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RENDEZ-VOUS

L’homme aurait pu être n’importe quel amant attendant sa maîtresse, un quelconque célibataire ayant rendez-vous avec une future conquête, ou bien même, plus simplement, un homme qui attendait que le feu repasse au rouge pour traverser l’avenue de l’Opéra et continuer sa vie de Parisien.


Il n’en était rien. Un passant attentif aurait pu s’apercevoir qu’il portait une perruque, une vieille habitude qui tenait autant aux nécessités de sa profession, qu’à l’alopécie, cette saloperie de maladie auto-immune dont il souffrait. Il avait eu cinquante-et-ans deux mois avant, fumait deux paquets de Camel par jour, dormait six-heures par nuit. Aux dires de ses employeurs Américains, c’était le meilleur capitaine au long cours de la longue histoire de la marine marchande. Il avait fréquenté une bonne centaine de ports, dont les principales installations d’Europe, et connaissait la Méditerranée comme si elle fût juste un petit étang derrière sa maison du Kansas. Encore un que la deuxième guerre mondiale avait laissé sans aventures. Le 2 septembre 1945 (1), il avait dû se résoudre à attendre son ordre de démobilisation et à réfléchir à ce que serait son futur à Topeka, Kansas, une fois rentré chez lui. Pendant quatre ans, il avait commandé des transports de fournitures militaires, des navires affrétés par le gouvernement Américain.


Il avait survécu.

Était-ce simplement la chance ? son incroyable connaissance de la mer et de ses pièges ? son instinct ? Il avait échappé aux U-Boats de l’Amiral Doenitz, aux Zéros de l’amiral Isoroku Yamamoto. Peu de temps après sa démobilisation, il avait reçu une offre d’emploi dans ses cordes. Il ne s’était même pas demandé d’où provenait cette généreuse proposition, bien qu’il s’en doutât. Huit ans auparavant, deux de ses équipiers sur le dernier cargo qu’il avait commandé, avait rejoint une agence gouvernementale d’un nouveau genre. L’homme n’avait pas eu besoin de trop réfléchir. Il avait dit oui, il aurait fait n’importe quoi pour retrouver un commandement et recommencer une vie dont la routine serait exclue. Il voulait retrouver cette impression de liberté que donne la haute mer, il voulait se sentir exister.

(Le paquebot "Liberté" qu'a emprunté le commandant de l'Anax)


L’homme était arrivé la veille, sans bagages mis à part un sac en cuir contenant quelques sous-vêtements, des affaires de toilettes, un plan de Paris. Il avait sur lui un passeport Français, et dans le double fond de son sac de voyage, trois autres documents de voyage, tous authentiques, et soixante-quinze- mille dollars en chèques de voyages émis par la banque American Express. Il parlait l’Anglais-Américain comme on le faisait dans le Kansas, et il savait par expérience que son Hébreu était parfait, comme l’était d’ailleurs son Français Pendant les quatre jours et demis qu’avait duré la traversée, il avait eu le temps de se familiariser avec les contours politiques et les enjeux du « Pacte de Bagdad » (2). On lui avait expliqué les tenants et aboutissants des soubresauts qui prenaient place au Moyen-Orient. Il n’en avait compris qu’une partie, mais son métier était avant tout la mer, pas la politique. Il serait là juste pour suivre les ordres, comme un bon marin, comme un bon capitaine. On lui avait fixé un rendez-vous dans un endroit improbable. Il devait attendre son contact qui se manifesterait à midi-trente. L’endroit choisi se trouvait dans un des coins de Paris les plus fréquentés. Comme il avait une pendule dans la tête et, précautionneusement, se donnait toujours la possibilité de devoir faire face à un imprévu qui pourrait le retarder, il était arrivé à midi précise devant le feu de circulation au coin de l’avenue de l’Opéra et du boulevard des Capucines. Il avait reconnu l’endroit, une photo en noir et blanc avait été déposée le matin même, sous la porte de sa chambre au « Terminus ». Derrière le cliché, une main avait griffonné l’adresse physique du lieu et souligné « 12H30 sans faute »


(Ci-dessous, l'Anax, cargo sous pavillon

Libérien)

