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LE RAYON VERT

Ce n’était pas un poisson qui avait un air d’un vrai poisson, mais plutôt une espèce de serpent de mer, presque pas de nageoires, la tête d’un poisson inbouffable. L’espèce de grosse anguille avait quitté pour toujours la famille des « Congridae », en se balançant au bout d’une ligne tirée par le « Breizh Atao », (1) un petit bateau de pêcheur qui n’avait jamais quitté les eaux qui bordaient le Trégor (A)

Le poisson reposait pour le moment au fond d’un cageot de bois, dont les agrafes avaient rouillé au fil des années d’utilisation, et qui avait dû contenir des artichauts de Saint Pol de Léon, au vu d’un morceau d’étiquette qui avait survécu aux heures passées en mer. « On va en faire de la soupe... » avait dit le patron pêcheur, casquette bleue en feutre vissée sur la tête, pipe au bec. « Avec une bonne rouille, et des croutons, on va se régaler » …La grosse anguille sentait la vase, je m’étais juré de ne jamais goûter à cette soupe…la tête du monstre et ses yeux vitreux m’avaient fait peur…Sans en avoir jamais goûté, j’étais déjà fâché pour l’éternité avec les congres de la baie de Locquirec.

Nous venions là, régulièrement…avril frileux de Pâques, avec le cortège de coups de vent qui faisait valser les bigoudens dans la petite rue qui descendait vers le port, juillets humides sur la plage des Sables Blancs, où on voyait des bikinis à pois blanc faire de timides apparitions, août dans la cohue estivale, et l’horrible anticipation de la rentrée scolaire. Pour commencer, Il y avait le voyage en train, depuis la gare Montparnasse, l’ancienne gare, celle qui se trouvait en haut de la rue de Rennes…

Tu montais un escalier, tu arrivais là où se trouvaient les voies…. Sur la plaque émaillée accrochée au flanc de la voiture, on pouvait lire l’énumération des arrêts avant d’arriver au bout du monde. Comme les mots « Gare Montparnasse » prenaient trop de place, les artistes cheminots qui fabriquaient ces ornements avaient décidé de baptiser cette gare Parisienne « Paris MPsse ». (2)



Sur la plaque indicatrice on pouvait lire Chartres-Le Mans-Laval-Vitré-Rennes-Lamballe-Saint Brieuc-Guingamp-Plouaret-Morlaix-Landivisiau-Brest…toute une affaire pour aller se tremper les pieds dans les petits bassins de rochers que la mer découvrait en se retirant, laissant derrière elle un assortiment de crevettes transparentes et de gobies curieux, qui finiraient dans une épuisette. Six heures, sept heures de voyage, ce n’était pas si important. L’essentiel restait le « tac-a-tac » des roues du convoi passant sur la jointure des rails, qui nous faisait fermer les yeux et nous envahissait de plaisir. Au travers de la fenêtre, entrouverte, on pouvait sentir des odeurs de charbon brûlé, l’incroyable exhalaison de la machine à vapeur qui nous tirerait jusqu’à notre fin de parcours de Plouaret. Il fallait terminer ensuite le trajet en voiture en passant par les petites routes qui traversaient les villages et les hameaux aux noms incroyables, pour les petits citadins que nous étions : Kergaer, Keraël, Kersaudy, Ker Tanguy, Kerdrinquen….

Trente minutes après avoir quitté la gare, si tu baissais la vitre de la voiture, tu pouvais déjà sentir le varech, une puissante odeur de mer, tu pouvais même entendre les vagues se briser en arrivant sur la plage de Saint-Michel-en-Grève. La route côtière partait alors vers l’Ouest, notre impatience croissait comme nous nous rapprochions du but. Je te parle d’une Bretagne de « l’ancien temps », dans laquelle on trouvait de vieilles femmes à la peau tannée, portant souvent une coiffe d’un blanc éclatant, des hommes pleins de souvenirs de leur vie de marin, avares de mots car tout ce qui était important se trouvait uniquement dans leur regard.

(L'ancienne gare Montparnasse, celle de ma petite enfance, jusqu'à sa destruction)


Je te raconte une Bretagne qui abritait encore des fermes dont le sol était en terre battue. J’avais vu dans l’une d’elles, un étrange meuble en bois, orné de volutes travaillés par un habile ciseau. Il m’avait été expliqué que c’était l’endroit où dormait les habitants. Dormir dans un meuble ? « C’est un lit-clos » m’avait-on dit. En fait, j’avais été émerveillé par cette magnifique invention qui invitait à l’intimité et protégeait les dormeurs des froidures ou des chaleurs.

