Pour Ari, et Lev S.
Pour « Joseph "Shamrock" G. »,
Pour Tomer, Natalia , Mouza, Assia .P., Valentina R.
Pour Christopher L.J.
A la mémoire de Kiril Voronosov, retourné au pays...
Pour tous ceux qui ont compris qu’il fallait toujours être en bons termes avec sa conscience
Entre l’imposant bâtiment du KGB, à la triste mémoire, place de la Loubianka à Moscou, et le Champ de Mars, il y avait 2837 kilomètres. Bien sûr, les deux n’étaient pas arrivés directement de leur patrie Soviétique pleine de « courageux travailleurs », d’intellectuels formatés, d’artistes à la botte, d’architectes soumis aux diktats d’un héritage Stalinien. La période ne se prêtait pas aux erreurs d’aucunes sortes et leur voyage avait été planifié, organisé, des plans « b » mis en place, des contacts réveillés, des planques activées. Grigori Chevchenko et Marina Afanassiev venaient de familles suffisamment associées au Soviet Suprême de l’Union Soviétique pour avoir pu échapper à la misère de l’enfance dans une Russie aux prises avec, les vicissitudes d’un régime d’acier, puis avec la deuxième guerre mondiale, les tergiversations politiques de Staline, les soubresauts de l’histoire, et la chape de plomb de l’après-guerre. Leurs parents pensaient avoir assuré l’avenir de leurs enfants. Ils avaient grandi chacun de leur côté, l’un derrière le monastère Saint-Pierre d’en Haut, qui n’était plus un monastère, l’autre derrière la maison de Tolstoï, au sud-ouest de la ville. Ils ne s’étaient jamais vus …
Ils n’étaient ni amants, ni collègues, ni parents. Il y avait eu les Komsomols, l’armée, les relations des uns et des autres, la chance aussi, peut-être, puis les dix-huit mois de formation à l’Ecole Supérieure du Renseignement.
Les premières missions s’étaient passées en Turquie, à Adana pour lui, et en Angleterre pour Marina, dans la région de Brize-Norton, où se trouvait une base aérienne utilisée par le Strategic Air Command. Elle avait dû collecter un maximum d’information et de photos au sujet des B-47 équipés de missiles nucléaires, et parqués sur des emplacements spéciaux du côté sud de la base, que les Américains maintenaient en état d’alerte à chaque fois sur des périodes de trente jours.
Cette fois-ci, avant le départ, un séjour individuel d’une semaine, pour chacun, dans une datcha des environs de Moscou, leur avait permis d’y découvrir les détails de leur mission et se familiariser avec leur destination. Puis, le grand jour était finalement arrivé, celui de quitter la « Glorieuse Russie de la mémoire de Staline » pour aller dans la ville Lumière et y rester …combien de temps ? Personne ne leur avait dit…
Il n’est même pas sûr que l’on ait vraiment anticipé qu’ils pourraient rentrer un jour, ni même qu’il était souhaitable, ou bien utile, pour l’URSS, que les deux reviennent, une fois « la » ou « les » missions terminées. Peut-être serait il même plus profitable qu’ils demeurent en France et soumettent régulièrement rapports et photos sur des sujets intéressant spécifiquement les « intérêts supérieurs de l’Union Soviétique. On en aurait fait des « taupes » ? des « agents dormants » ?
Une chose était sûre, les officiers traitants avaient été clairs sans être tout à fait menaçants, tout en laissant, quand même, planer un doute puisqu’ils excellaient dans le domaine de la manipulation mentale et psychologique. Les instructeurs avaient sorti une phrase classique qui, à elle seule, en disait long sur l’air du temps : « faites en sorte que vos familles soient fières de vous et que le parti trouve dans la réalisation, et le succès de votre mission, une raison suffisante pour vous garder sa confiance »….Tout était dit, c’était une habile combinaison de chantage émotionnel, de carotte, peut-être, et de bâton si pas de carotte….Les deux avait eu un moment d’hésitation avant de prendre congé « j’aurais du aller travailler en usine » avait pensé Grigori, ou conduire des trains à vapeur… » Marina, de son côté, avait regretté de ne pas avoir suivi sa voie initiale, celle qui l’intéressait plus que tout, la recherche en biologie…
Mais la vie avait eu ses exigences. On ne pouvait pas retourner en arrière…il fallait faire face, puis, chacun de son côté avait réfléchi…pour lui, pas de famille hors un vieux père violent et alcoolique, cloitré dans un asile de l’état puisqu’il était ancien militaire, et, du côté de Marine, juste une sœur qui avait réussi à quitter la « Grande Russie » et vivait maintenant en Hongrie, en dehors des « zones de retombées » qui pourraient affecter sa vie si.
