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TRANSITS

INTRODUCTION

EN CUISINE

FILATURE

GRANDES LIGNES

EXODUS

LA FEMME AU VISON

LA MAMMA

DERNIER TRAIN

COURRIER

SAINT-LAZARE

UN VOYAGE

__________

INTRODUCTION

« TRANSITS » est une petite série de portraits sur base ferroviaire. Les situations et les personnages sont authentiques mais pas nécessairement contemporains, quoi que….

Les noms ont été modifiés. Les trains cités ont existé. Ils ont aujourd’hui disparu, laissant la place à d’infâmes convois à grande vitesse dont l’accès est réservé aux détenteurs de billets vendus au prix de l’or ou même, parfois, du platine. La vapeur s’est échappée il y a déjà longtemps, il n’y a plus ni chauffeur, ni mécaniciens. Pour aller à Istamboul, on prend en général l’avion. Pour se rendre à Nice en TGV, on met un peu plus de cinq heures, contre onze à la fin des années cinquante. Il n’existe plus de vrais wagons-restaurants, de wagons-lits d’un quelconque type, datant de « l’époque glorieuse », quand on pouvait traverser l’Europe dans le grand confort. Une nuit, dans un compartiment « mixte » de couchettes en première classe, je m’étais trouvé face à une femme que j’avais estimé du même âge que moi. Elle avait des yeux d’un vert hypnotisant et un sourire énigmatique sur les lèvres. Pendant les sept heures qu’avait duré notre face à face, à la lumière des liseuses, nous n’avions pas eu besoin d’échanger un quelconque mot. Les regards avaient été suffisants, pour nous dire que nous nous étions trouvés, que nous aurions aimé passer plus de temps l’un avec l’autre, souhaité mieux nous connaitre. Je m’étais finalement endormi, je crois, entre Brig et Domodossola. Quand je m’étais réveillé, pas très loin de Milan, j’avais trouvé sur mon oreiller un numéro de téléphone. Plus tard, bien plus tard, en route pour Copenhague, où je devais changer de train, j’avais offert à une femme rencontrée au wagon-restaurant, la possibilité de profiter du deuxième lit, vide, de mon compartiment de wagon-Lit, en tout bien, tout honneur. L’honneur avait vite été oublié, était resté le bien. Elle s’appelait Brigitte F. Elle habitait en Suisse, pas loin d’un lac, au pied de l’Eiger, fumait comme un pompier, buvait comme un Polonais, avait un cœur d’une rare bonté, choyait les animaux, souriait à la vie jusqu’à ce qu’une leucémie l’emporte. Son père conduisait des trains pour les Chemins de Fer Fédéraux, sa mère était ingénieur et concevait des locomotives pour S.I.G, la Schweizerische Industrie Gesellschaft à Neuhausen, son grand père avait dirigé les travaux de percement du tunnel de la Jungfrau Bahn, le chemin de fer le plus haut d’Europe.

J’ai toujours aimé le monde ferroviaire.

Il existe une théorie suivant laquelle la vie que nous vivons aujourd’hui a été précédée par un certain nombre de « vies antérieures ». J’y crois. Je crois même que dans l’une de ces « vies antérieures », j’ai été mécanicien homologué « vitesse » sur une 241 P, une de ces locomotives qui sillonnaient la France et parfois l’Europe. Je crois aussi qu’à un moment ou a un autre, j’ai du être « conducteur » de wagons-lits, dirigeant d’industrie, mafieux, avocat, trafiquant d’armes, aventurier, capitaine au long cours…

Les trains continuent à habiter dans mes souvenirs.

Il y a des choses qui restent inoubliables, même quand on essaie très fort de ne pas trop y penser.

Puisse ces dix historiettes, vous faire rêver un peu…

La Boutetière

Aout/Septembre 2019

EN CUISINE…

« Un chef maigre, ce serait suspect » lui avait dit son maître-enseignant à l’école Hôtelière de Lausanne, section Cuisine. Alors, François Payet n’avait pas hésité, il avait passé beaucoup de temps à concocter des sauces, étudier les pommes de terre sarladaises qui accompagneraient ses tournedos sauce béarnaise, disserter sur les vertus du veau, les pièges de la cuisson du porc, les avantages des endives au gratin ou des tomates farcies…Il avait aussi vu et revu ses choix de fromages, et même exigé qu’on lui adjoigne, dans sa brigade, un commis plus rapide que lui ne l’était. Un commis rapide permettrait d’économiser de précieuses minutes lors de la préparation des plats. Il aurait ainsi plus de temps pour s’assurer du goût de ce qu’il allait faire servir, à cent-vingt-kilomètres-heures, entre Paris et Dijon, Vintimille et Lyon, ou à l’autre bout de l’Europe, dans le Bosphore, les montagnes du Taurus, les plaines de Pologne, les horizons sans fins des pays Nordiques.

C’était un homme rude. Il venait de ce canton du nord de la Suisse, un petit monde qui usait les femmes et les hommes à force d’hivers accablants, mais adoucissait les cœurs quand on regardait le soleil se coucher sur les collines du Jura. Il était généreux sur la noix de muscade, aimable sur le poivre, parcimonieux avec le safran. Il avait souvent fait les vingt-quatre kilomètres entre Délémont, où vivait son père et Raedersdorf, la ville d’Alsace où habitait sa mère, gouvernante d’hôtel. Il avait cuisiné pour sa famille Française, comme pour sa famille Suisse. Il possédait, depuis treize ans, un couteau dit « à éplucher » -Thiers-, du modèle inventé par Victor Pouzet. En mil neuf cent quarante-neuf, il avait acheté, en plus, un « Rex » chez Victorinox, un truc qu’on surnommait « rasoir à légumes », pour le dépanner, au cas où, disait-il, la lame de son économe « Thiers » deviendrait un jour trop usée. Il était maniaque, incroyablement sûr de lui. Il avait préparé des déjeuners pour des ambassadeurs en déplacement d’une capitale à une autre, des dîners pour des princesses de sang royal. Les trains ? Il était tombé dedans à force de passer ses dimanches après-midi à la Gare SBB de Délémont.

La cuisine, c’était son autre passion. Le docteur Payet, son père, avait veillé à ce que François reçoive une éducation, une formation à une vraie profession. « Il n’y a pas de chômage dans les métiers de bouche » avait-il dit avant d’envoyer son fils dans une célèbre école de cuisine sur les bords du lac Léman… « Et les trains ? Et les voyages ? … » Son père avait haussé les épaules.

Dans la vie d’un médecin de province, dans cette Suisse de l’après-guerre, il n’y avait pas de place pour le rêve. Alors, pourquoi y-en-aurait-il pour un fils de médecin ? L’hiver qui avait suivi la fin de son diplôme, le destin avait donné un coup de pouce à François : une neige épaisse avait recouvert le sol et les voies, un train qui venait de Berne, en route pour Paris, tracté par une « Pacific » était passé au ralenti sous ses yeux, en gare de Délémont. Après le fourgon qui se trouvait derrière la locomotive, était attelé le wagon-restaurant. Un numéro doré à quatre chiffres était fixé sur le bas de la caisse de ce restaurant roulant : 3697. François s’en souvenait comme si c’était hier. La lumière brillait à l’intérieur, il y avait de la fumée qui sortait par un emplacement sur le toit. Il avait senti cette étrange odeur qui lui avait fait « quelque chose au fond du cœur », une odeur de charbon domestique, comme celui qui brûlait dans la chaudière de la maison. Il avait senti également les effluves d’une cuisine raffinée…Il avait même pu apercevoir un serveur en veste blanche portant un plat avec la dignité d’un ecclésiastique présentant un ostensoir aux fidèles. Était-ce une sole meunière ? Un gigot d’agneau en braillouse ? De l’escalope de veau à la Milanaise ?

Le convoi semblait glisser sur la neige. Le seul bruit était le « tac-tac » des roues qui passaient sur l’infime espace entre deux rails de trente-six mètres. Pendant moins d’une minute, il y avait eu de la magie tout autour de François.

Il y avait eu également un déclic, une sorte d’impulsion, une étincelle…Peut-être la Compagnie Internationale des Wagons-Lits embauchait-elle ? Mais où se documenter ? à Berne ? à Bruxelles ? à Paris ? Comment faire ? et surtout quels sont les compétences requises ? Quitter mon Jura ? Ces quelques instants allaient décider pour François, du reste de sa vie…

…..

A raison de 250.000 kilomètres par an, François Payet avait fait cent-onze-fois le tour de la terre. Il se refusait à calculer combien de tonnes de pommes de terre étaient passées sous la lame de son économe, ou celle de son « Rex ». Il ne pensait même pas aux litres de béarnaises, aux kilos de fromages, au bannissement du Maroilles à l’odeur extravagante et à son remplacement par le plus sage Pont-L’Evêque. Il savait qu’il n’oublierait jamais le verre de Bordeaux de la fin du travail, quand la brigade s’asseyait enfin, alors que le restaurant venait de fermer après deux services de quarante-huit couverts. …Il avait vu Istamboul, Trieste, Copenhague, Berlin, Milan, Varsovie, Prague. Mais, pendant qu’il roulait sur les voies d’une Europe en reconstruction, il ne s’était pas aperçu que le temps passait.

