Pour Line P......, Pour M..... Jacobs
(Souvenirs d’Amos Richter)
1986 (?)
Alors que le vol BA 58 qui assurait la liaison entre Le Cap et Londres survolait la République Gabonaise, Amos Richter avait été envahi par une sorte de nostalgie.
Il s’était forcé à repousser les idées noires qui semblaient sortie de nulle part … « La fatigue, peut-être », s’était-il dit. Soudainement, la vie lui apparaissait comme dénuée de tout intérêt. Il ressentait parfois, selon les saisons, et la fréquence de ses déplacements, cette lassitude qui déposait pendant quelques minutes, ou quelques heures, une couche de grisaille, sur son quotidien.
Le canard fumé au chêne avait eu soudain un goût de poulet bon marché, le loup poêlé, celui de hareng de base, les carottes glacées au miel lui avaient fait penser aux infâmes salsifis de sa lointaine « tante Berthe », celle qui habitait avenue Winston Churchill à Bruxelles, dans un quartier peuplé de « gens bien ».
Seul, le Stilton (1) était égal à lui-même, habitué qu’il était, à voyager sur les plateaux de fromage de la British Airways depuis de longues années. Les trois hôtesses de l’air qui s’occupaient de la cabine de première classe depuis le décollage de l’aéroport international du Cap, avaient l’air fatigué. Amos les avait imaginées, l’espace d’une seconde, parcourant Long Street (A) la veille au soir, à la recherche d’un bar ou d’un restaurant « ethnique ».
L’expression « ethnique » le faisait toujours sourire car, pour lui, elle ne voulait en fait, rien dire du tout. Dans cette Afrique du Sud en pleine métamorphose, il fallait faire attention à ne pas parler trop vite, ne pas penser à rebrousse-poil. La prudence était de mise. Il n’y avait pas encore de place pour la spontanéité. L’homme avait perdu pas mal d’amis liés à l’Inkhata (B) comme à l’ANC (C). Il en avait gardé un bon nombre, aussi, qui étaient tous affiliés au Parti National (D). Ces descendants des huguenots étaient des nostalgiques de l’époque des Boers (E), ils étaient avant tout nationalistes, défenseurs de « la civilisation blanche », néerlandophones, et pour beaucoup, violemment racistes, mais Amos avait l’amitié généreuse et, parce que les bons clients étaient devenus rares, il mettait de côté sa propre éthique et continuait, depuis plusieurs années, à effectuer quatre voyages par an, un par saison, dans cette Afrique qu’il aimait sans vouloir se l’avouer.
Richter connaissait bien la cuisine Sud-Africaine, il avait été converti, il y avait longtemps, au « biltong » (2), au « chakalaka » (3), et au « bobotie » (4). Depuis un mois, l’état d’urgence avait été instauré, ce qui ne facilitait pas les affaires du Bruxellois. Il avait un atout de taille, sa connaissance approfondie de l’Afrikaans, la langue des colons, et une bonne familiarisation avec le Zulu et le Xhosa, deux langues maîtresses parlées par trente-neuf pour cent de la population.
Il aurait normalement dû se sentir chez lui, sur cette terre du sud, surtout après y avoir vécu aux côtés d’une fille de bonne famille, Kayleigh de Villiers, dont il s’était finalement séparé sur fond de brouille politique avec le papa, riche à millions de rand, dont la fortune avait été bâtie sur le négoce des armes, des munitions, et des équipements de surveillance électronique.
Une fois passé le moment du dessert, un pudding à l’abricot accompagné d’une glace aux gousses de vanille, les plateaux avaient été enlevés par le personnel de cabine. Amos avait réussi à garder pour lui la bouteille de Château Batailley qu’il avait entamée, à peine les hors d’œuvres servis. L’éclairage de la cabine avait été atténué, les couvertures distribuées aux passagers. Amos Richter savait par expérience qu’il avait le temps de dormir, il lui restait encore neuf heures de vol, treize heures avant le départ de son vol en correspondance vers Bruxelles Zaventem. Il avait hâte de retrouver son appartement de l’avenue Louise, ses habitudes de vie, le bruit du tramway de la ligne 94 qui passait devant l’immeuble. Il avait surtout envie d’un peu de tranquillité pour faire le point sur sa vie. Il avait réalisé, il n’y avait pas très longtemps, qu’il avait créé avec ce pays, qui n’était pas le sien, un lien émotionnel si fort qu’il ne se voyait pas le quitter. Il s’inquiétait, par moment, pour l’avenir en se disant : « et après, j’irai où… ? »
La Belgique, Bruxelles, Brussel…un paragraphe inattendu dans sa vie.
Il y avait eu une opportunité, une curiosité…et si j’essayais ?
En fait, il n’avait que peu d’attaches avec la Belgique. Il aurait préféré l’Italie, où il avait des souvenirs, l’Espagne pour laquelle il avait une attirance, comme pour les vastes terres d’Amérique Latine. Il aurait sans doute aimé également un retour en Angleterre, avec laquelle il s’était bien entendu. Mais c’était la Belgique…la vie avait choisi, et tout s’était mis en place, sans anicroches, sans à-coups.
Richter s’était vite fait à l’appartement de l’avenue Louise, aux habitudes Bruxelloises, au plaisir d’être le même jour dans la capitale de l’Europe, au fin fond de la plus éloignée des provinces, rêvassant au bord d’un lac, ou bien marchant, à marée basse, sur une plage sans fin, en mangeant une gaufre poudrée de sucre glace…
Il avait déjà repoussé des plans de déménagement, des envies de retour en France, des désirs de départ vers les Caraïbes Néerlandaises. Il avait déjà pensé s’installer à Aruba, Bonaire, Curaçao, Sint Maarten ou même, beaucoup moins exotique et plus simple encore, à Anvers, une ville avec laquelle il avait tissé une sorte d’ « amitié particulière » construite sur des souvenirs d’enfance qui ne s’étaient jamais effacés.