La duchesse Anne, le drapeau de Bretagne qui se nommait « Gwenn-ha-Du », les onze mouchetures d’Hermine, les bandes noires et blanches, les crêpes au sarrasin, le Kouign Amann, nous savions tout de cela, presque mieux que les histoires de la République, la prise de la Bastille, les barricades de la Commune. Entre cette Bretagne et nous, petits parigots, un lien affectueux s’était lentement tissé. Il y avait Locquirec, l’église Saint-Jacques avec son calvaire figé dans le temps, il y avait la grande maison sur le chemin du tour de pointe, dans laquelle flottait encore le souvenir de ces deux cousins adultes qui avaient quitté la France, cachés à bord d’un chalutier, pour rejoindre l’Angleterre et s’engager dans le combat avec l’armée de la France Libre, pendant les années sombres.



La grosse cuisinière à charbon en fonte, était mise en route le matin par une employée de maison qui arrivait avant que ne se réveillent les invités-touristes que nous étions, et même, les maîtres de la maison. Il n’y avait pas d’eau chaude la nuit, mais une fois le petit déjeuner avalé, il était possible de faire sa toilette à l’eau tiède. Il fallait attendre la fin de matinée pour que le réservoir d’eau chaude soit à une température optimum. L’installation de plomberie, qui datait des années trente, n’était jamais tombée en panne. On entendait l’eau qui circulait dans les tubes de cuivre. La cuisine était chaude, parfois trop, mais comme tout fonctionnait au charbon, il ne pouvait y avoir de demi-mesures. Au cours des années, au fur et à mesure des séjours, nous étions passés de la plage et des billes en terre cuite, de couleurs vives, aux drisses, focs, point d’amure, point d’écoute, de petits dériveurs légers. Il y avait école de voile, dessalage et resalage, (3) régates le samedi, abus de boisson chaque soir, au bar de l’Hôtel du Port. Le soir, après dîner, la balade digestive principale restait le fameux « tour de pointe », un huit-cent-mètres sur un petit chemin sablonneux, bordé d’un côté par la lande Bretonne parsemé de maisons bourgeoises, et de l’autre par un magnifique à-pic sur les rochers coupant comme du verre, et la mer.


Sacré tour de pointe.


Dans l’obscurité qui finissait de tomber, nous regardions, l’air de rien, la façon dont les jeunes étaient vêtus, pour détecter qui était un faux Breton, et qui était un vrai touriste. Il y avait des vareuses en toile bleu nuit, ou bordeaux clair, bien trop propres pour avoir été portées sur un chalutier, ou une barque de pêche. Certains cabans avaient encore tous leurs boutons, les marinières portées à même le torse étaient bien trop propre pour avoir été utilisées comme vêtement de travail. C’était sûr, ces gens-là faisaient partie de la cohue débarquée d’on ne savait où, pour passer un ou deux mois à se fabriquer des souvenirs. Il y avait tellement de monde sur ce petit parcours, que parfois, il fallait ralentir le pas. Les conversations se mélangeaient quand se croisaient les marcheurs, qui devaient presque se frôler, alors que certains effectuaient le trajet dans un sens et d’autre, dans le sens inverse. Oui, c’était sûr…ce n’était pas les Bretons qui se promenaient, mais les « réfugiés citadins », qui avaient quitté leur quotidien pour respirer un peu mieux, dans cette Bretagne qui nous avait pris le cœur. En journée, les ados disparaissaient…personne ne se serait préoccupé de l’un d’entre nous. Jours bénis…on croisait, les oncles, les tantes, les parents, les cousins, dans le village, on savait que tout allait bien …les grands étaient avec les grands, les moins grands avec d’autres moins grands. Faire des conneries ? Mon dieu… ! si je te donnais la liste, tu ne me croirais pas…

« Tiens, voilà de l’argent, va chercher le pain, et Ouest-France » …alors j’allais….


