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HET VERTREK ( LE DEPART)

(Aux « dames de charité » du PRINCE DU TONKIN, à ANVERS, un simple bar à marin devenu maison de grande classe sous la houlette de Leentje Weiss)



Hubrecht Applemans était passé devant le petit comptoir en bois qui sentait bon la cire des antiquaires. Il avait réajusté une dernière fois ses vêtements, et au moment de s’élancer dans la rue et de retrouver une vie plus policée, il s’était soudain immobilisé, s’était tourné vers Leentje Weiss comme s’il avait reçu un message intérieur qu’il devait impérativement lui transmettre, toute affaire cessante ; « Vous verrez, Madame Weiss…ce petit homme à moustache qu’on a emprisonné à Landberg…vous verrez que tout cela va mal se terminer…souvenez-vous de mes paroles »


Deux jours avant, un ancien petit caporal de l’armée du Kayser avait tenté, avec une bande de jean-foutres, de renverser le gouvernement Allemand. A la tête du Parti National-Socialiste des Travailleurs, le petit homme, un certain Adolf Hitler, et ses plus proches lieutenants, s’étaient opposés à l’armée régulière qui, mieux entraînée, et surtout loyale au pouvoir en place, avait eu finalement gain de cause. Les journaux d’Europe en avaient parlé, certains avec craintes, d’autres avec admiration, d’autres encore avec une indifférence feinte car, en vrai, une affaire de ce genre était totalement inédite, surtout dans un pays qui se voulait moteur de la culture, de la philosophie, du « correctement pensé » et du romantisme avec rêverie le long du Rhin, Walkyries, Crépuscule des Dieux, et tout ce qui allait avec. Le 10 novembre mille-neuf-cent-vingt-trois, le journal Français, le Figaro, titrait : « Fin du coup d’état en Bavière. Le général Von Ludendorf est arrêté par les soldats de la Reichswehr ».


Ah... Le Figaro, la France, les bordels de Paris, un bon champagne…voilà à quoi pensait l’homme élégant sur le point de quitter le PRINS VAN TONKIN…


Applemans était, bien sûr, marié. Son épouse ? une aristo d’une famille qui possédait des intérêts dans une compagnie de navigation très loin d’Anvers, dans l’Etat Indépendant du Congo. Famille catholique bon teint, col de chemisier verrouillé sous le menton, chemise de nuit coupée dans un tissus résistant aux tentatives de câlins, le femme d’Hubrecht était un pilier d’église et fréquentait assidûment la paroisse Saint Paul les semaines paires et la cathédrale Notre-Dame d’Anvers les semaines impaires. Elle était accro au bon dieu, droguée à l’encens, fanatique de la confession de ses petits péchés étriqués, dont la gravité n’allait jamais plus loin que la gourmandise, la médisance, et, dans de rares moment, la jalousie. Il n’y avait même pas de malséance, de plaisir solitaire ou de trahison maritale. Madame Applemans était, somme toute, une pècheresse bien conventionnelle, pardonnable avec un « pater » deux « ave » et trois « actes de contrition ».

Alors, Hubrecht, dont l’appétit en la matière était aussi grand qu’insatisfait, avait commencé à fréquenter le Schipperskwartier (*) et plus particulièrement la sympathique Keistraat, la rue du Rocher, où se situait son deuxième chez-lui, un endroit bienveillant dans lequel il pouvait donner libre cours à son imagination en compagnie d’une des neuf pensionnaires, toutes bien éduquées, toutes généreuses de leur corps comme de leur imagination, si le client l’était de sa fortune.


Le PRINS VAN TONKIN était un établissement bien tenu, presque familial. On y venait sans aucune culpabilité. Le vice s’y mélangeait avec la vertu, les gymnastiques les plus osées y côtoyaient les positions les plus sages, les perversions les plus hardies alternaient avec des ébats tout ce qu’il y avait de plus classique, sur de la literie de grand confort et dans des draps en lin, blanchis sur place, raidis souvent par l’amidon. Le nom avait été trouvé par Jacobus Horowitz. Il avait très justement jugé que l’ancienne appellation de « Paris-Canaille », ne pouvait attirer qu’une clientèle de bas de gamme, alors, comme il rêvait d’aventures lointaines, d’Annamites aux yeux en amande, de peaux mates et de ventilateurs accrochés au plafond, tournant pendant une sieste crapuleuse dans une chambre hors de prix du Continental de Saïgon, il avait pensé à ce titre de « Prince du Tonkin », sans même se poser la question de savoir si un tel titre n’avait jamais pu exister.

