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LA DOUCEUR DU NIL

(Pour Jean Gémin, visiblement amateur d'Art)

(Pour Sarah M.....)

« Akh » est souvent traduit par « transfiguré », faute de mieux. Ce mot est apparenté à une racine Egyptienne qui signifie « lumineux » ou « utile ». Pour matérialiser cette idée, on utilisait le hiéroglyphe représentant un ibis à aigrette dont le plumage vert foncé avait des reflets métalliques. Ce principe lumineux et immortel faisait partie des éléments invisibles de la personnalité. Il est lié au principe de puissance créatrice utilisé en Magie » …


L’homme reprit son souffle et ajouta : « la semaine prochaine, nous étudierons la notion de « shout », cette ombre représentant une des composantes visibles d’un individu »

Le conférencier du jour n’était pas n’importe qui. Jean D’Estournelles de Constant était directeur de l’Ecole du Louvre et aimait à plaisanter sur son nom, qu’il avait amputé de deux de ses attributs « pour faire plus simple » aimait-il à dire avec un éclair de malice dans les yeux. Comme la salle de conférence donnant sur la rue de Rivoli se vidait des participants à ce cours magistral, un couple d’âge respectable s’était approché du célèbre directeur.


« Nous partons la semaine prochaine » indiqua Henri Urlaub, à l’attention de l’Egyptologue. Son épouse Madeleine, les traits tirés, ajouta « peut-être que ce voyage aidera Henri… ! Il a besoin de croire à un « autre chose », alors pourquoi pas celui des Egyptiens. Jean de Constant sourit poliment, tira légèrement sur l’extrémité droite de sa moustache. « Vous ressemblez tellement à Paul, votre père, quand vous faites cela… » dit Henri Urlaub, un sourire sur les lèvres. C’était un de mes voisins, dans la Sarthe…

A L’hôpital de la Salpêtrière, pas loin de la Gare d’Austerlitz où il aimait se rendre pour y prendre un grand Express international, en route vers le sud de l’Europe qu’il affectionnait, Henri Urlaub avait appris de la bouche de Pierre Marie, son neurologue, qu’il souffrait sclérose latérale amyotrophique, une véritable saloperie que l’on ne pouvait pas combattre. Son corps était en mutation, il savait qu’il n’en avait plus pour longtemps, mais ignorait la durée de ce « longtemps ». Alors, il tentait depuis trois mois d’apprivoiser sa maladie. Paralysie partielle d’une main, dysfonction sexuelle, troubles de la mémoire et de l’humeur, difficultés d’élocution, il avait presque la moitié des symptômes et peu d’espoir d’échapper à l’autre moitié. Pour pouvoir continuer à vivre, il avait plongé dans l’aventure et décidé d’aller sur place avant qu’il ne soit trop tard, pour voir de plus près tout ce qui touchait à sa passion pour l’Egypte, et cette étrange mythologie qui permettait, pour peu que l’on en soit proche, de croire à une vie après la vie. Son existence rêvée de très haut-fonctionnaire commençait à s’effilocher, mais curieusement, il se sentait préparé. Il regrettait simplement que le temps lui fasse maintenant défaut pour mieux apprendre, pour mieux comprendre, pour mieux se trouver et arriver enfin à séparer le vrai du faux, l’imaginaire du réel, la petite histoire de la grande. Il était presque déjà en paix avec lui-même. La famille de sa mère avait fait partie de la grande aventure du Canal de Suez. Dix ans pour creuser, dix ans pour réaliser un rêve, dix ans pour changer pour toujours la géopolitique, dans la région.


