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LA VERITABLE HISTOIRE DE GRINGOIRE TEXIER, PAYSAN, ASSASSIN, PENITENT....



A Sarah Martin...


A Mélanie Servant...


A tous ceux qui vont au bout de leur foi, même s’ils n’ont foi en rien...


Note préliminaire : L’histoire des croisades n’appartient pas au cinéma, elle appartient à l’Histoire de France, et des pays qui ont, à un moment ou à un autre, contribué à ces aventures incroyables que furent ces mouvements de foules et de soldats, motivés officiellement par des considérations religieuses et politiques, et officieusement, j’en suis certain, par des appétits d’aventures que je ne peux ni juger, ni condamner. Cette histoire n’a que très peu à voir avec le film « Kingdom of Heaven » du réalisateur Britannique Ridley Scott. Elle à tout à voir, par contre avec le bas Poitou du XIIème siècle, la « Terra Sancta » de 1125. Les voyageurs de cette histoire ont suivi, à peu de choses près, le trajet d’autres pélerins. Les lieux cités dans l’histoires ont tous existés. Certains ne portaient pas le même nom qu’aujourd’hui, c’est normal , ça permet un peu plus de rêver. Peut être certains se retrouveront-ils au travers du personnage de Gringoire Texier…si c’est le cas, c’est bien.


  • I - EN POITOU

"Te va avancer, ma sacrée fi de bougue, y vais t’musser !" (*) avait hurlé le paysan à sa vache, qu’il essayait de faire rentrer dans l’étable, alors que la brave Maraîchine (1) faisait la sourde oreille et avait planté ses sabots dans la terre avec l’intention de n’en point bouger…

L’été venait juste de tourner la page, un été qui avait jauni les champs, asséché les rivières et tari les sources. Il avait fait tellement chaud que certains fermiers n’avaient même pas eu le courage de sortir le bœuf ou l’âne, de l’atteler. Les plus âgés s’étaient protégé de la chaleur en demeurant cloitrés à l’intérieur des masures, des fermes aux murs de torchis, ou des dépendances de pierre du château, pour ceux qui avaient la chance de faire partie de la population privilégiée qui œuvrait sur les terres du Comte Prévôt de la Boutetière, près du hameau de Saint-Mars des Prés.


Il devait y avoir treize ou quatorze familles, des gens de bien, des bons croyants, convaincus que l’âpreté de leur vie ici-bas leur ouvrirait automatiquement les portes du paradis. C’était du moins ce que leur avait enseigné le curé de Saint-Philbert, qui officiait dans une église habitée plus par les courants d’air que par un quelconque esprit divin. Il faut dire que le peu d’argent des quêtes ne servait plus depuis longtemps au maintien de l’église dans un état digne d’une « maison du Seigneur » …et pour cause… ! Un étrange bonhomme, cet homme de dieu, bien trop enveloppé pour être un vrai et bon curé, dans ce coin oublié du Bas-Poitou, où l’on sautait souvent les repas faute d’avoir de quoi se nourrir. Walerant Bégaud avait réussi, en quelques mois, à se faire accepter, à contre-cœur il était vrai, par les habitants de Saint-Philbert, ceux de Saint-Mars des Prés, comme par les paysans des Gabardières ou de Vildé. Ceux qui savaient qu’il était dévoyé ne disaient rien, fermaient les yeux, ceux qui ne savaient pas, avaient pour lui un respect qui n’en finissait pas d’être, en fait, immérité. L’homme était un prévaricateur dans le sens le plus strict du mot ; un prévaricateur et un coureur de jupons de la pire espèce, usant de la contrainte et du chantage, laissant dans les paroisses où il avait officié, une flopée d’enfants et de bourses vidées de leur contenu, pour cause d’indulgences vendues aux fidèles, et toujours plus chère payées.

Wallerant Bégaud était une honte pour l’église, un parasite nocif, un fourbe qui aurait mérité une sanction de « suspense a divinis » (4) si sa conduite avait été rapportée à l’évêque de Luçon...Mais jusque-là, personne n’avait osé, parmi ceux qui savaient lire et écrire, quant aux autres, la grande majorité, les soucis du quotidien primaient sur une quelconque vie spirituelle. Le curé en avait bien profité, son pécule avait grossi, son garde-manger était plein…il pouvait voir venir pendant encore au moins une année…après, avec un peu de chance, il irait autre part, prétextant une santé chancelante, ou une vieille tante dont il fallait assurer la garde. Changer de paroisse était d’autant plus facile pour Wallerant Bégaud qu’un vague lien familial avec le Vicomte de Thouars, proche des autorités ecclésiastiques du moment, lui permettait depuis bien longtemps d’écumer l’Evêché, d’une paroisse à une autre sans qu’aucun dignitaire catholique de la région ne s’y oppose…


Chaque dimanche, du haut de sa chaire poussiéreuse, il menaçait des feux de l’enfer ceux de ses paroissiens qui, d’après lui, pensaient plus à trouver de la nourriture, qu’à prier. « La seule nourriture qui devrait vous importer, c’est la parole de dieu » hurlait-il à plein poumons, pour impressionner les paysans, tremblants devant une telle colère. A la cure, dans un coffre en bois, enveloppés dans une pièce de lin devenu gris, se trouvait des morceaux de porc salé, du poison fumé, de quoi faire gras quand la population faisait maigre.


Dans le Bas-Poitou de ce douzième siècle, on avait souvent très faim. Heureusement, il y avait les poules…chaque maison, chaque cabane en bois, chaque masure, même, avait son petit bout de terre avec trois Noires de Challans, quatre Marans, cinq Pictaves, chargées de fournir de quoi améliorer l’ordinaire. Il y avait un coq, dans chaque hameau, qui permettait la continuité des lignées. Il y avait du pain bis, des lentilles, des pois, de la farine d’avoine et de seigle. Pour les plus aisés, il y avait un ou deux cochons, pour les plus pauvres, c’était souvent l’écuelle commune dans laquelle la famille mangeait, autour d’un foyer central. Deux ans auparavant, une terrible inondation avait réduit tout le monde au jeune forcé. Le mois de Mars 1125 avait été d’une incroyable brutalité. Certains disaient que dieu se vengeait de la méchanceté des hommes, ce qu’avait bien sûr confirmé le curé Walerant Bégaud, le ventre plein, et le goût du rosé du Poitou encore sur les lèvres.

Une fois par an, d’ordinaire à la Saint Michel, le comte Reynold faisait une apparition à l’église de Saint-Philbert, décorée pour l’occasion. Il offrait, dans la cour du château, et bien sûr, après une messe à laquelle tous devaient assister, un vrai repas, assis, avec de la viande, des légumes épicés, des jarres de bon vin, blanc et rouge, des fruits, également, ainsi que des baies, framboises, mûres, myrtilles, qui poussaient de manière désordonnée, sur les terres traversées par le Grand Lay, une petite rivière sans prétention, aussi prompte à sortir de son lit en hiver, qu’à disparaître complètement à l’été.


L’époque était dure, comme si tout se liguait pour que femmes et hommes ne vivent pas vieux. En plus des intempéries, il y avait les maladies, lèpre, variole, peste noire, écrouelles, dysenterie. Il y avait aussi les « coups de pied de Vénus », qui parfois menaient à la mort. L’hygiène absente, faut de savoir, faute de pouvoir, l’obscurantisme partout, pour maintenir le peuple à sa place, dans l’ignorance, la pauvreté omniprésente, le servage, la misère, la faim, la peur également, car dans un coin aussi reculé, les rumeurs pouvaient aller bon train, étaient autant de raisons pour Gringoire Texier de refuser la parole de l’Eglise. Il était depuis longtemps, entré en rébellion contre un dieu qu’il trouvait injuste, et se méfiait surtout des curés si prompts à prendre et si réticents quand venait le moment d’accorder le pardon, au nom du Christ… Ce n’était pas qu’il ne crut pas en dieu, c’était surtout qu’il ne comprenait pas la nécessité d’avoir établi une hiérarchie, souvent couverte d’ors, au sein d’une église qu’il pensait dédiée à l’humilité, la pauvreté, l’amour des autres, et la charité. Il se méfiait plus particulièrement du curé qui officiait à Saint-Philbert. Des paysans comme Gringoire Texier, il n’y en avait peut-être que trois ou quatre dans le Poitou, sept ou huit sur le reste du pays, y compris le comté de Toulouse, le comté de Provence, chez les Ducs de Bourgogne, et même jusqu’au Duché de Lorraine ou aux confins du Dauphiné, c’était certain. Comme beaucoup, Gringoire n’avait pas été à l’école. Il avait, très tôt, secondé son père, métayer du Comte Prévôt de la Boutetière. Ce dernier, Odilon Texier, avait été blessé à la jambe droite lors de l’abattage d’un chêne malade dans le parc du château. En tombant du mauvais côté, l’arbre avait écrasé un mur d’enceinte, et estropié le métayer qui, réfugié par sécurité tout près du mur en question, s’attendait à ce que l’énorme tronc chute du côté opposé au sien, comme prévu par les bûcherons.


Le mire avait réussi à sauver la jambe, une guérisseuse, surnommée « Reine des Prés », mais qui s’appelait en réalité Muriel, femme Servant, avait suivi la convalescence de l’homme, qui maintenant marchait en claudiquant et ne pouvait, comme autrefois, assurer le service à la ferme de la Boutetière, sans avoir de l’aide. Gringoire avait hérité de son père une sorte de sagesse innée. Il savait quand se taire, et quand parler. Il donnait son avis rarement, ayant compris depuis longtemps qu’il existait des mots qui pouvaient être aussi tranchants qu’une lame et blesser un prochain pour le restant de sa vie. Pour Gringoire, les choses étaient simples. On lui avait parlé de dieu, alors il y avait dieu, on lui avait expliqué les saisons, les champs, la terre trop dure en hiver et trop friable en été, les châtaignes sur le feu, les mûres dans les buissons épineux, les framboises le long des haies, les lièvres qui s’enfuyaient du parc quand venait la période de la chasse, alors tout ceci était devenu son quotidien, son Pater, son Credo, son Avé. Mais les rares fois où il priait, c’était directement au père, sans intermédiaires, sans bondieuseries. Planter, veiller, récolter, amener le grain au meunier, élever les bêtes, penser le bien, le faire, être du côté des petits pour éviter qu’ils ne se désespèrent devant l’âpreté du quotidien…Il était simplement sobre, bon, travailleur et toujours de bon avis. On le voyait rarement à l’église, mais on le voyait régulièrement s’agenouiller à l’heure de l’angélus…


Le curé Bégaud était arrivé dans la paroisse, après le décès de son prédécesseur mort, étrangement, dans un bourdeau de la Roche-sur-Yon, (2) dans les bras d’une « fille de rien », un évènement qui avait fait scandale à quinze lieues à la ronde, amusé les réfractaires, attristé les grenouilles de bénitier. Gringoire voulait penser par lui-même, il était pauvre mais au moins, ne mourrait pas de faim. Pour lui, dieu, s’il existait, n’avait pas besoin d’intermédiaires comme Walerant Bégaud…. Il avait surpris le curé faisant gras en carême, buvant plus que de raison dans une taverne de Chantaonneis, le petit bourg le plus proche de La Boutetière. Il savait que sous prétexte de confession, le curé attirait dans la sacristie, les plus jeunes de ses paroissiennes, et, de discours en actions, de menaces en pénitences, assouvissait des désirs qui auraient fait honte au diable lui-même.

Gringoire avait-eu de la chance, à la foire de Chantaonneis, quelques années auparavant, il avait fait la rencontre de trois frères du Prieuré de Grammont de Saint-Prouant, à quatre heures de marche vers le nord-est. Ils étaient venus vendre des herbes aromatiques et médicinales qui poussaient, en bon ordre, au prieuré, et recherchaient des fournisseurs de denrées capable d’assurer l’approvisionnement régulier de la communauté monastique en pleine croissance. Après d’âpres négociations, Gringoire avait passé, avec le père Abbé, le Prieur, et le frère herboriste, un accord lui assurant l’exclusivité de la fourniture d’orge, de froment et d’épeautre, pour la petite communauté de Grammont, déjà forte de quinze moines et neuf novices, vingt-quatre âmes qui avaient besoin de nourritures terrestres. Gringoire avait trouvé les moines plus austères, mais plus authentiques que le curé de Saint-Philbert, puis, au cours des livraisons régulières au prieuré, Il s’était créé une sorte d’amitié réelle entre cet homme rude et ses commanditaires. Il avait même semblé à Gringoire que la mauvaise réputation dont jouissait le curé Bégaud, avait atteint les oreilles du père Abbé et du prieur, qui méprisaient tout ce que le clergé séculier pouvait connaitre et entretenir souvent, comme par exemple, déviations, prévarication et pratiques pernicieuses…


Depuis plusieurs années, et grâce à la bonne gestion des terres qu’il avait en fermage, Gringoire Texier avait pu mettre de côté plusieurs centaines de mailles (3), achetant du bétail, le faisant multiplier, commerçant avec les tavernes de la région, élevant des blés tellement hauts qu’il avait bien du mal à tout moissonner quand arrivait l’été. Il savait qu’il avait fait des jaloux, mais s’était fixé une ligne de conduite : ne pas faire le mal, accepter le quotidien, ne pas trop penser à la mort, même s’il est vrai que les hommes du cru dépassaient rarement les quarante-sept ans, et que le temps passait vite.


