Pour Muriel S, mon illuminatrice
Pour ma belle sœur Sarah S, femme d’Abraham
Pour les « Nazaréens » de l’abbaye Notre Dame d’Acey, loin, loin, loin vers l’est…d’où se lève la Lumière.
De son ancien métier, Dom François avait la mémoire des chiffres.
Il se souvenait qu’entre Vitreux et Besançon, il y avait 35 kilomètres en passant par la D.67, qu’il y avait 100 kilomètres pour aller jusqu’aux Verrières de Joux, sur la frontière Suisse. Il se souvenait également que pour se rendre de Genève jusqu’à l’abbaye Notre-Dame d’Acey, il y avait 261 kilomètres en passant par l’A39 et l’A40, deux-heures trente de voiture, rien de bien difficile, rien de bien exceptionnel. Il n’avait jamais oublié que pour lui, ce trajet entre les bords du lac Léman et l’abbaye dont il était maintenant pensionnaire « permanent », avait pris six ans-et-demi, un parcours devant lequel beaucoup auraient hésité.
Pierre-François Audemars, homme d’affaire, notable Genevois, banquier des riches, lui, avait tenu bon.
Bien souvent, quand il lui arrivait d’être insomniaque, entre les prières de Laudes et de Prime, dans le silence du cloître de l’abbaye, au lieu de « rompre avec les affaires du monde » comme l’aurait voulu la règle de Saint Benoît, dans son chapitre quatre, il prenait presque du plaisir à torturer son esprit en déroulant, pour la millième ou la deux-millième fois, le souvenir de son étrange aventure, ou plutôt de son incroyable fuite, disait-il à qui voulait l’entendre. Bien souvent, lorsqu’il était de service à l’usine de revêtements électrolytiques, où travaillaient certains frères de l’abbaye, il s’interrogeait sur la vérité profonde de son engagement, tout en s’émerveillant d’avoir finalement trouvé la paix, même au prix d’une désertion.
Je te le raconte comme il me l’a lui-même raconté, avec les détails dont il se souvenait quand nous nous étions entretenus dans le potager de l’abbaye. Je crois que c’était au début de ce siècle, entre 2000 et 2016… !
Je me souviens, il faisait si froid que la coule de Bénédictin de Don François, humidifiée par la rosée du petit matin, s’était raidie aux 18°c en dessous de zéro de cet étrange matin, dans ce coin reculé du Doubs, la où régnait la prière avec la bénédiction de Benoît de Nursie, fondateur de l’ordre en l’an 529. Il y avait eu cinq, sept, onze, treize, plus même, une centaine d’étapes, au moins, pour transformer un homme, même si les mensonges avaient parfois pris le dessus sur les moments de clairvoyance.
(Le bar de l'Hôtel Beau-Rivage à Genève, lieu de la rencontre entre Muriel S et Pierre François Audemars)
Muriel Servant avait juste quitté, pour la soirée, son appartement du Chemin du Lignolet, à Nyon. Elle aimait bien la proximité avec le grand lac. Elle avait eu l’idée incroyable de fuir Genève et de se réfugier dans cette ville tranquille, à une demi-heure seulement du centre de Genève pour lequel elle éprouvait une grande répulsion, mais que, métier oblige, elle se devait de fréquenter régulièrement pour y rencontrer des consœurs ou des confrères. « Tout ce monde, ça me donne le tournis » disait-elle, « alors, je me protège ». A la richesse d’une « clientèle » snob de la grande ville , elle avait, dès le début, préféré l’authenticité de patients complètement perdus, d’écorchés vifs, hommes en manque de repères, femmes en mal de reconnaissance, adolescent réprouvés, névrosés en tout genre, drogués aux illusions, déroutés de toutes sortes, une cohorte de déçus de la vie, parfois de femmes violées, battues, méprisées, d’accros au jeu ou au tabac, de presque schizophrènes, de mal finis, de mal servis, pour qui les soins holistiques étaient la dernière possibilité avant le grand saut dans un monde inconnu. La thérapeute aimait les plantes « aromagiques » qui poussaient dans son jardin, sous la lumière du Lac, et connaissait toutes les recettes d’Hildegarde de Bingen, tant celles qui s’adressaient au corps, que celles qui aideraient l’esprit.
