eu du mal à rester sérieux, même si les circonstances ne prêtaient pas à la plaisanterie. Entendre “ Petit Hans“ parler du programme du lendemain, en Français, sans interprète, était un plaisir de gourmet.


Une poignée de main virile, un „salut“ ouvrier, “à demain pour un nouveau jour“.

Au moment où les deux hommes s’éloignaient l’un de l’autre, Gabriel Aguaittaz s’était retourné… :

„Avec un peu de bol, on aura droit à un repos…on pourrait aller faire un tour au Cap Ferret, j’ai un copain ancien mécanicien au Paris-Orléans. Pagès qu’il s’appelle, on pourrait aller manger des huîtres…“ Le Breton avait simplement dit : “ pourquoi pas“ et avait repris son chemin vers le garage à vélo. Le savoyard, lui, qui avait l’habitude de la marche, était revenu à Paris en passant par les chemins piétonniers balisés le long des voies.

Montmartre avait la soirée triste. Il bruinait sur Paris. La Bihan avait choisi de marcher, faire un vaste tour à pied, le temps de remettre de l’ordre dans ses pensées…. Quelqu’un qui le connaissait l’attendrait à Bordeaux ? En plus quelqu’un qui, visiblement, faisait faire des transports d’un type un peu particulier…Qu’y avait-il dans ces colis…du marché noir ? pire… ? Pourquoi devait il assurer ce train vers Bordeaux, alors que, depuis la création de la SNCF, il n’avait fait que des trains au nord de la Loire ? Qui étaient ces gens, qui avaient des contacts jusqu’au dépôt de Paris La Villette… ? Et “Petit Hans“, que savait-il ? Et si quelqu’un essayait de le piéger ? Et les colis, à quoi ressembleraient-ils ? Seraient-ils visibles, et si „ on“ les découvre ?

Depuis la mise hors la loi du syndicat, Le Bihan avait totalement perdu le contact avec les camarades de sa section. Cela ne lui avait pas manqué. Marx, Lénine, les luttes ouvrières, il en avait un petit peu marre…Il avait surtout l’impression d’avoir été trompé par le petit père des peuples, un certain Joseph Staline, l’homme d’acier, le dictateur, qui avait à un moment signé un pacte avec un petit caporal moustachu, guide suprême d’une Allemagne de nouveau menaçante.


En dehors de son océan, de la baie de Locquirec, de la mer démontée des tempêtes d’hiver qui battaient les côtes du Finistère, Avel Le Bihan n’aimait aucune autre mer. Pour lui, la vraie mer était celle dans laquelle son père et son grand père avaient navigués, à la barre de chalutiers qui ne tenaient le coup que grâce à la foi de leurs équipages. Il n’avait rien dit à son chauffeur et avait joué la surprise quand „Petit Hans“ lui avait donné sa commande. “ Bordeaux ? Ce n’est pas mon secteur, et j’reviens quant à Paris ? “ Alors “Petit Hans“ avait répondu dans son charabia germano-voltairien : “ Si tu recevoir le télégramme, tu rentrer, pas de télégramme de WVD, tu peux aller manger tes huîtres, warum nicht, mais toujours disponible pour nous, être et dire à WVD Saint-Jean quand tu revenir…“ Un éclair de malice était passé sur le visage d’Avel. Gabriel, de son côté, avait réussi à réprimer un four rire…

Le 4 avril, Gabriel et Avel étaient arrivés au dépôt à 6 heures tapantes. Ils avaient trouvé des « petites mains » plongées dans une discussion passionnée… « si, si, j’en suis sûr, c’est un contact qui me l’a dit, demain, la Gestapo s’installera officiellement en zone occupée…Le plus âgé des apprentis du dépôt devait avoir dix-sept ans. En voyant les deux hommes se rapprocher d’eux, le petit groupe s’était dispersé. Le couple de roulants était passé à « la feuille » pour se faire confirmer leur « commande ». Ce n’était pas « Petit Hans » qui officiait, mais Klaus Schnabel (15), un petit homme qui aurait pu être notaire, sacristain, employé des pompes funèbres. Ce contrôleur de la WVD parlait systématiquement à voix basse, forçant ses interlocuteurs à tendre l’oreille. Comme Schnabel était originaire de Lahr, à une trentaine de kilomètres de la frontière avec l’Alsace, il parlait couramment le Français, jusqu’à maîtriser certaines tournures compliquées de la langue, qui lui donnaient l’air d’un véritable lettré, alors qu’il était simplement un « administrateur » de dépôt de la Deutsches Reichbahn détaché auprès de la WVD.