Du bout, du plus haut de ses champs, on pouvait apercevoir le clocher de l’église de Saint-Philbert. Du haut du clocher de Saint-Philbert, le curé Bégaud pouvait fulminer contre ce paysan, ce Gringoire, qu’il n’avait pas réussi à prendre dans ses filets, et qui, il le sentait de façon confuse, pouvait représenter une menace. Comme il était bien fait, Gringoire avait eu beaucoup d’aventures, connu bibliquement de nombreuses filles qui espéraient le mariage. Lui, préférait la liberté, il disait qu’il était fait pour les grands espaces, et que si dieu existait vraiment, et voulait de lui un jour, il devrait l’emporter dans un grand coup de vent qui balaierait les champs autour de Chantaonneis. Il y en avait eu des Perrine, des Clotilde, des Gersande, des Héloïse… Il y avait surtout maintenant, et depuis sept mois, Thaïs Bordiec, la fille du meunier, celle qui s’était promise à lui, la mère de ses futurs enfants.


C’était par elle que tout avait commencé. Elle avait eu, un matin, des fourmillements dans les pieds, puis le soir même ressentis une chaleur brûlante alternant avec des sensations de froid intense. Alors, Gringoire avait essayé de la réchauffer, la voyant grelotter. Mais comme il la serrait dans les bras, dans la petite chambre que son meunier de père réservait au futur couple, Thaïs avait dit ne plus rien ressentir. Le mire de Chantonnaeis était venu, il avait cherché le pouls mais avait eu du mal à le trouver. Thaïs était restée prostrée quelques jours, ensuite, étaient venus le temps de la desquamation, puis celui de vésicules remplies de sérosité qui ponctuaient son corps, qui se rompaient et donnaient naissance à des ulcères. Les membres de Thaïs étaient devenus très douloureux, et s’étaient nécrosés, une odeur de pourriture avait envahi les trois autres pièces du moulin. La mère de Thaïs avait juste eu le temps de faire quérir le curé de Saint-Philbert qui, l’air dégouté et sans aucune compassion ni pour la mourante, ni pour les parents, avait, du bout des doigts et du bout des lèvres, donné l’extrême onction à la jeune fille dont le corps était devenu partiellement noir. Le mire de Chantaonnaeis avait annoncé d’un air docte, comme s’il avait été normal de se trouver devant une telle maladie mutilante : « C’est le feu de Saint-Martial, elle a été consumée de l’intérieur ». Les doigts et les orteils de Thaïs étaient tombés d’eux même. Un samedi matin, à l’heure où les premiers martin-pêcheur se réveillent, Thaïs s’en était allée…

Le curé s’était adressé à la famille de la jeune fille : « c’est la punition divine…vous n’alliez jamais à l’église…dieu vous punit, mécréants que vous êtes, je ne suis même pas sûr que Saint-Pierre l’accueille en son paradis. Votre fille était une pêcheresse, une fornicatrice avec cet homme ici-présent, ce Gringoire, ce riche…peut être même était-elle possédée… fasse le ciel que je me trompe… »


Devant les parents effondrés, le mire de Chantaonneis avait expliqué : « c’est une épidémie, votre pauvre fille est la quarante troisième. J’ai parlé avec l’herboriste du Prieuré de Grammont, le frère Evrard. Il parait que le feu de Saint-Martial consume souvent ceux qui ont mangé du seigle. (5) N’est-ce pas vous le meunier qui préparez cette farine ? Sauriez-vous quelque chose ? Si c’est le cas et que vous avez empoisonné des gens, dieu seul vous protège… » Alors les parents de Thaïs avaient pleuré, Gringoire s’était senti démuni, privé de celle qui devaient porter ses futurs enfants. Le curé Bégaud avait trainé des pieds pour organiser une messe d’obsèques.


Le temps n’avait pas fait son travail, Gringoire n’avait pas fait son deuil. Il n’avait pas non pIus pardonné à l’ecclésiastique, le discours indigne qu’il avait eu au chevet de la malade. Il avait gardé en mémoire les images de la déchéance physique de son aimée, et celles du visage haineux du curé Walerant Bégaud, qui n’avait d’homme de dieu que le titre, loin qu’il était d’être un homme pieux ou charitable, ou même, plus simplement, un homme de cœur.


Et puis le moment du drame était arrivé. Le jour de la messe pour les morts, un dimanche pluvieux d’automne, alors qu’exceptionnellement, Gringoire avait décidé de faire un crochet par l’église, en souvenir de sa défunte fiancée. Il avait emporté avec lui, cachée sous sa robe courte grise, une lourde serpette en fer, aiguisée au début de l’automne, au moment où l’on préparait les fagots de bois pour l’hiver. Alors que l’homme d’église, dos tourné aux fidèles, élevait hypocritement vers le ciel un calice en argent « emprunté » à son ancienne paroisse, Gringoire était sorti de son banc, avait fait quatre pas, levé le bras, et abattu sur la tête du prêtre les quatre livres et demi de son outil tranchant de bucheron. La tête du prêtre avait été proprement fendue en deux, le devant de l’autel avait été souillé par le sang. Sur le surplis, une longue trainée de matière cervicale confirmait la violence du coup. Ainsi, Walerant Bégaud, curé de Saint-Philbert avait perdu la vie sous le bras vengeur de Gringoire Texier.


Le paysan assassin dirait plus tard ne pas se souvenir de ces quelques secondes au cours desquels la décision finale de tuer l’homme d’église avait été prise. Il voulait surtout le menacer de tout dire à l’évêque, expliquer à quel point le curé trahissait, et sa hiérarchie, et ses fidèles. Mais un éclair de haine contre le prêtre était passé à travers la tête du paysan. Il avait revu en souvenir, le visage de la belle Thaïs et son sang n’avait fait qu’un tour. Même si le curé n’était en rien responsable de sa mort, il lui en voulait de son attitude au moment difficile de sa fin de vie.


L’assistance, sidérée, n’avait ni bougé, ni crié. Un vieux paysan, Joseph, un veuf sage qui gérait sa vieillesse avec une grande sérénité, lui avait dit…. « Sauve-toi, sauve-toi vite avant que le guet ne te prenne » …Gringoire s’était mis à courir à travers champs et bois. Il savait que s’il arrivait à prendre, ne serait-ce qu’une lieue d’avance, il avait une chance de pouvoir trouver où se cacher.


A l’heure de complies, le jour où la vie de Gringoire Texier avait basculé, il avait atteint le prieuré de Grammont et frappé à la lourde porte en chêne qui protégeait l’édifice. Frère Tiburce, le tourier, responsable des relations avec l’extérieur, avait entr’ouvert le lourd battant. « La paix de Notre-Seigneur soit sur vous, que cherchez-vous mon fils ? » dit le moine d’une voix forte… Alors Gringoire s’était écrié …. « L’asile, je demande l’asile, allez quérir le père abbé, le prieur, et le frère herboriste…vite…ils me connaissent. Asile, je demande asile… » Frère Tiburce leva les sourcils, jaugea cet homme qui semblait hors d’haleine, et complètement perdu… « Par Saint-Senoch et Saint-Hilaire, qu’avez-vous donc fait qui vous amène à formuler cette demande ? ».


  • II - DECISIONS ET PENITENCE


Autour d’une table en bois d’orme, épaisse comme une bible, il y avait sept hommes : Gringoire Texier, assassin, le frère Tiburce, dont les yeux verts rappelaient les berges du Grand Lay au printemps, le Prieur Josserand de Luçon, le père Abbé, Thibaut Gauthier de Luze, frère Côme, l’herboriste, qui avait étudié le droit avant de prendre la robe de bure et deux hommes, des géants pensait Gringoire, que le père abbé présenta comme Brivaël de Tréguier et Jakez de Kemenet, deux chevaliers Bretons en route pour la Terre Sainte…. « Degemer Mat, Mat an Traoù ? » (6) lança gaiement celui qui répondait au nom de Jakez de Kemenet et portait une barbe couleur du maïs que faisait pousser Gringoire. On sentait bien que les deux chevaliers Bretons auraient préféré s’exprimer dans leur langue, tant ils avaient du mal à échanger en Français. Leur connaissance de la langue parlée hors de leur Bretagne, incluait cinq ou six centaines de mots, pas plus. Ils avaient malgré tout réussi à négocier un séjour d’une semaine au prieuré de Grammont, qui gardait, pour les voyageurs en manque d’hôtellerie, quatre chambrettes d’un confort relatif mais qui permettait de passer les nuits à l’abri….et puis, même si les Christ en Bretagne était de granit et ceux de Poitou de bois, ou de métal, il régnait au prieuré une ambiance saine, et les deux géants Bretons, en route pour l’Orient, s’étaient senti aussi bien que dans leur église de Lannuon ou An Oriant (7).

Pouvait-on dire que les deux chevaliers étaient en mission Sainte, seulement désireux de servir la Chrétienté sur la terre où, d’après la légende, avait vécu Yeshoua Ben Yosef ?

Je n’en suis, aujourd’hui, plus si sûr…

Thibaut Gauthier de Luze, le père abbé, avait accueilli les deux voyageurs avec une certaine méfiance, qu’il n’avait pas pu expliquer. Quelque chose se dégageait de ces deux hommes, qui n’était pas très sain, mais il n’avait pas su dire quoi et avait simplement suivi l’une des règles de sa communauté qui était d’accueillir et de réconforter, sans poser de questions, pour une durée pouvant aller jusqu’à vingt-et-un jour. Au-delà, il fallait prendre un engagement, comme par exemple celui de devenir convers (7,5) ou novice, avec éventuellement l’intention d’entrer pour de vrai et pour de bon dans la vie monastique régulière.


C’est Jakez de Kemenet qui avait eu l’idée de cette aventure grandiose. Très officiellement, il s’agissait de se mettre au service de dieu, sans être ni curé, ni prêtre, ni moine… Un marin de retour d’un très long voyage lui avait parlé, dans une taverne du port d’An Oriant, de l’incroyable épopée de ceux qu’on appelait les Pauvres Chevaliers du Christ et du Temple de Salomon. Ces « soldats de Dieu, nouvellement constitués en milice, étaient chargés de défendre la route vers Jérusalem, empruntée par les pèlerins qui affluaient de toute l’Europe pour se recueillir à l’endroit où était mort Yeshoua Ben Yosef, le prophète Christos, « l’oint du Seigneur, annoncé par l'Ancien Testament du Judaïsme, ressuscité pour le salut des hommes » disait Brivael de Tréguier, en trébuchant sur les mots en Français.


Le marin rencontré à la taverne, avait évoqué les magnifiques paysages, le sable, la sècheresse, la mer, la chaleur, la longue montée vers la fabuleuse ville de Jérusalem, les étranges traditions, et surtout le mysticisme envahissant, habitant les pèlerins qui faisaient là, le voyage de toute une vie. Ce qu’ils savaient du nouveau testament, ou de l’ancien, se trouvait sur cette terre, sous leurs yeux. Ils avaient le cœur imprégné de paraboles, les yeux baignés de lumière divine, ils découvraient une nouvelle façon de croire, au-delà des simples mots, ils comprenaient mieux la signification des évangiles de Matthieu et Marc, parlant de la foi et de la prière, qui pouvaient déplacer les montagnes…Ils étaient dans le jardin des Oliviers, ils étaient sur le mont des Béatitudes, ils étaient prêts à rejoindre les pêcheurs du lac de Tibériade, prêts, également, à faire sur les genoux, le trajet entre le Saint-Sépulcre et la maison natale de Jean-le-Baptiste, dans le petit village d’Ein Kerem.


Il en avait même vu qui se prenaient pour des personnages bibliques, et parlaient des langues anciennes, jamais apprises, tant cet étrange pays, et surtout cette incroyable ville, pouvait tourner la tête des plus sages, hypnotiser les plus vulnérables et transformer à jamais ceux qui étaient venus pour cela, sans même le savoir.


Rien ne retenait les deux chevaliers en Bretagne, si ce n’était leur engagement auprès du Duc Conan III, qui s’était montré généreux, en leur donnant la permission de quitter son service pour une durée de huit années.