Un inspecteur de la Compagnie lui avait demandé un jour, lors d’un Paris-Amsterdam, avec œuf mimosa, rôti de bœuf aux morilles, plateau de fromage et glace plombière, comment améliorer les conditions de travail des personnels de cuisine…François Payet avait fait cette étrange réponse « enlever les verres dépolis des fenêtres des cuisines, et les remplacer par du verre transparent, pour qu’on puisse voir les vaches dans les prés et les jolies femmes sur les quais de gares…Si vous faites cela, on se sentira un peu moins prisonniers…





FILATURE

Le cliché avait été pris à la gare de Milan je crois, à moins que ce ne fut à Sofia, ou à Belgrade, peut-être…et en fait cela n’avait pas d’importance. Le dossier allait de toute façon être classé. L’affaire était tellement ancienne…ça datait de l’époque du rideau de fer, de la guerre froide…

L’homme était effectivement suivi, non pas par un, mais par deux agents de la CSS (1) agissant sur ordre de Moscou, avait on pensé à l’époque. Pour diversifier un peu, il y avait une femme qui portait des lunettes et qui avait l’air revêche de celles à qui la vie n’a pas souri, et, juste derrière elle, un homme en imperméable couleur mastic qui portait un chapeau mou. La logique aurait voulu que l’homme qui était sous filature, Oleg Petkov, ne se soit aperçu de rien. Ce n’était pas le cas, il savait qu’il était suivi, il avait repéré l’homme au chapeau, mais ignorait encore tout de la femme qui marchait à quelques pas, juste derrière lui.

Petkov avait l’habitude d’utiliser le Simplon Orient Express pour ses déplacements. Il évitait les aéroports, les routes de montagnes, les grands ports. Il se méfiait des complicités toujours possibles, des changements d’allégeance qui dépendaient d’une purge, d’une nomination, de la mort d’un agent, de l’opinion d’un membre du Politburo, du refroidissement ou du réchauffement des relations entre tel ou tel pays...cette guerre froide était un combat d’un type inconnu, une situation qui ne permettait aucune vision à long terme. Pour Oleg, le choix était simple : la liberté ou l’asservissement…Il avait choisi la liberté, et avait simplement monnayé l’aide dont il aurait besoin. Il en avait eu assez d’œuvrer pour le KGB, avait accumulé un grand nombre de dossiers suffisamment explosifs pour déstabiliser Ivan Alexandrovitch Serov, le président de la police politique, à l’époque de cette étrange affaire. Alors qu’il passait devant la voiture-lit N° 3314, une ancêtre, type « Z », qui avait déjà roulé plus de deux millions de kilomètres depuis sa construction en France en 1927, il n’avait pas fait attention à l’employé qui nettoyait une des fenêtres de la voiture avec une sorte de balai à long manche. Rien ne le distinguait de n’importe quel commis de la CIWL (2) qu’il aurait pu croiser dans un de ces trains internationaux qu’il affectionnait. De la même manière, il n’avait même pas accordé un regard à la femme qui portait une jupe grise, et qui était assise sur un banc faisant face au convoi. Au travers de son « bras armé », la « Special Activities Division », la CIA avait organisé le convoyage de Petkov depuis Istamboul jusqu’à Paris. Là, il était prévu qu’il soit transféré, sous protection, jusqu’à « La Flèche D’or » qui reliait Paris à Londres via un court trajet en ferry-boat, et un trajet, depuis Douvres, sur les Chemins de Fer de la Southern Railway. Ce voyage vers l’Angleterre serait le premier vrai pas vers la liberté. Tant qu’il serait sur le continent de la vieille Europe, le danger serait encore bien présent. Pour la « jeune » CIA, l’agence de renseignement Américaine, Petkov était du pain béni. Il apportait avec lui une masse d’information qui permettrait à Langley (3) de prendre un peu d’avance. L’homme au balai et la femme à la jupe grise, faisaient partie d’une équipe de cinq personnes, qui accompagneraient Oleg jusqu’à l’Ambassade Américaine de la capitale Britannique. En dépit de son ulcère qui venait de se réveiller, Oleg se réjouissait du diner qu’il allait pouvoir déguster dans la voiture restaurant. Après la cuisine Russe, et plus particulièrement les « varenyky » (4) qu’il adorait, la cuisine Française était sa seconde passion. Il savait qu’en empruntant le Simplon Orient Express, il aurait droit, au wagon-restaurant, à un copieux repas avec consommé, hors d’œuvres, choix de poisson ou de viande, salade, fromage et dessert. De quoi lui permettre d’attendre l’heure d’aller se coucher, sous la protection de ses anges gardiens. Dans moins de trente-six heures, il y aurait l’arrivée à Paris Gare de Lyon. Le rêve de passage à l’Ouest du Major Oleg Petkov était en train de devenir réalité.


  1. (Комитет за държавна сигурност, Komitet za daržavna sigurnost ; abréviations : КДС ou CSS, la police secrète Bulgare à l’époque de la dictature Stalinienne sous contrôle de l’URSS.

  2. CIWL Compagnie Internationale des Wagons-Lits

  3. Le siège de la CIA en Virginie

  4. Les varenyky ou vareniki (варе́ники en russe) sont un plat traditionnel ukrainien. Ressemblant à des raviolis, ils sont cependant plus volumineux et très similaires aux pierogi (leur équivalent polonais). Il en existe de nombreuses déclinaisons, les varenyky peuvent être farcis de fromage salé ou sucré, de champignons, de chou cru ou cuit, de haricots, millet, grains de pavots, pommes, cerises, fruits rouges, confiture, lardons, foie, etc. Souvent les farces sont composites, par exemple : œuf dur haché mélangé à la ciboulette hachée. Les varenyky avec le chou, les pommes de terre, la viande, les pommes, les cerises et le fromage blanc sucré sont parmi les plus consommés. Les varenyky sucrés sont généralement servis avec du beurre et la crème fraiche, les varenyky salés sont servis avec des lardons et un oignon finement haché et coloré à la poêle.



GRANDES LIGNES

Il était arrivé une heure trente à l’avance. Il avait perdu une partie de sa mémoire mais il avait eu besoin de rêver. Il savait bien que sur place, il trouverait ce qu’il fallait pour lui faire bondir le cœur et faire ressurgir, peut-être, des bribes d’une vie qu’il aurait eu « avant ». Avant ?

Avant, c’était il ne savait pas quand. On lui avait expliqué, à l’hôpital, qu’il avait été renversé boulevard Haussmann, par une voiture qui roulait trop vite, et s’était révélée avoir servi à un hold-up dans une agence du Crédit Lyonnais. L’homme avait posé ses deux valises juste en dessous du grand panneau sur lequel des employés de la compagnie des chemins de fer, accrochaient des panneaux en email portant les numéros des trains, les destinations, et les voies. Il avait du mal à comprendre comment tout cela fonctionnait. Mais il avait pris le temps de regarder les affiches publicitaires qui évoquait des paysages. Une sorte de voile s’était levé, quelques instants, une demie-minute ? une minute peut-être…. Il avait vu un paysage stylisé évoquant le Val de Loire, et s’était souvenu d’un château à Amboise, et d’un repas au bord du fleuve. Juste à côté, il avait vu une jeune fille qui portait un chapeau en paille ? ou était-ce du bambou, il y avait marqué « Côte d’Azur » …Il s’était immédiatement souvenu d’une plage à Juan-les-Pins qui se nommait « Le Ruban Bleu ». Il s’y était revu l’espace d’un éclair de mémoire. Il était enfant. Un photographe lui avait mis sur l’épaule une colombe blanche, avait pris la photo, et avait donné à ses parents un ticket pour aller, plus tard, chercher le cliché. Il se souvenait de l’oiseau, mais pas de l’année. Il savait qu’il avait des frères et sœurs, mais ne se souvenait pas de leur nom. Une autre affiche l’avait interpellé : celle vantant la côte Basque. Une image était venue de très loin. Il se souvenait d’un berger sur une paire d’échasses. Il avait un béret bleu foncé. Il ne savait pas où il l’avait vu, ni quand. Il n’avait pas tout oublié. Quand on lui avait dit que sa place était réservée dans le « Mistral » qui partait à 13H10, il n’avait pas eu l’air surpris. Il avait reconnu le nom du train, mais n’avait aucun souvenir de l’avoir jamais emprunté. Le choc avec la voiture, boulevard Haussmann, avait dû faire de gros dégâts, mais le neurologue de l’hôpital Lariboisière avait été formel : « Il retrouvera la mémoire, mais je ne peux pas vous dire quand. Il faut qu’il fasse un maximum de choses tout seul, à commencer par retourner chez lui, à Nice, enfin là où il habite, à Aspremont, je crois, non ? » Alors, le taxi l’avait déposé à la gare de Lyon. Le chauffeur ne s’était même pas aperçu que le client qu’il avait chargé n’était pas un client comme les autres. Visiblement, l’homme aux deux valises connaissait les usages, il avait été généreux avec le pourboire. En regardant le tableau des départs, il avait vu des noms dont il ignorait la signification. Dijon, Melun, Montargis, Saint-Etienne ? « Où donc sont ces villes » s’était-il demandé. Il avait soudain été pris d’une violente envie de Hot-Dog…Il savait qu’il avait vu, en entrant, un kiosque d’où se dégageait l’odeur particulière des saucisses fumées : il avait eu un peu de mal à le retrouver, confondant les halls, les couloirs larges, ne comprenant pas ce que voulaient dire les flèches. Il s’était guidé à l’odeur, juste à l’odeur. Pour mieux naviguer à la recherche de son hot-dog, il avait abandonné ses deux valises en dessous du panneau d’affichage des départs « Grandes Lignes ». L’idée que ses valises eussent pu être volées ne l’avait même pas effleuré. Il ne voyait son futur que dans la dizaine de minutes qui allait suivre. Il savait que quelqu’un l’attendrait à la gare Thiers, à Nice, et qu’on l’emmènerait jusqu’à chez lui, dans les collines qui étaient presque des montagnes, entre le ciel et la mer. La rame du « Mistral » avait été mise à quai. Quand il était monté à bord, il avait tout de suite aimé ce silence, cette étrange impression fugace d’être pour quelques instants, seul au monde, le premier voyageur d’un train qui n’était que pour lui. Il avait eu la chance de vivre intensément cette émotion pendant treize minutes, avant d’être rejoint par une mère de famille avec trois enfants, qui allait jusqu’à Antibes. Il s’était demandé ce qu’il ferait s’il loupait la gare de Nice, si les médicaments le plongeaient dans un sommeil profond. Et puis, il s’était simplement dit, « à dieu va… », et s’était laissé bercé quelques secondes, par le balancement du train qui passait maintenant sur les aiguillages, à la sortie de la gare de Lyon. Alors que le « Mistral » traversait doucement le 12ème arrondissement, avant de franchir la Seine, il avait aperçu une ménagère dans une cuisine, une jeune fille à son balcon, un homme qui fumait la pipe devant un feu de circulation, en attendant visiblement qu’il passe au vert. Il avait fermé les yeux et s’était dit qu’il aller passer les dix prochaines heures, dans ce compartiment, assez pour commencer à se refaire une mémoire…




