Quand l’infirmière était venue la chercher dans la salle d’attente dont les fenêtres donnaient sur les plaines de Vendée, le cœur de Mumu avait battu un peu plus vite. Les minutes qui allaient suivre étaient peut-être celles qu’elle redoutait le plus. « Votre prénom, c’est bien Muriel Marie Isabelle ? » avait demandé la secrétaire médicale du service ? Comment voulez-vous qu’on vous appelle ? »
Alors la jeune femme avait simplement répondu "Mumu »…tout le monde m’appelle Mumu…"
Depuis longtemps déjà, elle avait fait le ménage dans ses souvenirs, pour ne garder que ceux qui la portaient, en faisant fi des heures sombres de l’enfance, les plus sombres, même si certaines avaient survécus sous forme de tristesse épisodique, de silences qui parlaient plus encore que des silences habituels…. Et si tout devait s’arrêter en quelques mois ? quelques semaines ? quelques jours ? ou même, tant la douleur était envahissante, en quelques heures seulement ? C’était effectivement une chose de parler avec détachement de la mort, de l « après », du départ, du chagrin qui ne devrait pas prendre le pas sur la vie de ceux qui restaient, mais c’en était une autre de savoir que tout dépendait du résultat d’un imagerie redoutée. Y aurait-il un air sombre sur le visage du manipulateur, des commentaires peu engageants sur ce qu’ils voyaient, de la part des membres de l’équipe ? Le sale crabe guettait à la porte du bâtiment d’imagerie nucléaire. Il avait suffi de parquer la voiture et de marcher vers ce moment bien sérieux, pour l’apercevoir, à gauche, sous un plant d’hortensia en plaine floraison… Peut-être suffisait-il, en passant, de lui filer un gros coup de talon, de l’écraser… ?
Dans la mémoire de Mumu, il y avait un homme, pas un homme du commun avec simplement deux pieds, deux jambes, une tête, un esprit…en plus, cet homme-là avait un cœur. Il savait parler aux écureuils, avait joué de la musique dans le train des équipages de la Marine Nationale, avait dissipé sa jeunesse auprès de femmes qu’il n’avait certainement jamais oublié. Il savait trouver de l’eau, sauver des âmes, faire aux autres ce que les autres auraient eu envie qu’on leur fasse. Il n’y avait pas, dans cet homme, une seule fibre de malice, ou bien la malice qui avait été, à un moment, avait simplement disparu, un jour, au hasard d’un clair de lune, quand les planètes s’étaient alignées comme il fallait, puisque, c’était certain « tout a une raison d’être » …Elle pouvait encore entendre son pas lourd dans l’escalier, alors qu’elle arrêtait net toute activité en disant : « tiens, voilà Jo… »
D’un seul coup, elle s’était souvenue de la force de la lune au-dessus de Notre-Dame des Anges. En un éclair, elle avait revu l’homme monter doucement sa colline pour aller méditer du fond de l’âme, assis sur un vieux siège de voiture, dans l’inconfort d’un hangar agricole. Le vieil homme avait la conviction chevillée à l’âme, il avait le regard clair des sages, la certitude que tout venait à point, au bon moment, et qu’il suffisait de voir « les signes », de trouver le bon chemin.... Je ne te parle pas d’un parcours fléché avec des panneaux du style « ici, c’est la bonne voie, là c’est la mauvaise, n’y va pas ».
Mumu avait souvent entendu dire « ne demande pas ton chemin, tu risquerais de ne pas te perdre »…alors elle avait pris tout ce qui s’était présenté, le brouillard dans le cœur, la clarté des petits matins qui se levaient sur les Maures, la pluie cristalline des averses de printemps, les charognards d’huissiers de justice qui attendaient, tapis sous des montagnes de commandement à payer, que la jeune femme baisse les bras, se recroqueville, disparaisse sous les aiguilles de pins, soit mangée, peut-être, par les familles de sangliers qui déambulaient, nuitamment , entre les cades, les chênes, près des pieds de lavande, avec femmes, cousins, pères, mères, marcassins, retournant tout de leur groin.
