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LE SPIRITE DU "NORD/SUD"


Pour l’âme d’Hyppolite Léon Denizard Rivail, plus connu sous le nom d’Allan Kardec

Pour Sarah Martin,

Pour Mélanie Servant,

Pour Muriel Servant

Pour Henriette Lalau-Kéraly, médium des médiums,devant l'Eternel ( s'il existe...)


Pour les âmes de Joseph Philippe Lemercier Laroche, Léon Nicolas et son fils Philippe, Eugène Varlin, martyr de la Commune de Paris.

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Tout avait commencé dans le tunnel entre la station de la rue des Volontaires et celle de la rue Falguière. Dans la motrice M.18 du Chemin de fer électrique souterrain « Nord-Sud » de Paris, l’homme avait ressenti une présence à côté de lui, dans la loge de conduite de la rame. Il n’avait même pas eu besoin de tourner la tête, il y avait quelqu’un, il le savait, même si, bien sûr, personne n’était encore visible à ce moment. Ce n’était pas la première fois, mais c’était maintenant que, pour lui, ce phénomène prenait toute son importance. Il se passait quelque chose. Depuis l’âge de dix-huit ans, il avait eu le temps de s’habituer à ces étranges moments. Cela avait, sans doute, quelque chose à voir avec son intérêt pour tout ce qui touchait à l’au-delà. Comme souvent, il sentait qu’il Il n’était pas seul, mais en même temps, cette fois-ci, Il avait l’impression qu’il était quelqu’un d’autre. Il n’avait pas eu peur, même si une sorte de frisson avait parcouru son épine dorsale, sous le gros drap du bleu de travail fourni aux conducteurs du réseau. Il avait juste senti sur son cou une sorte de souffle froid qui avait duré une dizaine de secondes et s’était interrogé sur cette soudaine baisse de température ressentie dans la loge de conduite d’ordinaire chaude à souhait.

Il n’avait pas été non plus surpris, un peu comme s’il s’attendait, sans y avoir jamais vraiment pensé, à ce qu’un phénomène différent des sensations habituelles, prenne place, même d’une façon si inattendue, dans son environnement de travail.

Dans une sacoche en cuir, qu’il accrochait au strapontin de bois sur lequel il passait, assis, son temps de conduite, se trouvaient un paquet de cigarette de tabac brun, un briquet à amadou, le dernier numéro du journal « L’Auto », son trousseau de clés, une dizaine de tranches de pain noir enveloppées dans un torchon en coton gris, un demi saucisson d’Auvergne, un morceau de lard fumé, un couteau paysan à lame rétractable, cadeau de son père, décédé il y avait peu, et de la lecture « spirite ».

L’homme transportait avec lui assez de documentation pour occuper utilement les minutes passées en fin de ligne, aux heures creuses, et celles des trajets d’aller et de retour depuis les terminus où il prenait ses services, jusqu’à son appartement du quinzième arrondissement, dans une petite voie discrète, qui donnait sur la rue de l’Eglise. Il avait déjà lu le « Livre des Esprits », les « Livre des Médiums », les « Œuvres Posthumes », d’Hyppolyte Léon Denizard Rivail, plus connu sous le nom d’emprunt d’Allan Kardec. Il venait juste de terminer un étrange ouvrage intitulé « La Genèse suivant le Spiritisme ». Il n’y avait pas de régularité dans les étranges sensations qui marquaient parfois une journée plutôt qu’une autre. Il pouvait rester une semaine sans rien percevoir, et deux jours de suite, avoir la sensation d’être « accompagné ».

Il avait fini par s’habituer.


Curieusement, il n’avait dans sa famille aucun adepte des sciences occultes, pas de cousin ni de frères qui fassent tourner des tables, ni d’oncles ou de tantes intéressés par l’au-delà. Lui était né le 26 janvier 1871, exactement le dernier jour du siège de Paris par les Prussiens. De son vivant, son père lui avait raconté d’incroyables histoires de chasse au rat, de ballons qui emportaient le courrier par-dessus les fortifications. Il avait développé son intérêt pour la mécanique en lisant une vie de Louis XVI, et tout ce qu’il avait pu trouver sur Léonard de Vinci. Il était convaincu qu’on pouvait être à la fois, fils de bougnat et cultivé, et avait donc fait ce qu’il fallait pour apprendre, apprendre, et apprendre encore.

Quand il avait été en âge de gagner sa vie, ayant décidé qu’il ne voulait être une charge pour personne, et n’ayant aucune affinité particulière avec les « bois et charbons », il s’était fait embaucher comme arpète dans l’atelier de la Compagnie Générale des Omnibus, où il avait tout appris sur les moteurs à quatre cylindres et trente-cinq chevaux des Omnibus automobiles Brillié-Schneider. Parfois, en période d’hiver, quand il fallait livrer du charbon avec la charrette à bras du commerce paternel de la rue du Puit de l’Hermite il venait donner la main comme un bon fils l’aurait fait dans toute famille de bougnat.

Il était sorti de l’atelier de la CGO chef d’atelier adjoint et avait décidé de faire partie de l’aventure du « Nord/Sud ». A quarante-deux ans, Il avait deux passions qu’il s’efforçait de faire cohabiter : la conduite des rames sur la ligne « A » du nouveau réseau de métropolitain, et l’étude de ce qu’on nommait le « spiritisme », cette Science occulte fondée sur l'existence, les manifestations et l'enseignement des esprits.

Pourquoi était-il, en fait, rentré au « Nord-Sud » ? Je ne sais plus très bien, ou plutôt je ne sais pas si je dois en parler, tant l’histoire me dérange…


Il aurait très bien pu se faire embaucher comme machiniste à la Compagnie du Métropolitain de Paris, la fameuse CMP, qui creusait dans le sous-sol Parisien depuis le mois d’octobre 1898. Il avait largement les compétences requises. Il n’avait su expliquer pourquoi, mais après l’entretien d’embauche avec le chef de la traction, il avait ressenti un grand malaise à tel point qu’il s’était désisté le jour même, sans attendre les résultats de la visite médicale avec le médecin de la compagnie.

C’est vrai. Il avait encore en mémoire les photos du tragique accident à la station « Couronnes » le 10 aout 1903, au cours duquel quatre-vingt-quatre voyageurs de la ligne 2-Nord, de la CMP, avaient trouvé la mort dans d’atroces circonstances. Les souvenirs des articles parus dans les journaux « La Presse », « le Temps », « le Petit-Parisien », ou bien « le Figaro », entre autres, était encore vifs, en dépit des neuf ans qui séparaient la tragédie du boulevard de Ménilmontant, de cette fin du mois de Mai mille-neuf-cent-douze.