EXODUS

Il avait fallu emballer trente ans de vie à Budapest dans trois valises. Depuis le Xième siècle, il y avait des juifs en Hongrie. Il avait suffi de la folie meurtrière d’un petit homme moustachu pour modifier le destin de millions de femmes, d’hommes et d’enfants. Il avait eu quatre heures pour tout préparer. Il avait eu de la chance : un de ses voisins de l’immeuble du 15, rue Molnar, à trois pas du Danube, lui avait glissé un mot sous la porte, la veille au soir. « Vigyázz magadra. holnap 16 órakor felveszik!, faites attention à vous, ils vont venir vous chercher demain à 16H00”. Laszlo Kadar avait eu du flair. Il faisait partie de ces hommes qui avaient eu une vision éclairée du futur à court terme. Dès 1938, il avait compris les dangers de ce qui se passait en Allemagne, et envoyé femme et enfants dans un petit village du sud de l’Angleterre, où il avait des attaches émotionnelles très fortes. Il était resté en Hongrie pour pouvoir continuer à soulager sa patientèle. Comme si les Allemands n’étaient pas assez antisémites, Budapest avait connu les Croix Fléchées et Ferenc Szalasi. La gestapo se rapprochait dangereusement de Kadar, il n’avait pas eu d’autre choix que de partir au petit jour avec ses trois valises, pour la gare de Budapest-Keleti où il monterait dans un train à destination de Constanta, en Roumanie. Pendant le trajet de plus de mille kilomètres, il aurait suffisamment de temps pour changer d’apparence, teindre ses cheveux, rajeunir son aspect. Depuis Constanta, il prendrait un bateau de pêche jusqu’à Zonguldak, en Turquie, où une voiture l’attendrait pour le conduire à Antalya, où un deuxième bateau, appartenant à la Haganah, lui permettrait de rejoindre Chypre dans un premier temps. Laszlo Kadar préférait avoir affaire avec les Anglais, même rigides, que devoir faire face aux milices nationalistes Hongroises ou à la Gestapo. Il avait estimé la durée de son hasardeux voyage entre une semaine et dix-jours. Il ne savait pas quand il pourrait revoir son épouse ou ses enfants. En arrivant à la gare de Keleti, et en dépit des circonstances tragiques, et de l’incertitude concernant le déroulement des dix jours à venir, Kadar avait ressenti une étrange impression de bien-être quand il était passé devant la locomotive MAVAG 424, un chef d’œuvre de mécanique qui s’exportait dans le monde entier. C’était un monstre d’acier de 138 tonnes, avec son charbon, et qui mesurait vingt-et-un mètre de long. Le mécanicien avait regardé Laszlo, qui s’était immobilisé, comme s’il avait été hypnotisé par l’incroyable vision de ce mécanicien, de petite taille, graissant avec attention, les têtes de bielles de sa locomotive. Il avait même offert une explication technique, heureux que quelqu’un s’intéresse à ce qu’il était en train de faire. Ne sachant pas quand il aurait de nouveau l’occasion de manger, Kadar avait fait un crochet par le buffet de la gare pour y déguster un « Pörkölt », un ragoût à la Hongroise accompagné d’une demi-bouteille de Villany. Trente minutes avant le départ de son convoi, il avait décidé de monter dans la voiture où se trouvait sa place, puis s’était ravisé et n’avait rejoint son train que quatre minutes avant que celui-ci ne s’ébranle en direction de Felsopakony, Taborfalva, Szeged et la grande aventure vers la « Terre Promise ». Les quelques premières trente minutes de l’incroyable voyage, avaient été probablement les plus dures. Trois valises à tirer dans le couloir, et surtout à caser où ? Même en première classe, la place était limitée. Il avait dû s’arranger avec un autre voyageur qui avait proposé de déplacer sa propre valise dans la voiture suivante pour faire de la place à Laszlo. Il devait impérativement avoir ses trois valises près de lui : ce qu’elles contenaient, en dehors des effets personnels et des photos retraçant les trente dernières années, avait une valeur militaire inestimable. Les Anglais de Chypre seraient certainement preneurs, et partageraient sans doute avec les Américains de Patton. Le Docteur Laszlo Kadar n’aimait pas le terme de « résistant » Il préférait celui de « réfractaire ». Après une heure de voyage, alors que le convoi venait de dépasser Kecskemét, le docteur Kadar s’était mis à repense aux « belles années », quand, avec son épouse, il avait pris le Simplon-Orient-Express, pour aller passer trois semaines partagées entre la Côte d’Azur et Paris. Une fois à Paris, ils avaient pris une chambre double à l’Hôtel Meurice, rue de Rivoli…Laszlo savait qu’au moment où il était, lui, en route pour Chypre, un certain Dietrich Von Choltitz, commandant en chef de la garnison Allemande du Gross Paris, occupait peut-être la même chambre avec vue sur les Tuileries et les bâtiments du Louvre…

La nuit était tombée, le train vers Constanta progressait. Au fur et à mesure des arrêts, le convoi se vidait. A Szeged, le train s’était arrêté pour permettre à une vingtaine de membres des Croix Fléchées (1) de fouiller le train à la recherche de juifs… Ils avaient rapidement regardé le passeport d’Andras Szekély, alias Laszlo Kadar, représentant en Hongrie de la compagnie Allemande Heidelberg Druckmaschinen, machines d’imprimerie mondialement connues.

Le seul fait qu’Andras Szekély eut, entre les mains, un laissez-passer portant le tampon de la Kommandantur de Budapest, était suffisant pour qu’il ne soit pas inquiété plus avant. Le train avait repris sa marche, les ampoules recouvertes d’une légère peinture bleutée translucide, éclairaient la nuit. Il restait soixante-quatre kilomètres avant la frontière Roumaine. L’heure qui restait avant d’y arriver lui semblait être un siècle.


  1. Le Parti des Croix fléchées - Mouvement hungariste est un parti politique hongrois hungariste, fasciste, pro-allemand, antisémite, fondé en 1935. Dirigé par Ferenc Szálasi, il disparaît en 1945.


LA FEMME AU VISON

On m’avait souvent dit : « Qui sait ? Tu auras peut-être la femme au vison dans ta voiture, si c’est le cas, soit gentil avec elle, je crois que c’est un ancien mannequin, mais du genre sérieux, elle a travaillé pour un grand couturier de Paris » … Je m’étais imaginé une grande femme blonde, engoncée dans un manteau de vison allant jusqu’aux chevilles…là, mon imagination avait dévié quelques secondes. Je ne lui avais laissé, sous son magnifique manteau, que sa dignité…mais bien sûr, ce n’était qu’un fantasme….

J’avais rejoint la Compagnie Internationale de Wagons-Lits par choix. Je m’étais un jour réveillé dans mon petit appartement de la rue Saint-Charles à Paris, pas très loin du quai de Javel ou tournaient les usines Citroën, et j’avais décidé : aujourd’hui, c’est le grand jour.

J’y vais.

Je n’avais pas eu beaucoup de mérite puisque deux cousins faisait déjà partie du personnel itinérant de la compagnie et qu’un de mes frères avait choisi de s’expatrier en Belgique pour travailler aux ateliers d’Ostende de la CIWL, là où s’effectuait la maintenance d’une partie des matériels roulants de l’organisation fondée par Georges Nagelmackers. Je serais le quatrième Sarkissian à rentrer à la CIWL. C’était une compagnie « internationale », il fallait donc des employés qui viennent d’horizons divers, non ?