Alors, chacun, sans connaitre les pensées de l’autre, avait mis de côté, pour le moment, cette éventualité, et s’était préparé à faire le travail qu’il fallait, comme il le fallait…à moins que ?
Comme les officiers du KGB étaient maniaques et voyaient des complots partout, le voyage en lui-même avait été un peu moins simple que les deux agents ne l’auraient souhaité, même si finalement, ils comprenaient, et acceptaient la nécessité de ces complications logistiques. Grigori avait pris un vol Aeroflot depuis Moscou jusqu’à Hambourg via une correspondance, et depuis Hambourg, il avait rallié la Gare du Nord en prenant le T.E.E « Parsifal ». Pour Marina, elle avait atterri à Francfort en provenance de Moscou avait rejoint Bruxelles par le « Saphir », un train d’affaires du réseau Trans-Europ-Express, (1) puis avait continué jusqu’à Paris en montant à la gare du Midi de la capitale Belge, dans l’Oiseau Bleu. Les différentes polices frontalières n’avaient rien vu de suspect, les deux avaient des passeports Français bien en règle, avec de nombreux tampons, ce qui était tout à fait normal vu leur situation. Lui était voyageur de commerce, représentant une firme connue en Allemagne, Carl Roth GMBH, et qui fabriquait du matériel de laboratoire. De son côté, Marina avait endossé le rôle de visiteuse médicale assurant la promotion de médicaments à base de vitamine C. Il ne connaissait pas grand-chose en matière d’autoclave ou de bec Bunsen, elle ne savait même pas que c’était Tadeusz Reichstein qui avait réussi la synthèse de cette vitamine, mais chacun avait, facilement disponible, un petit discours, bien rôdé, qui devrait donner le change.
Les deux avaient un point commun, et, à la Loubianka, c’est pour cela qu’ils avaient été placés sur la « shortlist » pour la mission : les deux avaient un parent Français, les deux parlaient la langue de Molière et de Racine, comme de vrais habitants de Ménilmontant, Vincennes, Fontenay-sous-Bois, ou même du Petit-Montrouge. Les deux Russes avaient inclus dans leur programme une petite visite du côté de la Porte d’Orléans. On leur avait dit que c’était par là que les troupes Françaises « antifascistes » étaient entrées dans Paris en 1944.
Ils voulaient voir…
Ils savaient également que le Quartier du Petit-Montrouge verrait passer le convoi de Nikita, le premier secrétaire du Parti Communiste de l’Union Soviétique, invité par le Général De Gaulle pour un séjour officiel en France avec son épouse Nina Koukhartchouk. Ils s’étaient donc promis d’aller regarder le cortège passer en revenant d’Orly. Grigori voulait absolument voir les policiers motocyclistes en tenue de gala escorter le véhicule dans lequel le Président Français et son hôte auraient pris place. Ils avaient étudié le plan de la ville, découvert que la station de métro la plus proche était « Alésia », qu’il leur faudrait marcher quelques mètres seulement pour se positionner au meilleur endroit et pouvoir jouir du spectacle qui ne durerait que quelques secondes. Marina et Grigori avait vainement cherché le Café du Puit Rouge, où Lénine allait boire le samedi soir, ce lieu de perdition « bourgeois » était à quelques centaines de mètres de l’appartement du « grand homme sans qui rien n’aurait jamais changé, le camarade Vladimir Ilitch Oulianov, plus connu sous le nom de Lénine, l’homme de la Léna.
Si Grigori Chevchenko et Marina Afanassiev étaient, sans aucun doute, de valeureux agents du KGB qui pourraient un jour être médaillés, ou pas, c’était selon, et au bon vouloir du président et du politburo, pour le reste du monde, ils seraient tout simplement Jean-Louis Ferrand le VRP, et Christelle Debrusset D’Aspremont, visiteuse médicale permanente, attachée à la filiale Italienne de Milan, des laboratoire Hoffmann-La Roche. Les deux bénéficiaient de couvertures plus solides que solides, avec même des dossiers du personnel dans les tiroirs du service des ressources humaines des entreprises concernées. En cas de vérifications, il fallait que les histoires puissent tenir au moins le temps que l’ambassade d’URSS, dans le pays concerné soit prévenue et puisse lancer des « négociations » le cas échéant, même si, c’était certain, Grigori Chevchenko n’était pas Rudolf Abel ou Richard Sorge, et Marina Afanassiev était loin de pouvoir se mesurer avec Nadejda Plevitskaïa (2)
S’ils connaissaient Moscou par cœur et auraient pu s’y déplacer les yeux fermés, les deux « amis » n’étaient encore jamais venu à Paris.