Du pain Breton, un pain qui devait faire quatre livres. Pour revenir de la boulangerie, je passais par la « pointe », l’œil fixé sur l’horizon au bout des vagues. Il y avait l’odeur des plantes sauvages qui poussaient dans la lande, il y avait également, dans ma tête, l’espoir d’un baiser que je volerais, nécessairement, à Catherine F. dont la maison n’était pas loin de celle où nous vivions temporairement, cette grande maison, un peu en hauteur, qui surplombait presque la plage, et faisait face à l’ouest. Les jours de grand vent, personne ne parlait de tempête. En Bretagne, les tempêtes n’existent pas, remplacées par de simples « grains ». La consultation du baromètre faisait office de briefing météorologique pour permettre à chacun d’organiser sa journée. La vie se calquait sur le rythme des marées. Si la marée haute était à quatre heures trente du matin et que la pêche en mer était au programme, on était debout à trois-heures trente, à temps pour avaler un café, s’habiller chaudement, et traverser le village endormi jusqu’au port. Il fallait ensuite jouer les équilibristes pour embarquer sur l’annexe du « Breizh Atao » et rejoindre le bateau amarré plus loin dans la baie, à un « coffre » attaché à un corps-mort. Une fois monté à bord, les cirés bien fermés, l’estomac bien accroché, Jean-le-Saux, le second qui ne parlait que le Breton, et refusait le Français, lançait les moteurs, le bateau bondissait, et nous étions en mer, jusqu’à la prochaine marée haute, mal de mer, ou pas.

La maison de Pors ar Villec était une très grande bâtisse, construite pour affronter les coups de vent. Les contours des fenêtres étaient faits de pierre dure, du granit, peut-être. Au levant, une marée d’Hortensias bleus et d’autres d’un rose tendre. Les murs à l’intérieur avaient dû voir et entendre tant de choses depuis la construction…

(La maison de Pors-ar-Villec)

Les conversations des adultes étaient dans le droit fil de ce que nous connaissions déjà, dans la vie quotidienne. La politique s’était simplement délocalisée pour quelques semaines, pour les hommes. Pour les femmes qui nous entouraient, nous, futurs « quelque chose, ou quelqu’un » (un métier qui gagne bien, non, je ne serai pas chercheur, aventurier, peut-être… ?) c’était l’échange de souvenirs de « leur » ancien temps à elles, au cœur de la vie coloniale, le long du canal de Suez, des souvenirs que nous avions maintes fois entendus, mais qui leur permettaient de garder un mystérieux lien avec une enfance dorée passée au pays des pharaons.

Guerre d’Algérie… Attentats de l’OAS…, l’aventure soviétique en Egypte… les autres guerres… le franc ancien… le nouveau franc… le pétrole… l’Afrique…nous écoutions, religieusement, certainement sans comprendre. Nous n’avions d’ailleurs pas envie de parler, pris que nous étions par nos pensées, parfois inavouables, en tout cas certainement très personnelles.

Nous avions du sable qui nous grattait, à des endroits plutôt inaccessibles en plein dîner en famille, et aussi, souvent, les yeux qui avaient tendance à vouloir se fermer, à force de bols d’air et de longues heures de navigation. L’eau de mer avait déposé sur le corps une fine couche de sel, et les muscles des bras étaient endoloris parfois au-delà du supportable, pour avoir « étarqué » (4) des drisses pendant plusieurs heures, dans l’espoir de gagner quelques précieuses secondes sur les concurrents qui nous talonnaient dans la baie de Locquirec. Avec ceux de nos âges, tandis que les adultes étaient plongés dans leur monde, nous nous parlions du bout des yeux, et ça marchait…Il suffisait d’un simple regard, d’un léger mouvement de sourcil, nous savions ce que « l’autre » voulait dire.


La soupe de congre avait été déposée au centre de la table. La gentille Corentine, qui supportait avec patience les désidératas de chacun, avait passé un après-midi entier à préparer l’étrange poisson-anguille, le cuire, le passer au moulin, pour en extraire uniquement ce qui était consommable. Elle n’avait pas lésiné sur les épices. Autour de l’énorme soupière « Henriot » Il y avait une, deux, trois peut-être, corbeilles de croutons aillés, ainsi qu’un un large saladier rempli de rouille d’Armorique. Combien étions-nous autour de la table ? Douze, seize, treize ? La soupe au congre avait disparu en quelques coups de louche, et en quelques minutes à peine. Les croûtons s’étaient volatilisés, la rouille avait subi le même sort, et même un peu plus, puisque le récipient était reparti en cuisine aussi propre que s’il n’avait jamais servi.

