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MAGNUM OPUS


Le changement de lumière était toujours surprenant. On quittait un Francfort gris, un Londres embrumé, un Chicago de glace et de grands vents, et on se posait à Fiumicino, dans la lumière magique du « Lazio ». Dès qu’on avait posé le pied sur cette terre d’Italie, Il y avait la promesse d’un petit restaurant simple le long de la mer à Ostia, ou d’une taverne un peu plus sophistiquée, quelque part dans le Trastevere. Il y avait des réminiscences de soirée d’été au Tonnarello et à La Campana, tout près du fleuve, dans les effluves de pasta à l’ail et d’escalope de veau à la Romaine.


Il y avait surtout les habitudes qui tenaient bon, comme le petit Amaretto d’après dîner chez Doney, et les balades à pied dans le calme de la rue Sicilia, tout près de l’Hôtel Excelsior. Il y avait en plus, bien sûr, les rêveries éveillées dans les petites rues qui entouraient le Panthéon. Souvent, des images bien douces resurgissaient, comme celle d’une « comtesse de pacotille », plus véritable tapin qu'aristo authentique, dans la baignoire de la chambre six-cent-treize de l’Hôtel Excelsior ou cette autre vision d’une promenade main dans la main avec une belle romaine qui sortait à peine de l’enfance…ou encore d'une rencontre avec cette autre femme qui essayait d’échapper à l’âge adulte…


Sur les sept collines flottaient la mémoire des Césars, les souvenirs de Rémus et Romulus. Jamais la devise « Si Vis Pacem, Parabellum » n’avait été autant d’actualité dans le milieu des vendeurs d’armes à travers le monde puisque le monde en général et l’Amérique du Sud en particulier, étaient en ébullition.

Sur les autobus verts qui passaient devant l’ Albergo del Sole, les lettres SPQR rappelaient la devise de la ville éternelle, « Senatus Populusque Romanus », le sénat et le peuple Romain. Si à Milan, il fallait se concentrer sur Verdi, à Rome, c’était l’Histoire millénaire qui devenait parfois une obsession, mais derrière le vernis culturel d’une certaine partie de la bonne société Romaine, on pouvait découvrir d’étranges passions pour la religion, de singulières obsessions pour l’ordre, d’incroyables associations qui glorifiaient les pages les plus douloureuses de l’histoire du Pays.

Dans les milieux proches du Vatican, des hommes sérieux et austères faisaient parfois allusion à une certaine marche sur Rome qui remontait à mille-neuf-cent-vingt-deux et d’autres parlaient avec nostalgie de l’œuvre Nationale des Balilla, l’organisation des jeunesses fascistes mise en place par Benito Mussolini en 1926.

Tout en étant loin d’être un homme complet, Serguei Ulianov connaissait sur le bout des doigts l’histoire du pays, comme il connaissait celle de la deuxième guerre mondiale et les aventures des pères fondateurs de l’Amérique. Il était grand admirateur de Gilbert du Motier, Marquis de La Fayette. Il avait lu, pour se familiariser avec cette sinistre période de l’Histoire, les discours d’Adolf Hitler, étudié Marx et Rosa Luxembourg, connaissait l’incroyable saga des douze tribus d’Israël, pouvait faire la différence entre les différentes sortes de caviar, ou préparer les feuilles de vignes farcies suivant une recette qui lui venait d’Egypte et avait été transmise à un aïeul par une nourrice Turque. Mais c’était surtout pour son espagnol qu’il avait été choisi pour traiter des affaires de grande envergure comme celle qui l’avait attiré à Rome dans ce début des années quatre-vingt...

Lui qui pendant longtemps avait tant aimé parler, devait maintenant se taire, puisque la discrétion était le pivot du commerce lucratif auquel il consacrait onze mois par an, gardant pour lui trente jours de l’année pour partir, chaque fois, à la découverte d’un nouveau pays. Il avait à ce moment un grand besoin de solitude, laissant derrière lui les contraintes d’un monde dans lequel on pouvait être vivant le lundi matin, et se retrouver cadavre dans le Tibre le lundi soir, criblé de plomb dans une ruelle de Beyrouth le mardi après-midi, ou tout simplement mortellement empoisonné un jeudi matin, dans une chambre d’hôtel à Prague, cette ville où il se rendait souvent pour y traiter des affaires qui avaient leur origine à l’usine CZ de Plzen.


Il possédait, dans un coffre, dans son appartement de Berne, plusieurs centaines de Certificats d’Utilisation Finale qui seraient remplis comme il fallait, quand il le faudrait et seraient signés par des gens au-dessus de tout soupçons à condition d’y mettre le prix, ce qui n’était pas un problème comme lui avait dit « Signor Paul », l’évêque d’Orte et très non-conformiste président de l’Institut pour les Œuvres de Religion, plus souvent connu sous le vocable teinté de mystère de « Banque du Vatican ».