Ils étaient jeunes, célibataires, avaient le sang chaud et envie de faire quelque chose de leur vie. Mais en parlant avec eux, en sondant un peu plus les consciences, il semblait clair que ce n’était plus tant l’aspect religieux de la démarche qui les attirait, maintenant, sur les routes, mais plutôt l’attrait de l’inconnu, du possible, du « peut-être » …

Et si la richesse était au bout de la route, avec la puissance, un petit morceau de terre, ou bien un grand ?

Était-ce pêché de vouloir du mieux dans sa vie ?

Était-t-il vil de se sentir attaché aux bien terrestres plus qu’à l’idée de salut ?

Qui donnait à tous ces nobles le droit de juger ceux qui n’étaient pas de leur rang ?

Rencontreraient-ils Hughes de Payns, ou bien Godefroy de Saint-Omer (8)

Seraient-ils, même, acceptés dans ce nouvel ordre ?

Seule la fin de ce voyage pourrait leur apporter les réponses…


Alors les deux hommes avaient préparé leur monture, chargé quelques biens et vêtement dans quatre coffres de bois, répartis sur trois mules, et s’étaient mis en route pour un voyage qui devrait durer entre cent quarante et cent cinquante jours, selon les dires du marin. Lui-même tenait ces informations de pèlerins rencontrés sur place, et qui avaient cheminé dans la suite d’Alphonse Jourdain, comte de Toulouse et de Provence, venu faire son salut en Terre Sainte.


Partir sans savoir de quoi demain serait fait. Les deux n’étaient pas des mauvais bougres, et, il est vrai que personne n’aurait pu être plus heureux que ces deux Bretons, hôtes pour quelques nuits du prieuré de Grammont, en Bas Poitou, une des nombreuses étapes sur la route de la « ville de la paix » (9).


Une fois le choc initial passé, une fois la colère disparue et les larmes de l’émotion séchées, Gringoire Texier avait été pris d’un incroyable remord, une culpabilité qui lui brulait l’esprit, présente chaque minute de chaque heure. Curieusement, il n’était pas affecté par la certitude que ses biens seraient saisis, qu’il devrait mener une vie loin de ses terres, loin de sa famille. Du moment où il avait abattu son outil sur la tête du curé de Saint-Philbert, son esprit n’avait pas cessé de réfléchir, d’analyser, d’étudier les conséquences d’un tel acte. Il s’était vu dans une cage de métal fort, suspendu dans les airs, livré à l’appétit des oiseaux, écartelé, les genoux brisés, torturé à l’eau, empalé, agonisant sous la morsure de fers rouges, ou, au mieux, décapité à la hache devant une foule sidérée autant par le crime que par le châtiment. Dans ce Bas-Poitou, on ne plaisantait pas avec la chose religieuse. Le temps d’une enquête, qui prouverait effectivement que Walerant Bégaud n’était qu’un voyou déguisé en prêtre, Gringoire avait dix fois le temps d’être exécuté, par principe et après question, sur les ordres d’un dignitaire zélé de l’église catholique. Gringoire s’était dit que si c’était à refaire, il le referait, mais en même temps, il avait eu cent fois honte de ses pensées, mille fois avait-il regretté son geste. Il était trop tard. Il ne lui restait qu’une seule solution : la fuite. Il serait toujours temps de réfléchir, plus tard, au pardon. Deux jours après qu’il eut frappé à la porte du prieuré pour demander asile dans l’enceinte de cette « maison de prière », le père abbé s’approcha de lui alors que le malheureux paysan se trouvait, seul, au réfectoire, tentant de manger un peu de bouillie de gruau, son premier repas depuis le moment tragique du meurtre dans l’église de Saint-Philbert.


« Mon fils, vous-êtes en sécurité ici, personne ne vous a visiblement suivi, vous avez fait le bon choix et aucun des frères ici-présent ne vous dénoncera ni ne lèvera la main contre vous, même si vous avez tué un -homme de dieu-, ou, plutôt un homme qui prétendait servir dieu…Oui, je sais qui il était…je ne devrais pas prendre position, et cette conversation n’a jamais eu lieu, mais c’est vrai, souvenez-vous de la lettre de Saint-Paul aux Galates, chapitre six verset sept : Ne vous y trompez pas: on ne se moque pas de Dieu. Ce qu'un homme aura semé, il le moissonnera aussi »

Thibaud Gauthier de Luze, abbé de Grammont, avait regardé Gringoire Texier, assassin, avec, visible dans les yeux, un amour presque paternel. « Vous avez besoin de pardon, je vais vous entendre en confession, je vous aiderai ensuite à y voir plus clair dans votre situation. Votre vie ne va pas s’arrêter là, faites confiance à l’Eternel. Rien n’est un hasard, et il vous appartient de comprendre pourquoi vous avez frappé à cette porte ».


Quelques heures plus tard, Gringoire avait retrouvé le Père Gauthier de Luze dans la chapelle déserte du prieuré. L’heure avait été choisie pour que le religieux et le pénitent ne puissent être dérangés. A droite de l’autel en pierre, recouvert par un antependium (10) brodé, se trouvait un humble porte cierge avec vingt-quatre bougies votives. Le père abbé expliqua « une bougie pour chaque âme qui réside à Grammont, je vais en rajouter une pour vous, tout à l’heure mon fils, en implorant notre seigneur qu’il vous éclaire de sa lumière…mais avant, je vais vous confesser ». Gringoire se mit à genoux, Le père abbé embrassa son étole, la mit autour de son cou, laissant retomber les pans sur sa robe, alors, le paysan commença :


« Confiteor Deo omnipotent et vois, fratres, quia peccávi nimis cogitatióne, verbo, ópere et omissióne : mea culpa, mea culpa, mea maxima culpa. Ídeo precor beátam Maríam semper Vírginem, omnes Ángelos et Sanctos, et vos, fratres, oráre pro me ad Dóminum Deum nostrum » et suivi alors une liste de mauvaises actions ou pensées, dont nous ne retiendrons que l’assassinat d’un homme dit « d’église » dans un petit village du Bas-Poitou.

« Je regrette tout ce mal, mon père, je regrette tellement, mais en même temps, je ressens encore tellement de haine contre ce Walerant Bégaud, ce faux curé qui mentait à tout le monde, se servait de ses paroissiens pour réaliser ses méfaits, et surtout, avait traité Thaïs avec un tel mépris, bien loin de ce qui était attendu d’un serviteur de dieu… ».

De grosses larmes s’étaient mises à couler sur les joues du paysan.

« Ego te absolvo » dit le père abbé, en faisant de sa main droite un lent signe de croix. Il se retourna, ajouta sur le porte cierge une bougie matérialisant l’âme de Gringoire Texier, et annonça alors la pénitence qu’il avait choisi.


« Mon fils, je ne peux pas mettre en danger la communauté dont j’ai la charge. Dieu vous a pardonné mais vous devez faire pénitence. Le crime étant hors de l’ordinaire, la pénitence le sera aussi, alors voici ce que j’ai décidé, et que vous devrez accepter comme première étape sur la voie du pardon des hommes. Vous serez placé dès demain au service des deux chevaliers Bretons que vous accompagnerez dans leur voyage vers la Terre Sainte.

Vous serez vêtu d’une robe de bure que nous vous donnerons, vous chausserez une paire de sandales, et prendrez avec vous une autre paire, car le voyage est long. Vous porterez avec vous un sac de toile chargé de deux capes de laines et de trois tuniques. Vous aiderez les deux chevaliers dans les soins quotidiens aux bêtes, vous les servirez dans l’humilité, allumerez les feux quand il faudra, veillerez la nuit quand cela sera nécessaire. Une fois arrivé à Jérusalem, vous vous présenterez chez les Pauvres Chevaliers du Christ, et demanderez à parler à Adhémar de Noailles, qui est un mien cousin. Il vous mènera au plus haut dignitaire de l’ordre et vous irez, en compagnie de celui-ci, sur le lieu où Notre Seigneur a souffert son martyre, pour y dire, à genoux, cent fois la prière du Notre-Père, et cent fois l’acte de contrition. Cet homme sera le seul à juger s’il peut vous relever de votre pénitence. Vous lui remettrez en arrivant cette enveloppe scellée, qui ne pourra être ouverte, et j’insiste bien sur ce point, qu’une fois entre les mains de ce dynaste (11). Je confie à Brivael de Tréguier une somme d’argent que je considère comme suffisante pour vous mener à bon port, en toute humilité. Vous allez me signer la cession de dix-pour-cent de votre bétail, qui sera vendu, pour me rembourser de la somme que je vous avance. Que dieu vous ait en sa sainte garde, vous partirez demain à l’aube. Vous ne reviendrez jamais au prieuré…puissiez-vous ne plus jamais porter la main sur autrui. »


Le lendemain, à l’heure de la prière de Laudes, frère Tiburce s’était glissé sur la pointe des sandales, dans la petite chambre décorée seulement d’un crucifix, que Gringoire avait occupé depuis son arrivée dans ce refuge inespéré. « Debout, mon fils, c’est le jour, et il est l’heure ». Gringoire avait retrouvé dans le réfectoire désert, les deux géants Bretons, tous deux prêts au voyage. Il n’y avait pas eu d’adieux. Frère Tiburce avait conduit les trois hommes sur les parvis, s’était assuré qu’ils n’avaient rien laissé derrière. Une simple bénédiction avait servi d’au revoir, puis le frère avait tourné le dos, fait une vingtaine de pas, remis son capuchon sur la tête, rentré ses mains dans les manches de sa robe, dans une posture tout à fait monacale, et avait disparu à l’intérieur du prieuré.


Décembre était entamé, il y aurait des montagnes à Franchir, des brigands en errance, le problème des langues, peut être celui des animaux divagants dans la nature, le mauvais temps, la fatigue, la faim, le logement surtout, car les Bretons savaient que de nombreux endroits sur le chemin de la Terre Sainte n’étaient que des déserts, des plaines, sans aucune vie aux alentours. Il fallait s’en remettre à dieu, ou, à défaut, au destin. Gringoire, qui n’avait jamais appris à lire, connaissait toutefois un peu le calcul. C’était un métayer du compte Prévôt de La Boutetière qui lui avait enseigné les bases, en lui disant que cela serait utile s’il voulait, un jour, gérer une vraie ferme. Alors Grégoire avait joué avec les chiffres, dans sa tête, et avait découvert que si tout se passait bien, ils devraient arriver à Jérusalem entre le vendredi premier jour de mai onze-cent-vingt-cinq et le dimanche vingt-quatre de ce même mois. Il s’était demandé s’il n’aurait pas trop chaud, de quoi il allait vivre, et même s’il arriverait au bout de son étrange voyage. Il savait que vingt-six ans auparavant, des chevaliers chrétiens, une croix de tissu cousue sur leur vêture, étaient partis, en masse, pour libérer le tombeau de Jésus-Christ des occupants qui pratiquaient une fausse religion, ne croyaient pas à un dieu de bonté et de charité. Il ne savait que peu de chose de l’incroyable voyage et de ses conséquences, parmi lesquelles la création du Royaume Chrétien de Jérusalem dont le fondateur avait été un certain Godefroy de Bouillon. Gringoire Texier qui n’avait jamais été plus loin que Thouars, avait devant lui mille-cinquante-lieues qu’il devrait considérer comme étant la distance qui le séparait maintenant du salut.



