A celles et ceux du « peuple de la nuit », qui sont décédés accidentellement ou de maladie.
Aux femmes de mineurs, aux « cafus », aux amoureux de Zola, aux petits, aux sans-grades, aux galibots.
A Paul Delcroix, Mécanicien de Route à la Compagnie des Chemins de Fer du Nord
A Joseph Delcroix, Quartier-Maître de Deuxième Classe de la Marine Nationale
Au Porion , Amédée Delcroix, victime de la catastrophe de Courrières du 10 mars 1906
A tous ceux qui ont connu la mine…
La gifle avait claqué, suivie immédiatement par un juron en Polonais : « Niepokoisz mnie, mały zbiru ... ! Tu m’emmerdes, petit voyou… ». Paul Delcroix avait trop de fierté pour verser ne serait-ce qu’une seule larme, alors que la taloche avait été généreusement appliquée par Karol Sulewsky. « J’men fous, t’es pas mon père, tu s’ras jamais mon père…T’es qu’un vieux quervé (1) ».
Heureusement pour Karol, la mère de Paul était dans le petit jardin en train de puiser de l’eau à la pompe pour préparer la soupe de légumes du soir. Elle n’avait rien vu, rien entendu, et c’était mieux ainsi. Elle aurait défendu son « archelle » (2) bec et ongle, quitte à recevoir à sa place la gifle promise à Paul qui avait dû, une fois de plus, se montrer un peu trop effronté au goût de Karol. C’était en juin. Le soleil refusait de disparaitre et Paul s’était pris à rêver. On entendait çà et là les cris des enfants qui jouaient dans la rue, et les adultes qui s’interpellaient d’une cour à une autre.
Pour Henriette Guilbert, la mère de Paul, Karol Sulewsky avait été une opportunité. Henriette Guilbert, c’était la veuve Delcroix. Elle aussi, d’une certaine façon, était victime d’un grand malheur qui se nommait Courrières. Beaucoup la regardaient avec tristesse en pensant à son mari qui s’en était allé pour toujours. Henriette se souviendrait toute sa vie de cette journée, quand un garde de mine, qu’elle ne connaissait pas, était venu lui annoncer l’atroce nouvelle. Mais si certains la plaignaient, d’autres portaient sur elle des regards pleins de mépris car non seulement elle ne vivait pas seule, mais en plus, elle avait accueilli chez elle un étranger, qui ne connaissait certainement pas plus de cent mots de Français, et ne mangeait que du chou et de la soupe de betteraves.
Avant, Amédée, son homme, était porion, une sorte de contremaître chez les mineurs. Il était bien noté. Comme il existait des relations professionnelles entre les dirigeants des mines de charbon de la région, un des ingénieurs de la compagnie des mines de Courrières avait, lors d’une rencontre corporative, demandé à un confrère de la compagnie des mines de Bruay, s’il ne connaissait pas un bon porion désireux de changer de lieu d’exploitation, en accord bien sûr avec son employeur, pour quelques mois seulement, le temps de former un groupe de mineurs Belges qui venaient à peine d’arriver à Billy-Montigny, là où se trouvait une des fosses de Courrières. Il y aurait un bon salaire de neuf francs par jour plus une prime d’éloignement de deux-cent francs par mois. L’ingénieur de Bruay estimait beaucoup Amédée Delcroix, il lui avait proposé l’affaire et le porion avait dit oui. Henriette, son épouse, avait alors préparé un gros baluchon contenant les vêtements de rechange, et surtout « Che loques Ed ‘fosses » (3). Amédée avait serré son Henriette dans les bras, embrassé son second fils Paul de sept ans et avait franchi le seuil de la maison de Bruay pour monter dans la carriole que la compagnie de Courrières avait envoyé pour l’emmener jusqu’à son nouveau lieu de travail. Il ne serait parti que huit mois, assez pour mettre un peu d’argent de côté, et puis il n’allait pas au bout du monde puisqu’il y avait moins de quarante kilomètres entre sa maison de Bruay et son logement temporaire près de la fosse numéro deux, la fosse Auguste Lavaurs, non loin de Courrières.
