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LE NEZ DANS L'EAU

Tout à coup, dans un bruit énorme, tout avait basculé…


Il avait dit qu’il avait eu une absence…Il avait bien fallu trouver une excuse, une sorte de raison…La commission de discipline s’était vite réunie…Il y avait le « chef-mec » (1), deux mécaniciens qui avaient déjà vingt ans de tours de roues, proches de la retraite, un ou deux ingénieurs, le médecin du Syndicat de la Petite Ceinture, un représentant du personnel, deux du ministère des transports, un, de la mairie de Paris, un chef de dépôt, le directeur de l’exploitation, en tout peut être douze, treize personnes, en plus du mécanicien Paul Griselet, qui avait foutu dans la flotte du canal de l’Ourcq , sa « 230T » numéro 51. La machine s’était retrouvée dans le nez dans l’eau, à la hauteur du pont mobile, qui était justement levé, interrompant la continuité de la voie qui ceinturait Paris.

« Vous n’aviez pas vu le signal ? Vous n’aviez pas vu le sémaphore rouge ? » avait hurlé le directeur de l’exploitation, un ancien de l’Ecole des Mines, passionné de chemins de fer mais totalement hermétique aux relations humaines. Griselet avait été immédiatement « descendu » de sa machine, jusqu’à la fin de l’enquête. On avait maintenu sa paie, il ne fallait pas risquer de mettre le feu aux poudres, la Confédération Générale du Travail et son secrétaire Léon Jouhaux attendaient de voir comment allait se résoudre cette étrange affaire. Il n’y avait pas eu de mot d’ordre de grève, mais c’était passé près…


«J’ai vu comme un voile noir, j’ai senti mes genoux se plier » avait dit le mécanicien, le visage noirci par la suie, juste après qu’on l’ait récupéré, à demi-assommé, par terre, la tête ensanglantée. Le médecin du Syndicat de la Petite-Ceinture connaissait bien Paul Griselet. Le docteur Pagès était fils d’un cheminot de la compagnie du Nord, un homme bon et juste qui avait terminé sa carrière comme « chef mec », chef-mécanicien, et avait permis à son fils d’étudier la médecine. Entre le Docteur Pagès et les « roulants » de la petite ceinture, ça avait tout de suite collé. Le docteur Pagès ne vivait pas que de sa clientèle ferroviaire. Il avait son cabinet dans l’aimable « village » qu’était encore Ménilmontant et, souvent, en passant dans la courbe où se tenait cette petite gare du vingtième arrondissement, Griselet faisait jouer du sifflet en un salut qui n’avait rien de règlementaire.


Le mécanicien avait hasardé une raison possible : « si ça se trouve, c’est Juillet 18, La Bataille du Soissonnais, quand j’étais cheminot au front, un truc qui revient, vous voyez ? Déjà je me sentais tous drôle quand on est passé à la gare du Parc de Montsouris… ». Le médecin des cheminots avait levé les sourcils d’un air interrogateur. « Cheminot, oui, la guerre ? je veux bien …mais tu n’as pas été blessé…Nous en tout cas, on n’a rien dans ton dossier au sujet d’une blessure… ! ».

Paul avait alors baissé la tête.

Non, il n’avait pas vu le sémaphore, il n’avait même pas regardé, il était trop occupé à penser aux milliers de vaches qui étaient déjà passées entre les mains des opérateurs d’abattage de la Villette. Le regard des animaux était devenu une obsession. Il y pensait maintenant tous les jours, matins, soirs, Il ne pouvait pas s’en défaire…

Depuis ce jour, quand il avait dû faire ce train vers Paris-Bestiaux, Il conduisait sa locomotive à l’habitude…il ne pensait plus au règlement, aux précautions, aux signaux, aux vitesses, aux consignes de freinage de sa « 230.T » construite aux Ateliers d’Hellemmes, dans le nord de la France, cette machine qu’on lui avait confié, et qui devait être l’unique objet de son attention, à un point tel que Griselet avait refusé de se marier, préférant rester célibataire plutôt que de trahir sa fidélité à la « 51 »…

C’était un coup du sort, la faute à pas de chance, le destin qui se rappelait à lui en essayant d’expliquer qu’on ne maîtrise finalement que très peu sa propre vie. Peut-être, à travers ce « nez-dans-l ’eau », avait-il un message à déchiffrer, lui qui se levait avec de la peine dans le cœur et se couchait maintenant avec de la tristesse dans les yeux…

Il avait dit devant la commission de discipline : « Le pont n’aurait jamais dû être levé, pas à cette heure. » Le directeur avait répondu sèchement : « et les signaux, ils auraient dû être comment, pour vous intimer l’ordre d’arrêt ? Le feu rouge, le carré violet, ça vous parle ? »

Paul Griselet avait le cœur poivre et sel. Il savait qu’il n’était plus le même depuis ce jour horrible, depuis le « train des vaches ».