L’homme était vraiment passionné par le monde ferroviaire. Curieusement, il était également grand amateur d’esthétique, et c’était finalement par le « nouveau » chemin de fer électrique « Nord-Sud », qu’il avait été attiré, et embauché. Il y avait déjà presque deux ans que sa motrice, construite par les Ateliers du Nord de la France, tractait les rames de la ligne « A » de ce réseau privé, crée à l’initiative de l’ingénieur Lyonnais Jean-Baptiste Berlier.


Côté vie personnelle, il était seul et menait une existence bien rangée. Pas de compagne ou d’épouse, pas d’animaux, non pas qu’il n’aimât pas les bêtes, mais il voulait se sentir libre de rentrer tard, ou bien même de ne pas rentrer du tout, sans en ressentir une quelconque culpabilité. On le sentait à l’aise avec lui-même. Il réservait toutefois un peu de temps au quotidien pour nourrir les chats errants qu’il croisait entre l’immeuble où il habitait et l’arrêt de l’omnibus ou la bouche de métro. « Si j’avais été à leur place, j’aurais aimé qu’on s’intéresse à moi » se disait-il souvent, en déposant à des endroits stratégiques, la nourriture destinée aux animaux. « Je suis bien comme je suis » se satisfaisait-il, lorsqu’il croisait un couple visiblement amoureux.

Côté métro, il s’était pris à aimer la magie des étincelles bleutées qui jaillissaient de l’installation électrique de sa motrice, dès qu’il passait un cran sur le manipulateur de traction. A chaque éclair, la petite cabine se remplissait d’une très forte odeur d’ozone Alors, profitant des quelques secondes pendant lesquelles les effluves se propageaient dans l’espace étroit, autour des contacteurs cuivrés, il respirait à fond ce parfum électrique, jusqu’à ressentir un incroyable apaisement et s’imaginer, parfois, commandant à la matière, ou, au moins, aux électrons.

Dès son entrée au « Nord-Sud », il était tout de suite tombé amoureux de la mosaïque des stations, des portes bagages alambiqués qui décoraient l’intérieur des voitures, et même des couleurs qui avaient été choisies pour identifier les deux classes, gris et bleu pour les secondes, rouge et jaune pour les premières.

Par-dessus tout, il aimait l’esprit si particulier du « Nord-Sud », une sorte de corporatisme qui maintenait une incroyable cohésion au sein du personnel de conduite. Bien sûr, il n’était pas « seigneur du rail » aux commandes d’une locomotive « Pacific », en surface, entre Paris et Lyon, Orléans et Toulouse, mais plus simplement machiniste sur un engin à quatre moteurs, une espèce de locomotive électrique, en sous-sol, mais il trouvait cela fascinant : traverser la Seine dans les tubes « Berlier », (1) voir les lumières du tunnel défiler sous ses yeux, visualiser les voyageuses qu’il transportait, imaginer, au-dessus de sa tête, Paris qui vibrait….tout cela remplissait ses journées. Il y avait également cette incroyable odeur dont il n’avait jamais réussi à déterminer l’origine. Tout le monde l’appelait « l’odeur de métro » mais personne n’avait jamais su d’où elle venait. Elle habitait les tunnels de la CMP comme ceux du « Nord-Sud » et dès qu’il respirait le parfum de son royaume souterrain, il se sentait rempli de satisfaction et de sérénité.

Il se souvenait avec précision de son entretien d’embauche au siège de la compagnie, 20 rue d’Athènes, dans le quartier de l’Europe. Il savait qu’à quarante et un ans, il vivait les meilleures années de sa vie. Il avait passé le tournant du siècle dans le bonheur de la découverte. La fée électricité, les voitures, les bateaux sur la Seine, la tour Eiffel, dont on ne savait pas encore si elle resterait debout ou bien si la ville de Paris allait décider de sa déconstruction. Il y avait les tramways électriques, les tramways à vapeur, les tramways système Mékarski (2), qui circulaient grâce à l’air comprimé et de la vapeur d’eau… Il y avait eu surtout l’exposition universelle de 1889 qui lui avait ouvert les yeux et le cœur sur le monde. Il avait même vu des « Africains » dans un enclos près de la Seine. A cette vision, Il avait eu honte de lui, et de ses contemporains…

Quand il avait eu tout juste dix-huit ans, sa mère avait été proprement réduite en charpie par un conducteur transportant des pains de glace, dans une charrette tirée par un cheval. L’animal avait pris peur en croisant une automobile au moteur pétaradant. Il avait fait un écart important, la charrette était montée sur le trottoir, la pauvre femme, qui se rendait prendre son service dans le restaurant de luxe où elle était caissière, était passée sous la roue droite cerclée de fer, du véhicule chargé de neuf cent kilos d’eau congelée. Depuis cette étrange journée de 1889, le machiniste avait beaucoup appris en arpentant Paris, à pied, dès qu’il le pouvait et que la météo le lui permettait. A un moment ou à un autre, été comme hiver, printemps comme automne, ses pas le portaient toujours sur l’avenue dans laquelle sa mère avait perdu la vie, pas loin du Palais du Trocadéro.


Aussi étrange que cela puisse paraître, il avait toujours réussi à garder libre ses samedi après-midi. Il le fallait, d’ailleurs, de plus en plus. La fidélité à son cercle de « spirites » lui importait beaucoup plus qu’il ne voulait l’admettre. Dans un appartement du côté de la chaussée d’Antin, au troisième étage d’un immeuble sans ascenseur, mais avec tapis épais et barres de cuivre dans l’escalier, l’homme retrouvait sept autres personnes avec qui il partageait des affinités. La maîtresse de maison, Henriette Lalau-Keraly, avait insisté pour que le groupe fut composé d’autant d’hommes que de femmes. « C’est préférable » avait-elle expliqué…. « Cela repartit mieux les énergies ». Le conducteur du métro avait pleinement adhéré à cette contrainte. Il avait attendu pour finalement être intégré au cercle, qui ne pouvait en aucun cas, dépasser les huit membres. Un adepte qui fréquentait la maison avait, un jour, passé l’arme à gauche en rentrant chez lui par l’omnibus, un « collapsus coronaire foudroyant » avait-on dit…Le conducteur du « Nord-Sud » étant le prochain sur la liste d’attente, il avait rapidement reçu un mot discret dans sa boite à lettre. Le reste avait été simple. Il était rentré dans le cercle et s’était adapté comme s’il avait pratiqué le spiritisme depuis toujours. Autour de la table, il était le seul « manuel », mais cela ne semblait déranger personne : les morts se foutaient bien des distinctions sociales. De « l’autre côté », être riche ou pauvre, éduqué ou ignare, n’avait que peu d’importance. Henriette Lalau était la veuve richissime d’un magnat de l’acier guerrier que son fabriquant de canon de mari avait mis à l’abri du besoin. Il y avait deux notaires, un avocat, une baronne de pacotille avec un grand cœur, une artiste peintre de renom et une comédienne de grand talent. Avant le début de chaque séance, Henriette Lalau-Keraly lisait un passage clé du Livre des Esprits :

