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LE BASSIN DU LUXEMBOURG

Il ne serait venu à aucun gamin l’idée de se demander quelle était la profondeur du bassin. On préférait même ne pas le savoir, cela aurait probablement terni les rêves de pirates, de découvertes des Amériques, de l’autre côté de l’octogone, de guerre contre les Anglais, les Hollandais, ou bien les Espagnols. Nous ne regardions que la surface. Il fallait faire en sorte que les yeux ne cherchent pas à savoir où se trouvait le fond, qui était, pourtant bien, quelque part. Un jour de fin d’hiver, le bassin avait été vidé, alors, il avait été cruellement possible de voir que les rêves n’étaient que des rêves. Au fond du bassin, une fine couche de vase s’était déposée, faites de tous les pollens, toutes les feuilles, tous les insectes morts qui avaient, à un moment, tournoyé au-dessus du jardin, et qui avaient terminé leur course dans le bassin magique, où, depuis des générations, des gamins confiaient leurs rêves à des petits bateaux de bois et de toile.


J’avais été submergé par une vague de tristesse : les adultes m’avaient obligé à voir leur réalité. Quand le jet d’eau du bassin fonctionnait, il suffisait de se trouver sous le vent, pour recevoir sur le visage une sorte de brouillard léger qui rafraîchissait et laissait sur la peau une fine couche d’humidité brillante. Personne ne s’interrogeait non plus concernant le Palais du Luxembourg…le plus important était surtout de le retrouver, pas loin du bassin, puisqu’il faisait partie du décor. Marie de Médicis ? On ne savait pas vraiment qui c’était….Monsieur Dorne, le prof d’histoire, avait sans doute dû tenter de nous faire rentrer dans la tête des dates, des noms, des ministres, des rois, des vainqueurs, des vaincus….on s’en foutait, nous c’était plus simple : mon bateau flottera-t-il ? Dans mon cas, ce que j’appelle en fait « bateau » mais qui n’était qu’un morceau de liège avec un bout de bois planté au milieu, et des petites perles enfilées sur une fil de cuivre pour faire le bastingage…avait été reçu en échange d’un véritable voilier, cadeau d’anniversaire. Pour rêver, il me fallait quelque chose qui sorte de l’ordinaire, quelque chose à l’état brut. On ne peut pas rêver quand tout est trop ordonné, trop fini, trop poli, trop propre…


Et hop, une fois dans l’eau, une fois la distance franchie, qui aurait permis de le ramener à bon port d’un coup de main au bout d’un bras, l’embarcation partait pour son destin, peut être le temps d’une récré, peut être plus…. Autour du bassin, il y avait aussi les odeurs…en fait je me trompe…les odeurs, ont les respirait au fur et à mesure du déplacement dans tel ou tel coin du jardin…Aucun d’entre nous n’avait encore compris à quel point ces senteurs étaient importantes, innocents de la vie que nous étions…c’est soixante ans plus tard qu’elles nous reviennent dans le cœur, en perçant la couche épaisse des années de souvenirs accumulés. L’automne, c’était les feuilles mortes qui finissaient lentement leur vie, alors qu’à quelques dizaines de mètres, les futurs adultes commençaient une année scolaire de plus…L’hiver, c’était souvent les effluves de chocolat chaud qui sortaient du petit café, de l’autre côté du jardin. Au printemps, flottait une odeur d’engrais, quand les jardiniers s’affairaient à faire renaître les massifs. En été, peut-être était-ce encore plus magique, il flottait dans le jardin, un mélange de crottin de cheval, de poussière, et de pelouse mouillée par les arrosages automatiques. Tout ce que tu avais senti en l’espace de douze mois, se cachait au fond de toi, tu ne savais pas où exactement, et , années après années, les odeurs prenaient de plus en plus d’importance car elles te renvoyaient à un moment particulier de ton existence, une bribe d’une vie passée, un instant de magie, quand telle petite nana, que tu courtisais, t’avais souri, ou quand une autre, pour laquelle tu aurais fait toutes les bassesses, t’avait invité à passer le jeudi chez elle…Quand tu arrivais près d’une des entrées du jardin, tu étais de nouveau enveloppé par l’infâme senteur de la ville. Tu devais quitter le rêve jusqu’à la prochaine fois…Pour mettre ton bateau à l’eau, il fallait s’agenouiller, faire presque corps avec les contours du bassin, et là tu devais mettre tes mains dans l’eau, une eau qui était toujours fraîche. Il existait il me semble trois types de chaises. Une toute simple pour ne pas être debout, une améliorée, avec des accoudoirs, et une sorte de fauteuil un peu allongé, que nous convoitions, jusqu’à ce qu’une chaisière revêche vienne exiger son dû, car, vois-tu, tu devais payer « au confort ». Plus le modèle était agréable à utiliser, plus c’était cher. Une palanquée de bourgeois, peu ou prou retraités, te monopolisait les grands fauteuils. Près de l’entrée à l’angle de la rue Auguste Comte et de la rue d’Assas, se trouvait le petit bâtiment de la Société Française d’Apiculture. Au printemps, les abeilles dépliaient leurs ailes, à quelques mètres, et se mettaient à l’ouvrage jusqu’à la fin de l’Automne. Elles n’avaient pas très loin à aller : il suffisait de voler quelques mètres pour trouver un massif fleuri. Si tu fréquentais le Lycée Montaigne, tu pouvais arriver par le bus 38. Il fallait descendre à « Auguste Comte », traverser le boulevard Saint-Michel, emmancher la rue qui descendait vers l’ouest, alors, à ta droite, tu pouvais voir l’orangerie, un magnifique bâtiment qui te faisait penser à Versailles, avec des arbres dans d’énormes cubes de bois peints en vert. Personne ne savait ce qu’il y avait à l’intérieur, nous ignorions tout du monde magique de la nature, mais à chaque passage, je me disais que j’aurais bien aimé habiter dans un endroit aussi chouette. Arrivé devant le grand bâtiment de torture, là ou opérait le redoutable « surgé », Costa-Maroni, tu devais abandonner ta rêverie, mettre ton armure, changer de monde, avec pour seul horizon, jusqu’à la libération, les cours de récréation, le crissement de la craie sur le tableau noir, les victoires des armées, les défaites des hommes.


Chaque matin, passait dans les classes, un étrange « facteur » qui apportait les mauvaises nouvelles sous formes de « notification de punition administratives », convocation chez le censeur, ou, pire, chez le proviseur. Chaque soir, plutôt que de prendre le chemin le plus court pour revenir dans mon royaume de Saint-Pierre-de-Montrouge, je traversais la rue, pénétrais dans le jardin du bonheur par la porte d’entrée située en face du lycée. Le temps de faire les quelques centaines de mètres pour aller à la station d’autobus du Luxembourg, en face du « train de Sceaux », je partais dans un autre monde, volant encore un peu de rêve, en espérant qu’il resterait une place pour moi sur la plate-forme du prochain « 38 » qui me ramènerait vers Alésia.


Je ne savais pas que le souvenir de ces moments me collerait à la peau. Je n’avais pas tout à fait compris, encore, que devenir grand était inévitable, et qu’être adulte était le préalable obligatoire à « autre chose ». Mais, c’est certain, si le bassin du Luxembourg, ce n’était peut-être pas le bonheur, cela y ressemblait beaucoup.


© 2020 Sylvain Ubersfeld pour Paris-Mémoire

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