Pour toutes celles et tous ceux qui savent de quoi il est question....
Pour toutes celles et tous ceux qui ne savent pas encore de quoi il est question...
Pour toutes celles et tous ceux qui passeront par le même chemin que Jean-Paul Desmasures...
Jean-Paul Desmasures ne s’était jamais posé de questions. Il n’était pas, d’ailleurs, homme à questionner quoi que ce soit, ni son démarrage dans la vie, dans un foyer modeste d’une région défavorisée, ni le parcours qui l’avait amené dans l’Armée de l’Air où il avait passé quatre ans comme Officier Contrôleur de la Circulation Aérienne, sur une base du sud de la France, avant de rejoindre l’Aviation Civile. Il n’était ni incrédule par caractère, ni même sceptique par principe. Pouvait-on dire qu’il était athée ? « La Religion, c’est du poison, à fuir pour vivre en paix » avait-il dit un soir, à la fin de son service, quand, avec trois confrères et une consœur, ils avaient étés refaire le monde à coup de Poire William, au bar « Zéro » du terminal sud d’Orly, là ou se faisaient et se défaisaient les rumeurs les plus diverses qui empoisonnaient le petit monde de l’aéroport.
Jamais, au grand jamais il n’avait parlé de dieu, ni interrogé les cieux, un medium, un voyant, ou une cartomancienne au sujet du parcours qui était le sien. Il ne se posait même pas la question du choix qu’il avait pu faire. Il ne savait pas si ce choix était bon, ou pas. Il était, tout simplement. Il ignorait la philosophie, n’était à l’aise que dans son environnement professionnel. On lui avait demandé de gérer trois équipes de huit contrôleurs, alors il gérait. Il croyait dur comme faire à la valeur de l’effort et avait en lui, héritée d’on ne sait qui, on ne sait quand, une notion presque innée de la rédemption, dans le sens moral du terme. Il était strict, à la limite de la rigidité. Il se trouvait juste au seuil des troubles obsessionnels compulsifs…mais avait réussi à ne jamais franchir le pas.
Ses priorités étaient dans l’ordre ses enfants, Nicolas l’ainée et Charlotte, la cadette et son épouse Solveig, rencontrée en Suède lors d’un congrès professionnel. Elle appartenait à ce peuple noble que sont les Sami, tant décriés dans le passé, considérés comme des citoyens de seconde zone, appelés « Lapons » par dérision et discrimination, puisque ce mot voulait dire « porteur de haillons ». Il savait Solveig très attachée à sa culture. Elle, par contre, s’était ouverte sur une certaine forme de spiritualité grâce à son grand-père qui vivait à Jokkmokk, et avait hérité de son propre grand père, des connaissances chamaniques qui se transmettaient d’initié en initié. En riant, un jour, lors d’un repas de Noël, il avait dit à son épouse « Tu croiras pour deux, tu prieras, à ma place, qui tu veux, tu peux même prier Madderakka (0) pour que nous puissions avoir un troisième enfant… »
Avec une régularité de métronome, il rentrait chaque soir au nid, une petite maison de Mandres-les-Roses, ne s’autorisant que quelques déviations à un programme déjà poussiéreux, dans lequel il n’y avait de place ni pour l’imprévu, ni pour le spontané. Parmi les déviations en question, il y avait un crochet par Brunoy, pour y acheter, chaque second jeudi du mois, quatre pains au chocolat dans une boulangerie tenue par un ancien camarade d’école. Le contrôleur était un homme de certitude plus qu’un homme de doute. Un de ses buts avoués, dans la vie, était de préparer, au plus tôt, ses enfants aux difficultés de la vie. En sachant pourtant qu’il reproduisait un schéma qui remontait à sa propre enfance, il faisait tout en faire des adultes avant l’âge. Solveig le lui avait fait plusieurs fois remarquer