« L'homme n'est pas seulement composé de matière, il y a en lui un principe pensant relié au corps physique qu'il quitte, comme on quitte un vêtement usagé, lorsque son incarnation présente est achevée. Une fois désincarnés, les morts peuvent communiquer avec les vivants, soit directement, soit par l'intermédiaire de médiums de manière visible ou invisible ».

Une fois cette courte lecture terminée, la séance pouvait commencer : il était temps de faire parler ceux qui ne le pouvaient plus. Certains soirs, même, les défunts se matérialisaient sous la forme d’une sorte de brouillard coloré. Henriette savait, rien qu’en voyant la couleur de cette légère brume, dans quelles dispositions se trouvaient celles ou ceux qui se manifestaient au groupe.

Suivant les jours, le machiniste du « Nord-Sud » avait plus ou moins de succès dans ses relations avec « l’au-delà », mais il repartait toujours de l’immeuble de la rue de la Chaussée d’Antin, avec dans le cœur un sentiment de grande sérénité. Souvent, il avait même pensé qu’il était certainement « protégé ». Il avait remercié l’Univers de lui avoir fait rencontrer Henriette , un jour que, assis dans une voiture de première classe du « Nord-Sud », rentrant chez lui après son service, la « médium », montée dans la rame à la station Place de la Madeleine, était venue se placer, naturellement, juste à côté de lui, sur la confortable banquette, et lui avait soufflé à l’oreille : « je vois que vous et moi avons des points communs, laissez-moi vous en dire plus… »

Une curieuse rencontre, mais le machiniste n’en avait pas été surpris plus que cela, ayant senti confusément qu’un lien invisible existait avec cette femme, au moment même où il l’avait vu pour la première fois.

Le jour de sa plus incroyable vision, il avait pris son service en tout début de matinée, aux Ateliers de Vaugirard, un incroyable endroit du quinzième arrondissement, ou existait, en surface, un vaste complexe d’ateliers industriels pour la maintenance des matériels roulant du chemin de fer électrique souterrain du « Nord-Sud ». Il avait conduit son train jusqu’au terminus de la porte de Versailles et avait commencé son trajet en direction de Pigalle. C’est à la station Croix-Rouge qu’il avait ressenti un curieux malaise, une sensation différente de celles connues auparavant. La température de la loge de conduite s’était soudainement abaissée, au moment où il immobilisait sa rame au bon endroit, la motrice étant juste au droit de l’entrée du tunnel. Le sémaphore était passé au rouge, interdisant au train de se mettre en route. « Le train d’avant doit être en retard » s’était-il dit…Le chef de station, casquette blanche sur la tête, signe manifeste d’autorité ferroviaire, était arrivé à son niveau, le souffle court. « Tu ne bouges pas d’ici pour le moment, il y a un train immobilisé dans la station de la rue du Bac, un plomb qui a fondu dans l’installation de la motrice. Je ne sais pas quand tu pourras repartir, il faut d’abord qu’ils réparent ». Le machiniste avait acquiescé et s’était préparé à une attente de plusieurs minutes. Il avait entendu comme un grattement sur la porte de sa loge de conduite, alors qu’il s’apprêtait à finir de lire le dernier numéro de la « Revue Spirite » pour passer le temps. Il avait eu soudain terriblement froid, rien de commun avec une sensation « habituelle » de présence.

Sa tête s’était mise à tourner, sa respiration s’était faite plus longue et plus lente…Il avait les yeux fixés sur le sémaphore, espérant qu’il reste au rouge pour longtemps. Il eut l’impression que quelqu’un exerçait une pression sur son épaule gauche, la présence était maintenant derrière lui. Une voix d’homme se fit entendre, teinté d’un d’accent de la Caraïbe, un accent que connaissait le machiniste, qui avait déjà rencontré des Haïtiens lors d’un office religieux à la paroisse Saint Georges de Paris, où la communauté originaire de Port au Prince aimait à se retrouver. Le conducteur avait nettement entendu la voix dire :

« Aidez-moi, aidez-moi, j’ai froid dans l’eau, aidez-moi, je dois aller jusqu’à Port-au-Prince, je ne sais plus comment faire, j’ai froid, j’ai si froid…trouvez ma femme, elle est avec mes filles, dites-leur, dites-leur… ». Il s’était retourné, avait eu le temps de voir une forme qui faisait penser à un visage dont la peau avait une couleur intermédiaire entre le chocolat et le caramel.

Puis l’intensité de la voix avait baissé, ou plutôt, elle avait été masquée par des cris qui semblaient étouffés. La forme avait disparue. Le machiniste avait alors fermé les yeux, essayé de faire le vide en lui-même. Il y avait eu ensuite une succession rapide d’images d’océan, un océan noir, sur lequel flottait des objets qu’on ne pouvait pas réellement identifier. C’était la nuit. Il y avait des étoiles dans le ciel. Pendant quelques instants, l’homme, dans sa loge de conduite, s’était senti de nouveau « autre part », loin de son tunnel et des stations de son parcours.

Puis, Il avait brutalement repris contact avec son poste de conducteur. L’épisode avait duré quelques secondes, mais il était exténué, laminé, moulu.

Le sémaphore passa au vert, une sonnerie électrique retentit dans une guérite située sur le quai. Il entendit, venant du tunnel, le grondement d’une rame arrivant du nord de la ligne. « Le trafic reprend » se dit-il. Il passa la tête par la fenêtre de sa motrice au moment où le chef de station arrivait à sa hauteur avec une sacoche de courrier à la main. « Tiens, tu donneras ça à la station chambre des députés, on t’attendra sur le quai, c’est vert, vas-y, roule donc… »

Le conducteur donna un coup de sifflet pour alerter ses chefs de train sur le départ imminent. Il empoigna la commande du manipulateur de traction, la fit avancer d’un cran, un éclair bleu illumina la cabine, le train commença à rouler dans le tunnel… L’épaule du machiniste était endolorie. « Je dois avoir de l’arthrite » se dit-il.