Depuis sept ans déjà, j’avais eu la chance de fouler les moquettes épaisses des wagons-lits, d’accompagner des hôtes d’importance dans des trains internationaux, comme le Nord-Express, le Train Bleu, ou autres convois descendant vers le sud de l’Italie, ou bien traversant la Suisse et l’Autriche pour aller jusqu’en Hongrie, ou même plus loin. Je n’avais jamais compris si c’était les voyages qui m’intéressaient, ou bien si c’était simplement l’ambiance feutrée d’un train de nuit, les manières en peu empruntées de voyageurs amateurs de luxe, la lumière tamisée des couloirs, la nuit, quand tout le monde dormait, et que je faisais semblant de veiller, à demi allongé sur le « bat-flanc » rabattable qui se trouvait dans chaque wagon-lit, pas très loin des portes d’accès. Peut-être était-ce plus simplement le besoin de bouger, l’amour des grands espaces, les souvenirs ferroviaires de l’enfance ? ou bien l’envie d’aller toujours plus loin, quitte à ne jamais rentrer au bercail ensuite. J’étais, comme beaucoup d’Arménien, un déraciné. C’était à la fois une souffrance, et une force.


Les longues heures de veille et l’exigence de certaines, ou certains, étaient compensées par de moments bénis, de quelques secondes ou plusieurs minutes, quand on pouvait voir le soleil se lever sur Brig, en hiver, quand tout était blanc, ou la neige tomber sur les alentours du lac Léman.

J’avais une passion pour le Valais Suisse, cet étrange monde où l’on mange de la raclette et du rösti, et où l’on parle Français, sans que ce soit la France.

Du côté de Sion, où j’avais un jour pris un repos de quelques jours, la douceur de vivre au printemps faisait presque oublier qu’il ferait encore plus doux, vivre en Provence, dans les Landes, ou même en Vendée.

« Ne vous étonnez jamais de rien » avait dit l’un de mes instructeurs lors de mon premier voyage en tant que « conducteur ». (1) « Sachez rester discret » avait-il ajouté….

Nous étions dans le Sud Express, en direction de l’Espagne, je me souviens même du numéro de la voiture-lit…c’était la 3424. Vers deux heures du matin, une voyageuse d’un single jumelable (2) avait sonné et demandé une bouteille d’eau de Vichy que je lui avais apporté. Dans sa cabine, j’avais eu le temps d’apercevoir un homme en tenu d’Adam. Je m’étais vite éclipsé, un peu honteux de ce regard malencontreux. Vers trois-heures-quarante-cinq, cette même voyageuse avait de nouveau sollicité mon aide, cette fois pour demander deux cafés, que je m’étais empressé de porter au plus vite. A ma grande surprise, en plus de ma voyageuse, il y avait maintenant une autre femme et deux hommes « très peu vêtus » qui lui tenaient compagnie. Avant de refermer la porte de sa cabine, elle m’avait tendu un billet de banque plié en quatre, le tout avec un aimable clin d’œil qui voulait dire « vous n’avez rien vu »…Je m’en étais ouvert à l’instructeur qui m’accompagnait pour ce voyage initial, il avait ri et simplement dit « mon petit Sarkissian, vous en verrez bien d’autre…contentez-vous de faire votre travail et tout se passera bien…vous n’êtes pas là pour juger les mœurs de vos contemporains ». Loin de moi l’envie de juger, je n’avais d’ailleurs aucune légitimité dans ce domaine. Ma jeunesse avait été épicée, j’avais une passion pour les rousses, une passion pour les blondes, une autre pour les châtains, et aussi pour les brunes….

Le visage de cette voyageuse du Sud-Express s’était associé pour toujours au souvenir de mon premier voyage. Une ou deux fois, même, j’avais perçu, autour d’autres voyageuses, habituées des palaces sur rail, le même parfum subtil que celui senti cette nuit-là, et qui avait fait battre mon cœur un peu plus vite.

Les deux courtes visions que j’avais eu de cette femme ne m’avaient pas vraiment permis de lui donner un âge. J’avais retenu de ces quelques secondes, l’impression qu’elle sortait à peine de l’adolescence…mais peut-être avais-je tort, ou bien il était possible que ma mémoire me joue des tours, ou bien même que mon imagination embellisse un peu le souvenir en ajoutant à cette aimable brune, les attributs de la jeunesse, alors qu’elle était peut-être, en réalité, déjà au seuil de « l’âge mur ? »

Ce soir-là, parmi les voyageurs de l’Arlberg-Orient-Express, partant vers l’Est, « mes » voyageurs n’étaient pas très nombreux…La proximité des fêtes de fin d’année devait avoir quelque chose à faire avec la fréquentation de ce train international qui terminait son parcours à Budapest. Quatre voyageurs de commerce dont un Autrichien, une mère de famille avec deux enfants en bas-âge, un vieux comte Hongrois qui avait son château à côté d’Hegyeshalom, et qui venait de passer sept jours à Paris pour visiter le Louvre de fond en comble. Il y avait aussi une femme qui portait bien, la tête haute, le visage caché par de grandes lunettes noires…Elle m’avait donné un passeport de couleur rouge, frappé d’une croix blanche au nom de Nora Brandner. Je l’avais classé dans le compartiment des documents administratifs, dans mon petit office au bout de la voiture. A 19H55, ce dix-neuf décembre, le train avait commencé à rouler, puis, tandis que les lumières de chaque côté de la voie se faisaient de plus en plus rares, j’avais fait mon habituel petit tour pour me présenter aux voyageurs que j’accompagnais. Après un bref échange avec le noble Hongrois, un compliment à la mère de famille avec ses deux marmots, quelques mots de politesse aux commerçants itinérants, je m’étais approché de la cabine 5, dont la porte était ouverte. « Bonsoir Madame, je vois sur votre coupon que vous allez jusqu’à Zell Am See ? » La femme leva la tête de son livre, une ombre de sourire passa sur son visage. Elle avait déjà enlevé ses chaussures et étendu ses jambes, le dos calé par un oreiller. De la malice plein les yeux, elle se tourna vers moi et me dit… « J’ai l’impression de vous avoir déjà rencontré, mais je n’arrive pas à me souvenir ni quand, ni où…il y a longtemps en tout cas, je me trompe peut-être ? Qu’en pensez-vous ? »

Sur le siège, juste à côté d’elle, il y avait une grande étole en vison clair…


  1. Le terme « conducteur » a pour origine le mot « conductor » d’origine Américaine qui veut dire « contrôleur ». Il a été conservé pour désigner l’employé des Wagons-Lits responsable du service aux voyageurs de chaque voiture-lit ou « wagon-lit ».

  2. Sur certains types de voiture-lit, il existait une possibilité de faire communiquer, en ouvrant des portes, deux compartiments contigus.


LA MAMMA

Anunziata Ivaldi n’avait jamais quitté San Gregorio d’Ippona, au sud de Reggio de Calabre. La rudesse de la vie lui avait forgé le caractère. Efisio, son mari, s’en était allé lors d’un règlement de compte entre ses amis de Reggio et ses ennemis de Catane, de l’autre côté du détroit, le tout sur fond de cigarettes de contrebande, et de cocaïne pure. On ne rigolait pas avec les gangsters siciliens, mais Efisio avait pensé qu’il pouvait prendre un peu d’indépendance. Il aurait dû se méfier. Quelqu’un dans ses connaissances avait sans doute, alcool aidant, trahi des secrets, lors d’une discussion de comptoir. « Les autres » avaient eu vent des projets d’Efisio et, ne voulant pas risquer de perdre leur part de business en Calabre, ils avaient pris l’initiative. Un soir, au début d’un printemps, alors qu’Efisio et deux de ses lieutenants étaient assis à la terrasse d’un café tout près de l’église de Sainte-Marie Majeure, les armes avaient parlé. Une conduite intérieure Fiat, avait ralenti, une fenêtre s’était baissée, Efisio avait été criblé de balles, la police avait retrouvé trente-sept douilles.

Depuis la mort d’Efisio, Anunziata s’était drapé dans la couleur du deuil. Que ce soit en semaine ou le dimanche, pour l’Epiphanie, l’Assomption ou la Toussaint, elle était habillée de noir. Elle savait que le jour de sa mise en terre, elle serait également vêtue de sombre, une façon, pour elle, de prouver son attachement à son gangster de mari, un homme fidèle, croyant mais dévoyé, aimant mais n’hésitant pas à éliminer ceux qui s’opposaient à lui.