en lui disant que le risque était que ses enfants deviennent des fruits « murs mais sans goût ». Elle avait même été jusqu’à dire qu’il s’agissait là d’un « vol d’enfance », d’une « privation de rêve », ce qui avait déclenché une grave crise dans le couple. Puis une fois la poussière retombée, la routine avait repris le dessus et Jean-Paul avait continué à élever ses enfants sans tenir compte des remarques de son épouse. Chez les « baveurs de micro » (1), Desmasures était connu pour sa longévité, sa persévérance et surtout ses grandes connaissances professionnelles. Il était aussi connu, et c’était moins glorieux, pour sa totale absence de curiosité intellectuelle. Il était d’une neutralité et d’une insignifiance, disait-on, qui faisait parfois peur. D’aucuns se demandaient comment il avait pu arriver à son poste…mais, il y avait sans doute des mal servis, des jaloux, qui auraient bien aimé prendre sa place. Le peu d’amis proche de Jean-Paul sortaient tous du même milieu. Lorsqu’il assistait à un diner chez l’un, se rendait à un apéritif chez un autre, ou, fait rarissime, il recevait chez lui en mettant Solveig à contribution, il savait qu’il était en terrain conquis. La vie de Jean-Paul Desmasures était tout sauf excitante. Il ne s’était jamais demandé combien de temps il vivrait, ou bien à quoi ressemblerait sa mort. Il était des sujets sur lesquels réfléchir était du temps perdu. La vie ne pouvait être, bien sûr, que linéaire. On naissait, on vivait, on mourrait. Beaucoup s’étaient posés la question de trouver le meilleur mot pour décrire Desmasure, vu de l’extérieur, et c’était le mot « terne » qui s’était imposé à tout. Il était terne, ennuyeux et beaucoup de ses collèges s’interrogeaient en cachette sur l’impact qu’un tel caractère pouvait avoir sur sa vie de couple.
Avec les mois qui passaient, les rides sur le front de Jean-Paul Desmasures semblaient se creuser, se former, chaque jour un peu plus. L’homme encore jeune se transformait sans que lui-même n’en prenne conscience. Les trajets en voiture, la fatigue, les responsabilités qui pesaient sur ses épaules…. L’avenir de ses enfants le préoccupait, ajoutant encore plus au « taux de soucis » auquel il était soumis. Parfois, et depuis plusieurs mois, à intervalle régulier, des douleurs à l’estomac le rendaient irritable, parfois même méchant. Alors, il avait pris l’habitude de consommer, à la moindre alerte, un élixir à base d’hydroxyde d’aluminium qui le soulageait, et lui permettait, la nuit, de dormir quelques heures avant un réveil toujours douloureux. Parce qu’il avait finalement décidé de consulter, son médecin traitant l’avait envoyé vers un spécialiste, qui l’avait à son tour recommandé à un autre homme de l’art qui en savait beaucoup plus que les précédents quant aux douleurs persistantes du contrôleur aérien.
Un matin de fin Septembre, le jour de la Saint-Michel, il avait ressenti une soudaine et irrépressible envie de vomir, et avant même d’avoir eu le temps de prendre ses dispositions, le couloir du rez-de -chaussée de sa petite maison de Mandres-les-Roses avait été maculé d’un sang projeté avec force. Après une batterie d’examens, et d’explorations, il s’était retrouvé dans le cabinet d’un spécialiste, dans une clinique de l’Essonne, proche de Paris. Avec un manque total de tact, qui n’avait finalement pas dérangé Jean-Paul, l’oncologue lui avait dit, les yeux dans les yeux : « Le cancer de l'estomac ou cancer gastrique est une maladie qui se développe à partir d'une cellule de l'estomac, initialement normale qui se transforme et se multiplie de façon anarchique pour former une masse appelée tumeur maligne ».