Il en avait finalement assez de tourner sur la petite ceinture, avec comme horizon les mêmes gares qui se présentaient à lui toutes les heures ou toutes les heures et quart, ou et demies. Lui, ce qu’il voulait maintenant, c’était de la grande ligne, du PLM avec au bout la côte d’Azur, les comtesses riches, les princes Russes…Ce qu’il lui aurait fallu c’était du Paris-Orléans et en fin de ligne la Gare de Bordeaux, et la promesse d’un autre train qui s’en irait vers les montagnes. Il aurait aussi aimé rouler pour l’Ouest-Etat, le réseau de la mer…peut-être aurait-il pris à Dieppe un bateau vers l’Angleterre et abandonné pour de vrai « sa » loco, le triste Paris des hivers, le chant obsédant des pistons, la poussière noire qui s’insinuait jusque dans ses sous-vêtements… Depuis un moment déjà, ça vrillait dans sa tête. Pas mal de trucs se mélangeaient, des souvenirs qui n’étaient pas de vrais souvenirs…c’était un peu comme s’il se bâtissait des histoires, des contes, des choses qui n’étaient pas réelles, et qui, après avoir stagné pendant un certain temps dans son cerveau, ressemblaient à du vrai, à du vécu, à des choses qu’il aurait traînées avec lui depuis on ne sait quelle époque.

La guerre avait épargné son physique : il était cheminot. Alors que beaucoup de ses amis de la Ceinture étaient devenus des « gueules cassées », lui avait réussi à échapper aux obus et à la mitraille. Mais si sa chair avait gardé son intégrité, son mental avait été salement affecté quand, en marche lente, tirant un train de munition, il avait roulé sur un incroyable monceau de cadavres au détour d’une courbe, probablement des soldats qui devaient défendre la voie ferrée, et l’avait fait jusqu’à la mort. Un gradé imbécile lui avait alors ordonné de nettoyer sa machine…


Avant la séance de la commission de discipline, le Docteur Pagès lui avait demandé : « Tu bois ? » et Griselet avait répondu « Non, pas vraiment, une ou deux Gentiane Suze en jouant au rami chez Marcel Zeyer, à Alésia, une bière ou deux si je gagne, un ou deux guignolet-kirsch si je perds, pas de quoi tuer un homme, ni de quoi fouetter un chat ou faire renoncer un cheminot…Il n’y avait effectivement pas de quoi s’inquiéter vraiment et le bon docteur avait clos son questionnaire, même s’il avait trouvé le mécanicien dans un état d’apathie étrange, ne cadrant pas vraiment avec ce dont il se souvenait de ce cheminot, et ce que disaient de lui ses camarades roulants, de Ménilmontant à Ouest-Ceinture, et de l’avenue Henri-Martin, jusqu’à Charonne. « C’est un héros de guerre » « il est passionné par son métier » « toujours prêt à remplacer un collègue malade… »

Griselet savait qu’il y avait eu un déclencheur…Il n’aurait jamais envisagé qu’une simple vision puisse l’affecter à ce point…mais après réflexion, c’était sûrement comme ça que ça avait commencé…en fait, il se couchait triste et se réveillait avec l’angoisse de croiser un de ces horribles convois. Pour Paul, être en tête d’un train de voyageur ou d’un train de marchandises, c’était être cheminot. Il n’aurait jamais imaginé qu’un jour, au lieu de malles, de tonneaux, de caisses, ou de voyageurs qui partaient travailler ou allaient s’oxygéner au bois de Boulogne, on lui demande de tracter un convoi qui contenait des têtes de bétail dont les heures étaient comptées.


Il avait dû prendre en charge les treize wagons de bétail, juste avant l’embranchement à la hauteur des voies du Paris-Orléans. Il avait tout de suite reconnu des « Pie Rouge des Plaines » et avait senti son cœur se serrer si fort qu’il lui avait fallu reprendre sa respiration.


« Tu vas jusqu’à Paris-Bestiaux, tu décroches, et tu auras un train de wagons vides qui t’attend pour ramener à Charonne-Marchandises… » lui avait dit le chef de quai. Paul avait pu entendre les mugissements affolés des vaches. Rien à voir avec des animaux en pâture, ou en attente de traite, le soir, à l’heure où les hirondelles rentraient au nid, dans l’étable de la ferme de ses parents, pas très loin de Coulommiers. C’était une étable qui sentait bon la vache, le lait frais l’ensilage de maïs ou de betterave. Les nids des arondes étaient accrochés aux coins des murs, juste sous le plafond. Paul était toujours admiratif de ces oiseaux constructeurs. Il vibrait pour la nature en général, et pour la vapeur…