Curieuse affaire que ce haut lieu des rencontres tarifées. A force de travail acharné, Jacobus Horowitz avait transformé un commerce qui puait l’urine et les odeurs propres à son activité, en un établissement de renommée Européenne avant l’heure. Services multiples et de qualité, sérieux des prestations, garanties « prophylactiques », l’établissement était devenu un modèle à suivre dans le domaine de la galanterie de haut-de-gamme. On venait de Prague, de Londres, de Paris, de Hambourg…et même de Madrid, pour voir comment fonctionnait la maison et s’en inspirer. Sept ans avant, une mauvaise soirée, dans un tripot pour marins, s’était terminée dans le sang : celui de Jacobus Horowitz qui était mort en quelques secondes, la veine jugulaire tranchée par un marinier ivre qui avait pensé à de la tricherie, alors que c’était simplement la chance qui avait placé dans la main droite de Jacobus une quinte royale qui valait plusieurs centaines de milliers de francs.

Neuf filles de bonne éducation, toutes lointaines héritières de Sem, pas un mot plus haut que l’autre, une conversation châtiée qui plaisait à la clientèle de notables, le PRINS VAN TONKIN avait tout pour plaire, y compris, au sous-sol, quatre salles spécialisées dont les murs, bien sûr silencieux, auraient toutefois pu raconter de bien curieuses histoires au sujet des perversions des « gens bien », des étranges manies des notables, des curieuses pratiques de ceux qui s’entendaient, le jour, pour se placer comme défenseurs de la morale, et se vautraient allègrement, la nuit, dans les débauches les plus éhontées.

Un arrière-grand-père Rabbin, un autre instituteur, une mère couturière attachée au service d’Elisabeth de Bavière, reine des Belges, un père explorateur vivant en Afrique et, consacrant deux jours par trimestre seulement à sa famille qui logeait dans la grande maison du quartier de Zurenborg, sur Stierstraat, Antje Weiss n’était pas une tenancière ordinaire.


Elle dénotait dans ce milieu un peu fermé qu’était celui de la galanterie. Elle était trop bien, ne courrait pas après l’argent puisque son pauvre mari lui avait légué différents biens immobiliers, ou commerciaux du même acabit, dont elle aurait pu vivre sans se soucier du futur, jusqu’à une fin de parcours au soleil, peut-être à Monte-Carlo, peut-être à Paris ?

La mort de son époux lui avait foutu un coup sur la tête.


Elle avait dévissé, comme un alpiniste qui loupe une prise en escaladant l’Eiger…mais la chance avait voulu qu’elle fut entourée de clients fidèles dont faisait partie Hubrecht Applemans. Les braves âmes avaient pris sur eux une partie du chagrin de la maîtresse des lieux, allant même jusqu’à accroitre la fréquence de leurs visites, afin de s’assurer régulièrement qu’Antje remontait la pente, demi-sourires après demi-larmes, jusqu’à ce que la mémoire de Jacobus Horowitz soit tout simplement réduite à une photo dans un cadre en acajou, placée dans le salon d’attente : un homme jeune, cigare au lèvres, juché sur un magnifique cheval. Une petite légende indiquait simplement : « Polo à Paddlesworth, 1916 » Les mauvaises langues se demandaient comment un homme de son âge avait pu échapper à la mobilisation…les bons clients, les habitués, eux, savaient qu’il avait été soutien de famille. Tout était comme cela devait être.

Leentje Weiss portait son judaïsme fièrement. Elle le considérait comme un héritage spirituel à cultiver, plutôt que comme une étrange distinction qui lui aurait été accordée par le ciel.