Elle disait autour d’elle qu’elle ne se remarierait pas. Jusqu’à présent, elle avait tenu parole. Son petit bout de champ ne donnait plus de blé, ses cinq oliviers ne produisaient plus de fruits, trois de ses chats étaient morts, et à l’église Sainte-Marie du Bon Conseil, le père Stefani venait de décider qu’il était temps pour lui de prendre sa retraite, et de retourner « là-haut », dans le nord du pays, à Castellamonte, pour y passer ses « derniers jours » comme il aimait à dire. Anunziata avait connu les heures sombres des chemises noires, les bagarres dans les cafés de Reggio entre les communistes et les supporters du Duce. Elle avait espéré que le sud de l’Italie connaitrait un regain d’activité, que des investisseurs étrangers prendrait acte du courage des habitants, de leur opiniâtreté et de leur frugalité, et investiraient des millions de dollars, des dizaines de millions de francs, des centaines de millions de marks, mais rien ne s’était passé. Le soleil avait continué à brûler la campagne, les bandits à imposer leur loi, les touristes à rester au nord de Salerne car le vrai sud de l’Italie était englué dans une réputation sulfureuse. Bien loin de là, le fils unique d’Anunziata, Cosimo Ivaldi, s’était construit son petit univers dans le périmètre de « Little Italy », un quartier de New York dans lequel beaucoup d’immigrés Italiens avaient des histoires passionnantes à raconter. Pour Cosimo, c’était une arrivée clandestine sur un cargo en provenance du Havre, des petits boulots, deux ans à trafiquer de la drogue et des faux-billets, puis la rencontre avec une veuve Italienne qui possédait trois restaurants. Cosimo s’était rangé des voitures, il était devenu Américain, et, sans être riche, il avait certainement une vie bien plus facile que n’importe lequel des habitants de San Gregorio, Reggio de Calabre, ou peut-être même tout l’Italie du Sud. Il habitait à Rye, dans une maison qu’il avait fait construire, et dans laquelle deux pièces étaient réservées, depuis le début, à Anunziata. Depuis dix-sept ans, et son départ pour la grande aventure, faute d’avoir pu trouver un vrai travail dans cette partie déshéritée de l’Italie, il avait attendu un signe de sa mère, indiquant son désir de quitter son bout de péninsule pour aller cuisiner, pour son fils et sa famille, les boulettes de veau Calabraise et les lasagnes, de l’autre côté de l’océan. Il avait fallu qu’un évènement d’importance change la vie d’Anunziata pour qu’elle se décide. Un télégramme était arrivé un matin, porté par un facteur à vélo à qui elle avait offert un verre de Vecchio Amaro Del Capo (1), pour se remettre d’avoir fait le trajet de la poste à chez elle à la vitesse d’un coureur cycliste participant au « Giro ». Elle avait déchiré le scellé, déplié le papier pour en lire le contenu : « Annuncio la nascita di Rafaele. Mamma e bambino stanno bene. Forse è tempo per te di venire a vivere qui? Baci, Cosimo” (2). Alors, pendant que le facteur reprenait son souffle, elle avait rédigé une réponse, et préparé l’argent nécessaire à l’envoi d’un message vers les Etats-Unis, vers l’Amérique où se trouvait son fils : “Tu as raison, il est temps”. Trois semaines aprés, Anunziata Ivaldi avait reçu une grande enveloppe en provenance des Etats-Unis. Le coeur battant, elle l’avait ouvert. Elle contenait une photo d’un nourisson qui dormait, tenu dans les bras par un jeune femme souriante, visiblement sa mère. Il y avait également un coupon de Wagons-Lits pour un trajet de Reggio de Calabre à Gênes, et un passage sur le “Leonardo da Vinci” qui reliait Gênes au port de New-York. Pour faire bonne mesure, et aussi parce qu’il avait peur que sa mère ne sache pas tout ce qu’aurait du savoir une voyageuse en Wagons-Lits, il avait ajouté également un passage aller-retour pour le son oncle Rosario, en lui demandant de ne pas quitter Anunziata jusqu’à “ce qu’il voir le bateau s’éloigner du quai”.

Mettre dans deux valises les quelques affaires que possédait la frugale Calabraise n’avait pas pris beaucoup de temps et le soir tant attendu était ensuite vite arrivé. Le plus difficile avait été de faire rentrer, dans un grand carton, quatre kilos de spaghetti au blé de Montebello, un kilo de poivrons, cinq têtes d’ail de son jardin, quatre bouteilles d’huile d’olive San Giorgio et cinq cent grammes de “Petrali”, ces petits gâteaux de Noël. Même en décembre, Il faisait chaud. Anunziata avait fermé à clé la porte de sa maison de la via Rinella. Le dernier chat avait été confié au nouveau curé de Saint-Marie du Bon Conseil, pour lutter contre la prolifération des souris qui mangeaient les missels. Alors qu’elle était déjà monté dans la voiture-lit qui allait la conduire jusqu’à Gênes, Anunziata réalisa, soudainement, qu’elle ne reviendrait jamais.


  1. Un amaro composé de 29 herbes médicinales, fabriqué dans la région de Reggio de Calabre, depuis 1915

  2. Je t’annonce la naissance de Rafaele. La maman et le bébé se portent bien. Peut-être est-ce le bon moment pour toi de venir vivre ici ? Baisers Cosimo.

DERNIER TRAIN

Pour ma dernière journée, je m’étais dit que je resterai tout simplement au dépôt de La Plaine, à parler avec les uns et les autres, écouter les peines de ceux qui allaient perdre leur machine, parler du bon vieux temps, de l’école de traction, de la connerie, parfois, des chef mécaniciens, dont je faisais partie… et puis finalement, on m’avait demandé ,à la dernière minute, de remplacer un collègue dont l’épouse venait d’accoucher, alors, bonne poire, j’avais préparé ma petite valise, qui avait vu des milliers de kilomètres, des millions peut-être, ma blague à tabac ,ma pipe, mon briquet à mèche d’amadou, mon thermos de café, et j’étais parti vers une Pacific 231, une machine de soixante tonnes, qui pouvaient emporter douze tonnes de charbon et vingt-deux mille litres d’eau dans son tender. Je n’étais pas monté à bord, en dépit du froid mordant.

J’avais attendu mon « couple » au pied de leur machine, à 5H30, quarante-cinq minutes avant de quitter le dépôt et d’aller atteler un train de prestige, à Paris-Est, histoire de leur montrer que c’était eux les patrons, et que je n’étais qu’un poids en plus, même si je devrais compléter par la suite, un rapport d’évaluation, qui irait directement sur le bureau du chef de traction. On s’était déjà vu, avec ce couple-là, on avait déjà parlé machines, mais aussi pêche, bouteille de blanc au frais le long des bords de Marne, sandwiche à l’andouille de Bretagne, calva en fin de parcours. Les deux étaient des hommes durs à la tâche, des passionnés de la vapeur, des amoureux de l’huile chaude, de la graisse, des fanatiques de la chaleur envahissante qui régnait sur l’étroit espace qui leur servait de poste de travail, développant deux-mille-sept-cent chevaux, et roulant à cent-trente kilomètres heure.

« T’es moins con que les autres », me disait-on souvent. Était-ce parce que j’avais moi-même subi les brimades imbéciles des « chef-mec » de l’ancien temps ? Alors oui, c’est vrai…Peut-être était-ce l’âge, aussi, les cheveux gris qui étaient devenus des cheveux blancs. Cette lente transformation, ça m’avait donné envie d’être plus coulant, quand l’aiguille du Flaman (1) dépassait un peu la vitesse autorisée ou quand un mécanicien oubliait de siffler, alors qu’il aurait dû. En vieillissant, je m’étais souvenu de mes propres erreurs, et puis je préférais me coucher avec la conscience tranquille. Si d’aventure un de « mes » mécaniciens faisait cul (2) ou, épisode très rare, fondait les plombs (3), il était suffisamment emmerdé, pour que je n’aille pas en plus en rajouter. Tout ça, je l’avais compris sur le tard, un peu comme si c’était la perspective du « dernier voyage » qui te faisait découvrir des bribes de vérité après avoir effacé toutes tes certitudes.


Avec le couple qui m’avait pris à bord, pour mon dernier train en tant que chef-mécanicien, il n’y avait rien à craindre. S’il y avait un dieu des cheminots, mes deux lascars devait être au moins des archanges. Tilio Le Bihan, le chauffeur avait pelleté plus de charbon que n’importe quel chauffeur du réseau. Il avait même eu la chance de rouler avec son père Armel. Les deux venaient d’un coin de Bretagne où les fermes possédaient encore un sol en terre battu, du côté de Plouaret, là où s’arrêtait les trains allant de Paris à Brest. Toni Wolff, le mécanicien, était méticuleux à l’excès. Il était fier de ses origines et expliquait à qui voulait l’entendre que son prénom Alsacien, était l’équivalent du prénom Français, Antoine. Il avait fait ses classes sur le réseau de Chemins de Fer de L’est, qui avait succédé, en 1919, au réseau Alsace-Lorraine, le fameux AL. Toni était un adepte du silence, de la pensée méthodique, on pouvait sentir que chaque parole prononcée avait été pesée, que la portée en avait été calculée. Ils étaient « mariés » (A) depuis sept ans. « Sept ans de bonheur » disaient-ils tous les deux avec un grand sourire. Moi, j’arrivais à mes trente-huit ans de chemin de fer…même si j’avais le corps usé, le mental fonctionnait encore bien. Voir ce couple au travail, alors qu’on était ce matin-là en route pour Bâle, m’avait fait du bien. J’en avais croisé des caractériels, des types qui se prenaient pour des seigneurs, tout-ça parce que la boutique leur avait confié une « Mountain » (4) et qu’eux se voyaient déjà arrivés. Des méprisants qui crachaient sur les camarades moins chanceux, j’en avais fréquenté pas mal. Chez les cheminots aussi, il y avait des cons, des salauds, des voyous, des voleurs de succès, des déchireurs de rêve…mais heureusement, il y avait une majorité de types chouettes qui gardaient le thermos près de la chaudière. Tilio Le Bihan était le champion des « garnisseurs de coins » (5), Toni Wolff, l’Alsacien économe de mots, l’était aussi, économe, quand il s’agissait de la vapeur de sa machine. Il savait « laminer au manche » (6). Ce n’était pas un de ces « petits mécaniciens » (7) sortis trop tôt de l’apprentissage. Lui, c’était un pape (8). Alors tu vois, j’étais là, en arrière, une main dans la poche de ma longue blouse grise, celle qu’on nous obligeait à porter parce qu’il fallait bien marquer la différence entre « nous » et « eux ». Moi, j’y voyais un avantage, celui de protéger mon costume acheté il y avait juste trois-semaine, à la « Belle Jardinière », un grand magasin qui bordait la Seine. J’avais fermé les yeux pendant deux ou trois minutes, tout en étant debout. J’entendais de temps en temps un mot plus fort qu’un autre, venant de droite ou de gauche. Parfois il fallait crier pour couvrir le bruit de la machine. Tilio Le Bihan souffrait d’arthrose de l’épaule droite, Toni Wolff avait des douleurs épisodiques dans l’épaule gauche. Ces deux-là payaient le prix de leur profession, mais Ils n’auraient changé de métier pour rien au monde. Les chefs-mécaniciens n’étaient jamais annoncés. Tu arrivais au dépôt, tu « allais à la feuille » (9) pour savoir qui était ton équipe de traction, tu enjambais des tas de scories, des rails luisants, jusqu’à trouver la « bonne » machine. Là, ça pouvait être tout bon, ou tout mauvais. Les roulants pouvaient te faire la gueule pendant tout le trajet. Mais, ces braves-là, je te dis, c’était de vrais hommes. La poignée de main avait été virile, le regard était franc, la voix assurée. A mi-chemin, après trois heures de route, le mécanicien avait sorti de sa musette un énorme sandwich : « C’est de l’oie, avec de la moutarde, des cornichons, et du beurre qui vient de chez mes parents, de leur ferme de Katzenthal ». Toni avait coupé en deux l’imposante masse de pain et simplement offert la moitié de son repas.