A Nyon, elle n’avait que des amis…Elle connaissait par leur prénom les commerçants, la factrice, les pharmaciens de l’avenue Cortot. Elle aimait descendre jusqu’au lac en passant par la Route de Clémenty. Cette promenade lui donnait le temps de penser à son propre parcours et à ce que lui avait appris la vie, la sienne, celle des autres également. Son mari la surnommait « Saint Vincent de Paul » puisque, tel le saint homme, c’était faire le bien qui faisait battre son cœur. Elle était thérapeute holistique, une pratique qui remontait aux Esséniens des temps bibliques. Elle disait souvent, citant un philosophe Grec, quelque chose comme (1) : « Il ne sert à rien de tenter de soigner le corps, si on ne soigne pas l’âme ».
Muriel Servant était la meilleure thérapeute qu’il fut sur terre, peut-être, en Suisse, très probablement, dans le canton de Vaud, certainement, vu son agenda de rendez-vous et l’opinion des patients qui lui avaient accordés leur confiance. Dans le jardin de son cabinet, exposé au sud, avec vue sur le grand lac depuis la terrasse du deuxième étage, la thérapeute faisait pousser des plantes médicinales, des plantes « aromagiques », aimait-elle à dire, les mêmes que celles qui poussaient autrefois dans les abbayes. C’était des plantes aux noms savants et aux vertus insoupçonnées des profanes. « Je continue la tradition » disait-elle d’un un air mystérieux…
Au 13, quai du Mont-Blanc, à Genève, depuis 1865, l’Hôtel Beau-Rivage regardait le jet d’eau et accueillait les riches et les puissants, tous ces gens que Muriel Servant préférait ignorer. Une fois tous les deux ans, elle entrait dans l’hôtel fondé par Jean-Jacques Mayer, et prenait, pendant 72 heures, la température de la profession.
A vingt-quatre mois d’intervalle, en effet, et depuis de nombreuses années, l’Association Internationale des Thérapeutes Holistiques, fondée en 1921, à Prague, tenait, à Genève, un congrès de trois jours pour faire le point sur les progrès des méthodes utilisées par les différentes écoles et courants de thérapies. La veille du congrès, il y avait, par tradition, un buffet au cours duquel les thérapeutes, anciens et nouveaux, se rencontraient. Ce soir-là, l’association des thérapeutes avait mobilisé le Salon « De Brunswick », 120 m2, pour accueillir les 73 représentants que les différentes fédérations avaient délégués. La chaleur donnait soif.
Dans le salon « Impératrice », la Chambre de Commerce de Genève recevait ses adhérents. Son secrétaire, le Genevois « de souche » Pierre-François Audemars, banquier par obligation, faisait grise mine. En le croisant, l’élite des propriétaires de boutiques et magasins de luxe se disaient que, finalement, personne ne l’avait jamais vu sourire. Cette fois encore, il promènerait parmi les invités, son air de chien battu, son regard de victime, son front barré d’un incroyable pli, sa calvitie naissante qui était certainement à attribuer aux malheurs perceptibles, authentiques ou fabriqués qu’il portait sur les épaules.
Il y avait l’atrium à quelques mètres, et il y avait le bar, juste après l’atrium. Au-delà des murs, c’était le Quai du Mont-Blanc, le lac Léman, et, au-delà du lac, en regardant au nord-est, c’était la France, Douvaine, Sciez, Anthy -sur-Léman, Thonon. Audemars aurait donné n’importe quoi pour pouvoir fuir l’hôtel, se réfugier près d’une forêt, à côté d’une fontaine dans un village en montagne, au pied d’un mélèze. Il aurait donné dix ans de sa vie pour pouvoir sentir l’odeur d’une bergerie, celle d’une étable à l’heure de la traite. Il en aurait donné quinze pour se défaire de ce qu’il pensait être ses malédictions. Il en aurait même donné vingt pour foutre le camp, plaquer la banque familiale, disparaitre dans un refuge de pierre, trouver un maître qui lui enseignerait quoi chercher, et surtout comment le chercher. Il avait connu toutes les vicissitudes, les trahisons, les tromperies, la méchanceté, la jalousie, le chantage, la menace. Il avait simplement l’âme desséchée mais ne savait pas pourquoi. Il ne vivait plus, englué qu’il était dans ses nombreuses contradictions, il survivait du mieux qu’il pouvait. Il disait parfois qu’il aurait préféré être n’importe quoi d’autre que banquier, que c’était sa famille qui lui avait imposé cette charge, que c’était ses enfants qui avaient fait son malheur, que c’était son épouse qui l’avait trahi, que les requins de la finance voulaient sa chute. Il avait même osé dire qu’il aurait préféré être hippie, bourreau, rémouleur itinérant, électricien sur un chantier de BTP, plutôt que banquier, ou bien berger, ermite, explorateur peut-être, ou même, pourquoi pas, moine, tout simplement, pour se mettre à l’abri du monde, se protéger des autres, se protéger peut-être aussi de lui-même et du désordre de ses pensées. Ses rêves étaient devenus sa protection. Au-delà des garde-fous que lui procurait encore sa raison, son éducation et ses principes, il y avait des visions de murs de pierre. Il y avait aussi une étrange odeur, celle de l’encens. Le silence avait remplacé le bruit, la routine était médicament, la terre était douce à ses mains. Il rêvait d’être un parmi tous mais de n’être plus dans le monde, dans ce monde.