Alors que le Boeing 747-200 venait de changer d’altitude et que, pendant quelques secondes, l’homme s’était curieusement senti plus léger, il commença à lutter contre le sommeil. Il bascula son siège en position « couchée », éteint sa veilleuse, et se dit que la vie se chargerait bien de l’amener là où il devait aller. Trois minutes après, Amos Richter, « voyageur de commerce » pour la société Inter-Avia, basée au Luxembourg, et dirigée par Adrian Welti, le fils de son fondateur, dormait profondément. (5)
Richter avait toujours eu en lui cet amour immodéré du voyage, des voyages. Peut-être avait-il une sorte de talent ou de facilité pour les langues étrangères. Il y avait, au fond de sa mémoire, des souvenirs de Suisse Alémanique avec hôtels à la propreté irréprochable, journaux dans la langue de Goethe, tabac à pipe aromatisé, « Weinstube » avec banquettes en bois et sages petits coussins, magasins à souvenirs de Wengen, Saas-Fee, Pontresina, Interlaken ou Grindelwald.
La neige en hiver, la mer en été, sa vie avait été réglée jusqu’à ce que, bien plus tard, il parte à la dérive en décidant de quitter le cadre dans lequel il avait passé sa jeunesse. Ce fut un choix difficile mais, le moment venu, il ne mit pas longtemps à décider.
1962 (?)
Au début des années 60, il y avait eu ce voyage qui avait peut-être été le déclencheur de cette fringale de voir le monde. C’était à l’époque où quatre T.E.E (6) reliaient quotidiennement Paris à la Belgique. A trois cent cinquante kilomètres de Paris vivait un curieux personnage qu’Avi, le père d’Amos, appelait « un cousin éloigné ». Amos n’avait jamais su exactement quel était le lien qui faisait de cet homme un membre de sa famille élargie. Tout ce dont il se souvenait est qu’à la première rencontre, il avait immédiatement aimé ce célibataire endurci, qui partageait sa vie entre les diamants, les femmes, et sa mère.
Anselme Schleiper, qu’il fut un cousin, un oncle, un quelconque parent éloigné, occupait dans la famille, c’était certain, une place suffisamment importante, pour justifier un voyage en train vers Anvers, où habitait ce survivant de l’holocauste. Le nom de la rue dans laquelle il résidait était resté gravé dans la mémoire d’Amos : Plantin en Moretuslei 17 ? 27 ?
Il se souvenait du restaurant exotique dans lequel Anselme Schleiper avait invité toute la famille Richter. Pour la première fois de sa vie, Amos avait mangé un plat de viande avec de la banane et un curieux riz que l’on nommait nasi goreng. Il flottait dans ce restaurant des effluves inconnues qui serraient le cœur tellement, pour Amos, elles étaient évocatrices de voyage lointain et d’aventures en terres inconnues. Le temps d’un repas, après les deux ou trois premières cuillers de nourriture, il été passé « de l’autre côté », il était parti loin, à Kota Tua, dans le vieux quartier colonial de Djakarta, puis à Glodok, l’enclave chinoise. Sans le savoir, son esprit avait voyagé jusqu’au port de Sunda Kelapa. Il avait senti les épices, le clou de girofle surtout… Après le déjeuner, la famille avait profité de la douceur exceptionnelle du temps pour faire une longue promenade sur le port d’Anvers. Pour la première fois de sa vie, Amos avait vu un grand bateau, il avait même encore en tête le nom du navire, l’« Azariah Tambunan », qui battait pavillon Indonésien.
Amos avait tout de suite voulu monter à bord, il avait fallu le retenir. Avi l’avait rudoyé en lui disant « tu ne peux pas tout faire, tout le temps, suivant ton bon désir… »
L’« Azariah » était un cargo de 47.000 tonnes. Il flottait autour de lui une odeur d’huile chaude, de fuel lourd et de cordages mouillés. Le cœur du petit garçon s’était accéléré. Il avait pensé en lui-même qu’un jour, dans longtemps, mais pas tant que cela, il s’en irait très loin, pour découvrir le monde. Le « cousin » Anselme avait emmené la famille visiter sa taillerie dans Pelikaanstraat. La société se nommait Schleiper & Schnurr. Le nom, aussi, était resté gravé dans la mémoire du « voyageur de commerce » qui dormait à ce moment, entre Le Cap et Londres.
Changer de langue, changer de monde… A moins de quatre cent kilomètres de la Rue des Rosiers, il y avait cette Belgique où l’on parlait parfois le Français, parfois le Néerlandais. Avi, le père d’Amos avait dit doctement : « il y a deux communautés, deux cultures différentes, deux façons de cuisiner. Je suis même sûr que les Juifs d’Anvers prient différemment des Juifs de Bruxelles ».
Lors du voyage à Anvers, Amos n’avait pas compris comment et pourquoi, dans cet étrange pays, les plaques des rues portaient deux noms, pourquoi, aussi, dans certains endroits, quand on posait une question en Français, la seule réponse de l’interlocuteur était le mépris. Amos avait tout de suite adoré ce Néerlandais qu’il ne comprenait pas, mais qui confirmait qu’il était bien sur « une terre étrangère » …
Bien qu’il ait totalement perdu la foi, Avi Richter avait voulu passer par la grande synagogue, il y était entré, accompagné par Anselme le diamantaire. Amos, resté à l’extérieur, avait sorti de sa poche un morceau de craie bleue chipé à l’école communale de la rue Prisse d’Avennes de Paris.
Sur le trottoir de la Bouwemeesterstraat, devant le lieu de culte, le jeune garçon avait tracé un bouclier de David, et sautait sur un pied, de triangle en triangle, en poussant devant lui une petite boite d’allumette « Union Match » qui contenait des petits bâtonnets soufrés, couleur violette, avec le bout tout jaune. Pour voir une telle chose, il fallait vraiment être à l’étranger, s’était-il dit, en continuant à sauter par-dessus les lignes de sa curieuse marelle.