Jean-Paul était sorti du bureau du médecin en sentant son corps peser au moins trois fois son poids. Il s’était demandé ce qu’il avait pu faire pour devoir faire face à une telle épreuve, mais le questionnement n’avait pas duré très longtemps…
Il avait un cancer. Cela arrivait à des millions de femmes et d’hommes « lambda » à travers le monde. Il était, lui, frappé par ce qu’il pensait être le destin, même pas le hasard. Loin de lui l’idée de penser à une quelconque malédiction, ou encore une punition céleste en réaction à un impair ou une méchanceté envers un semblable …puisqu’il n’y avait pas de ciel, qu’il n’y avait rien au-delà de la vie, et qu’il savait que dieu n’existait pas, et donc ne pouvait pas le punir…et comme, en plus, il n’avait fait de mal à personne…….
C’était comme ça.
Il avait un cancer, comme il aurait pu s’être cassé un poignet, se déchirer le muscle abdominal grand droit, se faire une entorse ou bien souffrir d’une insuffisance rénale. Il n’y avait rien à faire…sinon s’organiser pour faire face.
L’enveloppe à en-tête de la clinique Pasteur de Ris-Orangis n’avait laissé aucun doute sur la teneur de son contenu. Desmasures l’avait ouvert et s’était étonné de la froideur du texte : « Monsieur, faisant suite aux différents examens et consultations récents à la Clinique Pasteur, et pour tenir compte de l’importance de la tumeur découverte, je vous informe que je vous ai programmé pour une intervention chirurgicale consistant à réaliser une gastrectomie partielle le 4 novembre prochain à la clinique Pasteur. Je vous invite à vous mettre en rapport avec Monsieur Jean-Luc Karsenty, le médecin anesthésiste qui m’assistera lors de cette opération…… »
Trois jours après, Jean-Luc Karsenty avait reçu le contrôleur aérien. Parce qu’il avait été également maitre de conférences dans sa spécialité, le Docteur Karsenty privilégiait la pédagogie, et avait des montagnes de compassion envers ses patients… « vous verrez, ce n’est rien…c’est une opération courante, il n’y a aucun risques…je serai avec vous le jour de l’intervention… » Il avait posé de nombreuses questions, toutes répertoriées sur un formulaire à l’en-tête de la clinique, et avait obtenu les réponses nécessaires. S’il Jean-Paul avait peur, il avait réussi à ne pas le montrer. Le soir même, il avait annoncé à ses enfants qu’il serait absent de la maison pendant quelque temps, mais pour ne pas les alarmer, il s’était inventé un voyage professionnel, et insisté sur le fait que Solveig serait, pendant cette absence, à la fois la maman et le papa …
….
Jean-Paul Desmasures se souvenait parfaitement bien de ce matin de Novembre, quand l’infirmière était entrée dans la chambre 17 de la clinique Pasteur, pour lui apporter le comprimé d’Hydroxyzine qui allait permettre à son corps de se relaxer et à son esprit de commencer à se déconnecter un peu, tout en apaisant d’éventuelles angoisses. L’infirmière se nommait Bénédicte, « un prénom rare » avait-il dit, alors qu’elle avait commencé à lui poser un cathéter. « Ce sera pour faciliter le travail de l’anesthésiste » avait alors indiqué l’infirmière. Elle s’était empressé d’ajouter ensuite à l’attention du patient, dont elle connaissait la profession, « Allez, quand on contrôle le ciel, rien de mal ne peut arriver …vous verrez, tout se passera bien … ». Deux infirmiers étaient ensuite venus le chercher. Jean-Paul sursauta en voyant que les deux hommes, en tablier hospitalier à manches courtes, avaient tous deux des bras poilus. Un curieux commentaire s’était formé dans son cerveau « ils auraient pu au moins se raser » …mais il n’avait pas été capable de le vocaliser. Son esprit fonctionnait au ralenti. Il se sentait bien. Il aurait dormi pendant des heures… Après un trajet couché sur un brancard, deux passages dans des ascenseurs qui sentaient l’hôpital, il était arrivé au bloc. Il percevait une activité intense, mais ne souhaitait rien voir. Il se laissait simplement faire. Il avait reconnu, derrière le masque qui cachait le visage, la voix du docteur Karsenty. « Monsieur Desmasures, vous avez de la chance, vous allez avoir droit à un hypnotique et un morphinique …avec en prime, une couverture à air chaud que je vais mettre sur vos jambes pour que vous n’ayez pas froid. » Jean-Paul articula un sourire en pensant « on s’occupe bien de moi…si cela pouvait être comme ça tous les jours » …. L’anesthésiste dit alors : « Pendant que je fini de vous préparer, cherchez dans votre mémoire le souvenir le plus merveilleux dont vous vous souvenez, et racontez-le-moi… » Le patient se rappela le jour où, pour la première fois, il avait goûté à un fruit de la passion qu’il avait chipé sur un étalage dans un cours des halles alors qu’il fêtait ses huit-ans. Il avait commencé sa phrase en disant … « Mon souvenir le plus lointain remonte à mes… » et il avait sombré… !