Tilio, de son côté, avait sorti une gamelle qu’il avait mis à chauffer près de la porte du foyer. Il s’était retourné vers moi et avait dit : « Du Kig Ha Farz, un pot au feu bien d’chez nous…un truc qui tient au corps et protège contre le froid… » Il avait cligné de l’œil à l’attention de Toni…

Moi, j’étais derrière, j’avais l’impression que le temps s’était arrêté …dans huit heures et trente minutes, tout serait fini…C’était mon dernier train comme « chef-mec » …je savais déjà que j’allais passer le reste de ma vie à regretter de ne plus rouler….


  1. Le Flaman est un indicateur-enregistreur de vitesse qui fut très utilisé sur les locomotives de la SNCF. Du nom de son créateur, Eugène Flaman (1842-1935), ingénieur de la Compagnie de l'Est de 1866 à 1908, cet appareil a été en service sur la majorité des locomotives de 1900 à 1990. Il était appelé familièrement « le mouchard ».

2. Variante de Planter un Chou : rester en panne sur une ligne à cause d’une baisse de pression catastrophique. Dans ce cas, non seulement la machine ne peut plus tracter le train, mais il est impossible d’attiser le feu si nécessaire, et de plus le frein devient inutilisable. La demande de secours est alors obligatoire, ce qui est un motif de honte pour tous les roulants.


3. Les plombs consistent en une série de bouchons composés majoritairement de plomb, qui bouchent des trous qui font communiquer directement l’intérieur de la chaudière avec le foyer. Dans le cas où le niveau de l’eau est trop bas, les premiers plombs qui se trouvent à l’air libre se mettent à chauffer puis fondent. A ce moment, la vapeur passe très violement dans le foyer et éteint instantanément le feu générant obligatoirement une demande de secours, des sanctions immédiates, et une pose de scellés sur la machine pour enquête. Au PLM, il y avait une fonte de plomb pour un million de kilomètres parcourus.


4. La Mountain est un type de locomotive à vapeur dont les essieux ont la configuration suivante (de l'avant vers l'arrière) :

-un bogie porteur à 2 essieux

-4 essieux moteurs

-un essieu ou un bissel porteur

L'appellation Mountain vient du fait que la première locomotive de ce type fut spécialement construite pour circuler sur une ligne, qui franchissait un massif montagneux aux États-Unis1.

Ces machines ont été construites dans le but de disposer d'engins de traction alliant vitesse élevée et grande puissance de traction.

5. Garnir les coins : envoyer des pelletés de charbon dans les coins de la grille de combustion, situés à gauche et à droite de la porte du foyer, qui ne sont pas visible, et qu’il faut garnir au jugé.


6. User de l’admission de vapeur de manière la plus économe qui soit.

7. Mécaniciens médiocres

8. Très bon mécanicien

9. Bureau de la feuille : un endroit où l’on conservait les feuilles de roulements du personnel de traction. On s’y présentait en fin de service pour connaitre la prochaine affectation, le prochain train. On pouvait également y consulter les consignes de route (travaux, instructions particulières…)


A. Mécanicien et Chauffeur faisant équipe. L’un connaissait les qualités et les défauts de l’autre, cela pouvait faciliter la vie au quotidien.



COURRIER


Il ne serait venu à l’idée de personne de confier le précieux courrier diplomatique aux services postaux d’une Europe en construction. Il y avait, enfermés dans les sacs en toile renforcée, beaucoup trop de secrets, pour ne pas les protéger par le biais d’une présence constante, d’un accompagnement de tout instant. « C’est une mission de confiance » avait dit Paul-Eloi de Chevigny de la Roche-Saint Mars, à l’accompagnateur de la « valise » qui partait pour Istamboul. Les deux hommes n’avaient pas choisi leur métier. Ils étaient rentrés au Quai d’Orsay parce que dans leur famille, c’était une tradition : les hommes aux Affaires Etrangères, les femmes à la gestion du quotidien domestique, avec soubrettes, majordome, cuisinier et femme de chambre. Celui qui partait, cette fois-ci, se réjouissait de cette opportunité. Les activités dans les bâtiments du Quai d’Orsay était si prenantes qu’il en avait oublié de vivre et allait même jusqu’à regretter d’avoir accepté le travail que son père lui avait proposé. Il était à cheval, encore, entre jeune homme et homme jeune, et avait la chance de n’être pas attaché à une vie réglée comme une horloge. Dans un monde de convenances, de diktats, de croyances poussiéreuses, de principes d’un autre siècle, il vivait, lui, de façon originale. Il croyait que les différences culturelles étaient une richesse, que la couleur de la peau ne devait pas être un barrage entre les hommes, que les langues étrangères pouvaient s’apprendre, sans limites aucunes. Il en était la preuve vivante avec une maîtrise en langues Altaïques, et pouvait s’exprimer autant en Serbe, qu’en Roumain ou en Hongrois. A une époque où beaucoup de « hauts-fonctionnaires » du Quai d’Orsay ne s’exprimaient qu’en Français, par principe, et parce que la langue de Molière était reconnue comme langage de la diplomatie, il avait un avantage incontestable sur beaucoup d’autres de sa classe d’âge. C’était un homme qui n’avait pas de certitudes, un voyageur, un rêveur, capable de laisser son esprit dériver pendant des heures pour atteindre des rivages où d’autres n’auraient jamais eu l’idée d’aller. Ce n’était pas la première fois qu’il faisait ce trajet. Il avait déjà parcouru, pour la diplomatie Française, plusieurs centaines de milliers de kilomètres. En fait, c’était surtout pour ces « voyages » qu’il avait accepté de faire partie du personnel du ministère. Ce n’était pas tant la découverte d’autres horizons, qui était importante, même s’il était chaque fois heureux de se replonger dans le dédale du grand bazar d’Istamboul, ou bien de redécouvrir l’incroyable façade du Duomo de Milan, ou encore de pouvoir retourner visiter la cathédrale orthodoxe Saint-Michel à Belgrade. Ce qui comptait, surtout, c’était le voyage, aller d’un point à un autre, laisser les yeux flotter sur les horizons aux couleurs différentes, voir défiler les paysages, remarquer les changements architecturaux, s’extasier devant la lumière d’une aurore sur le Bosphore ou d’un crépuscule sur le lac Léman, s’enthousiasmer pour une nouvelle journée en buvant le café chaud du petit-déjeuner, au wagon-restaurant…Puisque le Simplon Orient Express était sa deuxième maison, le jeune chargé de mission connaissait la plupart des conducteurs qui accompagnaient, toute l’année, ce « Grand Express Européen ». Comme il savait être généreux avec le personnel du train, un chef de brigade de la CIWL (1) lui avait fait cadeau d’un ensemble en porcelaine aux armes de la compagnie : deux assiettes, une soucoupe, une tasse à café utilisée pour les petits déjeuners, et un jeu de couverts en métal argenté. » Quand vous serez à la retraite, vous repenserez à vos voyages ». Il avait souvent eu l’occasion de parler avec un cuisinier qu’il voyait souvent quand il partait pour la Turquie, un certain François Payet, un homme rude mais authentique, un Jurassien, qui partageait avec le jeune « diplomate » un amour certain de la liberté, une passion pour les horizons lointains, et un parcours un peu atypique avec école hôtelière à Lausanne.