Anselme et Avi étaient sortis du bâtiment. Ils y étaient restés une cinquantaine de minute. Amos entendit Anselme dire à Avi : « J’ai eu beaucoup de chance…heureusement que les Suisses nous avaient accueillis ». Sur le chemin du retour vers la rue où habitait le diamantaire, il y avait eu une conversation dont Amos se souvenait encore comme si c’était hier. Anselme évoquait la guerre : « Vous, vous avez eu Pétain et Vichy » dit-il à Avi, « nous, nous avons eu le Rexisme…et Léon Degrelle, ce hoerenzoon ». (7) .
Le Rexisme ? c’était quoi, s’était demandé Amos.
La famille avait regagné Paris par le train.
Amos s’était même souvenu du nom que portait ce Trans Europ Express : « l’Oiseau Bleu », un service de prestige qui reliait Anvers à Paris depuis 1929. Alors qu’Anvers s’éloignait, et qu’Amos était encore tout ébloui d’avoir vu des vieux tramways parcourir les rues étroites du centre-ville, il avait éprouvé une sorte de certitude et s’était simplement dit : « Je reviendrai, c’est promis, je reviendrai. »
1986 (?)
A 3H00 GMT, le chef de cabine du vol BA 58 avait fait son habituelle annonce de « fin de nuit », indiquant que le service du petit déjeuner allait bientôt commencer. Les lumières dans la cabine avaient été mises, sans transition, en position « jour » et, bien sûr, il y avait eu la ruée d’usage vers les treize toilettes. Le rabbin qui voyageait à trois sièges d’Amos s’était copieusement étiré. La mère de famille avec ses deux fillettes, en 3A, 3B et 3C avait semblé se réjouir de l’arrivée prochaine des plateaux repas, du café et du jus d’orange frais pressé à bord une heure auparavant, le colonel de l’armée Sud-Africaine qui se trouvait à côté d’Amos avait, de son côté, tenté de défriper sa veste d’uniforme, qui avait passé la nuit dans le coffre à bagage.
Juste après son réveil, et voyant qu’Amos avait déjà les yeux ouverts, il s’était tourné vers lui et avait gentiment dit : « Hallo meneer, het jy lekker geslaap ? » ce à quoi Amos avait répondu : « ek het baie goed geslaap, dankie. » (8)
Pour Amos, ce moment entre le réveil à bord d’un avion et l’arrivée dans la réalité d’un terminal passager aux petites heures du matin, que ce soit en Europe, en Amérique Latine, en Afrique ou bien au fin fond de l’Asie, était l’instant le plus dur de n’importe quel voyage. Il fallait se sortir du rêve, faire face à cette population encore à moitié endormie, aux cris des enfants, à la pression constante de devoir ne pas trop tarder pour boire son café, son thé, son n’importe quoi, car, bien sûr, le temps était compté et l’avion déjà en descente. Il aurait bien aimé que d’un coup de baguette magique, il puisse se retrouver Avenue Louise, pas loin de la place Stéphanie, dans cette ville-capitale qu’il commençait à aimer véritablement, plus peut-être même qu’il n’avait aimé Paris, même s’il avait parcouru dans tous les sens sa « Ville-Lumière » au lieu d’aller en classe, avec ses condisciples, étudier dans tel collège, tel lycée ou même telle faculté.
Son cent-troisième voyage ? son deux-cent-soixantième ? La soixante treizième livraison ? Le quarante deuxième client sur la longue liste d’Inter-Avia ?
Peu importait…
Dans le cockpit, l’équipage de conduite s’apprêtait à poser l’avion sur la piste 27. R de l’aéroport d’Heathrow. Les lumières avaient été atténuées pour l’atterrissage, comme le voulait la procédure, et à 4H33, avec seulement une minute de retard sur l’horaire officiel, le Boeing 747 de la British Airways avait touché le sol du Royaume Uni. Dans le terminal 3 de l’aéroport, les femmes de ménages étaient déjà au travail. Amos avait souri. La plupart d’entre-elles devaient être de famille Indienne ou Pakistanaise, un héritage de l’époque coloniale, s’était-il-dit. Tout en avançant sur les moquettes et en évitant les aspirateurs, le voyageur se mit immédiatement à penser à ses nombreux séjours au pays du Mahatma Ghandi, tant à Delhi, qu’à Bombay ou à Calcutta. Il y aurait eu tant à raconter sur ce pays magique…
Les officiers d’immigration, avec tasse de thé obligatoire, avaient eu l’accueil facile. Celui à qui Amos Richter s’était présenté avait eu un léger mouvement de sourcil, peut être involontaire, devant le nombre et la qualité des coups de tampons, cachets, et visas qui figuraient sur le passeport du voyageur. Voyant qu’Amos était Français, il avait délicatement lancé un « bienvenou au Royaume-Ouni » qui l’avait fait sourire.
Le voyageur avait sagement attendu, entre deux rêves éveillés, l’appel de son vol vers la capitale de l’Europe. Il avait laissé son esprit dériver à son gré et à son aise, un exercice qu’il avait appris à maîtriser et qu’il utilisait souvent lorsqu’il était exténué, après un retour de Chine, un transit en Terre de Feu, un séjour long et difficile dans la Corne de l’Afrique.
Quelques instants oniriques en Amérique Latine, deux passages imaginaires par la fontaine de Trévi de Rome, une courte incursion à l’hôtel Alphonse XIII de Séville, une visite qui lui avait laissé un inoubliable souvenir, seraient peut-être suffisants pour qu’il recharge un peu ses batteries.
Il venait de perdre seize kilos et s’était interrogé un temps sur la pérennité de son rythme de vie. Il était tombé amoureux de Bruxelles et ne se voyait pas vivre ailleurs, bien qu’il sût que son séjour n’était de toute façon, que temporaire…
Même si les trajets entre l’Europe et l’Afrique du Sud ne comportaient pas de décalage horaire, il y avait quand même la fatigue accumulée. Entre deux instants de rêve, Il pouvait entendre les bruits alentour sans les identifier, voir ce qui se passait, pas loin de lui sans y prêter attention…son esprit voyageait à la vitesse de l’éclair sans qu’il ait sur lui un quelconque contrôle. Il préférait laissait son cerveau suivre la route qu’il souhaitait. Il savait que ces quelques minutes de dérive lui faisaient du bien. En attendant le départ, Il s’était assis au milieu de cette humanité en transit matinal et avait finalement fermé les yeux pour de bon, bercé par les annonces des vols à venir. Le parfum des quelques femmes présentes se mélangeaient aux odeurs d’after-shave des hommes.