« Votre train vous attend. La loco a tout ce qu’il faut. Treize wagons plats. Du fer à béton. Vous amenez ça à Bordeaux. Le train sera pris en charge à votre arrivée par l’Organisation Todt . En fin de rame, vous avez une grue. Il y aura une escorte de quinze hommes. Arrêt à Blois, Poitiers, Angoulème. Entre hier et aujourd’hui, le programme à changé. Vous aurez trois jours de libre à Bordeaux. Vous remonterez avec un convoi de relève de troupes en fin de semaine. Das ist Alles… ! Gute reise meine herren….. !

C’est tout, bon voyage messieurs….

Ainsi avait parlé Klaus Schnabel. Il était déjà passé à autre chose, alors qu’Avel et Gabriel sortaient du bureau de « la feuille », en route pour le gril de départ où attendait leur train gardé par des soldats de la Wehrmacht. Curieusement, personne d’autre qu’eux ne se trouvait sur la plateforme. Ils allaient pouvoir faire comme « avant » quand monter sur une Pacific, ouvrir en grand le régulateur, passer la tête par la fenêtre, les lunettes bien calées sur les yeux, était le signe de la liberté ultime. Personne n’avait forcé ces hommes à faire ce travail. Ils avaient eux même choisi leur maître : le chemin de fer, et leur maîtresse, la vapeur.

A sept heures vingt-neuf, Avel Le Bihan avait donné du sifflet…une dizaine de petit coups brefs, représentant les dix premières mesures de « La Marseillaise »..C’était sa façon à lui de narguer l’occupant. Un jour, un contrôleur de la WVD lui en avait fait la remarque, et Avel avait crânement répondu que rien dans le règlement ne lui interdisait de vérifier si le sifflet de sa machine fonctionnait…ou non…. ! A sept heures vingt neuf minutes et trente secondes, le mécanicien avait ouvert le régulateur, et le convoi s’était mis en route, péniblement. Le fer à béton pesait lourd, très lourd. Par le jeu des aiguillages, ils avaient contourné Paris, pour arriver finalement sur la ligne de Paris à Bordeaux. Ils avaient traversé la banlieue Parisienne, Juvisy, Chamarande, Etrechy, Etampes…Ils avaient passé Orléans, et chacun s’était plongé » dans ses pensées, Gabriel la mémoire tournée vers son col de Joux Plane, Le Bihan avec devant les yeux la plage de Saint-Michel-en-Grève à marée basse. Trois jours à Bordeaux. Le Breton n’avait jamais encore traversé la Loire. Gabriel, lui, se réjouissait. Il pourrait faire découvrir le cap Ferret à son mécanicien. « toi qui est Breton, les fruits de mer, tu dois connaître, non ? » avait lancé le chauffeur, en débouchant le bidon de café qui attendait près de la port du foyer…Avel ne l’aurait avoué pour rien au monde, mais ce voyage au-delà de la Loire avait un sacré goût d’aventure…

Il y avait eu les arrêts pour l’eau, les arrêts pour laisser passer des convois prioritaires….

En gare de Poitiers, Tête de Bielle avait fait le tour de sa machine, remis de l’huile là où il fallait. Il avait même décidé qu’horaire ou pas horaire, il irait boire une limonade au buffet de la gare. Il avait donc volé sept minutes sur son temps de parcours .


Au buffet de la gare, dont l’exploitation avait été confiée à la famille Servant, depuis l’époque de la Compagnie du Chemin de Fer Paris-Orléans, c’était Mélanie, l’épouse de Frédéric, qui avait servi le verre de bière « Weihenstephan » au cheminot, sous les yeux d’un gentil berger Bernois qui avait pris peur en voyant le visage couvert de suie du mécanicien.


Le mari de Mélanie conduisait des tramways pour la ville de Poitiers sur la ligne « C ». Mélanie Servant régnait sur le Buffet de la Gare avec une main de fer dans un gant de velours. Gare au voyageur indélicat ou grossier…

Le Bihan s’était offusqué : « de la bière à boche… ! sac’h-kaoc’h ! (16) non seulement ils nous occupent, mais en plus ils nous forcent à acheter leur bière…. La gentille Mélanie avait souri. Elle avait l’habitude de servir les cheminots, mais celui-là était vraiment un drôle de type. A peine fini sa chope, il avait lancé à la gérante du bar : « On les aura…Ils l’auront dans l’cul »…

Il avait filé rejoindre sa machine et son chauffeur qui était resté à bord. Deux coups de sifflets plus tard, le convoi avait repris sa route vers Angoulême et Bordeaux.