Alors que, le soir même, il poussait la porte de l’immeuble où il habitait, rue de la Rosière, dans le quinzième arrondissement de Paris, la tête lui tourna de nouveau. Il entendit dans un souffle, une voix qui ressemblait à celle d’un enfant qui articulait : « je veux sortir, j’ai besoin d’air, j’étouffe, j’ai les poumons qui brûlent… »

Alors qu’il commençait à gravir l’escalier qui le conduirait jusqu’au deuxième étage, où se trouvait son appartement, il entendit clairement cette fois, une voix d’homme qui criait : « Julien, Julien….vite, viens ici, je suis là….reste près du sol… » Là encore, il y avait eu des cris, il avait cru voir une plaque de rue avec un nom indéchiffrables de boulevard, il avait vu des volutes de fumée, il avait même senti une odeur qui lui rappelait celle, si caractéristique du départ d’un feu électrique. Le tout avait duré moins d’une minute. Il avait interrompu son ascension sur le palier du premier étage. Puis, finalement rentré dans son appartement, et malgré ces étranges évènements, Il s’était endormi en quelques instants, la tête encore pleine des curieuses images dont il était, en quelques instants, devenu le dépositaire.

Le lendemain, un vendredi, il était tombé en panne avec la motrice M.73, à la station place de la Concorde. Il avait fallu évacuer la rame et demander son remorquage jusqu’à la Gare St Lazare. Comme le voulait le sacro-saint règlement d’exploitation du chemin de fer électrique souterrain « Nord-Sud » de Paris, le machiniste était resté dans sa loge de conduite pendant le trajet de quelques minutes jusqu’à une dérivation de garage. A peine la rame immobilisée, alors que le conducteur venait de quitter son strapontin de bois, et commençait à parcourir, à pied, l’étroite plateforme qui longeait la voie jusqu’à la station, l’avant tout entier de la motrice avait été envahi par des éclairs bleutés et l’odeur d’ozone, plus forte que jamais, se propageait maintenant à l’extérieur. L’homme fit demi-tour, suspectant un sérieux souci technique, et souhaitant constater par lui-même. Il posa sa sacoche à l’extérieur du train, pour avoir les mains libres, regagna son poste de conduite. Il eut immédiatement froid, si froid qu’il regretta de ne pas avoir songé à avoir toujours, dans sa sacoche, un chandail de laine. Les poils de ses bras étaient hérissés, l’épine dorsale était douloureuse, il avait maintenant du mal à respirer, mais par-dessus-tout, il se sentait seul, terriblement seul, même si deux-cent-cinquante-sept mètres seulement le séparaient du reste du monde. L’homme du « Nord-Sud » entendit des coups de feu, une salve. « Combien sont-ils donc ? » se demanda-t-il. Il y avait du brouhaha autour de lui, ou plutôt dans sa tête, car le tunnel était calme et seuls, les éclairs et l’odeur d’ozone pouvaient indiquer que quelque chose hors du commun était en train de prendre place.

Un homme ensanglanté surgit devant lui, le sang coagulé faisait, sur sa chemise, un étrange dessin. Il ne regardait pas le machiniste dans les yeux et portait, aux poignets, une sorte de cordelette grossière, de la ficelle de fleuriste, peut-être, il n’avait su dire. Il portait un collier de barbe qui adoucissait son visage. Au bout de quelques secondes, le visage de l’homme se tourna vers le conducteur de métro.

« Quand nous en serons au temps des cerises Et gai rossignol et merle moqueur Seront tous en fête… »


Etrangement, ce n’était pas une voix d’homme, mais celle d’une femme, qui semblait sortir de la bouche de l’apparition. Alors, sans savoir pourquoi il était si urgent qu’il pleure, l’homme du « Nord-Sud » senti un torrent de larmes couler sur son propre visage.

Comme dans les apparitions précédentes, une ébauche de paysage était apparue de façon confuse, des images floues qui se stabilisaient puis disparaissaient ; il y avait eu une carrière de pierres blanches, des uniformes bleus et rouges, un homme avec un sabre, des cris, qui étaient en fait des ordres. L’homme au collier de barbe avait semblé dire quelques mots difficilement compréhensibles que la machiniste avait interprété comme étant : « Ils m’ont tiré dessus, je ne suis plus moi-même, je n’ai pas eu le temps de vieillir…des assassins, des assassins…souvenez-vous, vive l’association des travailleurs… » Puis, tout à coup, comme si rien ne s’était passé, les éclairs avaient cessé, la lumière s’était estompée, plongeant le tunnel dans une semi-obscurité. Seules, tous les cinquante mètres, des ampoules peu puissantes dessinaient un halo lumineux sur le mur du tunnel. Le machiniste avait alors repris sa marche vers Saint-Lazare, éclairant ses pas, sur les dalles de béton, avec une petite lampe de poche à pile sèche « Manufrance Mignonette » …

L’homme du « Nord/Sud » avait décidé de rentrer tôt rue de la Rosière.

Il avait eu le temps de repenser aux derniers évènements, et de s’interroger sur l’identité des personnes qui lui étaient apparues. Si depuis longtemps, il savait qu’il avait cet étrange pouvoir de percevoir des présences, il n’avait encore jamais ressenti ce besoin impérieux de « savoir », de comprendre pourquoi. Dans le cercle spirite qu’il fréquentait, ou lui avait souvent parlé du rôle que les « médiums » pouvaient avoir pour « faciliter le passage » de défunts dans ce que l’on appelait « l’autre monde, l’au-delà ». Les théories des uns et des autres l’avaient surpris, et même déstabilisé.

Alors qu’il marchait vers la rue de l’Eglise depuis la station de métro Commerce située sur la ligne 5, pour profiter de l’incroyable douceur de la température en cette fin du mois de mai, il avait cherché à comprendre pourquoi lui, simple machiniste conducteur de métro au « Nord/Sud » était soudainement devenu l’intermédiaire de défunts qui, visiblement, avaient connu une fin tragique.

Le lendemain midi, il avait rendez-vous au « Bouillon » de la Rue Racine, un restaurant populaire fondé, il y avait seize ans par Frédéric et Camille Chartier. Le machiniste aimait cette ambiance populaire. Il appréciait surtout le prix modique et le service assuré par des garçons habillés en « rondin » (3). Un samedi sur deux, des machinistes du réseau « Nord/Sud » se donnaient rendez-vous pour partager un repas « en surface ». Ils pouvaient être quinze, trois, dix, vingt, on ne pouvait jamais savoir à l’avance. Quand il y avait trop de monde, on poussait les tables et on se serrait…la direction de l’établissement fermait les yeux sur le petit peu de désordre que cela pouvait créer pendant le service.