Dès qu’il le pouvait, en fait, Amos fermait les yeux : dans ce métier, on dormait dès qu’on le pouvait, on n’était jamais certain de quand serait la prochaine nuit de plein sommeil.
…
« Passengers to Brussels, in a few seconds we will start boarding for business class ; At this time, passengers holding boarding cards for rows 1 to 7 would you please proceed to gate E.26. »
Amos s’était levé sans hâte. Il avait le temps, il avait toujours le temps, sauf quand il recevait un coup de fil chez lui, de la part de quelqu’un qui lui demandait d’être le lendemain à Moscou, le surlendemain au milieu de nulle part au fin fond du Nicaragua, ou dans un aéroport secondaire de la banlieue de Rome pour y rencontrer un représentant de l’Opus Dei...
Il avait plusieurs fois vécu d’étranges scénarii, obligé qu’il était, de préparer une valise plus ou moins fournie, collecter divers documents de voyages dont certains étaient plus vrais que d’autres, organiser son transport en train, en avion, parfois les deux. Bien trop souvent, il avait dû quitter en quelques instants l’appartement de l’avenue Louise, afin d’être, à la bonne heure, au bon endroit, parce que c’était pour cela qu’Inter-Avia l’avait embauché.
Son sac de voyage sur l’épaule, il était monté à bord du jet de la Sabena.
Line Peeters, la chef de cabine qui habitait Rue Veydt, tout près de chez Amos, lui avait fait un petit clin d’œil, pas surprise de le croiser sur un vol rentrant à « la maison ». Il avait rencontré Line à une soirée chez des amis communs, et avait gardé pour elle une authentique affection. Line avait une famille à rallonge, un père commandant de bord-instructeur à la Sabena, une mère avocat, deux frères qui parcouraient l’Afrique à bord de vieux DC-3 sur les fuselages desquels les trous étaient masqués par du « speed-tape » (9). Amos avait vu cela de ses yeux, un jour que, sur l’aéroport de Lubumbashi, il attendait un vol retour vers Bruxelles. Walter Peeters, le fils aîné, un des frères de Line l’avait croisé au bar de l’aéroport et lui avait montré, fièrement, son « Douglas » à bout de souffle avec ses deux moteurs Pratt et Whitney R-1830. Amos avait trouvé le tout romantique en diable, et s’était demandé, même, pourquoi il n’était pas, lui, à la place de ce pilote…
Entre Londres et Bruxelles, il n’y avait que soixante-dix minutes de vol. Amos s’était assoupi dans un avion plein de fonctionnaires de l’Europe, qui partaient pour la semaine retrouver leur bureau du Berlaymont, là où se trouvait le siège de la Commission Européenne.
Amos détestait le quartier où se trouvait le bâtiment qui portait le nom d’un ancien couvent dirigé au dix-neuvième siècle par les chanoinesses de Saint Augustin. Il avait marché plusieurs fois du côté de la rue de la Loi et avait trouvé le quartier sans aucun intérêt. Les rues s’y coupaient à angle droit, il n’y avait aucune fantaisie, aucune possibilité d’un petit peu de rêve, pas de jardins secrets, de fond de cours, de chats errants ou de chiens explorant l’endroit du bout de la truffe. Il y avait dans ce coin une incroyable stérilité. Rien ne pouvait y pousser, même pas les bonnes idées, s’était dit souvent le Bruxellois de l’Avenue Louise.
Alors que l’appareil de la Sabena venait de se poser sur la piste de Brussel-National, l’aéroport situé à Zaventem, Amos avait déjà fouillé dans son portefeuille pour y récupérer des francs Belges en quantité suffisante pour acheter, à la gare située sous l’aéroport, un aller simple pour Bruxelles. Il aurait très bien pu prendre une limousine, mais ce court épisode ferroviaire lui plaisait car le trajet entre l’aéroport et le centre-ville lui faisait penser, à chaque fois, aux incroyables paysages de Paul Delvaulx, ce peintre surréaliste Belge et ferrovipathe, qui avait aidé, sans le savoir, Amos, à développer encore plus sa passion des trains. Depuis la Gare de Brussel-Noord, il y avait le taxi et une dizaine de minutes, à peine, pour retrouver le calme de l’appartement qu’il louait dans un immeuble des années trente, entre la rue Blanche et la rue de Florence.
Il avait construit, là, son petit univers. Une gentille concierge qui faisait penser à celle de Tintin, un appartement haut de plafond, une vue sur la belle avenue, il avait tout de suite aimé ce quartier pour le nom de ses rues, le calme qu’il y trouvait quand il parcourait, à pied, les chemins pris au hasard « pour voir où cela menait ». Il s’était découvert une affection particulière pour cette Louise, tout à fait inconnue, l’une des deux filles du Roi Léopold II, dont le prénom avait été donné à cette monumentale artère qui commençait Place Stéphanie et se terminait au bois de la Cambre.
L’homme ne s’était même pas demandé pourquoi il s’était mis à aimer cette ville, cela s’était passé tout simplement, sans qu’il s’en rende compte, une sorte d’amour qui avait grandi sans qu’il en ressente les signes précurseurs. Il avait pourtant développé pour Paris une exigeante passion, assortie de promesses d’une fidélité éternelle à Notre-Dame, au Vert-Galant comme au Boul’Mich ou à Saint-Pierre-de-Montrouge, mais d’un seul coup, Paris avait perdu son éclat, le cœur d’Amos s’était tourné vers les « Flandres ». Il ne se moquait plus des Belges, s’était pris d’intérêt pour la glorieuse architecture de la ville, était tombé amoureux des quartiers qui composaient la capitale, chacun avec ses spécificités, chacun avec ses rues qui menaient au bout de l’imaginaire. Chaque rue portait, bien sûr, aussi, un double nom, ce qui ne cessait de surprendre, et fasciner Amos. La rue du Lac s’appelait « Meer », Ixelles s’écrivait en Néerlandais « Elsene » et la Rue de la Longue Haie se traduisait par « Lange-Haagstraat ».