Un rendez-vous avait été prévu à la terrasse d’un café, sur la rive droite, derrière le Trocadéro. Le contact avait appelé Marina, puis Grigori, pour leur confirmer l’heure et l’endroit. Bien sûr, quelqu’un de l’ambassade serait sur place, invisible, mais bien présent. Il s’agissait d’un café d’où on pouvait très bien voir la « dame de fer », de l’autre côté de la Seine.
Une photo d’eux, assis à la même table, avait été prise à leur insu. Elle irait rejoindre les dossiers respectifs…Il y avait toujours des dizaines, des centaines de photos dans les dossiers du KGB, un peu comme si Felix Dzerjinski, fondateur de la Tchéka, ancêtre du KGB, eut été un fanatique des preuves à l’argentique…un photophile avant l’heure, un maniaque du cliché clandestin, à la limite du voyeurisme. Au KGB, les contacts n’étaient pas toujours ni Russes, ni communistes convaincus. Contrairement à ce qu’on pouvait penser, il y avait un peu tout le monde. Il suffisait qu’un membre influent de la délégation diplomatique vous ait apprécié, lors d’une soirée un peu trop arrosée au restaurant Daru, et vous étiez embarqué dans un boulot mi barbouze-mi concierge. Le contact s’était identifié comme s’appelant Vitaly…Il s’appelait probablement Piotr, Ivan, Sacha, Lev ou Léonid…et cela n’avait aucune importance. Ce qui comptait, c’était que Vitaly ait appelé les deux Russes…
Lors du premier contact, le correspondant avait fait bref :
« On m’a dit qui vous étiez. Un ami commun m’a dit aussi que vous étiez à la recherche de votre oncle…alors on va le rechercher étape par étape… »
(Un exemplaire de la " Vérité" , la Pravda, le journal de propagande du Parti Communiste d'Urss)
Il y avait un bijou de reconnaissance, une sorte de petite feuille d’acacia en filigrane qui devait être épinglée, pour lui, du côté droit du veston, et pour elle sur le côté gauche du vêtement qu’elle porterait. Une petite fantaisie bon marché, une phrase clé pour se reconnaitre. Grigori devait approcher la femme de façon cavalière, comme ferait un vrai parisien, et lui demander tout-simplement : « Avez-vous trouvé ce bijou au Bon Marché ? » ce à quoi elle devait répondre, pour confirmer que c’était bien elle qu’il cherchait : « Non, je l’ai trouvé au Goum, à côté de Saint-Basile-le-Bienheureux ».
Il n’y avait eu aucun souci. Avant leurs rendez-vous prévus pour la journée, Ils avaient un peu de temps devant eux et s’étaient offert l’ascension de la Tour Eiffel que l’on pouvait voir pas très loin, de l’autre côté de la Seine. Ils avaient été jusqu’en haut, au troisième étage. Marina avait dit « que c’est beau » quant à Grigori, il s’était contenté de regarder sa montre avant d’allumer une « gitane » en pestant parce que le vent éteignait la flamme de son briquet « Zippo » acheté au marché noir dans la banlieue de Moscou. Avant de se retrouver dans ce café entre l’avenue d’Eylau et l’avenue Raymond Poincaré, les deux avaient dû faire un petit trajet en autobus. Ils suivaient en cela ce qu’on leur avait appris à Moscou. C’était plus facile pour détecter d’éventuelles filatures. Lui était venu avec l’autobus 30, un trajet de trente-huit minutes depuis l’arrêt TURIN-BATIGNOLLES, quant à elle, c’était avec l’autobus 82 qu’elle était arrivée au plus près du lieu de rendez-vous. Depuis la rue Saint-Jean Baptiste de la Salle, où elle louait un petit deux-pièces, elle n’avait eu besoin que de dix-huit minutes pour se rendre à l’arrêt « Tour-Eiffel », suivant en cela, comme Grigori, les instructions du « contact », certainement un membre de la délégation diplomatique, affecté d’un titre pompeux sans doute, en fait plus probablement le « chef d’agence » du Comité pour la Sécurité de l’Etat, le KGB, une police politique héritée de l’époque de « L’homme d’Acier » et de son chien de garde Lavrenti Béria.