(Lampe de mineur)
Pour lui montrer son estime, et témoigner d’une sorte d’amitié qui liait le porion et l’ingénieur, ce dernier avait fait cadeau à Amédée, d’une Lampe Wolf, un système d’éclairage en « magnalium » (E), utilisé surtout par les ingénieurs et les géomètres. Il lui avait fait graver une taillette (4) sur mesure indiquant son « statut » de porion détaché en extérieur ainsi que son numéro d’appartenance au personnel de la compagnie des mines de Bruay. Un porion « détaché » ? cela ne s’était jamais vu, mais entre mineurs, n’est-ce-pas, pourquoi pas, et pour le porion de Bruay, c’était une occasion exceptionnelle. Il avait emporté avec lui son béguin et sa barrette (*) son pantalon de treillis en toile de chanvre, sa ceinture de cuir, et sa gourde. Il savait qu’il aurait chaud, il fallait descendre à 590 mètres en dessous du sol.
Amédée Delcroix était parti en mai. Il avait promis de revenir les poches pleines pas plus tard que le premier avril mille-neuf-cent-six…Il n’était jamais revenu…A 6H34, le samedi 10 mars 1906, un « coup de poussier » avait dévasté les cent-dix-kilomètres de galeries de l’exploitation minière de Courrières, faisant 1099 morts.
Vingt jours après l’explosion, un groupe de sauveteurs et d’ingénieurs, tous munis d’appareils respiratoires, avait découvert au détour d’une galerie, à moins d’un mètre du puit, le cadavre mutilé d’Amédée Delcroix. A ses côtés se trouvait une lampe Wolf sur laquelle était gravé la mention « propriété de la Compagnie des Mines de Bruay ». Dans la poche droite du pantalon, un des hommes de l’équipe qui visitait les galeries avait trouvé son étrange taillette. Les témoignages des survivants avaient permis de savoir qu’après l’explosion initiale, il avait malgré tout parcouru l’équivalent de trente-sept kilomètres à pied, dont au moins la moitié dans le noir le plus complet.
( La catastrophe de Courrières : Ingénieurs et technicien en route pour constater l'ampleur des dégats matériels)
(Catastrophe de Courrières dans laquelle Amédée Delcroix trouva la mort avec 1098 autres victimes)
Au lieu des deux ans de deuil que voulait l’époque, Henriette avait pris son courage à deux mains, décidé qu’il y aurait une vie après son porion de mari, et s’était donnée douze mois seulement pour réfléchir. A la ducasse (5) de Bruay, en 1907, elle avait rencontré Karol Sulewski, un mineur polonais débauché de Ruda Slaska (6) pour remplacer l’une de mille-quatre-vingt-dix-neuf victimes de la catastrophe de Courrière. Sulewski était un ivrogne, un aventurier, un rustre. Parce qu’il était beau garçon, il avait laissé derrière lui de nombreuses conquêtes et un chapelet d’enfants. Il avait vite eu raison des réticences initiales d’Henriette et en deux semaines, tout était dit. Il avait quitté Courrières, s’était trouvé du travail à Bruay, à la fosse N°3, et avait emménagé dans la maison de l’ancien porion. Les voisins avaient tiqué : ce n’était pas dans l’air du temps, surtout après une catastrophe minière d’une telle ampleur. Les Prévost, ses voisins de gauche, lui avaient fermé leur porte, les Charlet, qui habitaient au bout de la rue, ne lui adressaient plus la parole, quant à madame Maes, la femme du garde de mine, elle faisait courir sur la pauvre Henriette, les rumeurs les plus indécentes, les bruits les plus infâmes, les suspicions les plus infondées. Mais parce qu’en toutes choses, il faut un équilibre, un petit groupe s’était formé autour d’Henriette pour faire obstacle aux méchancetés des uns, en les remplaçant par la gentillesse des autres. Madame Théry passait au moins deux soirs par semaine chez Henriette, à parler du « bon vieux temps », Marguerite Delhaye, la femme du médecin de la compagnie, lui donnait régulièrement des vêtements pour Paul, quant à Augustine Duriez, elle était simplement là, solide comme le roc, prête à défendre Henriette contre vents et marées, contre les maldisants.
