En se levant ce vendredi matin, Gert Rothenberg avait ressenti une énorme satisfaction. Il avait fait un sacré bout de chemin depuis que, miséreux à souhait, il avait débarqué à Anvers en provenance de Vienne,où il avait été accueilli, pour un temps par un vague cousin. Lui qui avait quitté sa Pologne natale dans une voiture de troisième classe dans laquelle s’était entassée, pendant trois jours, une humanité en transhumance, chassée de chez elle par la misère et les pogroms, s’apprêtait à s’installer dans un convoi de luxe, en route pour un rendez-vous sur le Bosphore, avec un acheteur désireux de faire plaisir à une dame. Le contact entre les deux hommes s’était fait, curieusement, par télégramme. L’homme semblait savoir beaucoup de choses sur Gert Rothenberg et sur son commerce. » Dans le petit monde des tailleurs de diamants, et celui encore plus restreint, des négociants en pierres précieuses, tout se savait, toujours. On aurait presque pu penser que les téléphones étaient sur écoute, que les courriers étaient ouverts par de mystérieux cabinets noirs, que des espions se tenaient dans les restaurants, les salons de thé, les grands hôtels, où se déroulaient d’obscures transactions. Il n’en était rien…et Gert savait très bien qu’il ne pourrait jamais savoir comment…tout le monde savait tout…Il fallait se montrer prudent, en cette période de troubles économiques et de contrôle des changes. Alors, il avait simplement eu recours à un vieux truc de contrebandiers consistant à se servir de son propre corps comme d’un coffre-fort. Il avait fait fabriquer, par un bijoutier de la rue des Ecouffes, un tube en acier fin, poli à merci, qui se composaient de deux parties et d’un pas de vis de haute précision. L’orfèvre avait prévu un joint spécialement fabriqué à la bonne dimension, pour assurer l’étanchéité du cylindre, une fois les deux parties vissées l’une sur l’autre.
Rothenberg avait gardé un mauvais souvenir d’un certain voyage dans le Nord-Express, au cours duquel il avait été victime d’un escroc Hongrois qui s’était fait passer pour un aristocrate associé à la dynastie des Habsbourg. L’homme, beau parleur, avait embobiné Gert, l’avait fait boire jusqu’à plus soif, et, un peu avant l’arrivée à Copenhague, lui avait subtilisé la pochette en daim que lui avait imprudemment montré le négociant en diamant, à la fin du repas du soir au wagon-restaurant.
Cette misérable affaire avait été sa seule et unique erreur. C’était il y avait tellement longtemps, qu’il avait presque oublié, même si sa fierté en avait pris un sacré coup et si la discussion avec l’assureur du Lloyd avait été houleuse. Le Rabbin Rothenberg, grand père de Gert, se serait certainement retourné dans sa tombe s’il avait eu vent de cette triste affaire. A la gauche de Gert, sur la voie 15, marchait un porteur à qui il avait confié deux valises contenant de quoi s’habiller « au quotidien » et « un peu plus chic » si l’occasion se présentait. D’habitude, les rendez-vous d’affaire à Istamboul se donnaient côté « Europe » mais cette fois-ci, l’adresse à laquelle il devait se rendre se trouvait dans le quartier d’Üsküdar. En dépit de sa méfiance envers les Turcs, Rothenberg avait conservé une affection particulière pour cette région du monde, avec laquelle il se sentait, sans savoir pourquoi, d’évidentes affinités. Son acheteur était un industriel qui avait fait fortune dans la fabrication de pièce de rechange pour automobile. Il avait commis l’erreur de faire croire à une danseuse de cabaret pour touristes, fausse danse du ventre y compris, qu’il passerait le restant de sa vie à l’aduler, la servir, lui être fidèle. La belle dame, qui avait entre temps pris des rondeurs pour cause de loukoum et de limite d’âge, avait maintenant des exigences en termes de bijouterie de luxe. L’industriel lui avait promis de lui faire choisir cinq diamants bleus, taille marquise, pour qu’elle puisse les faire monter en bague, à son choix. Sur les trente-six « marquises » bleues que Gert Rothenberg transportait dans son coffre-fort personnel, au plus « profond » de son intimité, et sans que cela ne lui posse un quelconque problème, cinq resteraient donc en Turquie. « Curieux métier » se disait Gert, à quelques minutes du départ.