Pour des raisons différentes, Grigori Chevchenko était contrarié, Marina Afanassiev était triste. Il y avait déjà longtemps qu’ils se sentaient rongés par le manque de liberté…
Il avait suffi de quelques heures pour que les deux agents se jaugent, s’estiment, puis se méprisent, et, même sans se connaître véritablement, en arrivent à ressentir l’un pour l’autre une animosité de mauvais aloi. Il n’y avait et n’y aurait aucune notion de romance, encore moins de coucheries. Marina détectait chez Grigori un sentiment de supériorité qui la dérangeait. De son côté, l’homme voyait en cette Moscovite, une sorte de pimbêche parlant comme une bourgeoise, un étrange croisement entre une dame de compagnie telle qu’il aurait pu y en avoir dans l’entourage de la princesse Alix de Hesse-Darmstadt, l’épouse du feu le Tsar Nicolas II, ennemi du peuple, et une intellectuelle trop brillante pour ne pas représenter un risque pour les hommes en général, et pour Grigori Chevchenko en particulier.
Curieuse mission que celle-ci …Il fallait collecter des documents, des informations, des chiffres, des évaluations, des analyses, des synthèses concernant les derniers développements du programme des essais nucléaires Français qui se déroulaient dans le désert du Tanezrouft, dans la région d’Adrar, en Algérie. Il y avait eu déjà un premier tir réussi, que les Français avait baptisé « Gerboise Bleue ». Le 13 février 1960, la première explosion nucléaire avait fait les gros titres des journaux du monde entier. Les soixante-dix kilotonnes étaient un rappel pour les Russes, comme pour les Américains, qu’il faudrait compter à présent avec la France. Le plan élaboré par Moscou était digne d’un film ou d’un roman d’espionnage, mais, dans la « vraie vie », il serait difficile de le mettre véritablement en place sans une certaine dose d’improvisation et avec des moyens malgré tout limités… Grigori avait fait établir un programme de rendez-vous avec des entreprises potentiellement utilisatrice de matériels de laboratoire. Il avait inscrit sur cette liste une visite au C.E.A, le Commissariat à l’Energie Atomique, où, il le savait, des sympathisants s’étaient regroupés sous forme d’association de Tourisme et de Voyage pour les fonctionnaires membres de l’établissement. Les Français appelaient cela un « comité d’entreprise ». On leur avait expliqué, à Moscou, qu’il s’agissait d’offrir des distractions aux travailleurs pour les détourner de la lutte de classe….
(Mannequins mis en place avant les essais pour étudier les effets du souffle de l'explosion)
(Essais nucléaires Français dans le désert du Tanezrouft le 13 février 1960)
Un prochain déplacement était prévu à destination de l’Algérie dans le cadre d’un « échange culturel » entre deux départements Français. Grigori avait envisagé de participer à ce séjour…non pas pour la destination, mais pour les possibilités de récolter telle ou telle information concernant les essais en cours de réalisation. Il voulait savoir, à tout prix, si, comme la rumeur le colportait, il y aurait d’autres essais, d’autres bombes, là où ailleurs….