Le polonais était connu pour être querelleur et peu enclin à donner de l’affection à Paul à qui son père manquait beaucoup. Depuis cinq ans déjà, Karol Sulewski s’était installé. Henriette lui brossait le dos dans la cuvette, lavait ses vêtements, préparait ses repas, et bien sûr, son briquet (7). Le plus difficile pour elle était de faire l’impasse sur les regards froids de ses voisins proches. Personne n’avait compris la solitude d’Henriette, peu lui pardonnaient son choix de vie.
A l’estaminet, Karol alignait les dettes. Il avait troqué la vodka contre du genièvre, qu’il buvait régulièrement avec d’autres moins que rien, des polonais souvent plus souls que lui, qui appartenaient au « sokol », un mouvement de jeunesse à tendance sportive supposé créer un lien fraternel entre les immigrés Polonais, mais qu’Henriette suspectait de servir de paravent à des débauches alcooliques. Ces Polonais, c’étaient vraiment de drôles d’oiseaux…
Jonglant trop souvent avec les centimes pour arriver à faire un sou, faisant ici et là des travaux de repassage pour des épouses d’ingénieurs, Henriette était systématiquement confrontée aux fins de mois difficiles. Dès le premier mois qui avait suivi son embauche, elle s’était félicitée d’avoir pris à la fosse N° 3, un travail de « cafu » (8). Si effectivement quand Amédée était en vie, elle pouvait pleinement, comme toute bonne femme de mineur, se consacrer à sa maison, ses lessives, son repassage, le ménage du samedi, elle avait dû revoir à la baisse, son train de vie déjà bien modeste, en malgré son logement était gratuit, et quelques avantages dont elle bénéficiait, au titre de veuve d’un porion de la Compagnie des Mines de Bruay, décédé, en mission, accidentellement.
Le sang avait circulé dans la joue de Paul, le ressentiment s’était, comme toujours, apaisé. Paul n’avait qu’un seul souhait, devenir quelqu’un, partir ailleurs, fuir ce monde de la nuit auquel le destin le vouait. Fils de porion, il serait nécessairement porion lui-même, après avoir été mineur, et nécessairement mineur après avoir été galibot (9) …a moins que ?
A la ducasse, il avait rencontré une bohémienne itinérante, une femme étrange née dans une roulotte à Vaison-la-Romaine, qui guérissait les âmes, coupait le feu, arrêtait les hémorragies, et pouvait ressentir des tas de choses.
Tout ce dont il souvenait est que cette femme, cette cartomancienne guérisseuse qui se faisait appeler Sybille de Cumes, mais se nommait en fait Muriel Servant, lui avait dit, à la lueur d’une bougie : « Tu seras le dernier des Delcroix à faire partie de ce peuple de la nuit ».
Elle avait mis tant de conviction en délivrant cette incroyable nouvelle que, depuis lors, Paul avait, ancrée au fond de lui, cette étrange certitude. Il s’était mis à guetter les signes de la vie, cherchait dans les nuages une promesse d’évasion, guettait dans les rumeurs un changement majeur à venir, espérait en se réveillant, être déjà au soir, pour qu’un’ nouvelle nuit débouche sur un nouveau jour, et qu’on lui apprenne que son destin allait changer.
Paul cachait sous une espièglerie excessive la manque qu’il ressentait depuis le départ de son aîné. Joseph avait douze ans de plus que Paul. Paul le vénérait. Il avait toujours apprécié, sans savoir pourquoi ou comment, que son « grand frère » ait cet attrait pour « autre chose » que le monde de la mine, cet univers incroyable fait de puits, de galeries, de « bowettes » (10), de chevalements, de berlines, de rails, de poussières, de grisous pernicieux, de poussier explosif, de souffrances aussi, celles du quotidien dans l’inconfort des fronts de taille, comme celles du long terme avec les maladies comme l’ankylostomiase, la fameuse « anémie des mineurs » ou bien la triste silicose qui diminuait la capacité pulmonaire et enfermait les ouvriers du charbon, dans une fin de vie asphyxiante.
