Pour Hannah Himmelfarb :
"got bentshn ir, tsu zeyn gefunen aoyf meyn veg !..."
Hannah aimait bien « son » Saint-Cloud, plein de bons principes, de thé au lait chez les « untel », de sages interdits d’autant plus plaisants à violer. Pour rien au monde aurait-elle accepté une décision parentale de déménager de l’hôtel particulier de la rue des Jardins. Pour rien au monde, non plus, aurait-elle sagement accepté les diktats familiaux qui devaient faire d’elle une jeune femme fréquentable dans la bonne société Clodoaldienne. (1)
En fait, c’était sa comtesse de mère qui réglait sa vie. Son père avait depuis bien longtemps renoncé aux privilèges que lui donnait sa paternité. Il avait délégué à son épouse la lourde tâche d’éduquer l’inéducable Hannah.
« Je serai avocat » avait-elle déclaré à la fin d’un repas dominical, devant père, mère, oncles et tantes. Le « tout-mondain » autour de la table en avait avalé de travers la poire « belle-Hélène » qui venait d’être servie par un valet en tenue à la Française, avec perruque poudrée et chaussures vernies à larges boucles.
Il y avait dans l’air, la proximité, et l’imminence, d’un scandale de famille. En dépit des sourcils levés du père, du visage contrarié de la mère, la jeune fille avait tenu bon…elle devait avoir un sacré caractère. Alors que l’autobus vide se mettait en place pour amener les voyageurs vers le centre de Paris, je m’arrangeais pour ne jamais être très loin d’elle. Je me disais, à chaque fois, qu’elle aurait pu être une soeur dont j’aurais aimé être le frère.
Le temps du trajet entre la rue René Weil, et le point de départ de la ligne « 52 », j’avais, au quotidien, le temps de me torturer les méninges. Il avait fallu que j’arrive à cet âge de réflexion, pour identifier, puis, finalement, ranger dans de petites cases, tout ce que je n’avais pas eu, tout ce qui me manquait, oubliant en même temps tout ce que la vie avait bien voulu me donner.
Je ne savais rien d’elle, et le peu que je savais, je l’avais mémorisé en l’écoutant parler avec une compagne d’autobus, un compagnon de plateforme. Curieusement, nos horaires de transhumance étaient similaires, même si nos destinations ne l’étaient pas. Entre « La Colline » et « Opéra », il y avait bien le temps de rêver, de se construire un avenir, de se défaire d’un passé. Je n’avais pas eu la sensation d’un quelconque viol d’intimité, mais il faut dire aussi que depuis bien longtemps, je m’étais habitué aux compromis avec ma conscience, comme aux libertés que je prenais avec la morale. Il m’avait semblé plus difficile de renoncer à l’écouter que de me laisser simplement aller à engranger ces bribes d’histoire, ces morceaux de vie, qu’elle partageait avec qui l’accompagnait, entre les riches terres de Philippe d’Orléans, et le beau Palais Garnier où, suivant les jours, les heures, et les saisons, on pouvait trouver des petits rats en tutu blanc ou des danseurs-étoile Russes. En passant porte de Molitor, ce n’était pas de Maréchal de l’Empire, qu’elle parlait, mais simplement de patins de figure. Alors moi, avec mon imaginaire dopé au Quinquina les jours pairs, et à l’Absinthe, les jours impairs, je la voyais déjà voler au-dessus de la glace, entre boucles piquées, pas-de-géant, demi-flip, ou saut de biche.
Quand on arrivait, pas loin de la patinoire, j’avais toujours l’impression de revenir d’un long voyage hors de Paris. A chaque fois que je pouvais lire le nom des stations sur les potelets d’arrêt de la ligne « 52 », je me mettais à rêver. En traversant le seizième arrondissement, je rentrais parfois dans un délire de quelques secondes, mais qui pouvait durer en fait quelques minutes. Je vivais au Château de Saint-Cloud, je me promenais dans le parc. Je faisais sans doute partie du personnel de « Monsieur », que j’apercevais de temps en temps. Il y avait des petites intrigues, des mesquineries, l’incroyable vue sur Paris, les colombes qui venaient me manger dans la main. Je me souviens même que je portais des souliers en cuir, bleus et blancs, fait main, probablement très cher, donc hors de portée d’un simple serviteur…
Quand je ne rêvais pas, j’écoutais Hannah parler de son avenir qu’elle se bâtissait à coup de code civil, de longues heures d’amphithéâtre place du Panthéon, d’examens ardus, de cour d’assise, de peine de mort, de relaxe, de non-lieu. Nous partagions l’autobus « 52 » du début à la fin…Après, au terminus, c’était la séparation. Elle prenait le « 27 » pour aller vers son Code Pénal, et moi, le « 68 », avec, après la traversée de la Seine et l’arrivée sur le quai Voltaire, un autobus de correspondance qui me menait jusqu’au Quai d’Orsay. J’avais remarqué que, quand on passait Gare d’Auteuil, accompagnée ou non, elle ouvrait un livre de droit et se plongeait dedans, revoyait des notes prises la veille peut-être. Aimait-elle le latin, penchée qu’elle était sur « ad cautelam » ou « accessorium sequitur principale ? » (2). Quand on arrivait Rue La Fontaine, la révision était terminée. Je m’étais toujours dit qu’elle devait avoir une mémoire exceptionnelle pour se souvenir de tout ce qui complique les études de droit. Même debout, sur la plateforme, elle arrivait à sortir un classeur, et à préparer ses pensées pour un nouveau jour de prison, place du Panthéon, là où l’on formait les avocats. J’avais noté également, qu’à chaque fois que l’autobus passait non loin du lycée Jeanson de Sailly, son visage trahissait une émotion suffisamment forte pour lui faire froncer les sourcils. J’avais imaginé un amour déçu, un beau lycéen qui s’était épris d’une autre, rencontrée lors d’un de ces « rallyes » pour particules, au lieu d’avoir réservé ses faveurs exclusivement à Hannah, qui habitait Saint-Cloud… Mais peut être pensait-elle simplement au riche avocat qui avait donné son nom à cet établissement d’excellence où l’on formatait les cœurs arides qui formeraient, plus tard, l’élite de la nation ?