Derrière l’homme d’affaires, le président de la banque Audemars, le secrétaire de la Chambre de Commerce qui s’habillait chez William Hunt et voyageait en première classe, il y avait un homme en perdition, une pauvre âme, comme celles dont Muriel Servant suivait les « aventures » dans son cabinet de Nyon. Un étrange thérapeute dont les gens « qui savaient » se transmettaient les coordonnées. Il fallait en moyenne treize mois pour obtenir un rendez-vous avec elle et pouvoir franchir les murs de son cabinet, un endroit ou la sérénité le disputait au « presque-magique ».
Curieuse femme qui pouvait disserter sur les archanges puis, quelques secondes plus tard raconter l’histoire de Carl Jung et du scarabée, fabriquer un savon de soins ou préparer une décoction propre à changer la vision sur le monde d’un patient particulièrement réfractaire.
Il était dit quelque part qu’une rencontre changerait tout…Mais Pierre-François Audemars ne le savait pas encore…
A l’entrée du bar, par bonne éducation plus que par galanterie, il l’avait laissé passer devant lui. Elle l’avait remercié avant d’aller s’asseoir dans un des fauteuils de style ancien. Un rendez-vous avec un confrère qui venait de la région de Toulon avait amené Muriel à violer une règle sacro-sainte qui voulait qu’elle ne fréquentât pas les bars, fussent-ils des endroits de luxe au sein d’un palace international. Mais cette fois, c’était pour la bonne cause…et pour le plaisir d’évoquer les cigales, la couleur de la mer à la Seyne, la route côtière du côté du Trayas…Le soleil lui manquait, mais sa nouvelle vie en terre Helvète avait plus où moins comblé le vide laissé par son expatriation. Elle savait que les Suisses étaient en avance sur beaucoup de choses, et dans son domaine, cette ouverture d’esprit était très importante. Ici, personne ne la jugerait.
Pierre-François Audemars avait, de son côté, rendez-vous avec le président de la Chambre de Commerce. Il s’agissait de relire une septième fois le discours d’ouverture de la réunion. Les deux Suisses aimaient la précision, les choses bien cadrées, les virgules à leur place. Ils étaient tous deux experts en sémantique, et en sourires forcés. Ils n’avaient certainement jamais proféré d’insanités. Ils s’étaient, tous deux, construit des vies à mourir d’ennui, sauf que, dans le cas de Pierre-François Audemars, au-delà de l’ennui, il y avait une incroyable tristesse qui lui collait à la peau du réveil au coucher, et un insoutenable vide qui lui rongeait le cerveau. Alors qu’il regardait, avec impatience, sa montre bracelet en or, il avait tenté un sourire poli vers Muriel Servant-Ubersfeld qui avait réalisé qu’ils étaient les deux seuls clients du bar. La thérapeute avait souri à son tour en lui disant simplement, et pour plaisanter : « décidemment, on ne se quitte plus, mais dans la vie, il n’y a pas de hasard, il n’y a que des rendez-vous… »
Il y avait eu une sorte de déclic dans l’esprit du banquier… « Pourquoi pas » s’était-il dit, en évoquant dans son for intérieur l’éventualité d’une consultation. Il y avait eu de la compassion dans le cœur de Muriel, en échangeant des mots importants avec cet homme qu’elle devinait sombrant dans le malheur, et peut-être même, s’y complaisant inconsciemment.