Entre le 121 avenue Louise et les étangs d’Ixelles il y avait huit minutes de marche à pied, le nez au vent. Amos s’était toujours demandé quelle était la profondeur de ces étangs. Il passait souvent par la Rue du Lac. Il aimait bien, en descendant lentement la rue, voir le clocher de l’autre côté de l’étang. Il avait, à chaque visite, l’impression de quitter d’un seul coup la grande ville, pour se retrouver dans une petite ville de province où les choses allaient moins vite, où l’on vivait peut-être mieux.
Il y avait eu une étrange rencontre, un jour, lors d’une soirée dans une maison de la côte, pas loin de Knokke-le-Zout.
Était-ce Marleen Jacobs qui avait croisé la route d’Amos Richter, ou l’inverse… ?
Amos avait été pris d’une douce et sérieuse folie, il avait été enlevé dans une tornade et avait simplement envoyé son mariage et ses belles idées, cul par-dessus tête. Il allait à intervalles réguliers, chercher un bout de bonheur, une parcelle de sérénité, un morceau de vie simple, de l’autre côté des étangs d’Ixelles, avenue de l’Hippodrome, au 24. Il avait envie d’être avec elle, elle aurait souhaité aller plus loin. A un moment, au milieu d’un été, un point d’interrogation s’était posé sur cette relation sans espoir. Les souvenirs étaient restés, ils avaient la vie dure et pour Amos, ils représentaient tellement qu’il avait simplement refusé de les laisser mourir.
En hiver, les mouettes qui refluaient depuis la côte Belge venaient se poser sur la glace des étangs. Il pouvait faire froid, parfois, très froid même, assez pour geler en une nuit les aiguillages du réseau de tramways de la ville, et condamner les voyageurs à accomplir, à pied, leurs trajets habituels dans une couche de neige qui avait dépassé les quinze centimètres.
Amos Richter ne recevait jamais de « clients » dans son appartement. C’était une règle qu’il avait mis en place depuis qu’il travaillait pour Inter-Avia, la société Luxembourgeoise qui déposait chaque mois, sur son compte à la Banque Brussel Lambert d’Ixelles, un salaire de base honorable auquel se rajoutait, en fonction du chiffre d’affaire réalisé par le groupe Welti, et des évènements politiques mondiaux, des primes plus ou moins confortables. Adrian Welti, son patron, lui avait dit : « conservez toujours un espace privé pour continuer à vivre dans la sérénité. Vous aurez assez d’inquiétudes quand vous serez en mission.
« N ’n’abusez ni de l’alcool, ni des femmes, ni des jeux au casino », alors Amos ne jouait pas et buvait modérément. « Ne mélangez jamais le travail et le plaisir, soyez exigeant sur vous-même et tolérant avec les autres…jusqu’à une certaine limite bien sûr… » La « certaine limite » avait fait sourire Amos.
Adrian Welti était bien le fils de son père, lui-même fils de Pasteur, imprégné d’ancien testament, et d’inflexibilité biblique. Amos Richter savait qu’Inter-Avia ne pouvait fonctionner qu’avec un certain nombre de règles, et il se souvenait qu’il avait clairement fait le choix de s’y conformer, le jour où il avait été signer son contrat à Luxembourg, dans les locaux neutres et anonymes de la société, rue Sosthène Weiss.
Un soir qu’il avait été invité pour un dîner de Shabbat chez Jo et Berthe, d’autres « lointains cousins » d’Avi, qu’Amos appelait « Oom Jo et Tante Berthe », il avait essayé d’expliquer aux deux anciens, comment il gagnait sa vie.
L’explication n’avait pas dû être très convaincante car Amos avait quitté l’immeuble avant la fin du repas, après que sa « tante » Berthe l’eût traité de « drôle de pistolet », et que son « oncle », qui officiait dans les hautes sphères de la bourse aux diamants de Bruxelles, l’eût accusé de n’être qu’un vulgaire trafiquant d’armes, indigne de porter son nom de famille et d’assimiler les valeurs traditionnelles de rectitude et de justice auxquelles celui-ci se rattachait.
A la suite de cet incident, il avait coupé les ponts avec ce qui restait de sa lointaine famille, la partie qui avait fait souche en Belgique et, libéré de ses obligations, avait décidé de passer la soirée chez « Rick’s », un café de l’Avenue Louise, où se retrouvait une étrange faune d’habitués, certains à l’affut de ceux qui paieraient à boire, d’autres, d’une jeune fille esseulée en quête d’aventure, d’autres encore attiré par les lumières tamisées qui donnaient à la salle un aspect cosy apprécié de tout le monde.
Les clients d’Amos n’étaient pas tous Belges. En fait, il n’y avait que peu d’entre eux qui avaient un passeport du Royaume de Belgique. Amos avait été choisi parce qu’il parlait trois langues, en comprenait clairement une quatrième, et avait de bonnes bases dans deux ou trois autres. Cette accumulation de vocabulaires, de phrases simples, de tournures courantes, avait été suffisante pour tirer Amos d’affaire tant au fin fond de l’Afrique, que dans une Lybie sous la férule du Colonel Khaddafi ou un pays d’Amérique Centrale aux prises avec une guerre civile. Amos Richter vouait à l’histoire une grande passion. Il avait un intérêt particulier pour ce qui touchait aux aventures coloniales, et aux déconfitures obligatoires qu’avaient connu les anciens empires. Il maintenait, au Zaïre, un nombre important de contacts, qui se révélaient de précieux auxiliaires que venait le moment de régler les dettes contractées par des « clients » peu scrupuleux….
Les souvenirs professionnels d’Amos auraient pu faire l’objet d’une série télévisée, d’une pléiade de bouquins, d’interviews pour des magazines à grand tirage.