  • III - EN ROUTE



Ils avaient cheminé vers Clermont, couchant dans des églises, des abbayes qui voulaient bien leur donner le lit, la table et le couvert. A force de marcher dans les bourrasques, sous les pluies hivernales, ils étaient finalement arrivés dans le Comté de Provence pour séjourner quelques temps à Sainte-Marie-de-la Barque (13) où, disait la légende, avait accosté la « Sainte-Mère de Jésus le Sauveur » après avoir traversé la mer. Partis de la campagne du bas-Poitou, je crois, le 16 novembre, ils avaient atteint les rives de la Méditerranée, au bout de vingt-huit jours. Gringoire avait commencé à comprendre la difficulté de se trouver en dehors de son territoire, qu’il connaissait comme le fond de ses braies. Non seulement il avait du mal à converser avec les deux géants Bretons, qui fréquentaient les tavernes et laissaient à Gringoire le soin de prier pour eux et de garder les cinq montures, deux chevaux et trois mules, mais en plus, sous ce soleil d’hiver, au bord de cette mer inconnue, les gens s’exprimaient dans une étrange langue dont il ne comprenait pas un traître mot. Heureusement, il avait retrouvé dans l’église fortifiée, qui datait du neuvième-siècle, la même odeur que dans l’église de Chantaonneis et cela lui avait fait oublier la difficulté d’une telle aventure. Le fait qu’il portât une robe de bure lui était favorable. Il avait semblé que plusieurs personnes lui avaient souri à cause de cela. Il était même presque convaincu que les gens qui habitaient cet étrange village tout près de l’eau, étaient pétris d’une foi de tous les instants. En arrivant en République Italienne, dans la ville de Niza, Gringoire réalisa qu’il était complètement perdu. Il se sentait si loin du petit Lay, du grand Lay, de ses christs de bois, des fleurs de lys qui poussaient au printemps autour du château, des brins de muguet qu’on pouvait trouver au bord des rivières. La mer était encore plus grande que ce qu’il avait pensé. Heureusement, les habitants de la ville, comme auparavant à Saint-Marie-de-la-Barque, le regardaient avec bienveillance. Les deux chevaliers Bretons devaient avoir un minimum d’éducation. Même s’ils étaient hautains avec le paysan en robe de bure, ils n’avaient pas été de mauvais compagnons de voyage, s’assurant qu quotidien que le « pénitent » ait à manger, et puisse dormir sur une couche bien sèche, soit dans la nature, soit dans quelques fermes, ou établissements religieux qui jalonnaient le parcours. Vers la fin du court séjour à Niza, la question avait été de savoir s’il valait mieux continuer la route en passant par le nord de l’Italie, ou bien progresser en descendant vers le sud, jusqu’à Tarente, trouver là un bateau, et s’embarquer pour l’Empire Byzantin, accoster à Durrës, (14) et se joindre, alors, à une caravane qui s’en irait vers Konstantinoupolis. (15) Une fois là-bas, ils se reposeraient une quinzaine de jours avant la deuxième partie de leur voyage, la plus difficile. Jakez et Brivael s’étaient informé auprès de marins sur le port de Niza. Un capitaine manchot, et parlant plusieurs langues, dont le Corse, le Sarde et le Grec, leur avait déconseillé de passer par Pise à cause de la guerre avec Gênes. « Il y a des risques, même moi, je n’irais pas si j’étais vous » avait indiqué le marin, dans un Français teinté d’un incroyable accent chantant. Il avait donc été décidé que ce serait la route du nord qui serait privilégiée. De Niza à Aquilee, il leur avait fallu vingt-quatre jours pleins, plus longtemps que prévu. La route suivie évitait les montagnes. Les trois hommes pouvaient voir, à main gauche, dans le lointain, les sommets enneigés qui leur semblaient irréels. Même en plaine, dans cette Italie du Nord, il faisait bien froid. Gringoire avait revêtu, l’une sur l’autre, les trois tuniques que lui avait donné le père Abbé du prieuré de Grammont. Pendant toute la durée du parcours, par des chemins muletiers, sur des morceaux de routes qui devaient dater de l’empire Romain, ou bien sur des sentiers à peine tracés, Gringoire avait vu devant sa bouche, se former un nuage dont il ne savait pas si c’était de la buée, de la vapeur ou du brouillard. Il s’était enveloppé les pieds de morceaux de cuir trouvés sur le port de Niza, au débarquement d’une nef venant d’Espagne. Il avait froid du réveil jusqu’au soir. Il commençait à doute qu’il puisse un jour terminer son voyage et arriver, sain et sauf, à destination.


Pour aller de Chantonnaeis jusqu’à Niza, les trois hommes avaient chevauché et marché en tout trente-deux jours. Il y avait en les quatre jours passés à prier Myriam, la mère du sauveur, puis encore de la route, sept jours complets avant d’avoir dépassé Antibes, dont l’église cathédrale avait été incendiée, peu avant, par les Sarrasins. Leur corps n’en pouvait plus, ils étaient tous trois reconnaissant à dieu d’avoir finalement atteint Niza.


Même si Jakez faisait le fier et Brivael s’inventait des manœuvres militaires en Bretagne, qui avaient été, d’après lui, bien plus éprouvantes que la « promenade » qu’était ce long voyage plein d’incertitudes, on pouvait voir que tous étaient fatigués. La logique aurait voulu qu’il se reposent plus longtemps entre mer et montagne, mais le temps leur était compté. Alors ils n’étaient restés que six jours, dans une auberge de Canha de Mar (16) faisant chaque matin le trajet le long de la mer jusqu’à Niza pour y quérir des nouvelles, et retournant le soir pour y souper frugalement et y dormir. Après avoir chevauché cinquante jours, s’être reposé cinq jours à l’Aquilee, Gringoire Texier et les deux chevalier Bretons étaient finalement arrivés à Durrës le samedi vingt-huit février, sales, fourbus, dégoutés de tout, et surtout affamés. « Demain matin, il nous faudra trouver une église » osa Brivael de Tréguier « afin de remercier le ciel d’être arrivés jusqu’ici » … « Demain matin ? Je dors » avait répondu Jakez de Kemenet, faisant l’effort de s’exprimer en Français pour inclure Gringoire dans la conversation. Cinq mois ? six mois ? sept mois, peut-être ? Gringoire n’était plus sur des calculs qu’il avait entamés. Il tenait dans sa tête, le compte des jours de marche et des jours de repos, rangeant sagement par thème, les souvenirs qui jalonnaient sa route. Lui qui n’était pas un croyant forcené, il avait passé plus de temps à ressasser des souvenirs de temps plus heureux, dans son bas Poitou, qu’à prier un quelconque dieu, qui n’avait pas été assez généreux pour laisser en vie une jeune fille de vingt ans qui se nommait Thaïs…

En passant à Aquilee, cette ville Italienne d’où ils étaient partis pour le long trajet vers Durrës, Gringoire avait croisé le regard d’une belle jeune fille qui lui avait fait penser à celle qu’il avait aimé. La nuit suivante, il avait fait un étrange rêve qui l’avait habité pendant plusieurs jours, un peu comme s’il avait fallu qu’il prenne le temps de l’analyser et surtout de comprendre ce qu’il voulait dire. Il s’était vu, marchant sans ses sandales, sur un sentier fait de cailloux pointus. Une forme se tenait à une dizaine de coudées devant lui. Un religieux ? une nonne, peut- être, et au fur et à mesure que lui avançait sur le chemin de cailloux pointus et coupants, la forme reculait, encore et toujours. Il s’était, en rêve, immobilisé, ouvrant finalement les bras en signe d’impuissance, alors la forme s’était éclairé d’une incroyable lumière et une voix, qui ne ressemblait à rien de ce qu’il avait déjà entendu, lui avait clairement dit : « Si tu avances, tu ne mourras pas…ne questionne pas…fait….ne regrette pas….vis….n’aies plus de haine, aime, tout simplement…. », puis la forme s’était dissout…il avait vu, devant lui, à la place des cailloux pointus et coupant, de l’herbe rase, comme si on avait passé la serpe, très bas, au plus près du sol, sur une pelouse, au début du printemps, alors il avait continué à marcher, en confiance. Il avait même ressenti l’incroyable sentiment de tout savoir, de tout connaître, de pouvoir prévoir la minute qui suivrait, ou comment serait la prochaine nuit qu’il passerait. Il s’était réveillé, le matin, avec la certitude d’arriver à bon port, la seule inconnue restait quand… !

Andronic Doukas, le riche marchand qui les avait hébergés à leur arrivée à Durrës, avait fait doublement fortune. Son nom avait été donné à Jakez de Kemenet, en Bretagne, par le marin de retour d’aventures. Il avait parlé de « caravanes » qui allaient depuis Durrës jusqu’à Konstantoinopoulis. Une fois arrivés à Durrës, les trois voyageurs étaient allés sur le port. Ils savaient que c’était le cœur battant de la ville, que c’était le bon endroit pour glaner des informations, trouver un logement pour quelques jours, et un moyen d’organiser la prochaine étape. En débarquant chez les Arvanites (17) les trois hommes avaient été pris d’une grande angoisse. Autant jusqu’en Italie, ils avaient senti le lien géographique qui les attachaient à leur Poitou, par le biais de la langue latine qui y était parlée, autant à Durrës, ils étaient enveloppés dans leur solitude, ne pouvant communiquer que par signes, et encore…Dans une taverne, les trois hommes avaient fait la connaissance d’un maréchal ferrant Grec qui avait reconnu, on ne sait pourquoi ou comment, que les deux Bretons étaient des chevaliers. Peut-être était-ce la bague ornée que portait Brivael de Tréguier ? Il avait bu avec eux, se hasardant à lancer quelques mots de vieux Français qu’il connaissait pour les avoir appris quelques années auparavant lors du passage des voyageurs en route pour la reconquête du tombeau de Christos, à Jérusalem. Il s’était présenté comme Ioannis Kotsakos. « Bien Veigniez » (18) avait dit le maréchal, faisant étalage de sa culture « je vais vous trouver prestement une couche, et par matin, nous irons trouver l’homme dont vous me parlez qui pourra vous convoyer… ». Les trois avaient pris ostel (19) au-dessus d’une taverne, dans le quartier des pêcheurs, là où les prix étaient plus raisonnables que directement sur le port.

Ils avaient partagé une chambre et, de l’autre côté du mur, une ribaude avait fait de bonnes affaires, empêchant les voyageurs de dormir tout leur saoul. A L’anjorner (20), le maréchal-ferrant était venu chercher les voyageurs, et les avait amenés devant la porte de la riche demeure de la famille Doukas, des commerçants de haut vol, un père et ses quatre fils, dont les caravanes sillonnaient l’empire Byzantin des rives de l’Adriatique jusqu’aux portes d’Antioche. Andronic Doukas était riche, mais pas fou, peut-être même était-ce pour cela qu’il était devenu une référence dans le commerce. Prendre place dans l’une de ses caravanes était sûr, mais couteux. Il avait fallu trois jours de négociations par personnes interposées, avec des dessins sur du parchemin pour arriver à se faire comprendre : Doukas ne parlait ni Français, ni Italien…Il ne connaissait que le Grec, un peu d’Arménien, et quelques mots d’Arabe, assez pour pouvoir aller d’un point à un autre sans risquer de se faire trucider par une quelconque bande de pilleurs. Il avait bien fallu payer sa place dans la prochaine caravane en partance vers les rives de la Mer Majoure (21). Alors, les trois hommes avaient accepté de servir de factotum (22). Je dis les trois hommes, je devrais dire les quatre, puisque Ioannis Kotsakos, le maréchal-ferrant, avait, lui aussi, négocié une place dans la caravane. Pour payer sa participation au voyage, il s’occuperait des vingt-trois chevaux et des dix-neuf mules. Il avait toujours voulu faire le voyage, mais n’avait jamais ressenti, jusqu’à cette rencontre avec Gringoire et ses deux compagnons, une quelconque urgence à en prendre la décision. Peut-être que pour les trois compagnons qui avaient commencé leur long voyage au prieuré de Grammont, cette partie de l’aventure était la plus difficile. Ioannis Kotsakos, lui, était habitué à l’agitation du port de Durrës, alors que les deux Bretons et Gringoire Texier s’étaient habitués à cheminer dans une sorte de silence monacal qui favorisait la réflexion, et rendait le temps du souper encore plus convivial, chacun partageant, comme il pouvait, avec l’autre, ses réflexions du moment.