Il devait être dix-sept-heures cinquante quand le convoi en provenance de Paris avait franchi le « poste A » de la gare de Bordeaux Saint Jean . Le Bihan avait marqué l’arrêt au pied du local des aiguillages. Deux cheminots Français et trois du WVD l’attendait pour lui faire signer des documents . Avel et son chauffeur était descendus de la machine. Pendant que les hommes en noir du WVD discutaient avec le Feldwebel responsable de l’escorte du convoi, qui avait passé le trajet dans une voiture de deuxième classe placée au milieu du train, un cheminot Français avait entraîné Avel un peu à l’écart, comme s’il avait voulu inspecter les énormes bielles de la machine ou s’en faire expliquer le fonctionnement par un professionnel de la mécanique…L’homme avait indiqué : « dans huit cent mètres, tu entreras en gare. Amène ta machine jusqu’au bout du quai. Un cheminot t’attend. Il va monter à ton bord, tu devras faire ce qu’il te demande…

On va vous dételer maintenant. Quand ton invité sera sur ta loco, tu iras haut-le-pied avec ta machine jusqu’au dépôt vapeur. T’inquiètes pas de ton train, une autre machine va venir le chercher pour l’amener là où il doit aller. »


Le crochet de traction avait été découplé, les boyaux de freins remis dans leur logement à l’arrière du tender.

Le Bihan avait signé les documents demandés, le convoi était resté sur place, la locomotive était repartie pour effectuer les quelques centaines de mètres avant la fin du voyage. Alors qu’il manoeuvrait à petite vitesse en entrant sous l’imposante verrière de la gare construite en 1855, Avel Le Bihan avisa, au bout du quai, un homme seul qui semblait attendre quelque chose. L’homme leva la main en guise de salut. Cinq mètres, trois mètres, un mètre…Le Bihan posa sa main sur le frein et immobilisa sa machine. Il ouvrit le portillon. L’homme monta rapidement à bord. Il portait le traditionnel bleu des roulants. Ses lunettes autour de son cou, son calot sale, ses mains calleuses, ses godillots usés, tout en lui respirait le vrai roulant. « Démarre, roule, « on » nous attend au dépôt. L’homme ne s’était pas présenté. Ni le Bihan, ni Aguaittaz, ne savaient à qui ils avaient à faire …. A vingt kilomètres heures, le trio parcouru les quatre ou cinq cent mètres qui séparaient le bâtiment voyageurs, du faisceau de voies tenant lieu de dépôt.

A gauche, devant une sorte d’esplanade, un groupe de cheminot était debout, discutant de façon passionnée…. « Ils doivent être encore en train de parler de rugby… » dit l’homme en regardant Avel et Gabriel…

« C’est bon….arrêtes toi là » annonça l’homme. « on m’appelle Grandjean, les hommes que vous voyez sont avec moi…Ils vont monter sur votre machine pour récupérer ce que d’autres cheminots y ont caché. Vous serez témoin »

Grandjean avait à peine fait un geste de la main que la moitié de l’équipe était montée sur le tender, et avait déjà commencé à jeter par-dessus bord les briquettes « BS Aniche » utilisées pour alimenter le foyer. « et mon feu ? » dit Gabriel Aguaittaz, sans vraiment y croire ».. « C’est plus ton souci » répondit Grandjean « Dès qu’on aura terminé, on va vous amener au foyer des roulants…

Au bout d’une vingtaine de minutes, les cheminots avaient mit à jour une plaque métallique qui faisait la totalité de la surface de la soute à charbon. Six trous étaient percés, suffisamment larges pour pouvoir y faire passer le bout de crocs en métal, montés sur une sorte de poignée en bois. Grandjean regardait les deux cheminots Parisiens. « c’est la première fois qu’on fait ça » dit-il, non sans fierté.

Six hommes placés judicieusement sur le haut du tender, soulevèrent la plaque de métal. Visiblement, le fond de la soute avait été modifié. Il y avait douze caisses portant des indications de contenu en Anglais…Les caisses furent rapidement déchargées, emmenées sur des chariots à bagages prélevés sur la dotation de la gare Saint-Jean. Tout s’était déroulé dans un silence absolu et en quelques minutes à peine.