Ce qu’Ulianov aimait le plus à Rome, c’était ce passage d’un pays à un état, d’un monde à un autre, de la laïcité des bords du Tibre à l’obsession religieuse qui régnait sur le petit monde du Vatican. Il avait déjà expérimenté ce plaisir sophistiqué en allant à Andorre, au Lichtenstein et même à Monaco ou l’appelaient d’étranges affaires.


A chaque fois qu’il passait la Porte Sant’Anna, il avait sur les lèvres un sourire malicieux comme s’il se disait en lui-même : « je l’ai fait…j’ai réussi, encore une fois ». Le point de rendez-vous était toujours le même : devant la pharmacie Vaticane de rue de la poste, à quelques centaines de mètres de la caserne de la Garde Suisse.

Ulianov savait que finalement, s’ils venaient à être connus, les secrets les mieux gardés concernant l’époque sombre de la deuxième guerre, ne pourraient que raviver des blessures, séparer les communautés, ternir encore plus l’Eglise.


Il y avait maintenant sept ans que Serguei savait que son interlocuteur aurait systématiquement entre sept et onze minutes de retard. « C’est par sécurité » …lui avait -il dit, « je veux être sûr que je ne suis pas suivi ». Oulianov s’était fait une raison et avait eu une excuse pour lire deux pages de plus de L’Osservatore, le journal du Vatican qui, depuis mille-huit-cent-soixante-et-un racontait l’histoire de la chrétienté en général et du Saint-Siège en particulier. Le grand-père de Serguei, russe blanc et bigot devant l’éternel, avait demandé sur son lit de mort à Paris, qu’au moins un membre de la famille venge la perte du patrimoine des Ulianov, pour cause de révolution bolchévique. Cette lourde tâche avait échu à Serguei, deux générations plus tard. Il en avait fait sa mission de vie, sa « Grande Œuvre ». Il participait à la chasse aux idées dangereuses. Il défendait Dieu, même s’il crachait souvent sur les prélats prévaricateurs avec lesquels il était en affaire depuis toujours.

« Les cocos, c’est des bandits » aimait-il à dire en fin de repas lorsqu’il passait par Paris et dinait dans une cantine russe, snob et chère, du côté de l’Arc de Triomphe. Serguei Ulianov avait construit de nombreuses et étranges relations d’affaires, et parfois d’amitié, avec les plus zélés défenseurs de l’obscurantisme religieux ou politique en Amérique du Sud. « La guerre froide ne durera plus très longtemps » avait-il dit à un intermédiaire Tchèque…. « C’est maintenant qu’il faut faire de l’argent…dans dix ans, il sera trop tard… ».

Bien que Sergueï Ulianov ne crût pas vraiment en dieu, sauf quand ses affaires allaient mal, il avait dans son carnet d’adresse un nombre incalculable de noms qui étaient, tous, et à différents titres, attachés à cette étrange organisation qu’était l’Opus Dei, la Prélature de la Sainte-Croix.


Il en était, lui-même, un « conseiller technique » et considérait que l’éradication des « idées dangereuses » propagées depuis mille-neuf-cent-dix-sept par les partisans de Lénine, Marx et autres « sans dieu », devait faire partie de cette « Magnum Opus » à laquelle il avait décidé de participer, à sa manière, en organisant de main de maître un juteux trafic de fusils d’assaut SIG 542 avec transit obligatoire par la Saint Cité du Vatican pour des raisons administratives. A deux-mille-cinq cent dollars l’unité, revendue trois-mille-sept-cent, prix livré à destination, Ulianov faisait une bonne marge, même une fois payées les habituelles commissions aux intermédiaires religieux qui facilitaient le passage par l’Italie à ces armes fabriquées « quelque part » en Europe et à destination de « quelque part » en Amérique Latine, dans un pays menacé, lui avait-on dit, de perdre son identité et sa religion.


Pour Sergueï Ulianov, l’archevêque Oscar Romero, assassiné le vingt-quatre mars mille-neuf-cent-quatre-vingt par les membres d’un escadron de la mort, n’avait eu que ce qu’il méritait. « Un religieux, ça s’occupe de religion, et pas de politique » lui avait dit Paul Marcinkus, le président de la « Banque du Vatican », avant d’ajouter « mon petit Serguei, il nous faut trois-mille fusils de plus, livrés à San Salvador pour le 27 juin…Les Etats-Unis ne veulent pas laisser à penser qu’ils soutiennent la junte »…Alors Sergueï avait pris son petit carnet noir numéroté deux-cent-vingt-huit, le deux-cent-vingt-huitième carnet de commande depuis qu’il avait commencé dans le métier, et inscrit d’une façon déchiffrable uniquement par lui-même, les informations importantes concernant la fourniture des armes à feu censées mater les « rebelles » qui demandaient plus de justice, de quoi manger, et surtout, la liberté, une denrée rare dans cette Amérique du Sud qui semblait faire marche arrière, et dont les dirigeants avaient une véritable passion pour l’argent, les femmes faciles, et la corruption.