Comme c’était aussi un homme curieux de tout, il aimait parler de leur métier avec les conducteurs qu’il croisait. Il demandait des détails techniques, le poids, la vitesse maximum de la voiture, son année de mise en service, son constructeur. Il avait découvert que la compagnie des wagons-lits avait confié à de nombreuses sociétés, en France et à l’étranger, la construction de son matériel roulant. Il y avait les Entreprises Industrielles de Charente, à Aytré, les Ateliers du Nord de la France, la société Breda, en Italie, Metro Cammel à Birmingham. Il y avait un atelier de maintenance à Ostende. La compagnie était véritablement internationale, tant dans ses activités que dans le choix de ses fournisseurs…

Il tenait un curieux journal sur lequel il inscrivait les détails de chaque voyage, le numéro de la voiture-lit dans laquelle il avait voyagé, le point de départ, le lieu de destination. Il gardait secrètes, par contre les choses un peu plus personnelles, concernant les « rencontres » qu’il pouvait faire au cours des kilomètres. Rien n’empêchait un jeune fonctionnaire de faire partager son lit à une jeune femme bien éduquée, et toujours en recherche d’aventures ferroviaires. Il en avait eu la preuve à de nombreuses reprises et se souvenait parfaitement d’une jeune femme, une suissesse, qui était venue le rejoindre, nue sous une étole en vison. Le souvenir ne s’était jamais effacé de sa mémoire. En dépit du sérieux de cet homme habitué à la fréquentation des premières classes, et des palaces internationaux, il avait su garder un sens de l’humour qui faisait de lui un aimable compagnon lors des diners en ville, quand chacun évoquait des souvenirs professionnels. Il aimait à dire, en faisant références à ses rencontres féminines, qu’il contribuait toujours, à sa façon bien sûr, à la grandeur de la France, et que, parce qu’il était une « fine lame » il avait toujours remporté les combats livrés sans que personne ne se plaigne, et sans conséquences déplaisantes…


  1. CIWL : Compagnie Internationale des Wagons-Lits


SAINT-LAZARE


Alors qu’il attendait l’autobus 28 pour aller jusqu’au bout de la ligne, là où se trouvait la Gare Saint Lazare, il s’était demandé pourquoi ce quartier, derrière les grands magasins, là où passait la rue de Rome, l’attirait tellement. De toutes les gares Parisiennes, cela aurait dû être, au contraire, celle qui, pour lui, était le moins évocatrice d’évasion. Il les connaissait toutes, pour les avoir fréquentés depuis des années, en culottes courtes, en pantalon de toile, en costume Italien. Gare de Lyon, il y avait les souvenirs de la côte d’Azur et des grands trains confortables qui descendaient jusqu’à la mer en dix heures de temps, gare du Nord, c’était l’évocation du grand port d’Anvers et de la taillerie de diamant que possédait un parent éloigné, gare d’Austerlitz se trouvaient encore les images effilochées du Sud-Express et de son arrivée en fin de journée à la gare de Santa Apolonia, dans un Portugal englué dans la dictature d’Antonio de Oliveira Salazar. Dans le quatorzième arrondissement, le centre de son monde, il y avait la Gare Montparnasse, associée jusqu’à sa mort à l’odeur du varech sur la plage de Locquirec, au goût des crêpes de sarrasin fourrées à l’andouille de Guéménée, au piquant malicieux du cidre doux et à la vision d’une certaine Catherine F. responsable, sans le savoir, de ses premiers émois. Il y avait également l’étrange gare d’Orsay, qui terminait sa vie de gare d’Orléans sous un hôtel de luxe, en bord de Seine. Jamais il n’aurait oublié, non plus, la gare de l’Est par où il avait commencé mille voyages, qui passaient par l’Allemagne, l’Autriche, la lointaine Pologne, le pays plus lointain encore des bolchéviques dont il se méfiait, depuis l’époque des procès de Moscou. Il était né avec ce besoin de bouger, comme d’autres ont besoin du vin qui grise, ou de nourritures raffinées, pour exister. Ce n’était pas tant la destination qui comptait, mais l’émotion du départ, ce déchirement qui durait le temps du premier tour de roues, pour laisser place ensuite à une sorte de bonheur indicible d’avoir quitté Paris, Rome, Bruxelles, Vaduz, Prague…Il avait longtemps cherché pourquoi il ressentait toutes ces étranges émotions « ferroviaires », pourquoi il était fasciné par ces énormes monstres d’acier qui tractaient les express internationaux, pourquoi la vision d’un wagon-lit en hiver le remplissait d’un incroyable bonheur, pourquoi il aimait tellement les repas bien agencés au wagon-restaurant avec petits pains, moutarde de Dijon, et affiche publicitaire pour une quelconque eau de Vichy. Il avait eu beau chercher, il n’avait rien trouvé qui puisse expliquer toutes ces attirances, devenues fascinations, toutes ces fascinations devenues parfois obsessions.

Il avait pour la gare Saint-Lazare une sorte d’affection particulière, une attirance qui s’était construite au fur et à mesure des années, au gré des ballades, des écoles buissonnières, des rendez-vous discrets au Cinéac (1) de la Cour du Havre, avec des femmes de rencontres qu’il n’arrivait pas à quitter. Il y avait eu le choc initial, un tableau de Claude Monnet de 1877, qui avait déclenché chez lui une incroyable envie d’aller découvrir la verrière enfumée de la grande gare. Il n’avait pas compris comment, mais ce jour-là, il était tombé amoureux de l’impressionnisme. Il sentait qu’il aurait dû appartenir au siècle de Monnet, Sisley ou Caillebotte, car ce siècle-ci allait trop vite pour lui, et ne laissait aucune place au serrement de cœur, au soupir d’aise, aux hoquets de chagrin, libérateurs, quand il était débordé par une émotion. Il y avait eu ensuite la découverte des grands trains-paquebots, avec malles-cabines, cartons à chapeaux, et belles femmes, les convois de l’ancien réseau de l’Etat, qui partaient vers Le Havre et sa gare maritime, avec, encore attaché à la locomotive, le souvenir du Jacques Lantier de « La Bête Humaine ». Il y avait eu enfin, un après-midi, la rencontre avec l’équipage d’une « 141.T » (2), un moment d’une grande importance, une démarche impérative pour exorciser une peur qui le tenaillait depuis l’enfance, une terreur née sur un quai de gare, alors qu’un convoi à vapeur passait à pleine vitesse, enveloppé dans le bruit et la fumée. Le petit garçon avait vu, pendant une fraction de seconde, penché par l’habitacle, le visage noirci et les yeux protégés par des lunettes, du mécanicien qui conduisait le monstre fumant. A côté de lui, un autre homme, lui aussi lunetté, tenait une sorte de manche en bois. L’incroyable vision était restée gravée dans la mémoire du garçon : « des diables, ce sont des diables, je ne veux pas les voir… » …C’était il y avait longtemps, bien longtemps, mais il avait fallu tout ce temps pour que la décision se prenne de chasser pour toujours cette vision qui l’avait poursuivi pendant de longues années. Mais tout cela n’était que du superficiel, même si, il le savait, ces trois pans de sa mémoire étaient suprêmement importants. Il existait autre chose, de plus flou, de plus inexplicable avec des mots. Il y avait cet étrange contraste entre la Cour du Havre, les artères proches de la gare, la rue Saint-Lazare, tout ce coin agité, bruyant, encombré en permanence, cet environnement qui donnait le vertige, qui empêchait presque de respirer à force de gaz d’échappements, et le bienfaisant calme qui régnait au-delà du pont de l’Europe, quand on passait d’un pays à un autre en empruntant des rues tranquilles, désertées par les magasins, des rues à bourgeois bien-pensant, à femme policées, à silence qui permettait de penser pour de vrai, sans crainte d’un coup de klaxon, sans cri, sans énervement. Rue de Moscou, rue de Londres, rue de Bucarest, rue de Berne, rue de Turin, on pouvait marcher en repensant à tout ce qu’on avait vu, à ce qu’on avait fait, à ce qu’on avait dit. Il n’y avait que, parfois, les trilles d’un canari de concierge, dans la cour d’un immeuble, pour se faire tirer, quelques secondes, de sa méditation.


Il y avait également cette véritable fascination pour les trains de banlieue qui faisaient la navette entre ce quartier d’affaires et les jardins d’Argenteuil, les maisonnettes chics du Vésinet, la presque-campagne d’Epinay, le Montmorency des gens argentés, le Saint-Germain en Laye de ceux qui pensaient avoir réussi. Matin et soir, à des heures toujours semblables, les milliers de banlieusards envahissait la gare, dévalaient les escaliers vers une journée de labeur, ou s’engouffraient dans des rames en fin de course, se serraient sur des banquettes d’un autre âge, ouvraient magazines et journaux, et comptaient les minutes qui les séparaient du domicile. Le samedi et le dimanche, la gare Saint-Lazare prenait un air calme, les trains restaient à quai un peu plus longtemps.

Dans la tranchée qui menait de Saint-Lazare jusqu’au Pont Cardinet, la vapeur flottait dans l’air, cela ne durerait plus très longtemps, mais on faisait semblant de ne pas y croire. C’était trop beau à regarder pour vouloir réaliser qu’un jour proche, tout cela disparaîtrait. Sur le pont de l’Europe, quand on s’arrangeait pour se mettre juste au-dessus d’une voie, et qu’une locomotive passait juste en dessous en crachant sa fumée, on vivait quelques secondes de félicité suprême à condition de cesser de respirer le temps que la fumée se dissipe.

1. Les CINEAC étaient des salles d'Actualités permanentes créées au début des années 30 par Réginald Ford, un anglais. Il y en a eu entre vingt et trente dans toute l'Europe. Chaque salle était associée à un Journal, comme l'AUTO-JOURNAL à la gare Montparnasse. Elles bénéficiaient de l'image de marque du Journal en question. Elles étaient conçues selon les mêmes principes architecturaux, et en cela aisément reconnaissables. Les coûts d'exploitation étaient réduits au maximum : une personne à la caisse, pas d'ouvreuse. Les spectateurs pouvaient entrer ou sortir à tout moment, se repérant par un marquage lumineux au sol. On y projetait également des dessins animés ou des documentaires. En soixante minutes, on faisait le tour du monde...Le Cinéac Saint-Lazare fut inauguré le juillet 1933. La salle était celle de l'ex « Paris-Midi-Ciné". Il y avait 250 places. Deux horloges étaient installées dans la salle pour que le spectateur ne rate pas son train. Les dernières années, un long-métrage accompagnait les actualités. Il ferma définitivement le 16 novembre 1971 ; la salle servit encore à des projections gratuites de courts-métrages organisées par le réalisateur Sylvain Madigan vers décembre 1981, avec des films du G.R.E.C. (Groupe de Recherches et d'Essais Cinématographiques.