La jeune femme était passée près du fossé qui n’avait pas de fond, elle avait marché, telle une ballerine, sur le fil du rasoir, en maintenant l’équilibre avec les bras, comme une funambule l’aurait fait. Elle avait réussi à ne pas tomber. De l’autre côté du fossé, l’homme avait éclairé le sol, la colline, le ciel même avec une lumière si forte que se tromper de chemin aurait été impossible, faire exprès de tomber aurait été une trahison et Mumu n’aimait pas trahir. Alors que Mumu entrait dans la salle où se trouvait la machine à traquer les métastases, elle n’avait pu s’empêcher de revoir le visage de tous ceux qu’elle avait aidé, ceux qui ouvraient les vannes en conscience, ou ceux dont l’inconscient attendait d’être dompté pour faire remonter à la surface les souffrances dont s’emparait la magicienne. Il fallait ensuite comprendre, tordre le cou aux sac à dos, dessouder les fausses croyances, panser les traumas, réparer les sourires, insuffler une énergie nouvelle aux âmes, quitte à perdre la sienne propre pour un moment. Il y en avait eu, des odeurs d’encens, des soupirs qui se transformaient en sanglots, des histoires de non-dits, de mal-dits, des histoires de mensonges, des pleurs, des grincements de dents le tout agrémenté, c’était selon, de mépris, de manipulation, de méchanceté, même….mais il y avait eu aussi des sourires qui évoquaient un mieux, souvent, une guérison, la cicatrisation d’une âme, un cœur qui recommençait à battre pour vivre, plutôt que battre par routine, pour juste éviter de mourir.
La Tomographie par Emission de Positrons, connue sous l’acronyme barbare de PET scan, se déroulait comme il était prévu, suivant un protocole mis en place par des sages en blouse blanche. Autour de tout ceci flottait des années de recherches, des années de médecine, des grands pontes, des visites de chef de clinique en oncologie, accompagné par une flopée de futurs chefs de clinique qui savaient tout mais dont certains, parfois, étaient assez humbles, en cachette, pour réaliser qu’ils n’en savaient pas autant que cela. Effectivement, parfois, une « condamnée par la science » ou un malade en stade « 4 » retrouvait le droit chemin de la vraie vie et continuait son parcours. Personne n’avait alors d’explication à offrir. Les hommes de sciences disaient parfois, d’un air supérieur : « oui, cela arrive, quand les gens ont vraiment envie de vivre… ». Alors, tout était dit, la mort avait été vaincue, c’est nous les plus forts, non ? Il y avait des tas de choses que Mumu connaissait, mais elle était en même temps sagement consciente qu’elle n’aurait pas assez de temps pour tout savoir…alors il fallait faire un tri… « On ne peut pas aider quelqu’un contre sa volonté » disait-elle, mais en même temps, elle se laissait dépasser par ceux qui avaient besoin de se loger dans son cœur pendant quelques semaines, quelques mois, quelques années, même que certains lui disaient, avec affection, « on dirait sœur Térésa, tiens v’là l’abbé Pierre, salut Saint Vincent de Paul… »
Le docteur Ramée s’était frotté le haut du crâne en disant : « je n’ai jamais vu cela, il n’y a plus rien…vous êtes sûr que votre bécane fonctionne ? » Les manipulateurs avaient répondu par l’affirmative. Ils en voulaient pour preuve les trois examens pratiqués entre 9H45 et 13H50 ce vendredi 12 juillet, de biens tristes imageries d’ailleurs, qui avait confirmé deux lymphomes et une leucémie. Sale temps pour les trois patients qui étaient sortis du bâtiment avec l’impression curieuse ne plus toucher terre, de ne plus savoir dans quelle direction aller. Aucun n’avait même posé la question du « combien de temps ? » en redoutant, et pour cause, la réponse…Les certitudes de l’oncologue en avaient pris un sacré coup…Mumu avait dû trouver un moyen de se débarrasser du crabe…mais était-ce possible ? C’était qui cette Mumu, une sorte de mage ? une entité qui marchait avec un pied sur terre et un autre quelque part ailleurs ? Était-ce une descendante cachée d’Ibn Sina, Avicenne, une cousine éloignée d’Ambroise Paré, une soeur de Jean-Baptiste Charcot, une nièce d’Henri Laborit, était-elle en cheville avec Raphael, lui-même un « archange » inspiré par un « maître plein de bonté », disait la légende … ?