Mais il n’était rien de tout cela : son métier imposait une discrétion tout à fait « Suisse », un engagement au silence qu’il rompait parfois, pourtant, en racontant à Marleen et à ses collègues d’Inter-Avia, ses aventures les plus rocambolesques, mais toutes authentiques, il le jurait devant Jéhovah, Le Bouddha, Thor, Arès et Mars.
Il avait encore en mémoire un déplacement mouvementé, en route pour la Chine avec des canons Oerlikon chargés dans un B.747 tout cargo d’une entreprise dont la devise était « Anything, Anytime, Anywhere » …Pour une stupide question de paperasse jamais reçue par un certain pays Arabe survolé, l’appareil et son équipage avait été forcé par la chasse Saoudienne, de se poser à Aman, en Jordanie. Ce contretemps avait été réglé assez rapidement car dans ce métier, tout le monde connaissait quelqu’un qui…… Il n’avait jamais oublié cette autre fois où un appareil chargé au maximum de matériel militaire s’était posé, au-dessus du poids maximum à l’atterrissage, et en plein midi, sur la piste d’Entebbe. Six roues de l’appareil étaient montées tellement haut en température lors du freinage, que leurs fusibles avaient fondus. Il avait fallu faire venir, depuis Bruxelles, des roues de secours, et un mécanicien. Les roues et l’homme de l’art avaient été mis sur un vol Bruxelles-Kampala. Amos avait accueilli le lendemain matin, le mécanicien et les pièces détachées. Il avait perdu quarante-huit heures de sa semaine à faire le pied-de-grue à Kampala, alors que, déjà, un prochain chargement à destination d’un pays du Moyen-Orient l’attendait dans un entrepôt anonyme situé près d’Herstal, dans cette Belgique qu’il aimait tant.
Amos Richter n’était pas trafiquant d’armes…il était simplement « logisticien ».
Il ne rapportait pas de clients, il les servait. Il devait être capable de solutionner n’importe quel problème de transit, trouver des moyens d’acheminer des cargaisons là où il était impossible de passer, d’embaucher des porteurs au Népal, d’enrôler des coupeurs de canne à sucre dans les Caraïbes, quand il s’agissait de préparer un terrain « anonyme » pour y accueillir un de ces avions de transport adaptés aux « petites quantités de marchandises ».
Richter connaissait bien le bois de la Cambre. Il aimait tellement cet endroit qui le réconciliait avec la vie, qu’il donnait souvent ses rendez-vous au Chalet Robinson, un établissement réputé qui se trouvait sur une petite Île au centre du lac. L’homme aimait bien voir, à l’avance, à quoi ressemblait ses clients, quand ceux-ci le rencontraient dans ce cadre bucolique. Muni d’une petite paire de jumelles Leica, il observait les passagers de la petite barque motorisée qui déposait régulièrement les promeneurs sur ce bout de terre insulaire en pleine ville. Il savait, rien qu’en regardant le visage de ceux qu’il allait rencontrer pour la première fois, si le rendez-vous se passerait bien, ou si l’atmosphère serait tendue.
Quatre ans avaient passé si vite…mais il avait eu le temps de faire le plein de cette ville magique. Alors qu’il aurait normalement dû regretter Paris, il pouvait passer de longues semaines en se concentrant sur la découverte de l’incroyable labyrinthe Bruxellois. Il avait goûté à la douceur du quartier des Sablons, à la démesure du Palais de Justice, à l’environnement campagnard d’Uccle. Il avait trainé aussi le long du canal de Willebroek, en commençant par le bassin Vergotte. Il n’aimait pas ce quartier industriel, ces horizons bétonnés fait de silos, d’installations de stockage, de bâtiments industriels d’une laideur certaine, mais dans chaque ville où se trouvait un fleuve, une rivière, un étang, un canal, il avait toujours ressenti cette incroyable attraction pour l’élément liquide, alors il fermait les yeux sur le manque d’esthétique, et se concentrait sur ses rêves, les yeux mi-clos.
D’un seul coup, il pouvait imaginer voir des « boyers » (11) attendre leur chargement avant de repartir vers le grand port d’Antwerpen.
Immanquablement, aussi, quand il marchait le long du canal, lui revenaient toujours en mémoire les paroles du « Plat Pays » du grand Jacques :
« Avec de l'Italie qui descendrait l'Escaut, Avec Frida la Blonde quand elle devient Margot, Quand les fils de Novembre nous reviennent en Mai, Quand la plaine est fumante et tremble sous Juillet, Quand le vent est au rire quand le vent est au blé, Quand le vent est au sud écoutez le chanter, Le plat pays qui est le mien.
Bien souvent, quand il avait côtoyé l’eau durant une heure, accompli en marchant, l’esprit en roue libre, deux ou trois kilomètres, et presque quitté les limites de Bruxelles, l’émotion s’emparait de lui, faisait monter d’on ne sait où, jusqu’à son cœur, une bulle de sérénité qui le remplissait d’un incroyable plaisir physique, et faisait aussi perler, à ses yeux, une petite l’arme d’un étrange bonheur.
Amos Richter n’avait pas besoin de savoir pourquoi il aimait cette ville. Il l’aimait, et tout était bien comme cela.
Il plaisait à Amos de savoir qu’à quelques centaines de mètres à peine des bords du canal, en allant vers Haren, une fois passées les voies de chemin de fer, se trouvait la ligne imaginaire qui se tortillait en séparant Bruxelles-Capitale de la région Flamande. Par le canal de Willebroek, Amos le savait, on pouvait rejoindre l’Escaut, et la mer, le grand port avec ses bateaux en route pour partout.
Et si la prochaine fois on utilisait le bateau, au lieu de l’avion ? Les guerres et les coups d’états ne pouvaient-ils pas attendre un peu plus longtemps leurs armes et leurs munitions ?
Le souvenir le plus marquant, celui qui lui apportait encore et toujours du bonheur quand il le rappelait du fond de sa mémoire, pour s’en délecter à l’envie, c’était sa découverte de Bruges, du Béguinage, un jour de procession du Saint-Sang.