Chez les Delcroix, il y avait eu des mineurs, des « boutefeux » (11), des machinistes, des piqueurs, des porions. On suivait les traditions… le jour de la Sainte-Barbe, on « pétait les boîtes » (12). Il y avait eu aussi des « pénitents » qui avaient fini leur vie, parfois, en chaleur et lumière… (13), des « culs à gaillettes » (14), et même un ou deux « hommes en noir », des gardes des mines, dont personne n’aimait parler (15)
A 12 ans, pourtant, Paul, qui avait obtenu son certificat d’étude, avait pris le chemin de la mine. Il avait effectué toutes les corvées en surface, puis était descendu au fond, à la fosse N°4, quatre-cent-quatre-vingt-douze mètres en dessous de la surface de la terre. Il avait tiré des berlines, ouvert des portes d’aération, aidé des vieux mineurs au boisage avant de passer mineur classé en 8ème ou 9ème catégorie pour gagner 80 à 90 pour cent du salaire d’un vrai mineur.
Il avait entendu parler les hommes, parfois rire les femmes. Il avait vu la tristesse dans les yeux des chevaux de trait qui vivaient au fond de la mine, condamnés à ne voir ni pâturage, ni lumière du jour jusqu’à l’âge de la retraite. Il avait assisté, un jour, à la descente d’un de ces chevaux dans un puit. Il partait « au fond » pour en remplacer un autre qui allait être remonté. Pour le cheval qui regagnait la surface, il y aurait tout d’abord l’acclimatation à la lumière, pour ne pas lui brûler la rétine, puis, avec de la chance, quelques semaines dans un pré, avant le jour de l’abattoir…manger de la viande de cheval, il parait que ça rendait fort…surtout chez les mineurs…Paul savait bien qu’en fait, manger du cheval coûtait moins cher que manger du bœuf. Le bœuf, c’était pour les ingénieurs, les directeurs de la compagnie, dans leurs belles maisons…
Le jour où la bête avait été transférée de la surface jusqu’au fond de la fosse, harnachée dans de fortes lanières de cuir qui immobilisaient ses membres, suspendue à un câble en acier, manœuvré depuis le « jour », il avait vu la peur au fond des yeux de l’animal, il avait même détecté de l’incompréhension, puis avait pensé à autre chose…il ne fallait pas s’attarder sur le malheur, surtout si ce n’était pas le malheur d’un homme, lui avait-on dit.
Un vieux mineur avec qui il avait travaillé avait pris Paul en amitié. « J’ai un travail pour toi, tu seras mieux qu’ici, au fond » lui avait-il dit…et par le biais du frère du mineur, chaudronnier aux ateliers centraux, Paul était remonté à la surface grâce à son certificat d’étude. Il avait appris à travailler le cuivre et s’occupait, avec d’autres apprentis, de l’entretien des cinq locomotives 030 que la compagnie, faisait roulaient en tête des convois de charbon, sur les quinze kilomètres exploités par les mines de Bruay pour acheminer le minerai jusqu’à l’embranchement avec le Chemin de Fer du Nord.
En dehors de l’amour fraternel qui unissait les deux frères, Il existait entre Paul et Joseph un lien curieux, une sorte de symbole fort, quelque chose auquel personne n’aurait pensé : les briquettes de charbon « ANICHE » estampillées BS. Paul s’était souvent demandé à quoi correspondaient ces deux lettres mystérieuses, jusqu’à ce qu’un chauffeur de locomotive lui explique tout ce qui concernait ces pavés de charbon aggloméré, de 10 kilos, fabriqués à l’usine de la Renaissance, et qui fournissaient les compagnies de chemin de fer et la Marine Nationale, celle dans laquelle Joseph s’était engagé, pour apprendre le métier de matelot. Joseph, lui avait déserté le monde de la nuit…Il était parti avec en poche sa paie de quinzaine, et écrit une fois arrivé à Brest après trois semaines et demies de voyage. Il avait été finalement embarqué sur « La Gloire », un croiseur cuirassé avec ses vingt-huit chaudières « Niclausse » et son rayon d’action de 7400 kilomètres….de quoi aller loin, très loin, à l’aventure, jusqu’au sud de l’Amérique du Nord, ou peut-être même plus loin…A chaque fois que Paul plaçait dans les petites locomotives, les briquettes « Aniche » nécessaires au maintien du prochain feu, il avait une pensée pour son frère en se disant que ces mêmes briquettes de charbon qui brûlaient dans les chaudières des « 030 », se consumaient également dans celles du navire de guerre sur lequel le matelot de première classe Joseph Delcroix, naviguait, et cette pensée lui faisait du bien à l’âme.