Parmi les sept qui dégustait, ce samedi-là, l’entrecôte et les pommes au bouillon, il y avait Joseph Prudhomme, un ancien machiniste de la CMP (4) et qui avait été membre de la commission d’enquête crée après la tragédie du métro « Couronnes ». Il avait vu de ses yeux les corps piétinés, calcinés, les restes de deux rames du métro, des rames en bois qui s’étaient embrasées en quelque secondes. Il avait parlé avec le préfet Lépine, et Fulgence Bienvenüe, le « père » du métropolitain de Paris. Il avait participé à l’identification des victimes, un long et pénible travail. Il avait également perdu la foi dans le progrès, quitté la Compagnie du Chemin de Fer Métropolitain en 1911, huit ans après le drame, mais en rêvait encore. Prudhomme avait rejoint les conducteurs du « Nord/Sud ». Il avait eu un long passage à vide, mais la vie lui avait permis un second départ. Il était apprécié de ses collègues.

Quand le machiniste spirite du « Nord/Sud » rencontrait son collègue Prudhomme, il ne manquait pas l’occasion d’apprendre toujours plus sur le réseau de la CMP, discuter du matériel roulant, évoquer la grande aventure des traversées de la Seine, la congélation de l’eau, les « bouches de métro » décorées par Hector Guimard. Après une ou deux absinthes, il était question du tournant du siècle, de 1900, des femmes également, Prudhomme était marié. Et puis, systématiquement il y avait une allusion au 3 aout 1903, jour de l’accident sur la ligne 2, cette tragédie qui avait marqué Paris et la France, mais ce jour-là, c’était un pan de sa vie privée que Joseph Prudhomme avait mis à nu, alors qu’il attaquait son troisième verre de Juliénas et la deuxième partie de son repas.

« Tu comprends, je ne pouvais pas rester. C’est vrai, j’avais peur. Et puis il y avait aussi le souvenir de ces deux corps, un père et son fils. Je me souviens, le père s’appelait Léon Nicolas et le fils, Julien. Le gamin avait juste 10 ans. (5) Tu vois, c’était trop lourd à porter. C’est pour cela que je suis parti… »

Joseph Prudhomme avait, jusque-là, évoqué toutes sortes de raisons à son départ de la CMP, les conditions de travail, les horaires, le salaire, l’inconfort des postes de conduite, la hiérarchie de ronds-de-cuir…mais jamais encore n’avait-il mentionné sa participation directe à l’horrible drame. Le cœur du spirite s’était mis à battre un peu plus vite :

« Comment sont-ils morts, tu l’as su ? S’ils étaient brûlés, comment les avez-vous identifiés… ? » La question lui semblait tout à fait incongru, mais il s’était senti forcé de la poser… « Non, eux n’étaient pas brûlés. Les enquêteurs ont dit qu’ils avaient été intoxiqués par les fumées, s’étaient évanouis, puis avaient été piétinés par les voyageurs qui cherchaient, dans l’obscurité, le chemin de la sortie vers la surface. »

Le machiniste avait alors senti son cœur se serrer dans sa poitrine. Il avait presque regretté d’avoir posé la question. Il s’était demandé surtout ce qu’il pouvait faire pour ces deux victimes dont la vie s’était arrêtée il y avait déjà un peu plus de neuf années.

Il n’avait pas trouvé de réponse.


Le dernier vendredi de juin, alors que Paris étouffait et que les journaux faisaient encore leurs gros titres avec les émeutes de Budapest qui avait fait, en mai, six morts et cent-quatre-vingt-deux blessés, la dernière soirée spirite avant les vacances bienfaitrices de l’été, se préparait dans l’appartement d’Henriette Lalau-Kéraly. Dans quelques jours, les riches, les célébrités, les capitaines d’industrie, les joueurs professionnels, les aventuriers, les demi-mondaines Parisiennes, toutes celles et tous ceux qui pouvaient rester sans travailler pendant au moins deux semaines, ou deux mois, sans que leur vie n’en soit autrement affectées, émigreraient vers le sud-est, ou la côte Normande.


Maître Augier de Moussac, l’avocat spirite qui appartenait au petit cercle de la rue de la Chaussée d’Antin, était arrivé en avance pour cette dernière séance. C’était un homme au contact facile. De vieille noblesse, cela ne lui était pas monté à la tête. Il y avait sous l’homme de loi, froid de prime abord, un véritable humaniste, curieux de tout, respectueux des moins chanceux et de ceux qui, parfois, s’étaient saignés aux quatre veines, pour s’offrir les services d’un ténor du barreau, d’un avocat de renom.

Il était, depuis treize ans, un habitué du cercle, et tutoyait la maîtresse de maison. Dans le petit salon où avaient été servis des rafraîchissements, la conversation tournait autour de l’incroyable naufrage d’un paquebot de la White Star Line, le « Titanic », la nuit du 14 au 15 avril de cette année. Les Parisiens avaient, bien sûr, lu les articles dans la presse et, ce soir-là, les membres du groupe de spirites s’interrogeaient sur le « devenir des âmes » de ceux qui avaient péri en mer lors du naufrage.

Pour alimenter la conversation en attendant de commencer la séance du jour, et profitant du fait que les fenêtres soient ouvertes, l’avocat avait allumé un cigare et s’était placé à quelques centimètres de la barre d’appui du balcon pour éviter d’importuner trop de monde avec sa fumée.

Il prit la parole :

« J’ai été contacté par la famille Lafargue, qui m’a demandé de la représenter dans les procédures de dédommagement faisant suite au naufrage du paquebot « Titanic ». Il y avait à bord une certaine Juliette Lafargue, ses deux filles Simonne et Louise, et son mari Joseph Philippe Lemercier Laroche, (6) un Haïtien qui était venu faire ses études en France, s’y était marié, et emmenait tout le monde s’installer à Port-au-Prince. Figurez-vous que son épouse et ses filles ont survécu, lui est porté disparu. Louise Lafargue est handicapée, elle était prématurée, les frais médicaux sont énormes, il sera difficile pour la veuve d’y faire face, le combat contre la White Star Line sera probablement très dur, et très long… Joseph Laroche était le seul passager noir sur le paquebot… »

La machiniste du « Nord/Sud » avait senti l’étourdissement. Le choc avait été si violent qu’il avait senti ses genoux commencer à plier. Il se laissa tomber sur un fauteuil cabriolet Louis XV, le souffle court, les tempes bourdonnantes, une envie de vomir lui mettant l’estomac au bord des lèvres.