Juste après cette visite avait commencé l’été magique de la rencontre avec Marleen. Il se souvenait de tout, il avait tout enregistré dans sa mémoire. Le sable froid de la plage de Duinebergen, le soleil qui disparaissait, les genêts, la petite bande de copains qui se réunissait certains week-end. Il aurait pu te parler d’elle pendant des heures, et des heures encore…Il se souvenait de ses goûts musicaux, du parfum qu’elle portait, de sa façon d’être elle-même sans pudeur.
Quand Amos te racontait tout ça, tu t’y voyais…tu sentais que Bruxelles avait compté dans sa vie…
La ville s’était vidée début Juillet.
Amos avait vu, à la gare de Schaerbeek, des trains de nuit qui attendait leurs voyageurs en route pour le sud de le France. En trois jours, les petites rues du côté de l’avenue Louise étaient devenues silencieuses, les cours dans le quartier des Sablons avaient été désertées, même l’arrière du consulat d’Italie, sur laquelle donnait deux fenêtres de l’appartement d’Amos, ne résonnait plus de l’Italien parlé par ceux qui venaient y faire des démarches administratives. Parfois, il y avait tant de monde, et tant de conversations, qu’Amos devait quitter la pièce, et se réfugier sur le devant de l’appartement, au-dessus de l’avenue Louise.
Le boucher de la rue du Bailly avait baissé son rideau, dans le Parc du Cinquantenaire, des jeunes femmes court vêtues avaient envahi les pelouses. Il avait fait chaud, très chaud, trop chaud. On se trempait les pieds dans les bassins et les fontaines. Tout ce qu’Amos s’était interdit de faire à Paris, il l’avait fait à Bruxelles : passer une journée à la terrasse de la Chaloupe d’Or, marcher du sud au nord de la ville, sans but aucun si ce n’était la simple découverte de nouveaux horizons, faire la tournée des maisons dont l’architecture était signée Paul Hankar, Ernest Delune, Henri Van Dievoet, Henri Jacobs ou Victor Horta…
Dans sa mémoire olfactive, Amos avait engrangé les odeurs et les effluves de Bruxelles, comme il avait fait, il y a longtemps, avec celles de Paris.
Il y avait eu aussi, et peut-être même surtout, des images qui étaient restées imprimées dans son cerveau pour une quelconque raison : des pavés disjoints posés sur un fond de sable, dans une petite rue où dormaient une floppée de chats, la poussière qui tournoyait dans les rayons du soleil sur les quais de la gare du Midi.
Bruxelles, l’été, le cri des étourneaux, le bruit de la Grand Place, l’odeur de la baraque à frites de la place Flagey, le rire de Marleen, les soirées qui ne se terminaient jamais, les plans sur la comète…
Au milieu de cet incroyable été, Richter avait dû s’absenter pour aller livrer dans un pays d’Amérique Latine, une commande de huit-cent Beretta M-12 et quatre-cent-soixante-trois Browning GP.35. Ne voulant pas rester loin de Bruxelles trop longtemps, il s’était arrangé pour être parti pendant moins de cinquante-cinq heure. Il avait eu tellement chaud dans le pays auquel était destiné le matériel, qu’à son retour, il avait décidé de passer trois jours assis à la terrasse du « Nemrod » sur le boulevard de Waterloo, à boire de la bière blanche, seulement de la bière blanche.
Il avait aussi dû faire un saut à Paris, pour une rapide livraison dans une ambassade, un « dépannage » que lui avait demandé de réaliser Adrian Welti en personne, un truc urgent donc. « Je vous enverrai une enveloppe pour vos frais » … Amos avait compris que l’urgence en question se situait dans les beaux-quartiers, pas très loin des Champs-Elysées……mais pour la première fois de sa vie, il n’avait pas eu envie d’aller en France, avait même souhaité ne jamais revenir à Paris.
Il avait soudain détesté cette ville-lumière, haï ce peuple qui savait tout mieux que tout le monde. Il était parti à reculons, dans une voiture de location grand modèle, pour faire ce qu’on lui avait demandé, comme on lui avait demandé. Amos n’avait jamais de problèmes de conscience. Il était violement opposé à la peine de mort, mais n’avait pas d’état d’âme quand il s’agissait de convoyer des « bouts de métal, des « trucs qui sautaient », des « machins qui explosaient », des « bidules » pour surveiller les communications des copains, tout ce qu’Inter-Avia commandait en gros pour revendre au détail, en raflant au passage une commissions suffisamment honorable, pour donner à tout le monde envie de tripler les efforts de productivité.
Amos aimait le train. C’était une ancienne passion qui l’avait pris dans ses filets dès l’enfance. Entre deux voyages en route pour le bout du monde, entre deux aventures avec départ d’Orly Sud ou retour à Charles-de-Gaulle, Koln-Bonn, Maastricht ou Chateauroux, on pouvait souvent le croiser sur l’un des quatre convois quotidiens qui reliaient, maintenant, Paris, Amsterdam, Anvers et Bruxelles. Je me souviens qu’il aimait tout particulièrement prendre un « Inter-City » qui partait de Paris en fin de journée pour terminer sa course dans la capitale Belge. Il passait la durée du trajet en dînant à la voiture-restaurant. Au premier tour de roue à Paris-Nord, il y avait le premier verre de rosé, et quand il dégustait les dernières gouttes d’un expresso servi dans une tasse de la Compagnie Internationale des Wagons-Lits, le train entrait en gare de Bruxelles-Midi.
Ce soir-là, il y avait eu du sentiment en diagonale, une jeune femme lui avait emprunté son menu, et lui avait rendu, quelques minutes plus tard, après l’avoir lu au moins trois ou quatre fois, avec, à l’intérieur, son numéro de téléphone inscrit sur un petit bout de papier…Quelque temps après, Amos avait découvert l’incroyable beauté de la nature autour du lac de Genval, là où habitait cette étrange voyageuse.