Pas un cri, pas un bruit.

Gabriel Aguaittaz et Avel Le Bihan étaient descendus de leur machine, avaient récupéré leur petite valise et leur musette. « Je vous amène au foyer des roulant » avait annoncé « Grandjean » . « j’ai une voiture avec un ausweis du WVD , une Novaquatre qu’on a réquisitionné auprès d’un « ami » des Allemands…. »

Grandjean n’avait rien dit de plus, pensant que les deux Parisiens s’était déjà fait une idée….de leur côté, Le Bihan et Aguaittaz, n’avait rien osé dire, voulant montrer qu’ils savaient être discrets en toutes circonstances….. Alors que la Renault s’immobilisait devant le foyer des cheminots, Grandjean se tourna vers Le Bihan et lui dit simplement « j’ai entendu dire que tu joues la Marseillaise avec le sifflet de ta loco ? Il faudra que tu me montre ça, un de ces jours…… » Le Bihan sourit…

Grandjean reprit :

« bon, je vais être franc avec vous…Quelqu’un vous attend au foyer…Il a des questions à vous poser…..et une proposition à vous faire….Je sais que vous êtes à Bordeaux pour trois jours. Peut-être nous reverrons nous, peut-être pas….Je vous laisse….je dois continuer ma journée…. »

La Novaquatre disparut dans la nuit qui commençait.

Aguaittaz et Le Bihan marchèrent jusqu’à l’entrée du foyer des roulants. Il était trop tard pour les fruits de mer au Cap Ferret. Ils avaient apporté, depuis Paris, de quoi se sustenter au moins ce soir…demain serait un autre jour. Ils croisèrent un « couple » qui était, comme eux, attaché à « La Villette », mais ne marquèrent aucun étonnement.

Le fonctionnaire sur service hôtelier leur indiqua les chambres à utiliser. « on est là pour au moins deux jours » précisa Avel.

« 206 et 208 » dit le fonctionnaire. Les clés sont sur les portes. Eau chaude entre 22H00 et 23H00 le soir et 6H00 et 8H00 le matin. Pensez aux copains.

Alors qu’Avel le Bihan et Gabriel Aguaittaz s’apprêtaient à mettre le pied sur la première marche, une voix se fit entendre derrière leur dos :

« Tiens donc, mais c’est Tête de Bielle…..et quelque chose me dit que ton chauffeur est un pays à moi, je me trompe ?


Le Bihan se retourna…Il connaissait cette voix….devant lui se trouvait un homme qui avait vieilli, portait maintenant une barbe, et un « bleu » de roulant, avec foulard autour du cou…..et régulateur(17) dans la poche . Il y avait de la malice dans le regard de cet homme…

Par Saint-Anne, Mam-Goz ar Vretonez… ! s’écria Le Bihan… Charles Tairraz.. ! L’ingénieur de l’Etat….. ! On s’était vu pour la dernière fois en 33……on avait parlé du petit caporal moustachu..vous redoutiez une guerre !!!

Le cheminot barbu s’était rapproché des deux hommes qui arrivaient de Paris, et avaient transporté, sans trop savoir de quoi il retournait, dix caisses d’armes automatiques et deux de postes de radio à lampes.

« C’est la guerre…on va se tutoyer…J’ai plein de chose à vous raconter, à tous les deux. Je ne suis plus Charles Tairraz, je suis « Aramis ». Je cherche un second…et un troisième… On m’a dit que je pourrais peut-être compter sur vous ? Quelqu’un qui siffle « La Marseillaise » avec sa loco, ça pourrait faire un bon résistant, non ?


© 2020 Sylvain Ubersfeld pour Histoires d’U




A. Haut-le-Pied : Dans le transport ferroviaire, il s'agit pour le matériel roulant d'une ou deux locomotives (en unité multiple) circulant seules ou pouvant tracter d'un à deux véhicules (wagon ou voiture)

B. Le réseau ferroviaire d'Alsace-Lorraine est un réseau de chemin de fer spécifique du fait de sa situation géographique, une zone frontière au cœur de l'Europe, et de son histoire indissociable des grands conflits des XIXe et XXe siècles et de leurs conséquences sur son territoire qui alterne des périodes d'administration allemande et française. Contrairement à ce que son nom indique (reflet des appellations successives des compagnies ayant exploité ces lignes), le territoire couvert par ce réseau correspond exclusivement aux actuels départements du Bas-Rhin, du Haut-Rhin et de la Moselle (ancien Reichsland Elsaß-Lothringen).