Vingt-sept jours, vingt-six nuits de caravane. Quarante-deux personnes, soit à cheval, soit à pied, ceux sur montures ajustant leur pas aux plus lents qui marchaient huit lieues par jour. Il fallait monter le camp, démonter le camp, mettre en place les foyers pour la cuisine, creuser des feuillées, préparer à manger avec ce qui était transporté, ou ce qui était disponible dans les villages traversés. L’hygiène était difficile à maintenir car sur cette étrange terre, il n’y avait pas beaucoup de rivières. Ils étaient bien loin, le Petit Lay, le Grand Lay. Elles étaient oubliées, les longues pluies d’hiver qui noyaient parfois les champs de Gringoire, le condamnant à l’inaction pour plusieurs jours. Les voyageurs formaient une bande hétéroclite, tant par le langage, que par la vêture, et même la teinte de la peau : claire pour ceux des voyageurs, qui, comme nos trois, arrivaient de l’Ouest, plus claire encore pour ceux qui étaient partis du nord de l’Europe, légèrement caramel pour ceux qui étaient venus de l’est, et y retournaient après un voyage d’affaire ? Une chose était certaine, la discipline de la caravane était respectée au quotidien, comme si chacun avait clairement compris que le succès d’une telle entreprise dépendait à la fois du groupe, et de chaque individu. Au bout du treizième jour de marche, à raison toujours de huit lieus par jour, qu’il pleuve, neige, ou vante, la troupe des caravaniers s’était arrêté dans la ville de Salonique, tant pour s’y refaire une santé en quelques jours de repos, que pour y acheter des provisions pour pouvoir ensuite continuer la route jusqu’à Konstantinoupolis. Gringoire Texier avait été chargé d’effectuer les courses nécessaires au repas à venir. Il s’était retrouvé dans un quartier de la ville où vivaient des gens qui lui semblaient étrange. Ne pouvant parler avec eux, il avait eu, encore une fois, recours au langage universel des signes, qui permettait aux hommes de se comprendre sans connaitre les langues respectives. Gringoire avait remercié le ciel d’avoir ses deux mains, avec lesquelles il avait pu décrire et expliquer ce qui l’amenait dans ce quartier. Le marchand s’était frotté les mains : il fallait suffisamment de nourriture pour seize jours, tant pour les hommes que pour les bêtes, le tout serait pris le lendemain matin, par trois des dix-huit chariots, aux roues cerclées de fer, qui composaient la caravane. Dans le quartier où il avait été passer commande, les habitants avaient installé sur le linteau de la porte d’entrée de leur maison, une sorte de tube incliné, fixé à demeure, et qu’ils embrassaient par procuration en touchant l’objet de leur main et en baisant ensuite leurs doigts. C’était, parait-il, une demande de leur dieu, ou de leurs prophètes, Gringoire n’avait pas très bien compris. Le premier maître de la caravane, qui connaissait bien Salonique, avait expliqué, au coin du feu, le soir même, que dans le quartier de la ville où s’était rendu Gringoire, vivaient deux centaines de gens qu’on appelait des Romaniotes (23) : « ce sont des juifs », avait-il dit, ils appartiennent au peuple qui a tué le Christ ». Cette sortie virulente avait surpris Gringoire, déjà peu enclin à défendre une quelconque religion. Le commerçant avait eu pourtant l’air si affable, si gentil, Il lui avait même offert du thé parfumé avec une étrange graine qui se nommait cardamome, et une autre, réduite en poudre, que l’on appelait cannelle. L’homme ressemblait à n’importe quel commerçant, de n’importe quel pays, et appartenant à n’importe quel courant de pensée. La remarque pleine de haine du premier-maître avait suffisamment marqué l’esprit de Gringoire pour qu’il ait eu, ce soir-là, du mal à trouver le sommeil. Était-ce le mot « tuer » qui lui travaillait la conscience, ou bien l’idée que l’on a pu, à un moment de l’histoire, faire en sorte qu’un homme, fut-il juste ou bandit, visionnaire ou bien possédé, expire sur une croix de bois, planté en terre par des hommes qui se targuaient d’être « civilisés » … ? Les six jours à Salonique été déjà derrière la petite troupe qui s’était remise en route. Le premier-maître avait indiqué aux voyageurs dont certains étaient férus d’histoire, qu’ils cheminaient sur la voie Egnatia, une voie Romaine qui traversait les Balkans et dont la construction remontait à -146 avant Jésus-Christ. Gringoire avait été impressionné, les deux Bretons avaient haussé les épaules, d’un air de dire, « eux, ils ont des routes Romaines, nous, les Menhirs et les Dolmens, c’est quand même plus ancien… » La caravane était passé par Kavala, une petite ville portuaire dans laquelle s’étaient arrêtés des centaines de pèlerins piétons, partant en Terre Sainte presque trente ans auparavant. Le soir où la caravane avait campé à la sortie de la ville, en direction de l’est, Gringoire et les Bretons, sans même se consulter, avait fait le vide dans leur tête, et s’en étaient allés, silencieux, jusqu’au bord de mer. Là, toujours sans parler, comme s’ils avaient été dans une sorte de transe silencieuse mais communicative, ils avaient ramassé du bois flotté, fait un large tas, et y avait mis le feu. Ils s’étaient assis, chacun pensant comme les deux autres, à cette incroyable aventure qu’avait été cet « auxilium terre sancte », cette aide à la Terre Sainte, car c’était bien de cela qu’il s’agissait, en tout cas dans l’esprit d’Urbain II, cent-cinquante-neuvième successeur de Saint-Pierre, qui avait appelé les chrétiens à se mettre en route vers Jérusalem. Les trois hommes avaient eu envie de rester sur la plage de sable, alors que derrière eux, la petite ville s’était endormie. Ils avaient effectué déjà plus de la moitié du chemin, et même s’ils savaient qu’il restait encore presque cinq-cents lieues à cheminer, ils sentaient déjà monter en eux l’excitation d’une fin de voyage …Encore soixante jours avait pensé Gringoire, plus que cinquante jours avait calculé Brivael de Tréguier, il nous reste à peine cinquante-cinq jours de voyage, avait spéculé Jakez de Kemenet. Le lendemain, la caravane avait repris la route en direction de Konstantinopoulis où la caravane se terminait. Les animaux s’y reposeraient une dizaine de jours, les hommes se disperseraient vers leurs destinations. Pour Jakez de Kemenet, Brivael de Tréguier et Gringoire Texier, paysan et assassin, le véritable inconnu commencerait quand la caravane arriverait à destination. Le 9 mai, vers six-heures du soir, la caravane arrivait en vue de la coupole de la basilique de la « Sagesse de Dieu », qui culminait à cinquante-cinq mètres au-dessus du sol. Du haut de la colline sur laquelle la caravane avait marqué l’arrêt, les voyageurs pouvaient voir le détroit qu’on appelait Bosphore, et qui marquait la séparation physique entre l’Occident Chrétien et l’Orient des aventures.






  • IV - EN TERRE VRAIMENT INCONNUE


Il avait fallu bien du courage aux trois hommes pour se séparer de la caravane, cet assemblage de bêtes et de voyageurs, aux destinées diverses, dont ils avaient partagé la route depuis Durrës. Personne n’avait anticipé la peur qui avait gagné les aventuriers pendant les dernières vingt-quatre heures. Si jusqu’à présent, le voyage avait été plutôt fait de routine quotidienne, de quelques échanges avec les autres voyageurs, de réflexion intérieure, l’heure était venue de cheminer en solitaires, trois hommes qui traverseraient une partie de l’Empire Seldjoukide, entre Konstantinoupolis et Jérusalem, la ville de la paix, à ce que disaient certains. Quatre cent soixante-dix lieux, cinquante-neuf jours de voyage, si tout se passait bien.

Le hasard existait-il ? ou bien était-ce ce Jésus de Nazareth, ce Yeshoua Ben Yosef, qui gardait un œil bienveillant sur Gringoire Texier et ses deux compagnons ?

Personne n’avait pu répondre à cette question. Toujours est-il que sur la nef qui avait embarqué en Occident, les voyageurs et les montures pour les déposer, deux heures après, en Orient, de l’autre côté du Bosphore, les pèlerins de Chantonnaeis avaient rencontré un étrange personnage, un homme qui aurait pu sortir droit d’une histoire de fée, de magicien, une de ces histoires que contaient parfois les troubadours qui faisaient halte au Château de La Boutetière.

Il n’était pas tout à fait mire, pas vraiment herboriste, un peu astronome, prédisant l’avenir à ceux qui y croyaient, mais surtout, travaillant l’or brut, créant pour les rois, les princes, les puissants, des bijoux raffinés témoignant de leur rang. Il avait œuvré pour tant de gens en place que sa réputation lui était sauf-conduit au travers de l’empire des Seldjoukides.


Aydin Gümüsoglu avait tout ce qu’il fallait pour faire honneur à son prénom qui voulait dire « lumière » et à son nom qui évoquait l’argent, en tant que métal. Les détours de la destinée avaient voulu qu’il étudiât en Vénétie, l’art de la bijouterie, après avoir fréquenté pendant trois ans, un vieil homme vivant dans les montagnes près de Touloun (25) qui lui avait enseigné les bienfaits des plantes, les secrets des planètes, les vibrations de l’univers. Il lui avait également appris à parler aux arbres, sourire aux fleurs, qui étaient des organismes vivants, « sensibles à nos propres états d’âme », lui avait dit le vieil homme, ce Giorgio qui dormait le jour, et vivait la nuit en regardant le ciel. « Par chance, j’ai vécu dans le comté de Provence, j’y ai appris le peu de Français que le connais, même si la vraie langue de ces gens était le prouvançau, il y avait des érudits aux alentours, qui étudiaient la médecine, et parlaient le Français » Les trois voyageurs s’étaient présentés , avaient offert un condensé de ce qui les avait amené à se trouver sur une nef, traversant le Bosphore, en route vers le tombeau du Christ. Aydin avait à son tour expliqué les raisons qu’il avait d’entreprendre ce voyage. « En fait, j’habite à Ispahan, ou j’ai mon atelier avec sept compagnons qui travaillent les métaux précieux et les pierres rares. J’ai reçu une commande pour fabriquer un reliquaire à la demande du roi de Jérusalem Baudoin II. Il semblerait que ce reliquaire serait destiné à abriter un morceau authentique de la vraie croix ».

Aydin s’était expliqué. Il était parfaitement athée, intéressé seulement par ce qu’il pouvait apprendre pour compléter les arts qu’il tentait de maîtriser. Il avait un don pour les langues, ce qui lui facilitait grandement les voyages dans l’empire Seldjoukide, où étaient parlés le Persan, Le Turc et l’Arabe, dépendant du lieu, et dépendant de l’histoire compliquée qui avait façonné cette curieuse terre qui avait changé cinq fois de capitale en cent-soixante-ans.


Le petit groupe avait repris la route vers la Terre Sainte. Ils étaient passé par Ankyra, et avaient continué vers Mazaca, où les voyageurs avaient fait provision d’une étrange spécialité de la région nommée Pastirma. Aydin avait expliqué « C’est du bœuf épicé, séché, qu’il faut couper en tranche. Plus les tranches sont fines, et plus cela donne soif, il faut donc en manger de façon raisonnable, mais cette viande se conserve bien ». Gringoire et les deux Bretons avaient immédiatement pensé à des bonnes tranches de lard, mijotés dans une soupe de mojettes ou de haricots de Paimpol. Ils avaient eu un court moment de vague à l’âme. Aydin s’en était aperçu et avait promis, pour le lendemain, la découverte d’un paysage fabuleux. Il n’avait pas menti. Levé aux premiers rayons du soleil qui éclairait un paysage d’une incroyable blancheur, ils s’étaient acheminés à travers des énormes blocs de roche volcanique, tendre et friable, que les éléments et la main de l’homme avaient façonné d’un incroyable façon, transformant des cavernes naturelles en habitations troglodytes, et en véritables villes souterraines utilisées par la population pour se protéger de telle ou telle invasion. Gringoire et les deux Bretons n’avaient jamais rien vu de tel. Ils étaient restés, bouche ouverte, bras ballants, devant ce qu’ils voyaient. Pour Aydin, ce n’était qu’un énième passage par Derinkuyu, cette ville souterraine de treize étages. Il avait continué son explication, insistant sur le fait que la cité avait servi de refuge aux premiers chrétiens grecs, face aux persécutions de l'Empire romain et, à partir du viie siècle, face aux persécutions des clans des Omeyyades et des Abbassides. Il avait fallu quelques heures pour que les trois voyageurs étrangers en terre Seldjoukide, se remettent du choc qu’avait créé cette vision. Aydin, lui, se sentait fier d’appartenir à un peuple qui avait pu façonner la roche de la plus incroyable façon.