Pendant sa traversée sur le paquebot « Liberté », en ce mois de juillet 1956, il avait été discrètement escorté par trois athlètes aux cheveux courts. La mer avait été d’un calme merveilleux. Il n’avait pas connu une mer aussi tranquille depuis son dernier convoyage en mer de Chine en quarante-trois. Une fois le paquebot à quai, les anges gardiens avaient accompagné le marin jusqu’à son compartiment, dans le train dit « Transatlantique » qui reliait le grand port Normand, à Paris-Saint-Lazare. Depuis son arrivée à l’Hôtel Terminus, deux habitants de Beit Shemesh, et une jeune femme qui habitait juste à côté du marché Carmel de Tel-Aviv (3) avaient veillé, sans qu’il le sache, sur le futur commandant de l’« Anax », un cargo tout neuf, construit par un chantier naval Britannique, qui battait pavillon du Libéria, et se trouvait à quai à Barcelone. Les employeurs du marin n’avaient qu’une confiance relative dans les travailleurs Français. Si Marseille avait été pressenti lors de la préparation de l’opération « Sphynx » (4) il était clairement apparu que les sympathies communistes des dockers pouvaient poser un problème. L’« agence » avait alors suggéré d’utiliser Barcelone. Les « hommes de Tel-Aviv » avaient validé cette proposition.



Lors de son passage dans les locaux de l’agence, sur « E Street », (5) dans le quartier de Foggy Bottom, à Washington, il avait été dit au marin que sa mission consisterait à amener à bon port un cargo de construction récente chargé de matériel militaire. Il devrait accoster à Chypre, conserver l’équipage à bord et maintenir le navire en état de prendre la mer avec un préavis de six heures. Sachant qu’il allait dans la région, l’homme s’était déjà imaginé attablé chez « Diomède », le vieux restaurant sur le port de Limassol. Il serait obligatoirement en bonne compagnie, l’agneaux grillé aurait un goût fabuleux, le tarama serait délicieux, le vin exquis.


(Guerre Sinaï en 1956, et affaire de "Suez", le Moyen-Orient était déjà une poudrière)

« Il se passe des choses graves au Moyen-Orient » lui avait-on dit. Nous redoutons des évènements importants pouvant avoir un impact sur la stabilité de l’Europe. Nous plaçons nos pions sur un jeu d’échec qui n’est pas encore joué. (6) Nous devons être prévoyants, profitez des deux mois à venir, mais ne vous éloignez jamais vraiment du navire qui vous est confié, et ne laissez monter personne d’étranger à son bord, à l’exception du capitaine du port.

Quelqu’un se présentera à vous quand ce sera nécessaire. Souvenez vous du mot de passe « Je viens de la part de Ben. Il a besoin de ses falafels » (7). On vous donnera des instructions à ce moment-là…

Il avait plu, la vile sentait le macadam mouillé.

L’homme venait de regarder sa montre, et s’apprêtait à fumer sa treizième cigarette de la journée. Il ne restait que quelques minutes avant l’arrivée du contact qui devait l’escorter jusqu’à Barcelone.

Dans moins de vingt-quatre heures, il aurait retrouvé la mer…et l’aventure.



  1. Date de la signature officielle de la capitulation du Japon signée sur le cuirassé USS Missouri. Le Japon avait capitulé le 15 août 1945

  2. Le traité d'organisation du Moyen-Orient, plus communément appelé pacte de Bagdad, a été signé le 24 février 1955 par l'Irak, la Turquie, le Pakistan, l'Iran et le Royaume-Uni. Les États-Unis rejoignent le comité militaire de l'alliance en 1958. Le pacte sera rebaptisé Organisation du traité central (Central Treaty Organization) ou CenTO, après le retrait irakien le 24 mars 1959. Il s'inscrit dans le cadre de la politique de l'« endiguement », menée par les États-Unis lors de la guerre froide, dont le but était de ralentir la montée en puissance de l'Union soviétique au Moyen-Orient, à travers la mise en place de ce que l'OTAN appelle un « cordon sanitaire ».

  3. Beit Shemesh est une localité proche de Jérusalem. Le marché Carmel est un grand marché quotidien qui se trouve dans le sud de Tel-Aviv. C’est un quartier populaire très proche de Jaffa. Jaffa, ville arabe, et Tel-Aviv, ont fusionné en 1950.

  4. Dans l’histoire, l’ensemble de l’opération impliquant le déplacement du cargo « Anax » avec son chargement secret de matériel fourni par les Etats-Unis, du port de Barcelona jusqu’à sa mise à l’ancre dans le port de Limassol, à Chypre.

  5. Les premiers locaux de la CIA étaient situés à Washington, principalement sur E Street, là ou se trouvaient les anciens locaux de son prédécesseur, l’OSS (Office of Strategic Services). Il y avait d’autres bureaux répartis un peu partout en ville.

  6. Il s’agit du déclenchement de la guerre du Sinaï de 1956

  7. Beignets faits de farine de pois chiche et de fèves. Un plat très connu au Moyen-Orient, Israël compris… !

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