« Vous êtes tout pâle, souffrez-vous de la chaleur ? » avait dit Henriette Lalau-Kéraly « souhaitez-vous que l’un de nous vous raccompagne ? »

L’homme avait réussi à se lever, Il avait ressenti le poids d’une tristesse infinie. Il avait encore en mémoire les paroles entendues dans sa loge de conduite. « J’ai froid, j’ai si froid… »

Il savait, maintenant, qui donc souhaitait trouver le moyen de retourner à Port-au-Prince…

« Pourquoi moi, pourquoi moi » …se demandait-il…

Jour de congé…Le spirite du « Nord/Sud » avait une profonde passion pour Paris. Régulièrement, il s’accordait une journée complète pour partir de chez lui, à pied, en laissant parler les envies du jour. Vivre célibataire avait, à son avis, plus d’avantages que d’inconvénients. Il pouvait, sans avoir de comptes à rendre, dîner chez Zeyer, seul ou en compagnie, lézarder au soleil sur une pelouse du Parc Montsouris, aller poser son cul à une terrasse de Montmartre, regarder couler la Seine depuis le Pont Marie, ou bien aller observer les pêcheurs du canal Saint-Martin, qui rêvaient de prendre assez de poisson pour en faire une vraie friture, avec petit verre de blanc à la clé, et sieste au dessert, la tête sur la musette et le cœur en bandoulière.

Il connaissait bien le quartier autour du canal. Il avait eu, un moment, une liaison avec une femme qui habitait dans un immeuble du quai Valmy. C’était à ce moment qu’il avait, d’ailleurs, finalement opté pour le célibat. Il aimait bien arriver au canal en passant par une rue qui s’appelait Rue des Ecluses Saint-Martin.

C’était en Septembre.

L’été avait suivi son cours, il avait fait rouler ses rames du « Nord/Sud », nourri les chats errants du quinzième arrondissement, continué à fréquenter le Bouillon Chartier de la rue Racine, où se retrouvaient certains conducteurs du métro.


On aurait dit l’été Indien.


Il y avait une lumière qui aurait été appréciée des impressionnistes. Le machiniste avec retrouvé ce petit coin de Paris qu’il adorait. Il y avait des souvenirs d’enfance cachés çà et là, au détour d’une porte cochère, au droit d’une écluse, dans la cour d’un vieil immeuble… Il attendait avec impatience la reprise des soirées spirites de la rue de la Chaussée d’Antin, ce serait pour octobre, le troisième samedi.

Quelques minutes à peine après avoir quitté le métro à la station Gare de l’Est Il avait reconnu la rue, mais il lui semblait que la plaque avait changé. Plus « d’écluses Saint-Martin » …il avait été étonné…il était reparti en arrière, incrédule. Au commencement de la chaussée, il avait pu voir la plaque avec un nom qui ne lui disait pas grand-chose, celui d’Eugène Varlin.

Il était midi, l’heure d’un plat du jour et d’un verre de Juliénas.

Le machiniste n’était pas compliqué à nourrir n’importe quel pied de cochon, bœuf-carottes, pot-au-feu ou gigot d’agneau-flageolets, ferait l’affaire. Il avait avisé un bistro à plat du jour, à côté du numéro 17 de la rue, était rentré, s’était attablé à côté des peintres en heure de déjeuner, des maçons entre deux scellements, des chauffeurs de taxis de la G7 entre deux voyageurs en provenance de Strasbourg, Reims, ou qui sait, Constantinople. Il avait aimé la sciure par terre et les tranches de pain fraîchement coupé dans les panières en osier. Une petite serveuse en tablier blanc était venue prendre sa commande. « Savez-vous quand la rue a changé de nom » demanda-t-il à la jeune femme. Celle-ci fronça les sourcils, chercha dans sa mémoire…. « Il y a un an ou deux, il me semble » répondit-elle, « je ne sais plus exactement, mais Auguste, le patron, pourra vous le dire… » La jeune serveuse leva le bras vers le comptoir derrière lequel officiait le maître des lieux… « M’sieur Raynaud, patron, un client voudrait vous causer…y veut savoir quand la rue a changé de nom…. »…

Auguste Raynaud, la patron Auvergnat du petit bistro « Chez Auguste » laissa son torchon de coton sur le zinc de son comptoir, et s’approcha de la table du conducteur du « Nord/Sud ».

« Je me souviens que c’était en Octobre 1910. (7) Je serais bien incapable de vous dire la date, mais ils étaient tous venu boire un canon chez moi après la cérémonie. Il y avait eu un discours du Maire, et puis il y avait aussi une délégation de l’Association Internationale des Ouvriers. Je me souviens même d’un très vieux monsieur, un ancien ouvrier relieur qui devait avoir quatre-vingt-ans, il avait connu Eugène Varlin. Il avait même assisté à son exécution. »


Auguste Raynaud raconta :


« Le jour de l’inauguration de la plaque de la rue, le vieil ouvrier avait même pleuré devant son ballon de blanc. Il m’avait raconté l’histoire, la commune de Paris, les Versaillais, les barricades, les morts. Il m’avait dit ce qui s’était passé, on le sentait encore marqué par cette horrible période.

Eugène Varlin était recherché par la police, il était militant, avait participé aux barricades. Il se cachait. C’est un curé en civil qui l’avait reconnu dans la foule, il l’avait dénoncé. Varlin avait été arrêté, emmené dans les carrières de Montmartre. Il avait été fusillé par des soldats. L’ouvrier qui m’a raconté l’histoire avait réussi à se glisser pas très loin, derrière le peloton d’exécution. Sa fille était avec lui. Elle était proche d’Eugène Varlin. Pendant qu’on amenait le condamné, elle avait chanté le « Temps des Cerises », une chanson de Jean-Baptiste Clément, une chanson pleine de romantisme et d’espoir que Varlin affectionnait. La salve avait claqué, il était mort en homme »


Raynaud avait terminé son récit, les yeux humides.