Il avait fallu cinq jours et demi pour se rendre de Derinkuyu jusqu’à Tarse. Si pour Aydin Gümüsoglu, l’athée, l’orfèvre cultivé mais peu au fait des évènements, mythiques ou réels, qui avait émaillé l’histoire du Christianisme, Tarse n’était qu’une petite ville du sud de l’empire, pour Gringoire Texier, le paysan, mais curieusement pour Brivael de Tréguier, la ville représentait, symboliquement, tout ce qui peut avoir un lien avec une conversion. Aucun ne savait vraiment lire, à peine déchiffraient-ils des phrases simples, écrites en grosses lettres. Mais les deux se souvenaient d’une phrase que la légende chrétienne avait placé dans la bouche de Paul de Tarse, futur Saint-Paul : « Je suis Juif, reprit Paul, de Tarse en Cilicie, citoyen d'une ville qui n'est pas sans importance. (27) . Pour on ne savait quelle raison, cette phrase, probablement entendue lors d’une messe quelconque, avait marqué, inconsciemment, et Gringoire, et Brivael. Ils étaient donc à Tarse, sur la trace de Saint-Paul, né Shaul, dans une famille Juive, éduqué à Jérusalem. Le reste de l’histoire était un vague brouillard. Ils se souvenaient de l’ordonnancement du calendrier liturgique, dans leur paroisse, les évangiles, Luc, Marc, Jean, Matthieu, les histoires de nativité, de crucifixion, de domination Romaine, de rois-mages. Passer par Tarse n’était peut-être pas une simple coïncidence. Saint-Paul, bon sang…qui disait qu’avec la foi, on pouvait déplacer des montagnes…Gringoire s’était rappelé que l’histoire de Shaul de Tarse, le plaçait comme un persécuteur des Chrétiens dans le pays de Cham (28) et qu’il avait, en chemin vers Damasq, qui était la ville capitale du pays, rencontré Christ qui s’était adressé à lui, demandant pour quelle raisons « Shaul le persécutait » …


Depuis le départ de Chantaonnaeis, en novembre dernier, Gringoire n’avait eu de cesse de visiter et de revisiter les évènements qui l’avaient poussé à s’expatrier, laissant derrière lui plusieurs dizaines d’arpents de terres en fermage, plus d’une centaine de bêtes en cheptel, et la considération qu’avaient pour lui ses gentils voisins, dont certains étaient des nobles mais avaient gardé leur cœur accessible aux souffrances de leurs prochains. Il n’effectuait pas un pèlerinage, il n’était pas pétri de religion, ce qui ne voulait pas dire qu’il eut en horreur toute croyance. Pour lui, l’important était cette relation intime et privée, d’un homme avec l’objet de sa foi. Il avait une sorte de bon sens qui lui était vissé au corps « si dieu existe » disait-il « il m’entend, alors je n’ai pas besoin du curé, je n’ai pas besoin d’un évêque, tout ça, c’est des simagrées… » Il accomplissait donc sa pénitence. Il avait accepté ce voyage parce qu’il comprenait qu’un crime de cet ordre méritait une peine. Finalement, il se réjouissait autant du voyage et du futur, même inconnu, que de cette séparation brutale d’avec sa terre. Il aurait sans doute continué dans la routine de l’élevage, dans le cycle du travail des parcelles, avec au bout des moissons, mauvaises ou bonnes, suivant les éléments. En fait, il avait réalisé que la vie lui avait envoyé un cadeau, et que sous l’apparence d’une « punition », le long trajet était en fait l’occasion d’un apprentissage sur lui-même. Il avait confronté son corps à un trajet plein d’inconfort, de froids polaires, de chaleurs infernales, avec des compagnons peu loquaces, dont il ne savait finalement pas grand-chose.


Les mois passés sur la route lui avait permis de mieux comprendre la colère qui l’avait amené à tuer un homme. C’était tellement plus facile d’y céder, plutôt que de lutter. Il savait qu’il était son pire ennemi, mais il avait confiance dans sa capacité à dominer les pensées noires qui l’envahissaient parfois.

Mais qui étaient ces juifs qui avaient tué le christ ?

La question était restée en suspens depuis le passage à Salonique… « quand je serai à Jérusalem, j’essaierai de comprendre » avait-il dit à Aydin Gümüsoglu, qui lui avait répondu avec un sourire énigmatique sur les lèvres :

« Il respirera la crainte de l’Éternel ; Il ne jugera point sur l'apparence, Il ne prononcera point sur un ouï-dire. C’est ce qui est dit dans le livre d’Isaïe au chapitre 11 verset 3.

Oui, c’est vrai, je ne connais rien au Christianisme, mais un précepteur m’a enseigné l’ancien testament. Voyez-vous, je suis un Mizrahite, un juif d’orient, on nous appelle aussi les Romaniotes… »

Gringoire était resté silencieux. Il regrettait maintenant son questionnement, ou plutôt, il regrettait d’avoir posé la question comme il l’avait fait, en partant d’un a priori qui semblait, pour certains, être une vérité historique.

Aydin Gümüsoglu, orfèvre de son état, avait pris la tête du petit groupe. Il avait bien compris que c’était là le premier voyage, tant des deux chevaliers Bretons que du paysan Gringoire Texier. Ni ce dernier, ni les deux Bretons n’avaient mentionné les raisons qui les avaient poussés à prendre la route. Aydin s’était douté que les hommes n’étaient pas des croisés en rupture de convoi, ni des commerçants transportant quelque rare marchandise. Il s’était montré discret, se cantonnant à des conversations d’ordre général, donnant, quand il était nécessaire, de l’aide pour mieux se faire comprendre des habitants. Il y avait également l’aspect financier qui mobilisait une grande partie de la soirée. Il fallait payer la nourriture pour les hommes et les bêtes. C’était, comme prévu, Brivael de Tréguier qui réglait les dépenses engagées pour le transport et le logement de Gringoire.

Ce huit-mai à Tarse, avait été très chaud. Aydin avait dit aux voyageurs « ce n’est qu’un avant-goût de ce qui vous attend à Jérusalem, nous arriverons au début de la période chaude. Que votre dieu vous protège ».

L’orfèvre avait longtemps hésité sur le choix de la route. Continuer à pied avec les bêtes, prendre la route d’Edene, vers l’est, aller jusqu’à Osmaniye, puis au sud, prendre ensuite sur Alexandrette, Antioche et Lattaquié, traverser le pays de Lubnan, que les croisés nommaient Liban ? Il aurait ensuite fallu simplement continuer la route en longeant la mer, jusqu’au port de Jaffa. Le souci était la chaleur, bien sûr, mais également les pillards qui dévalisaient les convois à la pointe de l’épée. Il aurait aussi été nécessaires de réduire le rythme de déplacement, de l’abaisser des huit lieues par jour imposés depuis le départ, à cinq lieues quotidiennes, pour permettre d’économiser l’énergie des hommes comme celle des chevaux. Aydin avait calculé que cela prendrait quarante-jours. « Quarante jours ? » avait hurlé Jakez de Kemenet, « ce maudit voyage ne se terminera donc jamais ? » L’autre option était une traversée en ligne droite, sur une nef, une coque, un bateau marchand (29) avec un équipage Byzantin de confiance. En ligne droite, il y avait cent-dix lieues, une traversée de trois jours et demis, au pire, quatre. Fallait-il jouer la prudence et rester sur terre, ou bien tenter le destin en prenant la mer ? Aller de Tarse à Mersin, où était amarré le navire serait l’affaire d’une demie journée. Le soleil se couchait relativement tard, peut-être pouvaient-ils partir vers onze heures du matin, et arriver sur le port de Mersin entre six et sept heures ?

Partis de Chantaonneis le seizième jour de novembre onze-cent-vingt-quatre, les trois voyages, maintenant guidés par Aydin, étaient arrivés à Tarse le vendredi huit mai onze-cent-vingt-cinq… Cent-soixante-treize jours de voyage, les corps n’en pouvaient plus, en dépit des périodes de repos qui avaient émaillé le parcours. Après un repas sommaire dans une taverne de Tarse, où ils avaient diné de légumes farcis en buvant du thé, les hommes, exténués, s’étaient allongés dans la cour d’un relais pour caravanes. Gringoire avait gardé les yeux ouverts, fixant les étoiles, se demandant à quoi pouvait bien ressembler Jérusalem. Il n’avait pas vu la nuit passer. Un coq avait chanté, pas très loin. Alors que l’agitation du quotidien commençait à gagner la cour du relais, Aydin s’approcha du groupe et dit « J’ai trouvé des places sur le bateau. Nous partons pour Mersin, nous y coucherons, et demain, à l’aube, nous lèverons l’ancre. Dans une semaine, vous serez en Terre Sainte.

Le coq qui avait chanté pour annoncer un nouveau jour, fut suivi d’un autre, puis d’un autre encore. Alors, Gringoire Texier, assassin, pénitent, se souvint de l’épisode du renoncement de Saint-Pierre (30), et alors qu’il aurait dû être rempli de joie à l’idée d’entamer la dernière partie du voyage, il se mit à sangloter.


Le capitaine Anthion Apostolakos était fier de son bateau.

Cela pouvait se deviner au sourire qui avait éclairé son visage alors qu’hommes et bêtes étaient montés à bord, les uns par une planche de coupée, les autres, soulevés dans les airs grâce à un mat de charge et à des sangles en corde tressée, recouvertes de drap. Il fallait bien sûr éviter de blesser les montures, que l’on descendait avec précaution, dans la cale du navire, avant de compléter le chargement avec des tonneaux de produits en saumur, des barils de riz, et des matériaux de construction à destination de Jérusalem. Le capitaine avait expliqué qu’à l’origine, ce bateau n’était pas à lui, mais que la bonne fortune avait permis qu’il le gagne au jeu un jour où, dans une taverne de Corinthe, un capitaine Allemand qui était venu chercher une cargaison de Vin de Grèce, avec un bateau appartenant à un armateur Vénitien, avait fait un pari stupide, devant témoin : manger à lui seul, et sans boire un seul verre de vin, deux kilos de poulpe bouilli. Le bateau avait été l’enjeu du pari. Le capitaine Allemand avait perdu, il s’était vengé en se saoulant, et avait, un peu plus tard, et sous l’effet de l’alcool, chuté dans le bassin ou était amarré le navire dont il avait le commandement. Apostolakos, et ses comparses, équipage mercenaire, s’étaient emparé du bâtiment. Ils avaient rapidement largué les amarres, levé la voile carrée, et pris la fuite en direction de l’est, laissant l’équipage Vénitien dans le plus grand dénuement.


Le bateau armé par Apostolakos, maintenant son propre maître, portait un nom qui ne prêtait pas à confusion. Gringoire et les deux Bretons avaient vu les drôles de lettres écrite sur la poupe : τη δόξα του Χριστού, Ti Doxa Tou Christou, « La Gloire Du Christ ». Avec un tel nom, peut-être le navire était-il assuré d’arriver à bon port ? Lorsqu’il avait commencé à caboter dans cette partie de la Méditerranée, avec un équipage de dix hommes, le capitaine Apostolakos avait eu du mal à nourrir ses marins. Du jour où il avait accepté de faire traverser les riches pèlerins entre le royaume Seldjoukide et la Terre Sainte, partout où il était possible d’accoster, il avait commencé à gagner de l’argent. Son bateau qu’il avait, à l’origine, baptisé « Athènes », avait changé de nom. C’était à la fois une sorte de remerciement, un témoignage de foi, et une assurance contre les mauvaises fortunes et le calme plat. Avec ses vingt-trois mètres de longueur, une largeur de sept-mètres soixante et un tirant d’eau, chargée de deux-mètres vingt-cinq (31) la « Gloire du Christ » pouvait transporter cent-cinquante mètres cubes de marchandises. Sa surface de voile de deux-cent mètres carrés lui assurait une vitesse optimale dépendant, bien sûr, des vents. Apostolakos et son équipage avaient déjà essuyé de nombreux grains en passant à côté de Chypre, ou en contournant la Crète. Une petite traversée en mai, ne pouvait que bien se passer. Le capitaine du navire et Aydin Gümüsoglu étaient de vieilles connaissances. Dans le commerce, les réputations se faisaient et se défaisaient rapidement. Celle du marin mercenaire avait traversé les quinze dernières années intactes. C’était donc en pleine confiance que l’orfèvre avait décidé de continuer son voyage avec les trois autres voyageurs, sur le bateau du capitaine Grec.

Ils avaient levé l’ancre le dimanche dix mai a cinq-heures trente du matin, alors que le soleil sortait de l’horizon. A vingt-trois heures, le même jour, la grosse embarcation marchande était passée par le travers de la pointe est de Chypre. Les voyageurs s’étaient installés près des chevaux, Ayden était resté sur le pont, prenant éventuellement refuge dans le spartiate quartier du capitaine Apostolakos. « Etranges voyageurs » avait -il lancé en commençant, avec Anthion, une partie de dés, tandis que le commandement du navire avait été confié aux deux seconds lieutenants. La capitaine avait la tête ailleurs, Ayden pensait à sa future commande de reliquaire, la partir n’avait pas duré très longtemps, et tandis que la « Gloire du Christ » avait ralenti son allure pour cause de vent faiblissant, les hommes sur le bateau s’étaient endormis, ne laissant de garde que trois matelots et le plus jeune des seconds lieutenants.


Le quatorze-mai onze-cent-vingt-cinq, le soleil s’était levé sur « La Gloire du Christ » à la sixième heure du matin. Quelques minutes après, la totalité des marins étaient à la tâche, une journée de plus en mer. A la neuvième heure

Le marin qui se trouvait dans la vigie cria dans sa langue natale : « Βλέπω μια γη μακριά, Vlépo mia gi makriá, Je vois une terre dans le lointain… ».