Alors, Karsenty avait lancé, à l’attention de l’équipe du bloc « il est à vous dans trois minutes ».
…
L’horloge à aiguille, sur le mur, venait de grignoter les cent-vingt-secondes… L’anesthésiste dit simplement : « c’est bon, vous pouvez le taxer (2) ». Sur l’écran du « monitoring » il pouvait voir en vert le rythme cardiaque, en bleu, le taux d’oxygène, et tout en bas, en rose, la tension artérielle. Il y avait d’autres indications concernant la profondeur anesthésique. L’opération commença. « On peut monter un peu la table…stop…baissez un peu …stop… »
Sept minutes après l’incision abdominale, la tension commença à chuter, le rythme cardiaque s’envola. A sept minutes et treize secondes le cœur arrêta de battre, les poumons se figèrent …alors Karsenty hurla…on le perd. On le perd …vite, le chariot de réa… ! Soudainement, le bloc, si calme et organisé quelques secondes auparavant, se mit à ressembler à une ruche… ! « C’est quoi ce truc ? » dit Daniel Azoulay, le chirurgien… « Peut-être le Propofol ? » répondit Karsenty…
Jean-Paul, lui, était déjà dans l’autre monde… !
…
Il s’était tout d’abord senti comme « éjecté » de son enveloppe charnelle, ou plutôt « libéré », et s’était retrouvé assis, au lieu d’être couché, au même emplacement, dans une position qui le plaçait à quatre-vingt-dix degrés avec son corps inerte. Il pouvait sentir la présence des médecins, tenta de parler, mais aucun son ne pouvait sortir de sa bouche. Il réalisa qu’il ressentait les peurs des membres de l’équipe du bloc, et, pour les rassurer, par on se sait quel réflexe, tenta un …. « C’est moi, je suis là, tout va bien » …mais il était invisible et inaudible à leurs yeux. Il s’aperçut alors qu’il pouvait voir à travers la table d’opération, voir à travers ce corps immobile. Sur le côté gauche de la table, en dessous, à la hauteur des pieds, une petite étiquette d’inventaire avait été collée : « Trumpf Medical/BL 3.3/IT 7 » Il avait même réussi à lire l’étiquette à l’envers…Il avait tout de suite pensé à Solveig, son épouse Sami, forte comme un guerrier, son « chemin de soleil » qui se trouvait dans la salle d’attente afin d’être près de lui quand tout serait terminé, (3) et voulu aller la rassurer. A peine avait il pensé à elle, qu’il s’était senti passer à travers le mur du bloc, puis à travers celui de la salle de réveil, sans que personne ne le voit, et s’était immobilisé, toujours flottant, devant son épouse qui somnolait, un magazine encore ouvert sur les genoux. Il tenta de lui dire un mot d’apaisement, un « ça va aller, ne t’inquiètes pas », mais là encore, il ne put que penser à ce qu’il voulait dire : il était incapable de s’exprimer. Il sentait son corps comme on se sent dans une mer salée : presque en demi pesanteur. Il essaya de lui prendre la main, mais bien qu’il puisse voir son bras, sa main à lui, des propres doigts, il eut l’impression qu’il « passait à travers », une impression totalement inconnue qu’il intégra tout de suite sans la moindre difficulté ou la moindre interrogation.