2. Les 141.T « Mikado » série 42.100 numéro 42.101 à 42.140 étaient des locomotives-tender qui furent construites par l’Administration des chemins de fer de l'État, pour le service sur les lignes de la banlieue parisienne de Paris-Saint-Lazare.

UN VOYAGE

La femme au manteau blanc n’allait pas au bout du monde. Elle s’était présentée au départ du train numéro 5 qui devait quitter la gare de Lyon à vingt-trois-heures-quinze. Pour elle, il n’y aurait pas de réveil à côté du Pont de Galata, pas de verre d’Ouzo dans un petit café dans le quartier Karaköy de l’ancienne Constantinople. Elle n’irait même pas regarder les cargos partir à l’aventure, sur le vieux port de Trieste. D’habitude, les gens qui empruntaient ce train si particulier étaient accompagnés par bagages et porteurs. Ils affichaient l’assurance que leur procurait leur fortune, leur talent, leur nom. Il y avait les Gulbenkian, les Meyer, les Toulemonde, les Depaquis-Villeret, des marchands d’armes qui gagnaient des millions en vendant de l’acier et de la poudre à canon, des soyeux Lyonnais, des brasseurs belges, des politiciens donneurs de conférence, des capitaines d’industrie, des banquiers dont la fortune grandissait un peu plus chaque jour, et dont certains, en un claquement de doigt, ou sur la signature d’un simple chèque, aurait même pu se payer la Compagnie Internationale des Wagons-Lits. Il y avait également des acteurs de cinéma, de théâtre, des mannequins qui partaient à l’étranger représenter la mode Française, des peintres de renom se rendant à un vernissage, des écrivains célèbres en tournée de promotion, des…

J’étais derrière elle au guichet des billets. Il m’avait été facile d’entendre la conversation qu’elle avait eu avec l’employé. J’avais un peu été surpris d’ailleurs, car dans mon mode de vie, un voyage se préparait, ne s’improvisait pas, surtout dans ces conditions, surtout en hiver. « Il me faut absolument une place pour Brig dans le train de 23H15 » … Partir sur le Simplon Orient Express ? sur un coup de tête ? Quelle femme, quel homme, n’aurait pas savouré la minutieuse et véritable préparation d’un tel voyage. Quel homme, quelle femme aurait seulement préparé une aussi petite valise pour voyager dans un train prestigieux qui, par le jeu des correspondances, pouvait amener le voyageur aux portes de l’Orient ? La femme avait sorti d’un sac à main de grande marque, une enveloppe en papier kraft. Curieux contraste qui m’avait tout d’abord fait penser à une fuite, une femme poursuivie, une maîtresse délaissée, un danger menaçant nécessitant un éloignement rapide et définitif. Je n’avais pas pu m’empêcher de voir les liasses de billets qu’elle contenait. Je me souviens même de la couleur des bandeaux qui enserraient les billets de banque : du rouge carmin. En complément de son titre de transport en première classe, elle s’était procuré un coupon pour un single (1). Mes yeux avaient suivi ses mains alors qu’elle rangeait dans son sac, et l’enveloppe kraft, et les documents de voyage que l’employé venait de lui donner en lui souhaitant « bon voyage ». C’est à ce moment que j’avais remarqué ses vêtements, qui venaient certainement de chez un grand couturier, Jacques Fath, peut-être, ou Jean Dessès, ou encore Pierre Balmain ? La femme avait du chien, et de la classe. Je m’étais trouvé derrière elle au guichet, et, après avoir, à mon tour, réglé le supplément que je devais, ayant changé mes plans de voyage au dernier moment, j’avais pressé le pas pour atteindre la voie d’où partait le Simplon Orient Express, qui terminerait son trajet à Istamboul. Alors que, sur le quai, j’attendais sagement que mon tour vienne de donner au conducteur des Wagons-Lits, le bulletin de couleur bleue me garantissant un lit dans la voiture 8 à destination de Milan, elle, juste devant moi, avait légèrement tourné la tête pour regarder l’horloge qui indiquait 22H57. C’est à ce moment que je remarquai ses yeux rougis, et son visage qui semblait figé dans la tristesse. J’avais eu envie de lui mettre ma main sur l’épaule, et lui demander « ça va ? » mais au dernier moment, j’avais renoncé, pensant que mon geste pouvait être mal interprété. « Et pourtant », m’avait-elle dit ensuite, quand le train traversait la Bourgogne, « c’était la meilleure chose que vous auriez pu faire » … J’avais commandé une tisane que je comptais boire dans ma cabine, juste à côté de la sienne. En attendant, j’étais dans le couloir, tirant sur ma vingt-deuxième « Craven A » de la journée, une déplorable habitude, une coûteuse accoutumance. En passant devant la porte de son single, qu’elle avait laissé ouverte, comme si elle avait cherché, même inconsciemment, le soutien de ses compagnons de voyage, je lui avais dit simplement : « vous avez l’air triste, quelque chose ne va pas, peut-être ».

Je n’aurai jamais posé cette question à une inconnue croisée dans le métro Parisien, ou dans le « Tube » de Londres, ou bien dans une rame de l’ « Elevated » de Chicago, mais là, à cet instant, dans ce train mythique, dans lequel j’avais déjà vu tant de chose, il m’avait semblé que c’était permis, et que la nuit noire qui entourait le convoi garantissait que sa réponse n’irait pas au-delà de mes oreilles et des parois couvertes de marqueteries de Prou. (2) Elle était secrétaire particulière d’un magnat de l’acier qui habitait l’Ile Saint-Louis, dans un hôtel particulier. Son employeur, après de nombreuses années, avait finalement trouvé la perle qu’il recherchait, cette Suissesse d’une famille très connue du Valais, qui avait quitté les siens pour vivre dans ce Paris dont elle était tombée amoureuse dès sa première visite. Le hasard, qui n’existe pas, avait fait le reste et Emma Maria Steiner avait trouvé le travail qui lui convenait le mieux, jusqu’à hier matin, quand elle avait reçu un coup de fil du centre hospitalier du Haut Valais.

Dans un français teinté d’accent helvétique, le médecin coordinateur lui avait annoncé le décès de son père, Markus Steiner, hôtelier de renom, propriétaire de treize établissements dans le canton du Valais, deux dans le canton de Berne et quatre autres dans le canton des Grisons. C’était en fait un véritable empire hôtelier dont elle était, de facto, le nouveau dirigeant, puisque Markus Steiner l’avait désigné comme légataire universel. Si Emma Steiner avait pleuré pendant les dernières vingt-quatre heures, ce n’était pas tant sur la mort de son père, mais plutôt sur les conséquences, pour elle, de cette disparition accidentelle, cette chute de quatre-vingt cinq mètres dans le massif du Bettmerhorn, a treize kilomètres, à peine, de l’Hôtel Victoria, le plus ancien établissement du Groupe Hôtelier Steiner.

J’avais ouvert les yeux à Lausanne, regardé ma montre, tiré un petit-peu sur le store. Il y avait sur le quai des gens transis qui attendaient une correspondance, d’autres qui s’éloignaient du train dont ils venaient de descendre. Il y avait aussi les habituels fonctionnaires des chemins de fer fédéraux, toujours tirés à quatre épingles, et le chef de gare, avec sa casquette qui avait un petit coté képi. Il faisait encore nuit et la neige poudreuse tourbillonnait sur le quai. Je m’étais offert encore quarante cinq minutes de sommeil et de rêveries avant, finalement, de demander mon petit déjeuner. Entre Lausanne et Brig, je le savais, il y avait deux heures et quinze minutes de trajet. Après, il y aurait pour moi la traversée du Simplon, et pour Emma Steiner, qui aurait quitté le train à Brig, une nouvelle vie dont elle ignorait tout. Quarante minutes avant d’arriver à sa destination et d’être, sans doute, accueillie à la gare de Brigue CFF, par le secrétaire particulier de son père, Emma Steiner était sortie dans le couloir où je fumais la première cigarette de ma longue journée. C’était maintenant une femme souriante, maquillée avec goût, parfumée avec mesure. Elle avait l’air sereine, à l’opposé de l’image qu’elle projetait hier soir encore. Elle se tourna vers moi, et me dit :

« Je voulais vous remercier d’avoir été là, de m’avoir écoutée. Vous êtes une bonne âme. Si un jour vous passez par Brig, venez me dire bonjour » …et comme je m’apprêtais à lui souhaiter bonne chance, elle me devança et ajouta : « Hier, c’était hier, demain n’est pas encore là, alors la seule chose dont je dois me préoccuper, c’est d’aujourd’hui, non ? ». Quinze minutes avant Brig, le Simplon-Orient-Express commença à ralentir sa course…

© Sylvain Ubersfeld pour Une Photo et Trente Lignes (ou plus)




  1. Compartiment de voiture-lits à une seule place

  2. René Prou. Décorateur Français célèbres, né en 1887, décédé en 1947. Il a participé à la décoration de nombreux paquebots, dont le « Normandie », et à celle de Voitures-Lits pour le compte de la CIWL






© 2019 Sylvain Ubersfeld pour Une Photo et Trente Lignes (ou plus)


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