Paul ne voulait pas admettre qu’il était dévasté par la dernière lettre que Joseph lui avait postée de Saint-Pierre et Miquelon, lors d’une escale. Quand il avait lu la missive, de grosses larmes avaient roulées sur ses joues recouvertes de suie, et des tâches, comme des soleils noirs, s’étaient formées sur le papier :
« Mon cher Paul, je voulais que tu sois le premier à savoir que je viens d’être proposé pour une promotion au grade de quartier-maître de deuxième classe. Sur le bateau, tout va bien. Je ne sais pas quand nous rentrerons à Brest. Je sais par contre avec certitude que je ne reviendrai pas à Bruay.
Ne m’en veux pas, j’ai besoin de grands espaces. Je n’ai qu’un seul regret, que tu ne sois pas plus âgé, et à mes côtés. Nous nous reverrons, c’est sûr, mais quand ?
Laissons la vie nous en faire la surprise. Embrasse bien maman. Ton frère, Joseph ».
Paul avait toujours pensé et vécu à part. Amédée disait souvent à Henriette pour plaisanter « si je n’étais pas sûr de toi, j’penserais que l’gamin il est d’quelqu’un d’aut…il est trop intelligent pour êtt’ de moi, non ? ».
L’année du certificat d’étude, il avait appris qui était Emile Zola, un « grand républicain », écrivain, ami des mineurs, lui avait dit le maître d’école. « Il a écrit un livre sur la condition de vie des mineurs, il en a aussi écrit un sur les ouvriers… ».
Paul se souvenait très bien, une après-midi de juin, quelques jours avant la fin de l’année scolaire, le maître avait apporté en classe un gros livre, avait imposé le silence, et commencé à lire :
« Dans la plaine rase, sous la nuit sans étoiles, d’une obscurité et d’une épaisseur d’encre, un homme suivait seul la grande route de Marchiennes à Montsou, dix kilomètres de pavé coupant tout droit, à travers les champs de betteraves. Devant lui, il ne voyait même pas le sol noir, et il n’avait la sensation de l’immense horizon plat que par les souffles du vent de mars, des rafales larges comme sur une mer, glacées d’avoir balayé des lieues de marais et de terres nues. Aucune ombre d’arbre ne tachait le ciel, le pavé se déroulait avec la rectitude d’une jetée, au milieu de l’embrun aveuglant des ténèbres ».
(Femmes travaillant à la lampisterie)
Alors, Paul s’était dit que c’était très beau, s’était souvenu que Marchiennes n’était qu’à soixante cinq kilomètres…Il s’était même demandé s’il était possible que des galeries courent sur une telle distance…Il n’avait pas eu droit aux aventures de Catherine Maheu, Etienne Lantier, Antoine Chaval, ou du maître porion Dansaert, fine lame coureur de jupons, il n’avait même pas eu droit à une véritable enfance, déjà prisonnier du peuple de la nuit, puisqu’il avait fallu qu’il travaille, comme c’était bien souvent le lot des fils de mineurs.
Henriette avait bien accueilli la nouvelle de la remontée de Paul. « Ardilemeleu » (16) s’était-elle écriée quand son fils galibot lui avait annoncé, papier en main, qu’il allait travailler aux ateliers centraux…Pour célébrer la nouvelle, Henriette avait préparé une rassacache (17) pour le dimanche suivant. Paul et Karol s’étaient fait beaux. Les trois avaient déjeuné, Henriette avait fini sa journée dans le petit jardin ouvrier, à s’occuper de ses trois rangs de chicons et ses quatre rangs de poireaux. Paul avait passé l’après midi du dimanche à ébaucher des projets, construire des rêves, s’imaginer un avenir. Encore trois ans d’apprentissage et il pourrait passer l’examen de chauffeur. Quatre ans après celui de mécanicien. Il se voyait déjà, musette au côté, partir à la découverte d’un monde différent de celui de la nuit…il se voyait plein de choses, il y croyait dur comme fer.