Il voulut retourner d’où il venait…Il s’étonna encore plus de voir la pièce où il se trouvait se remplir d’une sorte de brouillard blanc, à la fois épais et léger, une incroyable contradiction visuelle qui l’avait surpris : il ne pensait pas qu’il puisse exister un tel phénomène. Il s’était de nouveau senti s’élever et se remettre à flotter en un mouvement très doux, comme s’il avait été porté par des bras invisibles… « encore un effet des hypnotiques » avait-il pensé … » puis, au détour d’une pensée, au coin d’un regard sur les appareils médicaux dont il pouvait voir les contours, sans en concevoir aucune peur , aucune angoisse, il se demanda finalement : et si j’étais mort ? » c’est ça ? c’est comme ça, la mort ? Il avait entendu comme une sorte de craquement, rien de sinistre, plutôt un bruit presque mécanique et au même moment, il avait senti ses articulations se détendre et son corps lui procurer un incroyable plaisir. « Sans doute les produits anesthésiques » …Il réalisa alors qu’il pouvait s’entendre parler même sans avoir prononcé un seul mot. Il lui suffisait de penser à ce qu’il voulait dire, pour l’entendre…Il y avait même plus étrange car à peine se posait il une question, même triviale, qu’il avait la réponse comme si quelqu’un d’omniscient se tenait à ses côtés et lui soufflait des explications quant à ses questionnements.
Incroyable….
Il voulut s’approcher à nouveau de la table d’opération pour s’observer…curieux exercice…Alors qu’il venait à peine de penser à retourner au bloc, il était déjà en face du chirurgien et du réanimateur qui s’évertuaient à faire quelque chose qu’il ne comprenait pas. Ils tenaient des sortes de palettes reliées à des fils électriques. Ils les mettaient sur le torse de l’homme allongé. ; Il pouvait même les entendre compter, « 1, 2, 3 » puis ils disaient « on dégage » …Il pouvait voir le corps s’arquer, mais ne comprenait pas. Etaient-ce des chocs électriques ? mais pourquoi…,
Il pouvait entendre les cris, il percevait l’agitation et le stress des intervenants, mais cela n’avait aucun impact sur lui. Il était juste observateur, il était juste son double…. « Quelle étrange affaire. Je n’ai jamais vu ça…mais où suis-je donc et surtout, que se passe-t-il ? »
Cet homme si sûr de tout souffrait-il, en plus de son cancer de l’estomac, d’un dédoublement de la personnalité ? C’est à ce moment que l’apesanteur, totale cette fois-ci, s’empara de lui…. Il avait tout de suite pensé à un oiseau-mouche, un de ces colibris capables de rester immobile au-dessus d’une fleur ou d’un point d’eau. Une envie soudaine le prit de découvrir ce qu’il y avait derrière le brouillard, alors, de ses deux bras, il commença à faire de grands moulinets pour écarter les nuages et une lumière d’une étrange intensité remplit alors tout l’espace. En toute logique, il aurait dû avoir mal aux yeux, lui qui souffrait souvent de kérato-conjonctivite photophobe…Incroyable, fabuleux, étrange, fantastique : cette lumière là lui faisait du bien…il aurait même pensé qu’elle guérissait les blessures de son âme, puisqu’il percevait maintenant un bien être évidemment lié aux lueurs blanches qui l’entouraient.