« Confiance, appartenir, aimer, satisfaire, vouloir, plénitude, calme, silence, mort, autre chose, autre monde, peur, défense, protection ». Muriel avait entendu et soigneusement noté les mots prononcés par le banquier en déroute Pierre-François Audemars. Elle avait, avec lui, disséqué ses souvenirs, crée des opportunités, déverrouillé des portes en en refermant d’autres. Il avait aidé l’homme à déposer sur de solides étagères, ses trente-deux dernières années de vie adulte. Elle l’avait emmené dans des endroits de lui-même qu’il n’avait jamais visité. Le thérapeute avait fait remonter des souvenirs enfouis sous des tonnes d’interdits divers. Ensemble, ils étaient remontés vingt-sept ans en arrière et revécu les railleries dont Pierre-François avait été victime. Les lazzis étaient restés dans la mémoire du banquier. Sa différence n’avait jamais été prise en considération, il avait été moqué, tant à cause de son intelligence supérieure que parce qu’il souffrait d’un autisme handicapant. Il y avait eu neuf séances dans le cabinet de Nyon avec un fil conducteur, la spiritualité, qui avait emmené Pierre-François bien loin de l’éthique bancaire.
(Contemplation liturgique .....Acey...dans l'est de la France, là d'où vient la Lumière?)
Lors de la dixième séance, alors que la thérapeute venait tout juste de faire revenir, dans la réalité de ce monde, le banquier qui venait de vivre en hypnose un épisode d’une vie antérieure prenant place au 12 -ème siècle, il ouvrit les yeux et dit simplement : « J’étais habillé de blanc avec un surplis noir. Il faisait froid, très froid, c’était loin d’ici, mais pas si loin. J’étais avec d’autres hommes. Il régnait un incroyable silence ».
« C’est curieux » avait-il alors dit à Muriel… « Il y a peu de temps, j’ai reçu un prospectus touristique venant de France. Il s’agissait d’un voyage organisé pour visiter les abbayes et monastères de l’est de la France, avec conférences, guide, et logement sur place. J’avais même envisagé de participer à l’un de ces voyages… j’avais choisi celui qui commençait par un monastère Bénédictin, une abbaye de l’Ordre Cistercien de la Stricte Observance…, l’OCSO, les trappiste je crois, mais je ne suis plus sûr… »
La thérapeute avait souri…elle avait même noté dans les yeux du patient, une sorte de petite lumière qui s’était allumée un court instant, ce qui était inhabituel.
« Cela fait combien de temps que vous n’avez pas respiré de l’encens ? » lui avait demandé Muriel.
Dès cet instant, il sut qu’il devrait aller à Vitreux, à Notre Dame d’Acey, s’il voulait que les choses avancent…
Dom François m’avait raconté sa première visite à Notre-Dame d’Acey, là où la Haute-Saône se termine pour se transformer en Doubs, là où les arbres sont si nombreux qu’on oublierait presque que le monde est monde.
Nous avions parlé de tout ceci entre sexte et none…alors que les frères étaient au travail dans le jardin aux simples, dont les plantes avaient le pouvoir de guérir les maux connus du corps, et parfois même, les maux inconnus de l’âme.
On aurait dit que le père abbé était sorti tout droit d’un roman d’Umberto Eco. Il portait de grosses lunettes et affichait un visage austère qui semblait vouloir dire : « comment un profane de votre genre peut-il oser me déranger avec des questions aussi stupides…. Moine ? vous voulez vraiment devenir moine, et que savez-vous de Dieu ? »
Le père abbé était scandalisé, tant l’approche était inhabituelle…
Alors Pierre-François Audemars, qui n’avait jamais entendu l’appel d’une quelconque divinité, avait simplement expliqué qu’il cherchait justement à trouver ce qui pouvait l’éclairer pour l’aider à vivre. Et dans ce coin de France, là où le froid devient, en hiver, grand froid, au point de geler les cours d’eau, parfois même les animaux, et éventuellement les âmes, Notre-Dame d’Acey avait fait son miracle en suggérant à l’esprit du père Abbé, d’offrir une possibilité de postuler au noviciat à cet homme qui cherchait sa route…
« Était-ce le père Delacommune ? Le père Briand, le père Thévenet » avais-je demandé, pour pouvoir situer l’époque ou s’était passée cette prise de contact… Dom François ne se souvenait plus. « Tout cela est si ancien » me dit-il….