Pour les marins qui avaient déjà fait plusieurs fois le voyage, ce n’était que routine, pour les deux Bretons et Gringoire Texier, c’était une délivrance. Encore quelques heures, et ils en sauraient plus sur leur avenir. La capitaine convoqua la totalité de son équipage en prévision d’une arrivée dans le port avant la nuit. « Je vous rappelle que nous allons débarquer dans le Comté de Jaffa. Le Comte Hughes II Du Puyset aime particulièrement l’ordre et la discipline. Vous déchargerez le navire, le nettoierez dans sa totalité et seulement à ce moment, vous pourrez débarquer. Attention aux tire-laines, attention à ceux qui veulent vous débaucher pour travailler sur un autre navire. Vous n’aurez pas de meilleur capitaine que moi, souvenez-vous en…et surtout méfiez-vous des ribaudes…elles peuvent vous ensorceler, parait-il. N’oubliez pas que le bosco (32) à toute ma confiance, y compris quand il s’agit de punition. Nous resterons quatre jours à Jaffa. Soyez à bord le dix-huit mai au matin, prêts à réarmer le navire… »


A la sixième heure de l’après-midi, alors que le soleil commençait à rougeoyer à l’ouest, la « Gloire du Christ » toucha le quai du port de Jaffa, réservé pour les bâtiments de plus de vingt-mètres. Ayden, Gringoire, Brivael et Jakez avaient eu amplement le temps de préparer leurs affaires. Gringoire fut surpris d’être accueilli sur cette « Terra Sancta » par un manœuvre qui parlait Français… « Il y a beaucoup de Français ici, beaucoup d’hommes aussi qui viennent des Flandres. Il y a aussi beaucoup de travail…allez-vous au tombeau ? Gringoire ne savait pas quoi répondre, sidéré par la vision des quais, et des aires d’entreposage de matériaux de construction de toutes sortes. Il y avait des moellons, des poutres, des chevrons, des tonneaux, des barils, des caisses en bois de toutes formes, des rouleaux de tissus protégés dans une couverture en toile de coton. On pouvait y voir également des mats de charge démontés, des rouleaux de corde, des jarres énormes en terre cuite qui semblaient peser autant qu’un âne mort…


Le moment des adieux au capitaine Anthion Apostolakos était venu. Le marin avait rejoint, à terre, les chevaliers Bretons, Gringoire et Ayden. « Je suis bien content de voir que vous allez faire route de concert » avait-il dit avec un large sourire. « Quelle que soit la raison de votre visite ici, je prierai pour que Christos vous ait en sa Sainte Garde. » Le capitaine avait tourné le dos. Les quatre hommes avaient chargé sur les chevaux, les coffres contenant le peu de biens qu’ils transportaient avec eux. Était venu le moment de décider du couchage. Ils avaient choisi de cheminer encore un peu sur la route de Jérusalem. L’idée était que faire une, deux, ou peut être trois lieues maintenant, les rapprocheraient d’autant pour la dernière étape, le lendemain peut-être, le surlendemain plus sûrement. La route vers Jérusalem n’était en fait rien de plus qu’un large chemin recouvert d’une fine poussière blanche. La première chose qui avait surpris les quatre hommes était cet incessant parcours tant vers Jérusalem que venant de la ville Sainte. Des hommes, des ânes, des charrettes, de temps en temps, des chevaliers sur de fières montures. Les charrettes allant vers Jérusalem étaient pleines, celle qui en venaient était vides. La nuit était en train de tomber beaucoup plus vite qu’à Chantaonneis, s’était dit Gringoire, encore tout secoué par cette traversée maritime. Sur les trois tuniques qui lui avaient été données à son départ du prieuré, une restait encore portable. Il avait gardé les deux autres pour s’envelopper les pieds, si nécessaire, bien heureux qu’il avait été de disposer de ces vêtements en passant en Italie du Nord, alors que le vent soufflait et que les grands lacs étaient recouverts d’une épaisse couche de glace.


A peine avait il laissé derrière lui le port de Jaffa et son agitation que Gringoire se sentit emporté par une vague de bien-être telle qu’il n’avait encore jamais connu. Il lui semblait qu’un vent chaud soufflait à l’intérieur de lui. Les premiers pas sur la route de la Ville Sainte déclenchèrent chez le paysan une véritable sensation de bonheur et de plénitude. Il n’était certainement pas question de miracle au sens religieux du terme, mais plutôt d’un sentiment d’accomplissement et de récompense. D’un seul coup, le passé de Gringoire s’effaçait. Il était parti de chez lui depuis tant de jours et tant de nuits, que c’était un peu comme s’il avait commencé ce voyage au début de sa vie, n’avait connu que la route, et ne connaitrait que cette Terre Sainte, et rien d’autre.


Pour les deux chevaliers Bretons, le bilan était différent. Ils étaient là de leur plein-gré, c’était une aventure qu’ils avaient désirée, et ils comptaient bien aller jusqu’au bout de la route, d’autant plus fiers qu’ils avaient mis à profit le temps passé avec Gringoire pour faire d’énormes progrès en Français, à tel point qu’après cinq mois de voyage, ils étaient maintenant capables de comprendre et de s’exprimer dans la langue de Gringoire.


Alors que la nuit se faisait de plus en plus sombre, il avait fallu se résoudre à trouver refuge dans une auberge, un relais pour les voyageurs qui faisaient souvent, à pied, ou monté sur le dos d’un âne, le trajet entre Jérusalem et la côte. L’auberge n’était en fait rien de plus qu’une simple masure suffisamment grande pour une salle à manger et une cuisine au rez-de-chaussée. A l’unique étage se trouvaient cinq chambres, séparées des communs par de simples portières en tissus. Une impression d’extrême pauvreté se dégageait du tout. Les quatre hommes avaient décidé de passer la nuit à cet endroit. Il se partageraient deux chambres, louées à un prix outrancier par l’aubergiste, un Normand arrivé dans le sillage de Pierre l’Ermite, vingt huit ans auparavant. L’homme était un véritable colosse, peu ouvert à la discussion, ou même aux échanges avec les gens. Alors que les quatre voyageurs s’apprêtaient à souper, Ayden avait engagé la conversation avec un de ses voisins de table, surpris qu’il était par l’apparence de l’aubergiste, qui était tout, sauf accueillant. L’homme, un commerçant en objets de verre, qui s’en retournait en Vénétie après avoir livré une commande en main propre au palais de Baudoin II, Roi de Jérusalem, était, si l’on pouvait dire, un habitué de la maison. Il fournit à Ayden une précision qui faisait froid dans le dos. « Cet homme est un Tafur (33). Il est arrivé en mille-quatre-vingt-dix-neuf. C’est un aventurier. Dieu, la religion, il s’en moque éperdument. C’est un ancien cuisinier du Royaume de Jérusalem, qui a été renvoyé par l’entourage de Godefroy de Bouillon l’avoué du saint Sépulcre… »


Gringoire Texier regretta rapidement le choix de cette auberge.


Il vit apparaitre dans la grande salle, deux ribaudes, visiblement là pour gagner leur vie et passer la nuit avec tel ou tel riche voyageur. Les filles étaient connues des autres voyageurs. Il était certain qu’elles avaient leurs habitudes et connaissaient les faiblesses de la clientèle. Leurs prénoms étaient ils de vrais prénoms ou bien des surnoms utilisés dans le cadre du « travail » ? Nul ne savait vraiment. Amsah voulait dire en Arabe « de bonne compagnie » et Wafika sous-entendait « compagne, douce amie », avait précisé le marchand de verrerie.


Le paysan n’aurait pu expliquer ni pourquoi, ni comment, une sorte de troisième sens peut-être, il sut immédiatement que quelque chose allait se passer, et que le sang allait couler. Cette certitude le paralysa, en même temps qu’il ressenti un souffle glacé descendre le long de son épine dorsale. Alors que les deux prostituées s’approchaient de la table de Gringoire, avec au bout de leur regard Jakez de Kemenet et Brivael de Tréguier, déjà au bout de leur troisième pichet de vin, l’aubergiste s’approcha et d’un voix forte, qui pouvait être entendue par la salle entière, indiqua : « il est d’usage dans ce pays que quand deux jolies femmes viennent à votre table, vous les invitiez à partager et le souper, et la couche …et cela ne vous coutera qu’un seul besant d’or(34) pour les deux, la nuit, avec tout ce que vous pourrez boire jusqu’à demain… » . Les deux chevaliers, ivres, se levèrent en se tenant au bord de la table. Jakez se mit à hurler « c’est nous les conquérants, on devrait nous payer pour que nous honorions ces coureuses de remparts (35), ces bordelières. Quant à toi, l’aubergiste, tu n’es qu’un bougre, une merdaille, tu n’es même pas digne que je te pisse dessus l’infâme vinasse que tu oses servir aux voyageurs ». Brivael avait essayé de tempérer les ardeurs belliqueuses de son pays, mais les regards qu’il avait lancé dans ce but à Jakez, n’avait pas eu l’effet escompté. Sous l’effet de la surprise, l’aubergiste ne réagit pas. Il y eu un moment de flottement, et le silence se fit dans la salle éclairée par des lampes à huile. L’aubergiste battit en retraite vers son comptoir dans un silence qui ne présageait rien de bon. Il en revint à grand pas, une dague dans chaque main, se jeta sur les Bretons en hurlant : « Chiens de merde…Fils de pendu…Fot-en-cul (36), personne ne vient dans mon auberge pour m’insulter…voilà comment je traite les houliers (37). Toujours en hurlant, il leva les deux bras et abattit sur les Bretons, ses mains qui tenaient chacune une dague. Jakez fut proprement transpercé au niveau du cœur et s’écroula sur la table, Brivael tenta un mouvement de recul mais la lame, au lieu de s’enfoncer dans le cœur, coupa un large sillon dans l’abdomen du Breton.


« On Tat pe heny so en nefvou Ho hann bezet sanctifiet Deuet ho raouantelez Ho volontez bezet graet en douar euel en nefve » …


Alors que le sang commençait à jaillir de la blessure profonde, Brivael eu le temps de commencer un « Notre Père » dans la langue de son pays…Au fond de lui, il savait que ses doutes et ses pêchés ne pouvaient qu’être pardonnés, puisqu’il avait fait ce long voyage vers la Terre Sainte…


La salle resta silencieuse. Le temps pour l’aubergiste de retrouver son calme. « Vous enlèverez les corps de vos compagnons avant demain matin »


Ayden et Gringoire étaient resté un long moment dans une détresse absolue, ne sachant ni que dire ni que faire. Ils avaient surtout évité une quelconque provocation. Aux premières heures de jour, ils étaient partis en quête d’un fossoyeur, après avoir allongé les deux chevaliers sur la paille de l’écurie. Ils avaient dû aller jusqu’à Ramla, pour trouver les gens qui savaient comment se pratiquaient les ensevelissements, et les endroits utilisés pour laisser reposer les corps. L’après midi même, les deux Bretons étaient inhumés en Terra Sancta, probablement déjà lavés de tout ce que leurs âmes avaient pu contenir de sombre. Ils avaient été ensevelis avec leurs vêtements, leurs chausses, leurs épées. Ayden et Gringoire avaient tout de suite trouvé preneur, à bon prix, pour leurs montures. Avec l’argent, ils avaient réglé les frais des obsèques, gardant pour eux-mêmes un petit pécule. L’après midi était arrivé, la nuit n’allait pas tarder. L’idée de trouver une autre auberge ne leur vint même pas, tout échaudé qu’ils étaient par leur horrible expérience de la veille. Ils avaient fait le calcul : il restait neuf lieues avant d’arriver à Jérusalem. Ils avaient décidé de s’imposer une marche de nuit, avec leurs quatre chevaux. Sept heures ? Huit heures ? Il était difficile de savoir.

Soudainement, tous les repères avaient disparu, tant pour Ayden Gümüsoglu, la pièce rapportée, que pour Gringoire Texier, l’assassin pénitent. Il était temps que tout s’arrête. Il était grand temps….


Alors que le soleil se levait, Gringoire Texier cru à une illusion d’optique. Ils étaient arrivés en haut d’une énième colline et devant eux s’étalait La Ville Sainte. « Je vois une petite tour avec un toit pointu » murmura Gringoire, pas très sûr, en fait, de ce qu’il apercevait … « C’est la tour de David, près du quartier Arménien » indiqua Ayden, qui connaissait l’endroit pour y être déjà venu. Dans moins de trois heures, nous aurons passé les murs, nous avons réussi.


Le dimanche 17 mai onze-cent-vingt-cinq, après cent-quatre-vingt deux jours de voyage, Gringoire Texier, paysan, assassin, pénitent, guidé par Ayden Gümüsoglu, se présentait à la porte de la maison des Pauvres Chevaliers du Christ et du Temple de Salomon. Lui, le quasi illettré, le paysan, le moins que rien, était sur le point d’accomplir sa promesse faite au père Abbé du Prieuré de Grammont. « Il est temps de nous séparer, mon ami » indiqua Ayden. « Je suis heureux d’avoir pu cheminer avec toi. Peut-être nous reverrons nous dans un autre monde ? » Les deux hommes se donnèrent l’accolade. « Que dieu te protège Ayden, tu as été d’une très grande aide ». Gringoire regarda l’orfèvre partir dans la foule en direction du Palais de Baudoin II, roi de Jérusalem, et franchi résolument la porte de la maison des Pauvres Chevaliers du Christ.


