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G.7

« Y commence à m’ciseler les joyaux, çui-là…D’abord faut que j’amène au claque, faut j’attende pendant des plombes, j’ai même pas eu l’temps d’briffer…c’est mon ulcère qui va ête’ content, tiens, et en plus, le type, y crèche à chaille, j’te dis pas » (1)


Frédo-les-osselets en avait gros sur la patate. Il était sorti de la maison d’arrêt de Rochefort en juillet, on était en octobre, il était encore en train de faire le larbin. D’autres auraient été satisfait de trouver immédiatement un turbin, pourvoir payer un loyer, vivre honnêtement. Fédéricu Maroselli était tombé pour une histoire de pain de fesse qui avait mal tourné. Quand il était arrivé sur le continent en provenance de son petit village de Bustanico, où vivaient quelques bergers, un ou deux retraités, et pas mal de bons-à-rien qui attendaient de se faire embaucher par des « prospecteurs » venus de Paris, il avait francisé son prénom. Fédéricu était devenu Frédéric, puis Frédo, quant aux Osselets, il avait appris, en maison d’arrêt, à jouer à ce jeu qui remontait à l’antiquité. Il en était devenu incontestablement le champion de la prison. Frédo avait juré ses grands dieux qu’il allait s’acheter une conduite, la G.7 recherchait des chauffeurs pour faire face à sa croissance, comme Frédo n’avait pas de sang sur les mains, et que des histoires de cul, ce n’était pas non plus la fin du monde, on avait passé l’éponge sur ses grandes vacances en taule, et on lui avait confié une Renault KZ 11.


Comme il existait chez G.7, un autre conducteur dont le surnom était également Frédo, le chef de garage avait décidé de les différencier. Le Corse avait hérité du surnom des « osselets » et le deuxième chauffeur, un Alsacien bon-teint, était surnommé simplement « Frédo-Choucroute ». Tout ça faisait marrer les p’tits gars mécaniciens du dépôt de Levallois, les chauffeurs, et les trois chefs de garage qui géraient les bahuts (2). Le salaire permettait à peine de payer la piaule, les pourliches se faisaient rares. En plus, il y avait les chauffeurs Russkofs, des réfugiés qui avaient échappé aux Bolchéviks. A la G.7, on les aimait bien, ils vivaient entre eux, s’entraidaient dès qu’ils pouvaient, et se retrouvaient dans Paris, les jours de repos, pour parler du pays, du passé, de l’époque du Tsar et de la famille impériale, assassinée par les « rouges ». Frédo, lui, ne pouvait pas les sentir…. « Des étrangers » disait-il… « leur révolution, c’est d’l’histoire ancienne, ils n’avaient qu’à se battre au lieu de se barrer…et de venir nous envahir… »


Pour Frédo-les-osselets, sa vie de chauffeur de taxi était simplement devenue insupportable. Elle le privait de la liberté à laquelle il tenait tant, elle le maintenait dans une précarité inacceptable, il n’était simplement pas fait pour le servage, quelle qu’en fut la forme. En cabane, il avait réussi à nouer des contacts avec des pays, mais il n’y aurait pas de boulot tout de suite, et en plus, s’il reprenait une activité délictuelle, il ne pourrait que recommencer à zéro. Dans son milieu, quand on tombait, c’est qu’on avait été plus con que les flics et moins malin que les bourgeois, et qu’on méritait donc sa peine, surtout si on ne s’appelait ni Carbone, ni Spirito…

L’homme avait bien réussi à mettre en place quelques petits trafics minables qui lui rapportaient à peine de quoi faire le quatrième au poker chez le bougnat du 104, rue de Bagnolet. Il avait réussi par contre à se mettre en cheville avec un bobinard (3) spécialisé dans la clientèle ecclésiastique, L’Abbaye, au 36 de la rue Saint-Sulpice. Par un demi-sel Corse qui faisait un peu dans la « protection » (4) il avait trouvé un moyen d’augmenter régulièrement ses revenus. Il allait prendre les clients de la boite à rideau, directement chez eux, et les ramenait au domicile une fois les ardeurs calmées. Il y avait dans cette manœuvre un double avantage, d’abord financier, c’était certain, surtout parce que les courses étaient majorées au tarif de nuit, mais au-delà de l’aspect pécunier, il y avait la tenue d’une liste de « religieux », peu enclin à la chasteté, qui pouvait intéresser les journaleux de la presse anticléricale, toujours à l’affût de détails scabreux touchant aux dérives des hommes d’église soumis, en théorie, à la continence la plus stricte.