De l’avenue Victor Hugo jusqu’à la Madeleine, elle était comme une de ces mouettes de champs, qui, une fois lancée dans sa conversation avec ses pairs, ne s’arrête plus. Il était question de Grindelwald, de l’Hôtel « Palace » à Wengen, d’une petite maison à Saint Palais sur Mer. Elle mentionnait souvent un voyage au Panama, racontait l’étroitesse des écluses, l’aventure financière de cet incroyable construction, et surtout l’étrange impression de quitter un monde à Colon pour arriver dans un autre, une fois le bateau arrivé dans la baie de Bahia (3).
J’avais cru comprendre que sa famille avait fait fortune dans cette partie du monde, et avait fait bâtir une immense demeure sur l’Isla del Rey. L’argent généré par les entreprises commerciales du grand-père d’Hannah, avait, entre autre, servi à acheter l’hôtel particulier de Saint-Cloud.
Il n’y avait jamais eu un seul mot échangé entre nous. A peine y avait-il un semblant de regard, un de ces regards au cours desquels les yeux passent au travers de la matière, tu vois, quand tu penses qu’ on te regarde mais qu’en fait, par un incroyable miracle de la nature, ou une vue de l’esprit, tu es devenu soudain, totalement invisible pour l’autre .
A la station Capucine-Caumartin, si elle était assise à l’intérieur, la jeune femme se levait, se frayait un chemin jusqu’à l’arrière de l’autobus, afin d’être parmi les premiers voyageurs à fouler le sol du neuvième arrondissement. Je n’avais jamais compris pourquoi, mais sa présence à bord de cet autobus quotidien, la matin comme le soir, m’apportait une sorte de sécurité . Je m’étais bien calé dans ces voyages aller-et-retour, même s’Il n’y avait pas d’aventure, pas d’avenir, rien à espérer. A dire vrai, je n’avais jamais même envisagé d’adresser la parole à la jeune femme qui étudiait le droit pendant que, de mon côté, j’assumais la terrible tâche d’être chef de cabinet d’un vague directeur rattaché au Ministre des Affaires Etrangères de la République Française.
Hannah (4)…que savait-elle de l’ancien testament ?
Il avait fallu ce coup de volant du conducteur, pour éviter un chien qui traversait le boulevard des Capucines. Les passagers de la plateforme avaient été projetés les uns contre les autres, avec tout ce que cela comportait de contacts inconvenants, de moustache contre joue poudrée, ou de rapprochement plaisant avec effluve de Guerlain ou de Chanel. Son classeur était tombé sur le plancher de la plateforme. Des feuillets en étaient sortis, maculés maintenant car il pleuvait et les souliers des voyageurs laissaient de larges traces humides. Le réflexe avait été plus rapide que la réflexion…je m’étais accroupi, entre les jambes gainées de nylon de deux pin-up en mal de photos de mode, et trois imperméables couleur mastic d’employés de banque qui allaient au charbon boulevard Haussmann. J’avais ramassé les feuilles de cours, vu les notes élogieuses obtenues lors d’un récent examen. Mieux que cela, j’avais, en quelques nano secondes, appris qu’elle se nommait Hannah Himmelfarb.
Alors que je me redressai pour récupérer mon équilibre et mon mètre-quatre-vingt-quatre, les mains chargées d’un classeur à quatre anneaux et de sept ou huit feuilles doubles de cours de droit civil, la voix d’Hannah se fit entendre derrière-moi : « merci mille fois… » Un sourire éclairait son visage. Jamais ses yeux n’avaient été aussi bleus. « Je suppose que, maintenant, je n’ai plus aucunes raisons de vous ignorer… ? »
© 2019 Sylvain Ubersfeld pour Paris-Mémoire
Clodoaldien (masculin) Clodoaldienne (féminin) Habitants de Saint-Cloud, commune française située dans le département des Hauts-de-Seine. Par extension, la bonne société de Saint-Cloud.
Locutions latines indissociable du droit Français. « Par précaution » et « l’accessoire suit le principal »
Le canal de Panama commence dans la ville portuaire de Colon, sur l’Atlantique et se termine dans la ville de Panama.
Le prénom Hannah est issu de l'hébreu « Hanna » qui signifie « grâce » ou « gracieuse ». La Bible emploie ce terme pour désigner la mère du prophète Samuel dans l'Ancien Testament.