Un garde l’arrêta immédiatement. Que faisait donc ici ce gueux en robe de bure et en sandales ? Qui était cet individu crasseux qui osait franchir le seuil de cette respectable maison de pierre, en plein cœur de Jérusalem, à quelques centaines de mètres à peine de la basilique du Saint-Sépulcre ? Gringoire passa la main sous sa robe de bure, sous sa tunique et sorti un étui en cuir qu’il tenait autour du cou, grâce à une cordelette de lin, depuis son départ le seize novembre onze-cent-vingt-quatre. Gringoire tendit l’étui au garde qui portait une cotte de maille frappée d’un blason représentant une croix pattée de couleur rouge. Le garde ouvrit l’étui, il déplia le parchemin qu’il contenait et son visage se figea. Il raidit sa posture et s’adressa à Gringoire, un brin plus respectueusement : « Demeurez ici, je vais chercher le seigneur de Noailles. Il voudra venir lui-même vous chercher, après avoir lu ce pli, je pense… »

Attendre….

Il fallait que les choses se fassent comme elles devaient se faire. Gringoire fit trois pas en arrière se tourna vers la rue pour profiter de ce qu’il pouvait voir : d’abord, un ciel bleu comme il n’en existait pas en Poitou, des maisons en pierre grises, des tours, des murailles, un palais, un va et vient de gens en armes, de gens de haut rang sur des chevaux, de piétons dont la couleur de la peau indiquait qu’ils étaient probablement natifs de la région. Il n’avait qu’une seule hâte : aller au plus vite voir cette basilique, ce tombeau, qui avait justifié les mouvements de foules de mille-quatre-vingt-seize, cet incroyable déplacement en masse, motivé tant par la foi de beaucoup, que par des considérations moins spirituelles de certains. Gringoire voulait voir, voulait comprendre, voulait savoir. Il sentit une main se poser sur son épaule. Ce n’était pas une menace, c’était une main amicale. Il se retourna pour faire face à l’homme qui le dépassait d’une tête, portait la barbe et une cicatrice importante sur la joue droite. « Je suis Adhémar de Noailles » dit l’homme « J’ai lu le pli de mon cousin le Père Abbé de Gramont. Que le Christ vous ait en sa Sainte-Garde. Il m’est demandé de vous faire rencontrer Hugh de Payns, le grand maître de notre milice. Un écuyer va vous préparer de quoi vous laver et vous fournir une robe et des chausses. Vous rencontrerez Hugh de Payns en après-midi ». L’homme claqua des doigts. Un jeune écuyer apparu aussitôt, sortant d’un office, et pris en charge Gringoire Texier.


Il avait eu droit à un bain, son premier en cent-quatre-vingt-deux jours.

Il avait été vêtu de neuf, une robe en coton blanc, des hauts de chausses, des bottes médiévales hautes. Sa barbe avait été taillée, autant que ses cheveux. Une mauvaise blessure qu’il avait au pied droit avait été soignée par un barbier attaché à la milice. Il avait même pu se reposer sur un lit d’une dureté monacale, et avait réussi à s’endormir, avec Jérusalem à ses côtés.


A la sixième heure après midi, l’écuyer vint le chercher. Ensembles, ils montèrent deux étages, passèrent à travers des pièces dans lesquelles s’affairaient des hommes en armure. Après avoir passé plusieurs couloirs, marché sur des sols en pierre couverts de tapis, ils arrivèrent devant une porte en bois munie d’une serrure qui devait faire trois fois la taille de la main droite de Gringoire. L’écuyer frappa à la porte. Une voix forte invita à entrer dans la pièce. Précédé de l’écuyer, Gringoire Texier entra. La pièce était grande, trente coudées par vingt peut-être, avait jaugé Gringoire, qui savait mesurer les terres, dans le Poitou, d’un simple coup d’œil. Prés d’une table en bois qui devait peser au moins deux cent livres, se trouvait trois hommes dont Adhémar de Noailles qui prit tout de suite la parole : « Gringoire Texier, je vous présente Hugh de Payns et Geoffroi de Saint-Omer, les plus hauts dignitaires de notre ordre, comme demandé dans le pli que vous a remis le père abbé, mon cousin. J’ai fait mon devoir, je vous laisse entre de meilleures mains pour ce qu’il vous reste à faire » … Adhémar de Noailles, visiblement familier d’Hugh de Payns et de Geoffroi de Saint-Omer pris rapidement congé. Gringoire se retrouva seul devant les deux hauts-dignitaires, prêt à répondre à d’éventuelles questions… Hugh de Payns avait deviné la curiosité de Gringoire quant au contenu du pli, scellé par l’abbé, à Grammont avant le départ le 16 novembre. Il regarda brièvement Geoffroi de Saint-Omer, qui fit un signe affirmatif de la tête. Hugh de Payns commença alors…


« Nous sommes Hugh de Payns et Geoffroi de Saint Omer, les fondateurs de la Milice des Pauvres Chevaliers du Christ et du Temple de Jérusalem. C’est sans nulles doutes notre Seigneur qui a bien voulu permettre que vous arriviez jusqu’ici. Qu’il vous ait pour toujours en sa Sainte Garde. Je vais vous donner lecture intégrale du pli que l’Abbé de Grammont a fait parvenir à notre secrétaire Adhémar de Noailles ; asseyez vous donc, vous devez être fatigué après un si long voyage. » Le fondateur de l’ordre commença la lecture :


« Bien cher Cousin,

L’homme qui vous remettra ce pli, encore scellé, est un homme de bien qui a malheureusement cédé à la colère et tué un ecclésiastique.

Il s’agit d’une longue histoire. Sachez pourtant que l’homme d’église tué aurait été renié par son évêque, par ses pairs, peut être même par Dieu, si sa vie dissolue et ses pratiques prévaricatrices avaient été connues en temps et heure.

L’homme est un paysan, un bon gestionnaire, qui pourrait être utile au bien commun de votre ordre, s’il arrive jusqu’à vous. Je suis convaincu qu’il a du regret de son geste meurtrier. Il a accepté sa pénitence avec humilité, et le seul fait que vous lisez aujourd’hui ce pli, prouve qu’il a mérité son salut. Il ne vous reste plus qu’à demander aux fondateurs de l’ordre, qu’ils le prennent auprès d’eux, et lui fournisse un emploi propre à mettre en valeur ses talents, et lui faire oublier les mauvais moments qu’il a traversé.


Que Dieu vous bénisse, et permette à cet homme, Gringoire Texier, de connaitre la paix d’une nouvelle vie en Terre Sainte.

Votre dévoué cousin, Thibaut Gauthier de Luze

Abbé de Grammont.


Hugh de Payns donna le pli à Geoffroi de Saint-Omer qui le parcouru des yeux en silence. Au bout de quelques instants de réflexion, il s’approcha de Gringoire, le regarda dans les yeux en lui mettant les mains sur les épaules : « Mon ami, si c’est un homme d’église qui vous envoi à nous, nous ne saurions faire autre chose que vous aider. Il y a du travail, ici, pour les hommes de bonne volonté. La foi se fait rare, tout le reste peut s’apprendre… »


La cloche d’un office du soir venait de tinter. Gringoire savait qu’il coucherait ce soir, et pour d’autres soirs, dans la maison des Pauvres Chevaliers du Christ, qui était, en fait, une partie même du palais de Baudoin II.


Il était sorti dans le crépuscule. Des martinets à ventre blanc fendaient l’air, en piaulant, au-dessus de la ville. Il avait suivi des gens qui semblaient se presser. Il était passé par des ruelles étroites qui montaient et redescendaient. Il avait senti des épices dont il ignorait l’existence, vu des affûteurs de lames qui travaillaient assis par terre, il avait aperçu également un étal de pâtisseries, et avait continué pendant quelques minutes encore, jusqu’à ce qu’il arrive devant une sorte de porte donnant sur une cour. A droite et à gauche de cette porte, il y avait des soldats du guet, reconnaissable à leur cotte de maille et au blason à croix pattée. Gringoire franchi la porte. Devant lui, des larges dalles de pierre, polies par les pas, menaient à l’entrée d’une église surmontée d’un dôme, ouvert sur le ciel.


Le cœur battant, il entra dans le bâtiment.

Les tempes bourdonnantes, Il fut pris à la gorge par les fumées des encens

Il tomba à genoux, comme d’autres l’avaient fait.

Devant lui se trouvait le tombeau du Christ.

© 2019 Sylvain Ubersfeld pour Histoires d’U

(*) Tu vas avancer ma sacrée fille de bougre, j’vais t’glisser dedans… (te faire rentrer de force…)

1. Une race de vache typique du sud de la Vendée, à l’époque le « bas-Poitou »

2. Terme ancien désignant un bordel

3. Une monnaie du XII -ème siècle

4. En pratique, on distingue deux types de suspense : suspense générale : le clerc n'a plus aucun pouvoir inhérent à son office, si ce n'est l'administration de son bénéfice ; suspense a divinis : le clerc ne peut plus exercer son pouvoir d'ordre, c'est-à-dire l'administration des sacrements.

5. Il s’agit d’une épidémie d’ergotisme causée par l’ingestion d’un champignon parasite du seigle, l’ergot de seigle. De nombreuses épidémies de ce type ont pris place en Europe.

6. Bienvenue…comment ça va ?

7. Lannion et Lorient (7,5) Convers : Au XII e siècle, moine qui n’était pas soumis à la règle majeure de l’ordre, mais à un règlement mineur (les us et coutumes) et qui assurait les tâches matérielles permettant à la communauté de subvenir à ses besoins.

8. Les principaux fondateurs de la Milice des Pauvres Chevaliers du Christ et du Temple de Salomon.

9. Une des traductions du nom de Jérusalem : ville sainte de la paix (grec biblique)

10. L’antependium ou devant d’autel, est une tenture de draperie, souvent en toile ou en cuir, destinée à orner la façade de l'autel. Le devant-d ‘autel rectangulaire ou rigide peut se substituer à lui, comme le dossal.

11. Personne d’autorité, ou ayant autorité

12. Laudes : prière dite à l’aurore.

13. Le nom des Saintes-Maries-de-la-Mer au Moyen-âge

14. Aujourd’hui en Albanie, la deuxième ville du pays derrière Tirana.

15. Aujourd’hui, Istamboul.

16. Aujourd’hui Cagnes sur Mer

17. Le nom d’époque des Albanais.

18. Bienvenue

19. S’étaient logés

20. L’aube

21. La Mer Noire

22. Personne dont les fonctions consistent à s'occuper de tout (dans une maison, auprès de qqn). Homme à tout faire

23. Les Romaniotes sont des Juifs hellénisés, issus des populations juives restées ou retournées en diaspora après l'exil de Babylone. Une tradition orale romaniote fait remonter l'arrivée des premiers Juifs à Ioannina en 70, peu après la destruction du Second Temple. Ils se sont répandu dans tout l'espace hellénistique, notamment en Égypte, en Syrie, dans les cités d'Asie mineure et de Grèce, et sur les rives de la Mer Noire, ainsi qu'en attestent les écrits de Luc et, en particulier, le détail des voyages de Paul.

24. Le terme de « croisade » est apparu seulement au milieu du XIII ème siècle. Le terme « Auxillium Terre Sancte » ou « voyage à Jérusalem » était utilisé jusque-là.

25. Toulon

26.Il s’agit de la ville de Kayseri, capitale de la région de Cappadoce, également connues sous l’ancien nom de Césarée de Cappadoce

27. Actes des Apôtres 22 :3

28. La Syrie, capitale Damas

29. Une sorte de nef comme il en existant durant le moyen-âge

30. Chacun des quatre Évangiles rapporte qu'après l'arrestation de Jésus, l'apôtre Pierre, par peur de risquer lui aussi la mort, nie trois fois avoir eu aucune relation avec celui-ci. Puis, lorsque le coq chante, Pierre sort et pleure amèrement, au souvenir de l'annonce que le Christ lui a faite de cette lâcheté : « Avant que le coq chante, tu m'auras renié trois fois ». Évangiles selon Matthieu 26-34 ; Marc 14-30 ; Luc 22-34 ; Jean 13, 38.

31. Le tirant d'eau est la hauteur de la partie immergée du bateau qui varie en fonction de la charge transportée. Il correspond à la distance verticale entre la flottaison et le point le plus bas de la coque, généralement la quille

32. Maître d’équipage

33. Le nom de Tafurs est donné à des bandes de combattants chrétiens actifs durant la première croisade, et auxquels sont prêtées de nombreuses atrocités.

34. Monnaie en usage dans le Royaume de Jérusalem à l’époque de cette histoire. Le Besant d’or équivalait à 4.18 grammes d’or.

35. Expression moyenâgeuse pour désigner une prostituée

36. Fot-en-cul : sodomites

37. Personne qui fréquente les lieux de débauche, ou qui provoque la débauche

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