Marina avait, de son côté, déjà activé des contacts, des sympathisants de « la cause » qui avaient accès à des rapports médicaux publiés en interne par le Service de Santé aux Armées, et traitant directement de l’avant, du pendant, et de l’après l’explosion nucléaire du 13 février. Il y avait du pain sur la planche…Elle avait en tête la liste des camarades qui travaillaient au Ministère de la Santé, au service des archives dites « réservées », là ou s’entreposaient des documents risquant, un jour où l’autre, de porter préjudice à tel secrétaire d’état ayant magouillé avec les laboratoires pharmaceutiques, ou tel haut fonctionnaire prévaricateur. La République n’était pas nécessairement exemplaire, et les tentations étaient grandes…
Moscou n’avait pas choisi la date de leur voyage vers la France au hasard. Le premier secrétaire Nikita Khrouchtchev, et son épouse, seraient en visite officielle en France du 23 mars au 3 avril. Paris se préparait à recevoir le haut-dignitaire. Moscou avait demandé aux deux agents d’aller, également, faire un tour dans la « ceinture rouge » (3) de Paris afin de prendre la température, établir un « baromètre » de la popularité Soviétique dans les cités ouvrières et les nœuds de pauvreté du côté de Romainville, Stains, Saint-Denis. Il y avait des tensions au sein du Parti Communiste Français, mais les « vraies information » non expurgées, avaient du mal à arriver jusqu’à Moscou. Le KGB ferait donc d’une pierre, deux coups. Les deux agents avaient fait un large tour de la banlieue, un samedi après-midi, puis un dimanche tout entier. A Stains, ils étaient tombés sur des affiches de propagande favorable à l’URSS…à Romainville, ils s’étaient faits, tous deux, courser par une bande de « blousons noirs », un ramassis de « jeunes bandits » qui arboraient des looks à la « James Dean » et en voulaient probablement à leur portefeuille…En passant à Fontenay-sous-Bois, ils avaient ralenti en traversant d’un bout à l’autre la rue des Moulins.
(Les "pionniers"....embrigader la jeunesse comme d'autres d'l'avaient fait avant, et d'autres le feront aprés)
(Affiche de propagande pour les Komsomols, les "Jeunesses Soviétiques)
Un drapeau rouge était curieusement planté sur un mat, accolé à une cabane en planche devant laquelle trois arrosoirs pleins attendaient visiblement une main forte pour les vider sur une rangée de salade d’hiver, trois plans de futures pommes-de-terre, ou des tentatives de de haricots souffreteux.
L’homme s’approcha de la barrière en bois, un mégot de cigarette éteint tenait en équilibre sur le haut de son oreille gauche. Il leva les sourcils d’un air un peu interrogateur et surtout méfiant :
« Vous cherchez quelqu’un ? » dit-il…
La discussion s’était engagée, l’homme était volubile, Grigori bien entrainé. Tandis que passaient les minutes, et que s’obscurcissait le ciel de mars chargé de pluie, et peut être même de neige, Lénine et Staline, se mélangèrent avec Molotov, Tolstoï fut disséqué, Béria fut maudit, Maurice Thorez encensé, Nicolas II assassiné une deuxième fois, tandis que le général Vlassov , ses collabos, et son armée de libération Russe (4) passaient un très mauvais quart d’heure dans la bouche de l’ouvrier de chez Simca, adhérent fidèle au PCF, illusions et mensonges compris. « Salauds de collabos…des ordures…pas d’autre noms » …Il avait ponctué sa dernière phrase d’un crachat du style « mineur dans un roman de Zola », avait récupéré son mégot, et l’avait allumé avec un briquet à étoupe sur lequel étaient gravés une faucille et un marteau…. « Je plante mes salades, mais ça ne m’empêche pas de vendre L’Huma le dimanche matin…… ! » (5)
Le vingt-deux mars, jour de la Saint-Léa, les deux avaient décidé de passer un peu de temps dans le Quatorzième arrondissement de Paris. C’était par l’avenue du Général Leclerc que passerait le cortège.
Ils étaient arrivés à Alésia, une place devant une grande Eglise en pierre blanche. Lui avait mentionné l’étrangeté d’associer les jours de la semaine, des mois, à des noms de saints, comme s’il était plus important de se préoccuper de la mémoire d’un mort, religieux qui plus est, que du bien être des vivants. Décidemment, ce pays avait bien besoin de changements.
Marina et Grigori, ou plutôt Jean-Louis et Christelle, n’avaient pris avec eux qu’une petite sacoche comme celle que n’importe quel touriste aurait utilisé. Un plan de Paris, un carnet de tickets de métro, deux carnets de tickets d’Autobus, des dépliants pour le musée Grévin, le Louvre, l’observatoire de Paris…. « L’observatoire de Paris ? » avait demandé Marina-Christelle…pourquoi y-allons-nous ? » …et Grégori-Jean-Louis avait eu cette réponse magnifique : « j’ai entendu dire que c’est dans le sous-sol de l’Observatoire que les Français cachent leur horloge-parlante…je veux voir si c’est vrai » …
Le lendemain, 23 mars, largement en avance sur l’horaire officiel publié par l’Aurore, Paris-Presse et France-Soir, les deux agents, qui voulaient apercevoir leur « Nikita », étaient revenus dans le 14ème arrondissement depuis la station de la ligne de Sceaux de Port-Royal.