L’oncologue avait fait part de ses doutes à Mumu, ce jour-là vêtu de clair, comme pour conjurer l’ombre qui menaçait sa vie…Au début de l’examen, Mumu avait essayé de dompter les battements de son cœur…
Elle avait déposé ses vêtements pas très loin et se trouvait encore couchée sur l’étroite table de l’échotomographe . On lui avait parlé d’émission de positons, de couronne de détection, on lui avait injecté un produit radioactif…elle s’était dit intérieurement ; « j’ai mes anges avec moi ».
Il y avait eu des signes qui ne trompaient pas. Mumu s’en souvenait très bien : son gentil chat « Spaghetti », si prompt à se vautrer sur elle à la moindre occasion, et à lui pétrir l’estomac pour se procurer sa dose quotidienne de plaisir, fuyait maintenant ce qui, hier encore, était son lieu de villégiature : le ventre de Mumu. Le félin avait même été plus loin, il s’était soulagé sur le tapis de coco, au pied de sa maîtresse, comme s’il avait voulu se débarrasser de « quelque chose » qu’il aurait pris dans le corps de Mumu. C’était curieux, c’était inexplicable, jusqu’à ce que Mumu découvre que cette conduite animale était fréquente, les bêtes, plus sensibles que bien des humains, sentant les changements physiologiques qui prennent place chez leurs maîtres.
Mumu n’avait plus rien à donner …ses bijoux avaient trouvé d’autres propriétaires, il ne lui restait que son expérience, trois pendules, deux baguettes de sourcier en cuivre, des kilos d’encens, un sécateur fabriqué en Corée, des gants de jardin qui venaient de Hollande, des hectolitres d’amour pour le genre humain, des réserves incalculables de caresses pour son chat « Spaghetti », une passion pour les fleurs, une tendresse particulière pour ceux qui n’avaient pas eu autant de chance qu’elle, et dont la vie pouvait basculer d’un jour à l’autre. Elle n’était pas certaine d’être encore là l’an prochain ? Elle ne redoutait pas de s’en aller, mais ceux qui la connaissaient pouvaient déceler dans la voix cette légère modification qui trahit l’incertitude, l’interrogation…
Avec la maladie à ses côtés, le moindre coup de vent, un peu sérieux, un peu volontaire, aurait pu la transporter d’un bout à l’autre de son grand jardin si elle n’avait pas été aussi bien ancrée dans la terre…Heureusement, elle avait des racines aussi longues que celles des grands arbres, ceux qui traversent les tempêtes et sont encore là quand le ciel se calme.
Mumu avait quitté l’hôpital, vite, vite, pour éviter sans doute que l’infâme crabe ne la rattrape…Elle était revenue sur ses terres, où dormait la tradition, les saints, les nobles du passé, là où cohabitent le muguet et la fleur de lys.
Les hérons, si prompt à s’inquiéter du moindre mouvement, n’avaient même pas tourné la tête quand Mumu était passée devant eux…
Quelqu’un, quelque part, ici, « là-bas », ou « de l’autre côté » devait sourire, se frotter les mains, en se disant : « bon, ce n’est pas encore pour cette fois….
© 2019 Sylvain Ubersfeld pour Histoires Courtes