Puis tout avait été relativement vite, à l’aune de la vie monastique, et de celle de l’Ordre lui-même, vieux de 15 siècles…
Six ans, ce n’était rien dans la vie d’un homme…. même si les étapes étaient nombreuses et Pierre-François Audemars était, le plus simplement du monde, comme si cela avait toujours été prévu, devenu Dom François, admis dans la communauté des moines de Notre-Dame d’Acey après avoir été « postulant », « novice », puis « profès ». Il avait découvert, dans le désordre, la sérénité, la confiance en lui, l’affection d’autres hommes, la discipline, la quiétude, l’importance de la vie en commun, le recueillement, le voyage intérieur, l’imagination, la beauté des roses du parc, la noblesse des arbres fruitiers, les vertus du silence. Il avait appris à aimer psalmodier les chants monastiques et les répons. Le chœur de la chapelle, là où se retrouvaient les frères, était devenu le cœur de son existence, son point de repère dans le quotidien, son point d’ancrage dans cette nouvelle vie. C’était l’endroit de l’abbaye qu’il préférait car, disait-il, là, il se sentait « véritablement moine » …
Il avait rapidement connu l’apaisement, s’était débarrassé de l’anxiété et avait accueilli à bras ouvert cette routine monastique qui, en fait, avait achevé de le transformer.
« Il y a des gens qui font des prières » m’avait-il dit… « Ici, nous devenons nous-mêmes prière pour la glorification de dieu ». Il avait eu l’air d’être habité par ce qu’il venait de me dire, mais je dois avouer que, sur le moment, je n’y avais pas trop cru… !
(Acey , le refuge de Pierre-François Audemars, devenu Dom François...)
Puis Dom François m’avait indiqué qu’il se souvenait très bien de Muriel Servant qui avait contribué à le mettre sur le bon chemin. Il m’avait expliqué que finalement, il s’était fait une place au sein des hommes, et que puisqu’il travaillait à l’usine d’électrolyse, il était à la fois dans le monde, mais aussi en dehors du monde, ce qu’il avait toujours voulu, mais n’avais jamais osé espérer. Il y avait quinze moines en plus du père abbé, tous vêtu semblablement de la coule et du surplis, vivant au quotidien en suivant « la règle », un semble de directives tous issues directement des écritures compilées par le fondateur de l’ordre.
Régulièrement, Dom François prenait sur le peu d’heures de repos dont il disposait, pour faire le point sur lui-même, entre vêpres et complies. Le cloître de l’abbaye d’Acey n’avait plus aucun secret pour lui…Le sud lui rappelait Genève, sa vie d’avant, va savoir pourquoi…l’ouest lui faisait penser aux océans sur lesquels il n’avait jamais navigué…le nord évoquait pour le moine, les steppes glacées de la Sibérie dont il avait vu un jour des photos dans un magazine international consacré à la géographie…Le côté est du cloître restait son passage préféré.
« Souvenez-vous que la lumière se lève à l’est » lui avait souvent dit sa thérapeute…alors, il avait conçu un intérêt particulier pour ce point cardinal, lié à la course du soleil, comme il l’était également, à la vie de Pierre-François Audemars, devenu Dom François.
« Et Muriel ? » m’avait-il demandé…. « Est-elle toujours à Nyon ? fait-elle toujours pousser des herbes « aromagiques » dans le jardin de son cabinet ? »
Alors que sonnait l’appel à complies, et que les frères se hâtaient vers le cœur de la chapelle, j’avais posé l’incroyable question au religieux cloitré, ancien banquier : « et dieu dans tout cela ? »
Le vieux moine m’avait alors regardé avec ses yeux dont le bleu semblait avoir été délavé par les années, m’avait alors pris par le bras, et avait tout simplement répondu :
« A barque sans agrès, Dieu fait trouver le port » en ajoutant, deux ou trois secondes plus tard, avec un brin de malice qui n’avait rien de Bénédictin…et un clin d’œil presque incongru, vu le lieu, « mais rien ne dit combien de temps il faut pour le trouver »
© 2019 . Sylvain Ubersfeld pour Histoires Courtes
(*) clôture
Nom féminin
Enceinte d’un monastère, où des religieux vivent cloîtrés.
1. On ne peut guérir la partie sans soigner le tout. On ne doit pas soigner le corps séparé de l'âme, et pour que l'esprit et le corps retrouvent la santé, il faut commencer par soigner l'âme. Car c'est une erreur fondamentale des médecins d'aujourd'hui : séparer dès l'abord l'âme et le corps. (Platon)