Curieusement, avant le moment du fromage, et du dessert, il y avait une sorte d’accalmie dans les bruits domestiques de la table. Chacun était subitement silencieux, ou du moins, les discussions avaient-elles baissé d’un ton…Les mots échangés se faisaient un peu plus rare. Ce pseudo-calme ne dérangeait personne. C’était un moment un peu magique. Il était temps, peut-être, de savourer pudiquement le bonheur, en faisant semblant de rien. Le maître de maison, député à la retraite, qui pouvait disserter pendant des heures sur les heurs et malheurs de la république avait pris le temps de lire et relire l’exemplaire du jour de Ouest-France, qui d’après lui, était une publication de référence. En dehors de rubriques habituelles concernant la vie en Bretagne, deux colonnes l’intéressaient particulièrement, celle des horaires des marées, et celle des heures de lever et coucher de soleil, deux informations qui auraient été d’une totale insignifiance pour des petits parisiens dans leur environnement, mais qui prenaient, dans la maison de Pors ar Villec, une toute autre dimension.

Je dois te dire, pour que tu comprennes, qu’au début, la grande table de la salle à manger ne permettait qu’aux privilégiés de faire face à l’ouest, et de pouvoir assister au couchant, quand le ciel s’enflammait d’oranges, de roses, et de rouge…un spectacle que se réservaient les adultes. Les plus jeunes, eux, s’asseyaient le dos au soleil, privés du spectacle qu’offrait l’océan en fin de journée, ou en début de matinée…

« Alors, on va le voir ce soir, ce fameux rayon vert ? » disait l’un des adultes, et l’attente commençait …entre le fromage et le dessert….

Le rayon vert ? (5) Pour nous, c’était une légende, nous mettions même en doute le fait qu’un tel phénomène puisse effectivement exister, ce qui ne nous empêchait pas, comme le reste de dîneurs, de nous tourner vers la mer, les yeux fixés sur l’horizon, et d’attendre, dans un silence quasi-religieux, que le mystérieux rayon veuille bien zébrer le ciel d’une pointe d’émeraude, au moment dit.

Le rituel du rayon vert avait traversé les saisons, de pâques en aout, de Saint-Jean en Trinité. Le silence de l’attente était devenu tradition, l’image des adultes hypnotisés, dans l’anticipation d’une incroyable nanoseconde, qui éclairerait de vert la salle à manger, s’était fixé dans ma mémoire. A chaque séjour dans la maison de Pors-ar-Villec, au rythme des rituels qui nous renvoyaient aux souvenirs des années précédentes, on se demandait toujours si nous verrions, cette année-là, le fameux rayon vert dont parlait Jules Verne dans son fameux roman inspiré de ce phénomène optique.


Et puis un jour, un autre rayon a dû passer, sans que je puisse le voir, emportant avec lui les années où tout semblait facile…Disparu le souvenir de Catherine F, à qui je n’avais jamais volé de baiser, envolé celui des « tours de pointe » de l’après dîner, parti à jamais le bruit des drisses sur les mâts et les effluves du port à marée basse…


Ne sont alors demeurés, à jamais, que l’odeur de miel des fleurs de genêts qui poussaient sur la lande, et le goût merveilleux d’une soupe de congre.


© 2020 Sylvain Ubersfeld Histoires Courtes


(A) Le Trégor (Bro-Dreger en langue bretonne) est une ancienne division administrative et religieuse constituant l'une des neuf provinces de Bretagne.


  1. Breizh Atao = Bretagne toujours/Bretagne éternelle.

  2. Il s’agit de l’ancienne Gare Montparnasse, démolie à la fin des années 60 pour faire place au complexe « Maine-Montparnasse »

  3. Dessaler = chavirer avec un dériveur Ressalage=remettre le dériveur dans sa position de navigation. Il est plus difficile de ressaler que…de dessaler

  4. Étarquer un cordage consiste à le tendre, le « raidir ». Le mot est utilisé dans la marine, par exemple pour les drisses qui ont besoin d'une tension optimale pour que la voile soit bien bordée. Choquer est la manœuvre inverse par laquelle on détend un cordage. Si l'on dit couramment d'un cordage qu'il est « étarqué », la façon correcte serait de dire est « étarque ». Un palan servant à raidir la drisse de grand-voile, est appelé « palan d'étarque ».

  5. Le rayon vert, flash vert ou encore éclair vert ,est un photométéore rare qui peut être observé au lever ou au coucher du Soleil et qui prend la forme d'un point vert visible quelques secondes au sommet de l'image de l'astre tandis qu'il se trouve en grande partie sous l'horizon. Un tel phénomène peut également être observé avec la Lune


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