Le Vatican ? L’Opus Dei, l’œuvre de dieu, soutenait ce trafic avec l’espoir que s’effacerait bientôt le risque « rebelle » au Salvador et dans les autres pays qui, pensait-il pouvait être bientôt contaminés par des idées venues d'un autre continent.

Les armes Suisses que vendait Sergueï étaient destinées officiellement à la garde Vaticane. Les autorités fermaient les yeux bien que tout le monde su que vu les quantités qui passaient par l’Italie, il y avait forcément anguille sous roche. La junte Salvadorienne réglait rubis sur l’ongle avec de l’argent qui venait d’on ne savait où, ou plutôt dont tout le monde voulait ignorer l’existence et, surtout, la provenance.


L’heure était à la protection des militaires, des trafics, des fortunes personnelles. Les priorités du moment étaient la chasse aux risques « communistes », la remise au pas de ceux qui avaient le malheur de s’opposer au pouvoir en place, la victoire sur ces dangereux « rebelles » qui propageaient des idées contre-nature, d’après les évêques-politiciens qui gangrenaient le Saint-Siège.

De la caserne de la garde Suisse Vaticane, là où logeaient les cent-trente-cinq soldats de la micro-armée, jusqu’à l’Albergo del Sole, piazza Della Rotonda, à coté du Panthéon de Rome, il y avait exactement deux mille huit cent mètres, une ballade de quelques dizaines de minutes pendant laquelle Sergueï Ulianov repassait dans sa tête les détails de la suite de l’opération. Il fallait transporter avec discrétion les trois-cent caisses de dix fusils d’assaut chacune qui iraient grossir l’arsenal de la junte.


L’aéroport de Roma-Ciampino, a quinze kilomètres au sud-est de l’immense gare ferroviaire de Roma-Termini, était régulièrement fréquenté par des appareils immatriculés dans les pays les plus divers. Le personnel des services des douanes était habitué à la lecture des manifestes de transit les plus farfelus ou les plus improbables, mais visiblement, les instructions venaient de « très haut » alors aucunes questions n’étaient posées.


Les conseillers techniques de l’Opus Dei connaissaient les ficelles du métier.


Dans des opérations similaires, une compagnie Américaine « tout cargo », toujours la même, était régulièrement sollicitée. C’était la devise commerciale « Anything, anytime, anywhere » qui avait plu à l’origine aux « sages » de l’Opus Dei. Un avion complet chargé de « papier photographique » décollerait le lendemain de l’aéroport secondaire Romain, avec à son bord les trois-cent caisses de dix. Un équipage discret, un loadmaster complaisant, un mécanicien de bord capable de réparer les pannes les plus inattendues, un plan de vol bien ficelé, c’était tout ce qui fallait pour mener à bien la fin de la mission. Serguei Ulianov, qui portait au revers de son veston Armani une épinglette figurant une croix cerclée, emblème de « l’œuvre de dieu » voyait arriver avec plaisir la fin de sa longue période de travail. Les trente jours de congés seraient plus que bienvenus. Parce qu’il était fataliste, et croyait surtout que le libre-arbitre de chacun ne concernait que des aspects secondaires de la vie, Sergueï Ulianov ne vivait pas dans la crainte permanente d’un mauvais coup. Il pensait que la discrétion restait son meilleur atout. Il n’était ni James Bond, le héros de Ian Fleming, ni OSS 117, celui de Jean Bruce. L’Opus Dei restait son meilleur intermédiaire pourvoyeur de clientèle, et Aloïs Ackermann, le commandant de la garde pontificale qui régnait en maître sur les cent hommes de sa petite armée, demeurait pour lui un contact des plus fiables, et surtout des plus discrets.


Alors qu’il revenait de l’aéroport de Ciampino où il avait assisté au décollage d’un Douglas DC-8 63 F en route vers l’Amérique Latine, et que déjà il se voyait dîner à la terrasse de chez Doney, sur la via Veneto, Sergueï Ulianov n’entendit pas le bruit de moteur et le crissement des freins alors qu’il marchait Via Della Purificazione et passait devant l’Osteria Barberini. Une Fiat 132 noire, portant une plaque Vaticane venait de ralentir. La fenêtre arrière droite était ouverte à moitié. Par curiosité, Sergueï tourna la tête vers la gauche.

La main qui tenait un pistolet CZ 75 se crispa autour de la crosse et l’index pressa sur la détente.

La première balle effaça pour toujours les souvenirs du Trastevere..

La seconde, traversa le crâne du front à l’occiput et le sang gicla sur le trottoir de la petite rue.

La voiture noire accéléra et continua sa course vers la Via Veneto.


A l’intérieur, le tireur dit simplement : « voilà, c’est fait, un de moins ».

A l’avant de la voiture, sur le siège passager, un homme vêtu d’un costume sombre et portant un col romain se retourna vers le tireur et dit simplement : « Il fallait le faire, il en savait trop, les voies du seigneur sont impénétrables »

A l’annulaire droit, il portait un anneau épiscopal.

Au revers de son veston gris il y avait une épinglette représentant une croix cerclée.



© Sylvain Ubersfeld 2019 pour Histoires Courtes



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