Le machiniste du « Nord/Sud » avait encore une fois senti son cœur se serrer. Il revoyait le moment quand, dans le tunnel de garage près de la Gare Saint Lazare, il avait vécu un des moments les plus incroyables de sa vie. Depuis l’apparition de l’homme à la chemise ensanglantée, rien ne s’était passé. Le machiniste avait conduit, seul, son métro, sans que la température de sa cabine de conduite ne changeât. Il lui avait semblé que les nombreuses étincelles qui jaillissaient de l’installation électrique, avaient diminué en intensité. Il avait eu l’impression de mener la vie normale de quelqu’un de commun, il s’était demandé si tout cela n’avait été qu’un rêve. Il avait consacré une après-midi à visiter le cimetière du Père Lachaise, s’était longuement recueilli devant la tombe de Chopin, mais surtout devant le « mur des Fédérés », s’attendant peut-être à déclencher un quelconque phénomène…mais rien ne s’était passé, personne ne l’avait « suivi » dans son parcours entre les tombes des gens connus. Pour un peu, il se serait réjoui, mais il redoutait, au fond de lui, de ne plus pouvoir vivre d’aussi extraordinaires expériences. Il regrettait, bien sûr, de n’avoir pas encore compris les messages qui lui avaient été transmis, ni pu faire ce qu’il aurait peut-être fallu faire.

Le 19 octobre 1912, le samedi de reprise des réunions spirite régulières, de la rue de la Chaussée d’Antin, l’homme du métro « Nord/Sud s’était senti heureux de cette reprise de contact avec le petit groupe.

La veille, alors qu’il ramenait sa rame au terminus de la ligne « A », le spirite du « Nord/Sud » avait ressenti des picotements dans la paume des mains, il avait également entendu des voix lui dire clairement : « partager, il faut partager » puis un peu plus tard « eux savent quoi faire, mais il faut le faire vite… »

Il y avait eu, en sa présence, de nouveau des étincelles, mais peu, et de faible intensité. L’homme s’était couché, le soir, en se faisant une promesse : faire le récit, le lendemain, devant le groupe de la chaussée d’Antin, de ses extraordinaires visions.

Au-delà des apparitions elles-mêmes, qui auraient suffi à terroriser n’importe qui correctement averti ou préparé, c’était maintenant le parcours de « découverte » qui fascinait le machiniste. Souvent, avant de s’endormir, il s’était remémoré les concours de circonstances qui lui avaient permis de savoir, au moins, qui étaient ces défunts qui l’avaient sollicité. Il savait qui était l’homme au visage marron, c’était l’avocat spirite qui, sans le savoir, l’avait éclairé sur ce point. Curieux, non ? Il avait ensuite découvert qui étaient les deux victimes de la tragédie du 3 aout 1903 lors d’un déjeuner avec le wattman Prudhomme (8). Il avait enfin découvert qui était l’homme à la chemise ensanglantée…mais que ce serait-il passé s’il n’avait pas entrepris de se promener du côté du canal Saint Martin ? Aurait-il découvert l’identité de l’homme assassiné ?

L’homme ne croyait pas aux concours de circonstances, il ne croyait pas non plus au hasard. Il pensait, certes de façon confuse, que ce qui arrivait devait arriver, et qu’il convenait que les témoins des évènements en tirent les enseignements qui devaient être retenus. La vie se déroulait comme elle devait se dérouler, aussi triste que cela puisse, parfois, paraître. Il n’y avait rien de bien étonnant pensait-il. Il avait lu, un jour, un article sur « Le Grand Tout », paru dans un numéro de la « Revue Spirite », une publication régulière fondée en 1858, et qui faisait autorité, et se demandait souvent de quelle façon il était lui-même, partie de ce grand tout, et ce qui pourrait arriver au monde s’il venait subitement à décéder.

Sa réponse avait été simple : il y aurait probablement une couronne de fleur au nom du « Nord/Sud », quelques paroles arides au crématorium, de la chaleur, de la fumée, puis plus rien ? Non, bien sûr, pas plus rien, mais il ne savait pas exactement ce qui se passerait « après ». Il avait compris que le temps était différent ici et « là-bas », il savait également que les morts violentes pouvaient compliquer bien des choses, et espérait que son propre décès se passe en douceur, une nuit, au cours d’un rêve, un jour, devant un verre de Juliénas, peut-être ?

Le petit groupe s’était assis autour de la table de style « empire ». Pour être plus à leur aise, les hommes avaient ôté leur col, les femmes avaient remisé leur chapeau et retiré leurs gants. Bien que l’appartement d’Henriette se trouvât dans un immeuble équipé de l’électricité (9), le choix avait été fait de maintenir une lampe à pétrole comme seule source d’éclairage dans le salon où se déroulaient les activités spirites, même si cette pièce été équipée d’un magnifique lustre de Venise muni de six ampoules électriques.

Juste après la courte lecture traditionnelle du passage clé du « Livre des Esprit », préalable obligatoire à l’ouverture des séances, Henriette Lalau-Kéraly s’adressa aux participants :

« Notre ami du métro a vécu de curieuses expériences en mai et juin, il s’est confié un peu à moi, mais je pense que cela peut tous nous concerner. Je lui cède la parole, il va vous en dire plus »

L’homme avait tout raconté, enfin presque : les apparitions, les voix, les sensations de froid, les incroyables étincelles qui éclairaient sa loge de conduite, l’infinie tristesse qui avait amené les larmes… Il avait parlé de son questionnement, de ce qu’il appelait des « concours de circonstances » qui lui avaient permis de comprendre, au moins, qui étaient ceux qui l’avaient approché. Tout ce qui s’était mis en place depuis le début du mois de mai l’avait laissé sans souffle.

Il avait passé sous silence le poids incroyable du fardeau qu’il sentait peser sur lui, depuis la première manifestation. Certains jours, il vivait comme écrasé, incapable de se projeter dans le futur, incertain de ses croyances, déroulant son quotidien avec une traumatisante culpabilité, et des questions sans réponses plein la tête. Il en avait presque perdu le boire, et le manger. Il avait même, une fin de journée, oublié de commencer, en temps voulu, le freinage de sa machine en arrivant à la station « Chambre des Députés » et s’était retrouvé avec la moitié de le première voiture engagée dans le tunnel. Alors qu’il avait toujours eu le sommeil serein, il passait maintenant des heures d’insomnie à tourner en rond dans son appartement de la rue de la Rosière.

Il était d’autant plus affecté par la situation que sa nature profonde l’amenait naturellement à être insouciant, faisant confiance à la vie, disant à qui voulait l’entendre que tout ce qui arrivait faisait partie d’un plan bien plus grand que « lui », que « nous », et que finalement, tout était bien, le triste comme le joyeux, car chaque chose prenait place pour de bonnes raisons, et chaque évènement apportait à qui savait le découvrir, son lot d’enseignements. Le fils de bougnat, conducteur au « Nord/Sud » était en train de perdre goût à la vie, c’était aussi simple que cela.