Le 28 juillet 1914, les paires de claques de Karol Sulewski s’étaient arrêtées. Il avait dû repartir en Pologne, faute d’être porté déserteur. La géopolitique avait voulu qu’il soit « ennemi ». Paul avait poussé un grand soupir, Henriette n’avait même pas feint une larme…la vie avait continué dans le monde de la nuit puis un jour, Paul n’était pas rentré….
Henriette Guilbert, veuve Delcroix, avait l’âme chevillée au corps. Elle avait pleuré cette mystérieuse disparition, puis finalement s’était dit que c’était peut-être dans l’ordre des choses, alors elle avait continué à trier son charbon, et à fréquenter Madame Théry et Marguerite Delhaye, en se demandant souvent ce qui était advenu de « son » Paul…
Le dimanche 10 mars 1929, vingt-trois après la catastrophe de Courrières, Henriette Guilbert épluchait des chicons.
Elle avait placé sous ses mains abîmées par les années de triage du charbon, un exemplaire du « Réveil du Nord », un journal que lisait le médecin de la compagnie et que son épouse laissait chez les Delcroix car elle ne pouvait simplement pas se résoudre à jeter. « On ne m’a pas élevée comme-ça » aimait-elle dire. « Chez nous, ou garde, on utilise… ». Alors, deux fois par semaine, elle déposait chez Henriette une pile d’exemplaire du « Réveil du Nord ». Alors qu’un orage menaçait d’éclater et que la lumière du jour se faisait rare pour cause de cumulo-nimbus gris foncé, Henriette rapprocha le « monte et baisse » de la table pour éclairer ses travaux culinaires. En repoussant d’un geste distrait des feuilles de chicons qui menaçaient de tomber au sol, elle eu soudain sous les yeux une photo de groupe, prise devant une locomotive. Cinq hommes en vêtements de travail se trouvaient devant l’énorme machine. Un sixième se trouvait au poste de conduite, penché vers l’extérieur, des grosses lunettes remontées sur le front, une main sur le garde-fou. C’était son Paul. En dessous de la photo, une dizaine de ligne reproduisaient un communiqué de la Compagnie des Chemins de Fer du Nord :
« Le 7 mars 1929 se sont déroulés à Lille les examens de fin d’études pratiques des élèves de l’école de formation et d’apprentissage des Chemins de Fer du Nord. Ont été admis au statut de chauffeur de route, Messieurs Charles Vasseur, Henri Ducrocq, Emile Duquesnoy, Eugène Delmotte et Léon Vandekerkhove.
A été admis au poste de Mécanicien de Route, Monsieur Paul Delcroix. Le conseil d’Administration des Chemins de Fer du Nord souligne que Monsieur Paul Delcroix sera le plus jeune mécanicien de route en France, toutes compagnies ferroviaires confondues.
(Paul Delcroix, mécanicien à la Compagnie des Chemins de Fer du Nord, et son chauffeur Eugène Delmotte)
Henriette Guilbert senti une grande bouffée de bonheur monter en elle…Elle eut le temps de murmurer simplement : » Ah…mon Paul…que tu es beau…comme tu m’as manqué…pourquoi ? pourquoi ? ». Puis elle senti son cœur se mettre à cogner, comme une de ces machines qui défonçaient la roche, en dessous, dans les galeries…
Tout se mit alors à tourner…elle s’obligea quelques instants à garder les yeux ouverts, mais n’y parvint pas…et son cœur s’arrêta…
Henriette Guilbert, veuve Delcroix, venait de quitter pour toujours le Peuple de la Nuit…
En gare de Lille, Paul Delcroix ouvrait le régulateur de sa locomotive, tractant son premier train en direction de la frontière Belge…
© 2019 Sylvain Ubersfeld pour Histoires Courtes
Ivrogne
Enfant remuant
Les vêtements de fosse, les vêtements du mineur pour son travail au fond.