Il eut du mal à savoir exactement comment il s’était ensuite retrouvé là où il était maintenant : sur une sorte de terrasse tout à fait plate, en haut d’un immeuble incroyablement haut. « Je dois raconter tout-ça à Solveig » avait-il pensé…Une trentaine de personnes semblait l’attendre, puisque chacune d’elles l’appela par son prénom… « Ah, Jean-Paul, tu es parmi nous…, Tiens-Jean-Paul, tu es venu ? …Bonjour Jean-Paul, que fais-tu là…Jean-Paul, tu as finalement décidé de nous rendre visite…. »…
Il y avait des hommes, des femmes, en nombre égal, des gens sobrement vêtus, se comportant comme des personnes raisonnables. Tout, absolument tout, était vrai…tout était réel…et lui, Jean-Paul Desmasures, était en train de découvrir qu’il était aimé par tout le monde, et même plus, puisqu’il venait de se sentir relié, ou bien lié de façon incroyablement forte avec tout ce qui l’entourait, les arbres qu’il pouvait maintenant commencer à percevoir, les collines, d’autres gens qu’il n’avait jamais rencontré et qui semblaient se promener sur de larges chemins, en contrebas, au-delà de la tour. Jean-Paul commença à s’inquiéter quand il réalisa qu’il ne reconnaissait, en fait, personne mais que par contre, eux savaient qui il était. Ces gens étaient des inconnus, sur terre, mais visiblement, ce devait être des gens de bien puisqu’ils l’accueillaient avec autant de gentillesse et qu’il arrivait à détecter de l’affection dans les regards. Puis, tout à coup, en passant devant un couple qui semblait très uni, il réalisa qu’en fait, il connaissait tout le monde, mais ne savait simplement plus quand il les avait rencontrés, ni où. Il n’osa pas aller plus loin dans sa démarche, tant tout ceci était inhabituel et défiait toute logique, tant tout cela brisait les murs qu’il avait bâti tout autour de lui pour traverser la vie de sa naissance à une éventuelle mort…était-ce aujourd’hui ? Il comprit alors que ses certitudes allaient probablement être mises à rude épreuve…
Il lui avait semblé tout d’abord, que la terrasse sur laquelle il se trouvait n’avait pas de limites, mais en fait, il existait un petit muret, chargé d’étranges caractères et de ce qu’il prit pour des symboles, qui en faisait le tour. La couleur dominante restait claire, et maintenant, la lumière qui l’entourait diffusait une douce chaleur. Il s’était mis à revivre soudainement des émotions qu’il n’avait pas ressenti depuis au moins trente ans ; une étrange pulsion l’avait libéré de ces interdits et, quelques secondes plus tard, il se souvint de ce qu’était aimer, il retrouva la signification du mot « compassion » …il prit, en une fraction de seconde, conscience des mots « Je Suis » …
Une sorte de boule blanche qui tournait sur elle-même se présenta à lui et, au même moment, il se senti pris par la main avec une grande douceur, mais également une grande urgence…un escalier venait de se dévoiler à quelques mètres devant ses pas….Il n’avait pas peur car il lui semblait qu’il connaissait déjà la suite de cet étrange voyage, même si dans son esprit ,dans cet amas d’expériences et de connaissances, il n’y avait pas de place pour des anges avec des ailes blanches, un Jésus en robe bleue, un Bouddha en tenue safran ou un Mahomet avec un croissant de lune.