Ils avaient marché le long de l’avenue Denfert-Rochereau en direction du sud de Paris. Alors qu’ils s’apprêtaient à traverser le Boulevard Arago, pas loin de la gare de Denfert, afin de pouvoir rejoindre l’avenue du Général -Leclerc, pour continuer vers Alésia, Grigori et Marina avaient senti l’odeur du café fraîchement torréfié. Une odeur suave et insistante qui les avait poussés à vite traverser l’avenue, puis une autre, aux dépens de leur propre sécurité, sans aucun respect pour la signalisation.
Ils avaient traversé en diagonale, hors des clous, depuis le bâtiment d’octroi où se tenait l’entrée des catacombes, jusqu’à l’endroit, de l’autre côté de la place, au tout début de l’avenue, où se trouvait le torréfacteur que le hasard, mais y-avait-il un hasard, avait fait naître en Russie, dans une famille de Russes Blancs.
…
(Felix Dzerjinski, fondateur de la Tchéka, ancêtre du KGB . Il était surnommé " Félix de Fer")
Ils avaient engagé la conversation avec l’homme qui tenait la boutique de torréfaction, près de Denfert…un crochet qui n’était pas au programme, mais les deux n’avaient pas pu résister …
… « La visite de Nikita Khrouchtchev ? ce que j’en pense ? On s’en fout…Les Russes ? on n’aime pas tellement…. Il y a un sacré passif » avait dit le patron de la boutique « Méo » sur l’avenue du Général Leclerc.
Curieuse histoire…En dix-sept, le père de cet homme, l’avocat bien connu, Alexeï Chapochnikov, à qui tout réussissait, depuis qu’il faisait partie des conseillers juridiques du Tsar, avait embarqué sa femme et ses deux fils dans un train pour Paris…puis, grâce à un réseau d’entre-aide Russe, il avait réussi à trouver… une place de chauffeur de taxi à la G.7.
Les enfants avaient terminé leur scolarité au Lycée Montaigne, et bâti leur vie d’homme. L’un avait choisi la religion, et officiait, au rite Orthodoxe, à la cathédrale Saint-Alexandre Nevski, dans les beaux quartiers de Paris, et l’autre était là, dans le quatorzième, sur la grande avenue qui menait de la Porte d’Orléans jusqu’au lion de Denfert. Passionné de cafés, importateur pendant un temps, il était devenu torréfacteur, vivant au milieu d’incroyables odeurs, de somptueux arômes, passant ses journées entre les Robustas, les Mokas, les Harrar, et les « Blue Mountain » de la Jamaïque.
Grigori avait rapidement adouci le ton, il avait enveloppé sa gestuelle avec un vernis de bonnes manières…et avait acheté un sachet de cent grammes de café de Maragogipe, qui lui avait couté une fortune, et ne serait pas remboursé par son organisation. Il voulait avoir la possibilité de goûter à un café « unique », vivre une expérience qu’il n’oublierait pas.
Ils avaient marché à pied en direction de l’église Saint-Pierre de Montrouge. Une fois à l’angle de la rue Alphonse Daudet, juste devant le Crédit Industriel et Commercial, banque comme on n’en voyait pas à Moscou, ils avaient pu voir les agents de police, fourragère rouge à l’épaule, interrompre la circulation pour laisser passer un cortège officiel en route vers Orly, avec au moins une trentaine de Citroën D.S de couleur noire, dont l’une portait le drapeau de la République Française. Grigori avait pu distinguer une forme à l’intérieur de la voiture, ou même plutôt qu’une forme, une masse. « C’est surement l’Archi-Charly » …C’était le surnom que Moscou donnait au Général de Gaulle. Il en avait souri.
Ils avaient attendu presque une heure. Il fallait que l’avion se pose, que résonnent les deux hymnes, que « Mongénéral » déplie sa grande carcasse et se force à faire un sourire à Monsieur « K », que Tante Yvonne donne l’accolade à Madame « K ». Finalement, ils avaient assisté au passage de l’imposant cortège en route vers l’Elysée.
Il n’y avait pas grand monde. Des ménagères, des curieux de passage, des écoliers en retour de lycée, et des pélérines bleues avec leurs galons rouges des jours de fête.