Taillette ou Jeton. Il s’agit d’une petite pièce de métal que l'on accrochait à la place de la lampe de mineur lorsqu'on prenait celle-ci à la lampisterie avant de descendre, et que l'on reprenait à la remonte en fin de poste. Il en existait de différentes formes, coupés dans des métaux différents, généralement frappés au nom de la compagnie et portant un numéro exclusif assigné au mineur qui l’utilisait.
Fête populaire de village en Belgique et dans le Nord de la France
Une des nombreuses mines de charbon de Pologne. Ruda Slaska est située en Silésie. Après la catastrophe de Courrières, il a fallu « importer » du personnel. La venue de Karol Sulewski s’inscrit également dans le mouvement d’immigration visant à développer la production minière et améliorer son rendement.
Casse-croûte du mineur. ÉTYMOL. ET HIST. − 1885, supra. Terme wallon désignant un « quignon de pain ou paquet de tartines que l'ouvrier emporte quand il va travailler au dehors » (Haust) spécialisation de sens du wallon briquet « bribe, morceau » (ibid.)corresp. au m. fr. briquet, v. briquet3.
Femme employée au triage du charbon dans les mines. Le tri se faisait « en surface », et non pas «au fond ». Le métier à disparu avec la mise en place de lavoir automatisés.
Jeune manœuvre dans les mines de charbon.
Une bowette (prononcer bovette) est une des galeries principales d'un charbonnage, qui part du puits vers la couche à exploiter. Ces galeries sont rectilignes et creusées avec une légère pente.
Ouvrier mineur spécialisé dans le tir des mines
A l’occasion de la Sainte-Barbe, les mineurs font sauter des boîtes remplies de poudre noire.
Nom donné autrefois, dans les mines, avant l'invention de la lampe de sûreté de Davy, à un mineur qui, vêtu de larges vêtements de laine, la tête protégée par un capuchon, allait, risquant bravement sa vie, le soir à la fin du travail, mettre le feu au grisou, avant qu'il ne fût en grande quantité.
Filles qui faisaient le triage du charbon.
Mis en place à l’époque où les mines étaient encore privées, le garde des mines passait deux fois par semaine dans les corons sollicitant les ménagères pour nettoyer le ruisseau commun longeant toute la rue jusque l’égout où il se déversait. Cette tâche d’entretien (obligatoire) était effectuée simultanément par chaque ménagère. A cet effet, le garde ouvrait une vanne puissante située au bout du coron au moyen d'une clef spéciale dont il était l'un des seuls détenteurs. Au préalable, il frappait aux portes de chaque maison avec cette clef pour faire se faire entendre le moment venu, et chacune s'exécutait.
garde , c’était aussi « les yeux et les oreilles de la mine ». Des personnages centraux du coron, mais dont le rôle ambigu a été, paradoxalement, très peu mis au jour. Eux consignaient toutes leurs activités. Le corps des gardes était très hiérarchisé (brigades, secteurs, Compagnie) et son quartier général était situé dans les Grands Bureaux de la Compagnie. Les membres de cette ‘’Police des Mines’’ étaient recrutés parmi les anciens militaires ou gendarmes, un personnel habitué à obéir aveuglément et sans état d’âme à ses supérieurs. Les gardes étaient en uniforme (à peu près le même dans toutes les Compagnies), ils n’étaient pas armés et ils circulaient à vélo.
Redis-le-moi…expression typiquement « ch’ti ».
Rassacache : plat typique du pays minier à base de haricots et de lard.
(*) Béguin :
(E) Magnalium est un alliage d'aluminium avec du magnésium et de petites quantités de cuivre, de nickel et d'étain. Certains alliages, destinés à des utilisations particulières au prix d'une mauvaise résistance à la corrosion, peuvent contenir jusqu'à 50% de magnésium. Il trouve son utilisation dans l'ingénierie et la pyrotechnie.