Maître Piedelièvre, l’un des deux notaires, avait chaussé ses lorgnons, vérifié un détail dans un ouvrage épais, recouvert de tissus violet qu’il gardait en permanence près de lui.

« Mes amis » commença-t-il « les âmes de ces braves gens ne sont peut-être pas parties vers la lumière. Qu’en pensez-vous ? serait-ce possible ? »

Henriette avait eu les yeux humides, la baronne de pacotille (10) s’était épongé les paupières, la comédienne avait pris un visage de circonstances, l’artiste- peintre s’était demandé si dans l’au-delà, on pouvait percevoir les couleurs, L’avocat était resté muet, l’autre notaire s’était mis à transpirer.

Maître Piedelièvre continua :

« Mes amis, peut-être ne connaitrons-nous jamais les raisons qui ont poussé ces défunts à s’adresser à cet homme de bien ; nous n’avons pas besoin d’avoir une explication. En toute humilité, tout ceci ressemble fort à une sorte de demande d’aide de la part des décédés, même si cela n’est pas systématiquement mentionné.

Mon sentiment est tout simplement que les défunts se sont adressés à lui car il appartient à ce cercle spirite. Les défunts ayant tous été confronté à une mort violente, nous devrions probablement faire en sorte, ensemble, d’alléger le tourment de leurs âmes et, partant du principe qu’elles se trouvent dans l’obscurité, peur permettre de retrouver la lumière.

Vu les épreuves au travers desquelles ces défunts sont passés, il y a fort à parier que, seule, une prière collective pourrait probablement les aider ».

Les membres du cercle s’étaient regardés. C’était la première fois qu’ils étaient confrontés à un tel cas. Entretenir une relation avec l’au-delà, cela ne leur posait pas de problème particulier, mais il s’agissait là de quatre défunts, et d’une période de quarante et un ans…c’était du jamais vu, et du jamais fait, pour aucun des huit.


La lampe à pétrole éclairait le salon d’une lueur propice à la sérénité qu’imposait ce genre de pratique. La respiration des spirites était calme, lente, on aurait même pu penser que, lors des séances comme celle de ce soir, les battements du cœur étaient probablement ralentis. Henriette se leva, fit quelque pas jusqu’à une bibliothèque en bois exotique chargée de trois étagères de livres reliés dont l’apparence dénotait l’ancienneté. Elle prit sur l’étagère du haut un livre épais qui semblait avoir été feuilleté à de nombreuses reprises, manipula délicatement les pages jusqu’à trouver ce qu’elle cherchait.

Son incroyable mémoire lui avait soufflé que la prière en question se trouvait à la page quatre-cent-vingt-neuf. Elle plaça le volume sur un lutrin de table en bois de hêtre. En regardant les participants, elle souleva légèrement les sourcils, demandant d’un simple signe que les mains s’unissent autour de la table, afin de créer l’égrégore (11) nécessaire.

Son visage blêmit. Peut être avait elle sous-estimé la tâche qu’elle allait accomplir ?

Alors, elle se substitua aux quatre défunts, prit la parole en leur nom dans une prière qui se voulait libératoire et dans laquelle elle avait mis toute la générosité de son cœur, et commença son travail de passeuse d’âme, aidée par les sept autres membres du groupe :

« Nous demandons pardon pour toutes les souffrances que nous avons occasionnées, volontairement ou non, consciemment ou non, dans cette vie et toutes les autres … (12)

La prière continua encore pendant quelques minutes. On pouvait lire sur le visage des spirite l’incroyable émotion ressentie à l’occasion de cet étrange travail.

Henriette termina : « Que ces âmes soient prises en charge par les armées angéliques de façon appropriés à chacune selon la volonté divine », une phrase qu’elle demanda aux spirites autour de la table de répéter trois fois.



Alors, d’un seul coup, le lustre du salon s’illumina, le spirite du « Nord/Sud » se sentit de nouveau tout léger, le visage d’Henriette reprit des couleurs.


Garin Augier de Moussac, l’avocat, également bras droit d’Henriette dans le groupe, se leva, un grand sourire sur le visage, et dit simplement :

« Nunc dimisit eos, ils sont maintenant tout libérés… »

Rue de la Chaussée d’Antin, sous les fenêtres d’Henriette, malgré l’heure tardive, un orgue de barbarie, dont un musicien de rue tournait la manivelle, jouait « Le temps des Cerises ».


© 2019 Sylvain Ubersfeld pour Histoires d’U


  1. Système de tunnel développé par l’ingénieur Lyonnais Jean-Baptiste Berlier.

  2. Du nom de l’ingénieur d’origine Polonaise Louis Mékarski né à Clermond-Ferrand en 1843, mort en 1923

  3. Un gilet noir près du corps, à poches nombreuses, et long tablier blanc.

  4. Compagnie du Chemin de Fer Métropolitain de Paris

  5. Julien Nicolas et son père Léon faisaient partie des 84 victimes de la catastrophe du métro « Couronnes » le 3 août 1903.

  6. Authentique. Joseph Philippe Lemercier Laroche aurait normalement dû traverser l’Atlantique sur le paquebot « La France » de la Compagnie Générale Transatlantique, mis en service le 20 avril 1912. Il a modifié ses plans à cause de restrictions imposées par la Compagnie Générale Transatlantique concernant le voyage des enfants, et finalement a dû acheter des passages sur le navire de la White Star Line

  7. La rue en question a effectivement changé de nom en octobre 1910. Ce changement de nom figure dans les archives de la Ville de Paris.

  8. L’appellation « wattman » d’ordinaire utilisée pour désigner le conducteur d’un tramway, était également applicable, pendant une courte période, aux conducteurs du métro.

  9. La CPDE – Compagnie Parisienne de Distribution de l’Electricité était une compagnie privée qui alimentait les immeubles Parisiens.

  10. Il s’agit dans cette histoire, d’une fausse baronne qui vend ses charmes à de riches industriels Parisiens. Le fait d’être une « demi-mondaine » n’empêche en aucun cas d’avoir un cœur d’or, et des dispositions naturelles permettant la pratique du spiritisme.

  11. Un égrégore est, dans l'ésotérisme, un concept désignant un esprit de groupe influencé par les désirs communs de plusieurs individus unis dans un but bien défini. Cette force aurait besoin d'être constamment alimentée par ses membres au travers de rituels établis et définis.

  12. Il n’est pas évidemment pas possible, même dans une histoire imaginée, de citer les termes exacts d’une telle « prière libératoire »


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