II avait été soudain habité par une sorte de certitude, un peu comme s’il avait fait, lui-même, partie des animaux dans les wagons. Il s’était immédiatement dit « elles savent, elles le sentent ». Il s’était senti glacé, à l’intérieur comme à l’extérieur. Il avait eu l’impression qu’une partie de lui s’était brisée. Immédiatement, il s’était imaginé qu’à la place du bétail, il y avait des hommes, en route pour la mort…une étrange vision qui avait décuplé sa propre angoisse. Il avait osé porter les yeux sur le premier wagon. A travers le grillage, son regard avait croisé celui de trois ou quatre bêtes qui avaient approché le museau de l’aération. Il avait été tout de suite submergé par une peine qu’il n’avait jamais encore ressentie… « C’est pas possible, on peut pas tuer tout ça juste pour faire bouffer les gens… ? »…

Et une petite voix s’était fait entendre qui disait : « hé si, on peut, et c’est pas demain la veille que ça va cesser. » Les quelques secondes qu’avait duré cet échange visuel avaient ajouté au moins dix ans de plus au cheminot.

Alors il avait donné son coup de sifflet pour prévenir le personnel de la gare de son départ imminent, il avait ouvert le régulateur, gardé un œil sur la voie, et trente-cinq minutes après, il était arrivé à Paris-Bestiaux. Il était descendu de sa locomotive, ne voulant rien voir ni entendre, le temps que les « sédentaires » de la grande gare détellent sa machine.

Quand malgré lui, il avait vu le premier wagon être déchargé, et les animaux poussés, avec brutalité vers l’autre extrémité du quai, il s’était dit qu’il ne pouvait pas accepter cette complicité, être partenaire de cette tuerie, lui qui avait été élevé dans l’amour des bêtes… C’était décidé, il terminerait l’année à la Ceinture, et en janvier prochain, il tenterait sa chance autre part….

Il y avait cru pendant quelques instants, puis s’était souvenu que dans les autres compagnies, il n’y avait pas non plus de choix.


Il était reparti avec des wagons vides qu’il avait pris en charge après avoir changé de voie. En arrivant à Charonne-Marchandise, couvert de suie, avec sur le cœur un poids énorme, il s’était fait à l’idée que les choses ne seraient plus jamais les mêmes et effectivement, les choses n’avaient plus été les mêmes puisqu’il y avait les réveils nocturnes, les meuglements de détresse des vaches, les cris de souffrances des blessés de dix-huit.

Alors, bien sûr, rien n’avait plus été pareil. Paul Griselet avait continué à tourner, une fois dans un sens, une fois dans l’autre. Il traversait, la tête ailleurs, le tunnel de Montrouge, celui de Vaugirard, le tunnel de Neuilly ou de Saint-Ouen. Il tournait, le cœur à l’envers, en emmenant des grisettes à des rendez-vous galants, en transportant des mamans avec marmots, des garçons de café, des retraités, toute une population laborieuse qui vivait la ceinture au quotidien, côté voyageur, et qui, probablement, ne se posait pas la question de savoir ce qu’on pouvait voir dans le regard d’un animal qui sait qu’il va mourir.

Le soir suivant la commission de discipline, Paul Griselet, qui avait été défendu par un représentant syndical de la fédération des cheminots et s’en était sorti plutôt pas mal, s’était assis chez Marcel Zeyer pour y déguster une petit-salé aux lentilles avec Amédée Delcourt, un copain de la communale qui était rentré comme apprenti au PLM, avait fait ses classes comme chaudronnier puis passé les examens pour être « roulant ». Il habitait rue Leneveux, à deux pas de Paul qui, lui habitait rue Alphonse Daudet, au tout début de la rue. Entre deux verres de Juliénas, Amédée avait lissé sa fine moustache de séducteur et avait annoncé à Paul : « Le PLM recrute pour faire du train de vitesse, que du voyageur, entre Paris, Lyon et Marseille ; j’avais posé ta candidature, au cas où…et ils veulent te voir… » Alors Paul avait tout de suite su que ses ennuis étaient terminés, et il avait senti son cœur soudainement s’alléger. L’heure était venue d’arrêter de tourner en rond, il allait faire enfin connaissance avec la vraie ligne droite….


© 2019 Sylvain Ubersfeld pour Histoires Courtes



(1) Chef-Mécanicien. Les chefs-mécanicien assistaient les chefs de dépôts dans leurs tâches en assurant le « contrôle » des roulants. Ils vérifiaient régulièrement que le personnel de conduite accomplissait ses devoirs avec « zèle et intelligence » en vérifiant la connaissance de la signalisation ferroviaire, la façon dont les mécaniciens et les chauffeurs assuraient l’alimentation des machines, et en établissant un rapport sur la « conduite »

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