Ils avaient entendu cent, cinq cent, certainement moins que deux-mille « bravos », lancés sans enthousiasme par les quelques « agitateurs » de drapeaux, mais avaient surtout été frappés par l’incroyable silence qui avait suivi le passage du convoi. Il avait fallu une dizaine de minutes pour que l’agitation du matin reprenne son cours, que la vie recommence, que les barrières métalliques de la préfecture de police soient enlevées, et enfin, que les agents de police remontent dans leurs cars. Il y avait eu si peu de monde pour accueillirent Monsieur « K » …le souvenir des procès de Moscou entre 1936 et 1938 était encore dans la mémoire des plus âgés des Parisiens…et puis la Russie, il fallait s’en méfier, non ? En plus, il y avait cette « Allemagne de l’Est », cet étrange endroit d’où parvenaient, sous le manteau, les plus incroyables rumeurs concernant la privation des libertés élémentaires, la surveillance des citoyens par un organisme nommé Ministère de la Sécurité d’Etat, la Stasi…alors, oui, les Français, dans leur ensemble, avaient certainement des « aprioris » largement justifiés…
Dans les bagages qui les avaient accompagnés, les deux fonctionnaires du KGB avait apporté leurs outils de travail : de quoi photographier, de quoi filmer, de quoi, même, enregistrer quand ce serait nécessaire. C’était du matériel de précision, fournis par l’O.T. U, le département du soutien technique opérationnel. Il ne fallait rien casser, et surtout ne rien dire si l’un ou l’autre des accessoires motorisés ou électriques, ne fonctionnait pas. Parfois, Grigori Chevchenko se prenait à rêver d’une autre vie. Souvent, Marina pensait à une plage, n’importe où dans le sud de l’Europe, pas un truc sur la Mer Noire, un centre de vacance pour fonctionnaires bien notés…une vraie plage avec de vrais palmiers, une odeur de café qui flotterait dans l’air, des filles avec des bikinis comme on voyait dans cet incroyable magazine « Vogue » dont elle avait, en cachette, feuilleté un exemplaire, en attendant de monter dans « l’Oiseau Bleu » pour rejoindre Paris.
Les deux avaient décidé de faire, à pied, le trajet inverse. Leur vraie mission commencerait le lendemain, le 24 mars.
(Timbre postal soviétique à la gloire de Maurice Thorez, Secretaire Général du PCF entre 1930 et 1964)
Il leur restait un peu de temps pour profiter de ce Paris qui leur appartenait, et les invitait à rêver.
Depuis le 20 mars , à 1H04, l’arrivée du printemps était officielle, avec toutes les promesses sous-jacentes, celles que, sur les arbres, les touts petits points verts faisant office de bourgeons, deviendraient d’ici peu, de vraies feuilles, celles aussi, que les terrasses des cafés verraient bientôt sortir les chaises cannées, celles encore, que les concierges moustachues passeraient de plus en plus de temps, chaque jour à battre leurs tapis, et à médire sur les habitants des immeubles dont elles avaient la charge.
Ils avaient tourné finalement à gauche pour enfiler la Rue Daguerre avec l’intention de rejoindre l’avenue du Maine, puis la gare Montparnasse, pour y prendre, chacun de leur côté, le moyen de transport qui convenait à leur destination Parisienne.
En passant devant la vitrine d’une Boulangerie-Pâtisserie, ils avaient pu voir les petits sujets de Pâques en chocolat, des Poules avec des poussins, des lapins, des sortes de nains avec de longues barbes blanches, qui tenaient dans les mains une scie à bois…Ils y avait moins d’un mois avant la semaine sainte… Sans même se parler, chacun avait pensé à la coupole de Basile-le-Bienheureux, sur la place Rouge.
La porte de la boulangerie s’était ouverte, livrant le passage à un garçon de café en tablier blanc qui rapatriait vers son restaurant une dizaine de baguettes. En sentant l’odeur du pain chaud, Grigori avait poussé un grand soupir, pris une longue inspiration puis s’était tourné vers Marina et l’avait fixé avec intensité.