Depuis plusieurs semaines, Madeleine s’était attachée à préparer deux énormes malles qui les accompagneraient. S’ils connaissaient la date de leur départ, Madeleine et Henri Urlaub ignoraient celle de leur retour. Henri s’était découvert une soudaine passion pour tout ce qui touchait à la fin de vie, aux rites funéraires, aux faux espoirs des religions, aux vrais questionnements sur le devenir de l’âme. Il avait l’esprit rempli de questions, et plus assez de temps, probablement, pour se les poser toutes, ou demander à des professionnels de la thanatopraxie, de lui expliquer comment son corps serait traité une fois le cœur arrêté, et le certificat de décès signé par un médecin, comme le prévoyait la loi. A l’agence Thomas Cook, près de l’église de la Madeleine, le couple Urlaub avait organisé son voyage, qui comprenait, entre autres, une croisière sur le Nil à bord d’un bateau à roues, le temps d’un trajet dans le passé Egyptien, sous l’œil des Pharaons invisibles qui régnaient encore, et pour toujours, sur le pays. Il y avait eu le navire des Messageries Maritimes, le SS Lamartine, un bâtiment tout neuf, qui avait fendu la Méditerranée avec une escale à Athènes, une autre à Limassol avant de s’ancrer dans le port d’Alexandrie pour y débarquer les trois cent soixante sept privilégiés qui avaient pu s’offrir le voyage vers la terre d’Isis et d’Osiris. Il y avait également un séjour au Caire, dans un hôtel pour Anglais, le Shepheard, et un passage un peu moins long dans un autre établissement situé près des pyramides, qui répondait au nom étrange de « Mena House ».

Lors de l’escale à Chypre, un médecin francophone était monté à bord à la demande du capitaine, Henri Urlaub ayant perdu l’usage de la parole pendant plus de sept minutes, puis, soudainement, durant la nuit à l’ancre qui avait suivi cet incident, tout semblait être redevenu normal, alors, au lever du soleil le navire avait continué sa route vers le royaume du roi Fouad.


Le violent soleil qui noyait le port d’une lumière inconnue d’Henri et Madeleine, avait nécessité le port de lunettes noires. On les avait prévenus à l’agence de voyage de Paris. « Faites attention au pickpockets…et au soleil …mais ne vous inquiétez pas pour le reste, vous êtes Français, donc naturellement acceptés depuis le passage de Jean-François Champollion et les exploits techniques du Vicomte de Lesseps… ». Il y avait eu le train entre Alexandrie et Le Caire puis, par la suite, un autre train, plus luxueux, dans lequel Henri et Madeleine avaient pu profiter d’un étrange système de conditionnement de l’air grâce à des ventilateurs qui soufflaient sur des blocs de glace chargées dans des compartiments du plafond. Le couple avait loué l’ingéniosité des ingénieurs ferroviaires Anglais. En arrivant à Assouan, l’Hôtel « Old Cataract, un palais victorien, repère international pour touristes fortunés, avait accueilli les Urlaub. Après avoir défait les malles, l’homme et son épouse s’étaient assis en face du Nil, sur des fauteuils en rotin, et à la vue de ce spectacle hors du temps, ils étaient restés tous deux silencieux et méditatifs. Les felouques à voile triangulaire glissaient sur le fleuve sans laisser ne serait-ce qu’une ride sur l’eau. Il régnait entre le Nil et les bateliers une incroyable harmonie qui semblait être décuplée par les incroyables couleurs du soir, les ocres pâles, les roses tendres du couchant, les verts de la végétation des berges. Une fois les fatigues du voyage derrière lui, Henri avait pris le temps de se plonger dans sa passion pour quelques heures. Il se savait capable de citer la totalité des dieux Egyptiens de façon alphabétique, Amon, Anubis, Aton, Bastet…ou de donner la correspondance animalière de certaines divinités. Il connaissait par cœur le « Livre des Morts » dont le véritable titre était en fait « Livre pour sortir au Jour », il savait les symboles liés à la religion, et s’intéressait depuis quelque temps à cette « pesée du cœur » et ce « jugement de l’âme » auquel, le pensait-il, il serait confronté d’une façon ou d’une autre, que ce fut par le biais de sa religion de naissance, ou par celui de cette mythologie d’adoption qui le consumait depuis vingt trois années déjà. Parce qu’il était haut-fonctionnaire, il s’était pris d’affection pour Thot, le dieu à tête d’Ibis, vénéré comme le dieu de la parole créatrice, et considéré comme le scribe des dieux et la mesure du temps. Parce qu’il était aimant avec les animaux, il savait tout des Ibis, des Oies, des gazelles, des vaches, des babouins, des chacals et des chiens.