Frédo-les-Osselets était tricard sur les Bouches-du-Rhône, le Var, et les Alpes-Maritimes. De toute façon, il n’aimait pas le soleil, ça lui rappelait trop son maquis, qu’il avait dû quitter parce que le travail se faisait rare. Le choix était en fait très simple, en Corse, tu devenais fonctionnaire ou truand, il avait pris truand. Quand il ne transbahutait pas ses curetons entre deux émois de caleçons, ou bien ses julots qui partaient distribuer les mandales et relever les compteurs, Fédéricu Maroselli essayait de mener une vie normale et conduisait des clients anonymes d’une gare à un domicile, d’un hôtel, à la Tour Eiffel, du Louvre au quartier des restaurants près de la Seine. Cet homme n’avait jamais arnaqué un client lambda. Bien qu’il fût truand jusqu’au tréfond de son âme noire, il connaissait la valeur de l’argent, savait faire la différence entre une bourgeoise pleine aux as et un petit trottin qui avait du mal à joindre les deux bouts, et prenait un taxi parce qu’elle avait peur d’être en retard au rendez-vous de sa vie. Il aimait bien aller à Auster, à la gare du Nord, la Gare de Lyon, surtout. Il s’imaginait prendre un train vers le sud de la France, en descendre à Marseille, sauter dans un bateau pour rentrer au pays. Un déraciné, cet homme. Les chauffeurs de la G.7 connaissaient tous son passé, mais ils s’en foutaient. C’étaient des hommes sans grande ambition, à qui la vie de chauffeur de taxi convenait parfaitement. Ils s’étaient calés dans un six jours sur sept, aux commandes d’une Renault KZ 11, et se faufilaient entre les autobus, les camions, les bouchons qui se formaient rue de Rivoli, ou à la Madeleine. Il était dit, quelque part, que la vie de Frédo-les-osselets ne devait pas rester simple.


Le 2 septembre 1939, il lui fallu laisser sa KZ 11 au dépôt de Levallois, il venait de recevoir son ordre de mobilisation. Truand accompli ou juste voyou de seconde zone, la République ne l’avait pas oublié, et l’avait jugé parfaitement digne d’aller se faire trouer la peau, s’il le fallait. Le 14 juin 1940, les Allemands entraient dans Paris. Le 24 du même mois, Frédo-les-osselets, reconverti en chauffeur militaire, au volant de son camion LATIL M2B3D, se faisait faire aux pattes à Château-du-Loir par l’Oberfeldwebel Rudolf Heller, un chauffeur de taxi de Dortmund, sauvé du chômage par la deuxième guerre mondiale, et son incorporation dans la Wehrmacht. Pour Frédo-les-Osselets, les vraies emmerdes venaient de commencer.



(*) Taxis G7 est la dénomination d'une compagnie de taxis parisiens créée en 1905. Ce nom fait référence au garage numéro 7 (G7) se situant à Saint-Ouen, devenu l'immatriculation officielle, se terminant par un G et un 7, enregistré par la préfecture de Police de Paris.

  1. Il commence à m’emmerder, celui-là. D’abord il faut que je l’amène à la maison de tolérance, que je l’attende pendant des heures, je n’ai même pas eu le temps de manger, c’est mon ulcère qui va être content, tiens, et en plus, il habite au diable, je ne t’en dis rien….

  2. Taxi, en argot.

  3. Une maison de tolérance

  4. Un euphémisme pour dire « extorsion de fonds »

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