Comme s’il avait été question d’une simple affirmation, ou d’une modification banale d’un agenda, il lui avait dit : « Je m’en vais…Je déserte…Si tu veux, je t’emmène, profites-en, j’ai prévu cette possibilité…il faut te décider…maintenant… »
A l’académie du KGB, les deux agents avaient été familiarisés avec « le monde extérieur », ses traditions, ses pièges, ses mensonges…Ils avaient certainement compris ce qu’était l’égoïsme bourgeois, le mirage capitaliste, les dérives de la démocratie, les dangers du pluralisme politique, la menace que représentait cette liberté de contestation qu’on trouvait à l’Ouest…
Ils avaient écouté, s’étaient imprégnés de tout. On leur avait même expliqué que l’abondance dans les magasins à Paris, Berlin ou Londres, était de la propagande, que l’occident voulait donner le change, que la grande Russie communiste était le garant du bonheur de la classe ouvrière, que grâce au communisme, il n’y aurait plus de conflits armés, que Karl Marx était un génie, que la production planifiée était la panacée universelle.
Ils étaient d’accord sur tout.
Ils étaient d’autant plus d’accord que, pour mener à bien leur vrai projet, celui qui leur tenait le plus à cœur, ils avaient besoin de pouvoir sortir officiellement d’URSS. Jamais ils ne s’étaient sentis aussi peu à leur place que ce 23 mars 1960 Ils avaient compris que la vie leur offrait une véritable chance, et qu’il convenait de la saisir.
Depuis bientôt trois mois, en utilisant des amis d’amis, des cousins de cousins, des connaissances qui avaient voyagé et avaient gardé des liens indéfectibles avec des amoureux de la liberté, en prenant toutes les précautions du monde pour déjouer d’éventuelles filatures, Grigori se préparait à sauter le pas au moment opportun.
Le lendemain matin, le « contact » les avait appelés au téléphone…lui dans son studio de la Rue de Turin, près de la Gare Saint Lazare, elle dans son appartement du quartier du Cherche-Midi.
Il n’avait eu qu’une seule question : « Etes-vous prêt pour aller chez votre oncle ? ». A quelques minutes d’intervalle, les deux avaient répondu par la phrase prévue : « Oui, tout est prêt, j’ai même des macarons pour lui » …
Une Frégate Renault grise immatriculée 3190 EZ 75, dont la plaque d’immatriculation était fausse, et qui fut retrouvée brûlée deux jours après dans la forêt de Sénart, était venu les chercher…Elle en premier, lui en second…
Après avoir quitté la rue de Turin avec ses deux passagers, le chauffeur, parfaitement anonyme et étrangement muet, avait pris le boulevard des Batignolles, le boulevard de Courcelles qu’il avait continué jusqu’à la rue de Courcelles. Il avait descendu ensuite la rue du Faubourg Saint Honoré, tourné rue Boissy d’Anglas et encore une fois sur l’avenue Gabriel…Alors que la Frégate ralentissait, les battants, peint en noir brillant, d’une lourde grille en fonte protégeant un magnifique bâtiment, s’écartèrent pour laisser passer le véhicule.
(L'ambassade des Etats-Unis d'Amérique, avenue Gabriel, à Paris)
Les passagers descendirent de la voiture. Sur le fronton du bâtiment flottait une bannière étoilée.
Trois hommes attendaient dans la cour. Leur veston dissimulait manifestement une arme dans un holster.
L’un semblait peut-être plus amical que les autres, qui, finalement, auraient très bien pu aussi bien travailler à la Loubianka, au vu de la sobriété de leur habillement et de la dureté de leur visage.
Grigori Chevchenko parla le premier : « Nous demandons l’asile politique… »
L’homme affable, une sorte de sourire sur les lèvres, s’approcha des deux passagers, et leur dit, dans un Français à peine teinté d’un accent Américain : « Bienvenue aux Etats-Unis …quelqu’un va prendre vos bagages…Vitaly m’a dit que vous aviez apporté aussi des macarons pour votre oncle Sam ???
© 2019 Sylvain Ubersfeld pour Histoires Courtes
(1) Il s’agissait d’un réseau Européen de trains d’affaires qui joignaient les capitales et permettaient de voyager dans un confort optimum avec des contrôles aux frontières relativement « flexibles »
(2) Des espions soviétiques à deux époques différentes.
(3) L'expression ceinture rouge ou banlieue rouge désigne l'ensemble des villes à mairie communiste (PCF principalement) entourant Paris depuis les années 1920. Plus largement, l'expression désigne l'ensemble des villes largement peuplées par la classe ouvrière et entourant Paris. L'expression est également utilisée en Espagne.
(4) L'Armée de libération russe également connue sous le nom d'armée Vlassov était une formation militaire de volontaires russes armés par la Wehrmacht durant la Seconde Guerre mondiale
(5) L’Humanité. Journal communiste fondé par Jean Jaurès en 1904