C. La journée commençait, pour le mécanicien conducteur de locomotive, quand il se présentait au bureau de commande. Le conducteur s'y rendait pour prendre connaissance des modifications éventuelles apportées à sa journée de service. Il pouvait ensuite commencer à préparer sa mission.

D. L'appellation Opel Blitz (littéralement « Opel éclair ») désigne des camions légers et rapides de la firme allemande Opel AG, qui ont été produits entre les années 1930 et les années 1970. Ils sont capables de transporter une importante quantité de matériel (théoriquement 3100 kilogrammes de charge) malgré leur faible masse. Ils furent le principal camion de la Wehrmacht durant la Seconde Guerre mondiale .

E. L'opération Outward est une campagne de bombardements britannique, durant la Seconde Guerre mondiale, utilisant des ballons à gaz sans pilote. Ces ballons peu coûteux, lâchés depuis la Grande-Bretagne, dérivent vers les pays conquis ou alliés des Allemands. Un certain nombre laissent traîner un filin d’acier qui, entrant en contact avec les lignes électriques, cause un court-circuit. D’autres transportent des bombes incendiaires pour déclencher des feux de forêts et de landes.


(*) Authentique Le Monde, 26 Mars 2002.

(**) Une telle rumeur a effectivement couru à Drancy, mais il s’agissait de soi-disant travaux qui s’effectueraient dans les Ardennes

(***) Le premier convoi en route vers Auschwitz-Birkenau , celui du 27 mars 1942 étaient effectivement composé de voitures de voyageurs de troisième classes. Ce fut l’un des seuls.

  1. On parlait souvent de couple. Il s’agissait en fait de l’ensemble mécanicien + chauffeur de route, « mariés » à une machine donnée….

  2. Réseau ferroviaire de l’Etat, une des cinq grandes compagnies ferroviaires dont la fusion donnera naissance en 1937, à la Société Nationale des Chemins de Fer Français, la SNCF

  3. Secrétaire Général de la CGT de 1909 à 1947

  4. Adolf Hitler a été nommé (pas élu) chancelier le 30 janvier 1933. Le camp de Dachau, le premier d’une longue liste, a été mis en service le 20 mars 1933 sous le contrôle d’Heinrich Himmler

  5. Compagnie Paris Lyon Méditerranée, une des cinq compagnies existant en France jusqu’à la création de la SNCF.

  6. WVD (Wehrmachtverkehrsdirektion) direction des transports de la Wehrmacht, dont le siège est à Paris (sauf pour une partie des réseaux Nord et Est dépendant du WVD de Bruxelles). En juin 1942, le WVD devient une autorité civile sous le nom de HVD (Hauptverkehrsdirektionen), directions principales, divisées en cinq directions régionales (EDB) : Paris-Nord, Paris-Sud, Paris-Ouest, Paris-Est, Bordeaux.

  7. Cylindre de frein, locomotive de « guerre », train de marchandise, frein manuel, conduite, régulateur….

  8. Bordel de Merde …expression assez grossière mais utilisée couramment

  9. Fondre les plombs : Dans le cas où le niveau d'eau est trop bas, les premiers plombs qui se trouvent à l'air libre se mettent à chauffer, puis fondent. D'où l'expression "fondre les plombs". A ce moment, la vapeur passe très violement dans le foyer et éteint instantanément le feu.

  10. La création de la SNCF

  11. Plus ou moins équivalent au grade de capitaine. Il s’agit d’un grade spécifique à la police SS à laquelle Theodor Dannecker appartenait. Il était le réprésentant en France d’Adolf Eichmann.

  12. Garnir les coins : prendre soin d'envoyer, au jugé, des pelletées de charbons sur les coins des grilles de combustion du foyer de la chaudière.

  13. Petit faisceau de garage composé de plusieurs voies parallèles reliées à une ou deux de leurs extrémités

  14. Comprenez vous ce que je dis ?

  15. Schnabel veut dire bavard en Allemand

  16. Sac à merde…Un juron typiquement Breton.

  17. Il s’agit d’une montre de gousset également appelé « régulateur » par les cheminots roulants.

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