C’était en Automne, quand la nature change. Il y avait des bruns, des ocres, des jaunes plein les arbres, Il y avait des écureuils. Amos avait trouvé l’endroit magique…
En 1997, bien après qu’il eut quitté la Belgique, repris par cette frénésie de voyage qu’il n’arrivait pas à calmer, et alors qu’il se trouvait à Jérusalem, sa route avait croisé celle de Tiago Bronstein, un directeur financier d’Inter-Avia, redoutable et redouté, qui profitait d’un séjour dans la région pour joindre l’utile à l’agréable. Les histoires les plus incroyables avaient couru sur cet homme dans les succursales d’Inter-Avia. Avec l’irrespect de la hiérarchie qui caractérisait Amos, ce dernier avait affublé l’homme des finances du surnom de « Trotski ». (12) Beaucoup en avaient ri, d’autres avaient tiqué. Tiago, lui, avait trouvé le surnom amusant, et même un peu contestataire, ce qui lui allait bien. Amos et lui étaient devenus amis. Pendant des années, Santiago Bronstein avait signé les « expenses » (13) d’Amos, en regardant de l’autre côté.
« C’est pas vrai… ! » avait crié Amos Richter…. « Trotski…J’en crois pas mes yeux…… »
Les deux hommes s’étaient retrouvés, par hasard, devant le mur occidental. Pour célébrer l’évènement, Amos avait offert le déjeuner dans un restaurant tout simple pas très loin de la synagogue Nisan Bek. Etait venu le moment de parler du passé. Bronstein était né à Bruxelles, et, comme Amos, mais pour d’autres raisons, il adorait sa ville, avait refusé trois promotions avec expatriation, simplement pour ne pas rompre le lien magique avec la Belgique.
« Je ne regrette rien » avait-dit Amos, avant de terminer le verre de Carmel qu’il tenait à la main….
« J’ai fait ce que je voulais faire, j’ai eu ce que je voulais… »
Ethan l’avait regardé dans les yeux, avec un bon sourire et avait simplement dit : « et comment ça se passe avec tes nouveaux employeurs Israéliens, tu y arrives ? l’Europe ne te manque pas trop ? ton passé à laissé des traces… ? Tu as des nouvelles de Marleen ?»
Alors, Amos Richter, qui avait toujours la bougeotte , et douze ans de plus, avait simplement répondu à Ethan :
« Au début, j’ai eu dur…mais maintenant, J’écoute les ordres, je tire mon plan, mais je ne sais pas te dire à quel point Bruxelles me manque…Tu sais, cette fille, j’en était vraiment bleu » (14)
© Sylvain Ubersfeld 2020 pour Histoires d’U
1. Le Stilton Cheese (« fromage de Stilton ») est un fromage anglais. Il existe deux sortes de Stilton, le Stilton bleu (le plus connu des fromages anglais1) et le Stilton blanc. Le Blue Stilton est utilisé pour fabriquer le fromage Huntsman.
2. Le Biltong est un plat typiquement sud-africain fait à base de la viande du bœuf, mouton, autruche, d'antilope… il est délicieusement aromatisé, épicé, assaisonné, séché puis découpé en tranche.
3. Le chakalaka désigne une sorte de relish d'Afrique du Sud réalisée à base de légumes et généralement très épicé. Il peut être servi avec du pain, du pap, du samp ou encore avec des ragoûts ou des currys.
4. Le bobotie est un plat sud-africain à base de viande hachée, de sauce tomate, de chutney, de raisins secs, d'épices, et d'une garniture à base d'œuf et de pain imbibé de lait. Il est gratiné au four, et servi avec du riz, agrémenté de légumes, de fruits, ou de fruits à coque.
5. Voir « Lenk, Simmentahl » https://sylvainubersfeld.wixsite.com/histoiresdu .
Inter-Avia est une société Suisse, basée au Luxembourg qui agit comme intermédiaire dans l’approvisionnement en armes, munitions, aéronefs de seconde main, et autres matériels militaires. La société a été fondée par Peter Welti, un citoyen possédant la double nationalité Suisse et Israélienne. Peter Welti, originaire de Chur, a eu trois fils et deux filles. Un de ses fils, Adrian, a repris la gestion de l’entreprise qui comptait, dans le milieu des années 1980, dix-sept « agences » réparties à travers le monde, et 960 collaborateurs. Les agences d’Inter-Avia se trouvaient à Rome, Johannesburg, Londres, Bruxelles, Dubaï, Hong-Kong, Moscou, Bonaire, Dallas, Los Angeles, Tel-Aviv, Nairobi, Bonn, New-Delhi, Lisbonne, Madrid, Casablanca et Chypre.
6. Les Trans-Europ-Express (TEE) étaient des trains de voyageurs européens de prestige, rapides et exclusivement de 1re classe. Mis en service à partir du 2 juin 1957, ils ont peu à peu disparu à partir du milieu des années 1980, au profit de nouveaux trains Inter City (IC), Euro City (EC) et des trains à grande vitesse.
7. Il s’agit d’une insulte en Néerlandais qui signifie « fils de prostituée », plus familièrement « fils de pute »
8. Bonjour Monsieur, avez-vous bien dormi. J’ai très bien dormi, je vous remercie.
9. Ruban autocollant en aluminium utilisé souvent en maintenance aéronautique
10. Le père d’Amos qui habitait en France
11. Un Boyer était le nom d'un petit navire néerlandais, doté de deux dérives latérales pour mieux remonter au vent et d'un fond plat pour remonter les canaux et rivières. Il était gréé en sloop et souvent doté à l'arrière d'un petit mât portant une voile au tiers. Les Boyers étaient nombreux au XVIIe siècle.
12. Léon Trotski s’appelait en réalité Lev Davidovitch Bronstein. On peut noter que Tiago est un prénom Juif, un diminutif de Santiago, version portugaise du prénom Jacques, ou Yacov, Jacob.
13. Les frais de mission, qui incluaient les repas, les hôtels, les frais de transports et autres paiement « nécessités par les impératifs du service »
14. Au début, j’ai eu des difficultés, mais maintenant j’obéis aux ordres, je me débrouille, mais je ne peux pas te dire à quel point la Belgique me manque. Tu sais, cette fille, j’en étais vraiment amoureux. Il s’agit d’une phrase utilisant des tournures spécifiquement Belges.