Il avait laissé derrière lui sa taillerie de Pelikaan Straat, dans la bonne vieille ville d’Anvers. Un établissement de renom, connu de tous depuis Johanesbourg jusqu’à Los Angeles et Toronto, depuis Leningrad jusqu’au Caire. Il y avait eu de grandes discussions talmudiques pour savoir qui de Schnurr ou de Rothenberg figurerait en tête sur la raison sociale de l’établissement qui s’étalait en hauteur sur quatre étages et en longueur sur deux immeubles et demis. Rothenberg & Schnurr faisait vivre cent sept tailleurs, neuf administratifs, et deux secrétaires de direction. Madame Meyer, une vieille fille immariable qui avait pour elle le fait de parler sept langues, dont le Russe et l’Arménien, s’occupait d’Amos Schnurr. Gert Rothenberg, lui, s’était attaché les services d’une certaine Marianne Dekeirschieter, qui parlait le Flamand et le Français, mais avait également l’avantage indéniable de comprendre et de pratiquer le Yiddish comme si elle avait passé toute son enfance dans le quartier de Kasimierz à Cracovie ou sur l’Île Vassilievski de Saint-Petersbourg.
Gert Rothenberg an avait fait sa maitresse, personne n’avait rien su. C’était Marianne qui avait organisé le voyage vers Istamboul. Avant de monter dans sa voiture-lit, il s’était arrêté quelques instants sur le quai, faisant signe au porteur qu’il veuille bien l’attendre quelques instants.
« Et si je ne revenais pas ? Si c’était mon dernier voyage… ?
L’espace d’une dizaine de secondes, il avait envisagé d’annuler ce déplacement.
Quelque chose le dérangeait, quelque chose le gênait…une petite voix, quelque part, lui disait de ne pas y aller….
Il ne savait même pas pourquoi une pensée aussi sombre lui avait soudainement traversé l’esprit. En dépit du fait qu’à force d’y penser avec sérénité, il pensait avoir dompté cette peur de la mort qui l’habitait depuis son enfance, il savait également qu’il voulait vivre le plus longtemps possible, garder des affaires florissantes, voir grandir la petite Inès, une enfant cachée qu’il avait eu avec Marianne…Il n’était pas vraiment prêt à une quelconque mort, à une fin de vie dans un accident, dans un lit d’hôpital, ou bien même, lors d’un moment d’extase dans un des établissement qu’il aimait à fréquenter.
Le bruit de la gare était assourdissant. Le conducteur de la voiture-lit l’accueillit avec déférence. Les bagages furent chargés rapidement dans sa cabine. Le porteur, vêtu d’un sarrau gris à parements rouges sur le col, accueilli avec un sourire les deux billets pliés proprement, que Gert déposa dans sa main pudiquement recourbée le long du corps.
La grande aiguille grignotait les dernières secondes.
Gert jeta le mégot de sa cigarette Craven « A », agrippa la petite rampe en cuivre fixée, à gauche du marchepied, et se retrouva dans le couloir de sa voiture-lit type LX, une sorte de palace sur rail avec chaudière individuelle alimentée au coke.
Quel mauvais juif je suis » pensa-t-il …Je n’aurai jamais dû voyager pendant shabbat… !
Le convoi s’ébranla…le conducteur de la Compagnie Internationale des Wagons-Lits ferma la porte.
Il était trop tard pour reculer…
© 2020 Sylvain Ubersfeld pour Une Photo et Trente Lignes