Maintenant que j’y repense, au tout début, j’étais un peu comme un oiseau qui ne voulait pas être trop loin du nid. J’avais des fringales de liberté, des envies de découvertes, des besoins d’évasion, mais il ne fallait surtout pas prendre de risques. Alors, rien n’était laissé au hasard. Je ne m’éloignais jamais beaucoup des limites de ce quatorzième qui me collait à la peau. J’avais déjà passé le temps du confinement dans les limites strictes du Petit-Montrouge, ce « quartier » de Quatorzième qui représentait mon petit monde, avec ses repères gravés dans ma mémoire. Le magasin « Le Centre du Vêtement » où l’on m’achetait les pantalons des rentrées scolaires, les vestes qui feraient un peu plus « jeune homme », le Crédit Industriel et Commercial qui faisait l’angle de la rue en allant vers « la grande église », le studio de photo « Albert », à côté du grand cinéma de la place d’Alésia, le « grand marché » d’Alésia qui n’était grand qu’à mes yeux, car en fait, il se limitait à une boucherie, une poissonnerie, un cours des halles et un marchand de couleurs qui stockait les articles les plus incroyables. J’avais déjà parcouru l’arrondissement en tous sens, bravant les interdits que l’on m’avait imposé.
Le plus incroyable avait été ce passage devant la Gare Montparnasse, en cours de démolition. Cent quatorze ans de bons et loyaux services qui partaient en fumée, ou plutôt en lambeaux de « temps d’avant ». Chalumeaux et marteaux-piqueurs détruisaient les souvenirs de départs vers la Bretagne. Le « Cineac » qui jouxtait la gare n’avait pas échappé à la folie de changement de ce milieu des années soixante. En Soixante-six, j’avais quinze ans, je pensais que ce que je connaissais, ce à quoi je m’étais habitué, s’était figé pour toujours. Les ingénieurs de l’urbanisme ne pensaient pas comme moi. J’avais alors été saisi par cette fringale de revoir, avant les désastres à venir, les endroits qui me reliaient encore à cette enfance dont je venais juste de sortir. La station de métro de Sèvres-Babylone, la fontaine au Fellah à côté de Duroc, la rue des Ecouffes dans laquelle les derniers orfèvres juifs fermaient boutique les uns après les autres, faute de repreneurs, le pont levant de la rue de Crimée.
Quand je me sentais l’âme aventureuse, je franchissais la Seine pour explorer plus avant la ville qui changeait de peau. Il y avait ces coins de province, vers l’est, les entrepôts de Bercy avec leurs pavés, leurs herbes folles, les quelques bars où le beaujolais était toujours nouveau. Il y avait aussi Ménilmontant, mais oui madame, c’est là que j’ai laissé mon cœur…J’avais découvert ce coin de Paris, et il y avait eu entre ce quartier et moi une sorte de contact magique. J’avais tout de suite aimé aussi Belleville, et la rue Vilin. Une fois arrivé tout en haut, je m’étais retourné. Je me souviens que mon cœur s’était mis à battre un peu plus vite devant la vue incroyable d’un Paris que je dominais. Cette vision valait bien toutes les sanctions que j’aurais pu encourir, si d’aventure on m’avait découvert sur ce territoire bien éloigné d’Alésia. Je savais que dans peu de temps, ce coin de Paname allait partir pour les oubliettes, j’avais compris que les bougnats étaient en fin de parcours, que les fleuristes n’en avaient plus pour très longtemps, et que les ateliers d’artistes deviendraient des lieux d’habitation pour des gens fortunés, capables de payer cher un bout de ce Paris sur lequel, jusqu’à présent, vivaient des gens qui ne roulaient pas sur l’or.
Je m’étais dit : « C’est trop beau ici, ils n’oseront pas prendre l’âme de la ville… »
Eux s’étaient dit « on va se faire un blé pas possible, on va changer Paris, on va en faire un endroit tout neuf, tout propre…c’est le progrès. »
Et ils avaient osé….
Alors, quand, quelques années plus tard, la ville de Paris décida de retirer de l’avenue du Général Leclerc, les rails du tramway 8, partagés un temps avec l’Arpajonnais (1), et de mettre la rue Alphonse Daudet en sens unique de circulation, j’ai compris alors que les changements ne s’arrêteraient jamais, et que tout ce à quoi je tenais disparaîtrait bientôt du quotidien.
©2020 Sylvain Ubersfeld Une photo et Trente Lignes & Paris-Mémoire
L'Arpajonnais était un chemin de fer secondaire sur route reliant Paris à Arpajon, mis en service en 1893-1894 et supprimé en 1937. Il assurait par emprunt des voies des tramways urbains la desserte des halles de Paris. La ligne avait une longueur de 37 km, dont dix dans l'ancien département de la Seine (plus trois kilomètres pour l'embranchement de Marcoussis). La voie est construite à l'écartement de 1,435 m.