Le SS « FOSTAT était un de ces nombreux bateaux qui descendaient d'Assouan vers Louxor, avec à son bord de vieilles Anglaises desséchées, des Italiens volubiles, des Allemands disciplinés, des Hollandais curieux et des Suisses méthodiques... Il y avait aussi, en plus d’Hélène et Henri, une curieuse famille composée de de femmes et de trois enfants, une fille et deux garçons. L’un des deux parlait souvent de mythologie Egyptienne avec Henri. A la table du soir, servie par des Soudanais aux bras puissants, dont l’habillement ressemblait plus à des vêtements de janissaires qu’à une tenue de serveur pour repas chics, on évitait la politique et la religion, sauf s'il s'agissait de parler de momies, de vases canopes, de dynasties, d’embaumement, et de la magie du Nil. Miss Sopwith, une femme riche dont la famille dirigeait, en Angleterre, une société de construction aéronautique, s'était risquée à lancer dans la conversation, l'histoire biblique des dix plaies d'Egypte...en exactement trois minutes et quarante-sept secondes, la salle à manger du SS FOSTAT était devenue un champ de bataille.

Par respect pour les idées des uns et des autres, et surtout parce que ce pugilat les amusait, les serveurs Soudanais s'étaient bien gardé d’intervenir." C'est leurs histoires, leurs croyances" avait dit Idriss à son second Abdou..."pour une fois qu'on a du spectacle…"


Entre les escales de visites et les arrêts techniques nécessités par l’âge respectable du bateau, le SS FOSTAT naviguait lentement, exprès, afin de laisser à ses passagers le temps qu’il fallait pour s’imprégner du paysage et de l’étrange et magnifique histoire dont les souvenirs planaient encore au-dessus des berges du Nil. Parfois, un animal, qu’il fut vache ou mulet, croisait, le ventre en l’air, le trajet de l’embarcation. De son fauteuil en osier, à la poupe de l’embarcation, Henri regardait, amusé, les fellahs juchés sur leur âne, qui vaquaient à leurs occupations. « C’est ici que je devrais finir, si j’avais de la chance » se disait-il. Un jour, alors que le bateau était en route pour Kom-Ombo, Henri, à l’abri des regards, s’était roulé en boule, par terre, sur le pont en bois, à côté d’un rouleau de corde qui sentait le goudron. Il avait regardé la machinerie à vapeur, seulement protégée par un garde-fou cuivré, et s’était laisser hypnotisé par le mouvement des pistons et les filets de vapeur blanche qui s’échappaient de pièces usées et de joints en fin de vie. Pendant quelques instants, quelques minutes de flottement entre le rêve et le réel, les douleurs articulaires avaient disparus. Alors que ses yeux se fermaient lentement pour quelques minutes de sommeil, Henri avait repassé dans sa tête les détails de la campagnes d’Egypte menée par le général Bonaparte entre 1798 et 1801. « J’étais plutôt fort en histoire » s’était-il dit, alors qu’un sourire passait sur ses lèvres. Alors que les deux roues à aube du SS FOSTAT battaient l’eau sale du fleuve, que le jour déclinait, et qu’au loin, dans la lumière rose du soir, on pouvait apercevoir le contour de l’imposant temple de Sobek et de Haroeris, Henri Urlaub s’était replongé dans la « Grammaire Egyptienne. Principes Généraux de l’Ecriture Sacrée », son ouvrage de chevet, écrit par Jean-François Champollion.

Quand finalement le SS FOSTAT se prépara à accoster, pour la nuit, pendant que Madeleine était à quelques mètres seulement avec des compagnes de voyage qui accompagnaient leur mari, Henri lâcha son ouvrage favori qui tomba sur le pont avec un bruit mat, et il réalisa que, soudainement, il n’avait plus du tout mal et se sentait étrangement léger.

En face de lui, torse nu, vêtue seulement d’un pagne de couleur blanche et ocre, tenant d’une main une sorte de croix qu’Henri avait déjà vu, une étrange créature, un homme avec une tête de canidé, le regardait .

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