Il était arrivé sur une belle pelouse, une sorte de jardin anglais, d’un vert inspirant le calme, la sérénité et l’espoir. Un homme vint à sa rencontre, qui ne semblait pas avoir d’âge. Il n’y avait aucunes rides sur son visage « Je suis Mickael, mes amis m’appellent aussi Le Psychostase » (4) lui dit-il avec un sourire radieux. « Je vais te faire un cadeau, puisque c’est en fait cela que tu es venu chercher ici…tiens regardes » …
Posé sur une table en bois brut, une sorte d’établi qui faisait penser à un meuble en kit fraîchement monté, se trouvait un grand livre … « vois le titre et imprègnes toi du contenu » dit Mickael d’une voix grave…Alors Jean-Paul s’approcha pour découvrir la couverture qui était ornée, en son centre, par le dessin d’une balance avec des plateaux de cuivre « comme dans l’ancien temps » …. Il lui semblait même que les plateaux brillaient… Jean-Paul ouvrit le livre, et d’un seul coup, il comprit qu’il se retrouvait en face de son « livre de vie » qui contenait ce qui avait été, ce qui ne serait plus, ce qui serait dans le futur, ce qu’il devrait faire, ce qu’il devrait éviter. Il avait l’impression que le contenu de l’énorme ouvrage lui était transfusé, qu’il absorbait à chaque inspiration (mais était-ce des inspirations ?) Tout ce que contenait ce livre sans même faire d’effort. Il lui suffisait même de passer la paume d’une main pour que, les yeux fermés, il soit capable de « lire » les paragraphes du livre presque comme aurait fait un non-voyant en frôlant l’écriture Braille.
Michael, qui s’était mis en peu en retrait, se rapprocha de Jean-Paul Desmasures…
« Tu dois laisser ce livre ici, mon ami. Comprends que ce n’est pas ton heure ni ton jour, ni les bonnes circonstances. Toutefois, parce que tu as fait du mieux que tu pouvais dans le passé, et parce que surtout, tu as fait avec ce qui t’avait été donné, le contenu entier de ce livre restera gravé dans ton cœur. Si tu as besoin de comprendre plus avant ce qui t’a été révélé, tu pourras me trouver entre la mer et le ciel, là où souffle encore l’esprit. Il s’agit d’une sorte de Temple, dans une baie. Tu me trouveras tout en haut de la pointe de l’église abbatiale…il te suffira de demander à me parler, je serai là…rassures toi, je ne te demande pas de croire en dieu…C’est simplement pour t’aider que je te dis tout cela.
Jean-Paul, qui ne comprenait pas tout ce que disait l’étrange personnage, se retourna complètement pour faire face à lui. Il vit que l’homme sans âge semblait se mettre à vibrer tout en diffusant une lumière blanche qui était maintenant aveuglante…
« Au revoir Jean-Paul » lui dit gentiment Mickael avant de disparaître complètement… Il y eu un grand coup de vent, plus de lumière, l’obscurité, puis de nouveau la lumière, une lumière différente qui se baladait au-dessus de ses yeux…On l’appelait…une voix qu’il connaissait dans un autre monde…
…
-Monsieur Desmasures, Monsieur Desmasures, Jean-Paul, Jean-Paul, est-ce que vous m’entendez ? regardez qui est là…
Jean-Paul ouvrit les yeux, ressentit à la fois une grande fatigue et surtout une grande tristesse mêlée à une intense excitation, un curieux état qu’il ne pouvait pas expliquer… Le visage de Solveig se rapprocha du sien, et elle posa un baiser léger sur son front.
-Comment te sens tu Jean-Paul ? Tu nous as fait bien peur, tu sais, ils ont même cru que tu étais mort…
En prenant ce qui lui restait de force et de souffle, il arriva à articuler et dit simplement :
-Je pense que je me suis trompé pendant toutes ces années. Je viens de visiter un étrange endroit…tu ne peux même pas imaginer ce qui s’y passe….
Alors, Solveig lui sourit et lui demanda : aurais-tu visité Rotaimo ? (5)
© 2019 Sylvain Ubersfeld pour Histoires Courtes
Madderakka est la déesse Sami de la fertilité et des accouchements
Contrôleur aérien dans le jargon aéronautique
Argot d’urgentiste : vous pouvez pratiquer l’ablation en question, dans ce cas précis, il s’agit d’une gastrectomie partielle.
Le prénom Solveig est généralement traduit par « le chemin du soleil, ou le « parcours du soleil »
Religieusement parlant, la psychostasie évoque la pesée des âmes à fins de jugement. L’archange Saint-Michel est un archange psychostase, souvent représenté avec sa balance.
Rotaimo, le « Pays des Morts » dans la mythologie Sami