Elle n’avait pas hérité d’une immense vertu, mais avait un cœur en or. Elle ne connaissait qu’un mot sur deux du « "Shema Israel » mais pratiquait, à sa façon, les sept lois noachiques et les dix commandements, qu’elle avait un peu modifié pour ne pas tomber dans l’excès religieux, en disant, pour se justifier, que l’Eternel retiendrait certainement plus le bien qu’elle aimait faire, que le mal qu’elle avait probablement fait au cours de sa jeune existence. Si le mot « Mensch » avait eu un féminin, Leentje aurait mille fois mérité ce qualificatif. Elle avait cultivé son yiddish, refermé les livres de prières de son enfance, presque effacé, mais pas tout à fait, les souvenir de sa Bat-Mitzvah à la synagogue Hollandaise d’Anvers, la plus ancienne. Elle avait partagé pendant de nombreuses années les mêmes valeurs que celles de son défunt mari. Elle considérait qu’avoir mis à l’abri du besoin les filles du PRINS VAN TONKIN et leur assurer une garantie médicale, et le bénéfice d’une caisse de secours mutuel, représentait un pas important dans l’amélioration d’un statut décrié. Son père, Gaby Weiss lui avait légué, sans le savoir, un incroyable goût pour l’aventure, la découverte, l’inconnu, le lointain, l’inattendu. Leentje se réveillait le matin la tête dans les nuages d’un Copenhague en Novembre, le corps fouetté par les vents tourbillonnants de Roumanie ou celui nommé « Cape Doctor », en Afrique du Sud. Elle s’imaginait souvent voir le grand canal de Venise en longeant simplement l’Escaut aux eaux grises. Elle s’endormait parfois en pensant à un coucher de soleil sur Maui, les yeux rivés sur le volcan Haleakala. Elle était présente au quotidien, mais son esprit, lui, était autre part. Elle était capable de gérer son entreprise de façon exemplaire, de participer à des œuvres de charité, de tirer des plans sur la comète, de changer toute la literie du PRINS VAN TONKIN sur un simple mouvement d’humeur tout en ayant l’esprit ailleurs, loin, très loin au-delà des océans.


Sans savoir pourquoi ou comment, elle avait, imprégnées, dans sa mémoire olfactive, des odeurs de cordages mouillés, de mazout, d’huile chaude, de zéphyrs Caribéens. En fait, Leentje était « ici » sans y être, parce qu’en fait elle était « là-bas » à force de rêver les yeux ouverts, le cœur perméable, l’esprit à l’affût d’un inédit fait d’aventures et de découvertes. Certains jours, cet état de chose était une torture, certains autres, une bénédiction qui lui permettait d’échapper à la brume du port, à la rouille qui mangeait doucement les vieilles grues sur l’Albertdok, aux commérages des bien-pensants chrétiens qui avaient, eux, fait fortune de façon respectable. « J’aimerais bien partir sur un paquebot des Messageries Maritimes » disait-elle souvent à sa sous-maîtresse, la gentille Tina Biesebrouck, qui portait si bien son nom puisqu’elle habitait à quelques kilomètres d’Anvers, près d’un marais de joncs. Leentje pensait à un grand navire des Messageries, à un autre de la Red Star Line, des bateaux à sa taille, qu’elle avait vu plusieurs fois ancrés dans le port d’Anvers. Elle avait compris que ce n’était pas la destination qui comptait, mais le fait même de partir, de se sortir de cet immobilisme qui la tuait à petit-feu. Partir, oui et les filles ?

Betje, aux doigts magiques qu’affectionnaient les magistrats de la ville, Corene, la benjamine qui refusait de manger des féculents pour garder, disait-elle, sa dignité pendant le travail, la sage Kaat qui se déguisait facilement en garçon pour plaire aux hommes, et de temps en temps en toute jeune fille pour aguicher certaines femmes mûres qui fréquentaient le « Prince ».

Que feraient Maaike, Rika et Sigrid…Que feraient les trois autres s’il leur était proposé de quitter la Belgique, de foutre le camp loin sans savoir de quoi serait fait le futur ? Il y avait le Venezuela, l’Indochine, l’Amérique…Il y avait aussi bien sur Cuba, les Caraïbes et le Liban…Il y avait, aussi, bien sûr, d’autres possibilités, beaucoup moins reluisantes, auxquelles Leentje Weiss ne voulait même pas penser : un exil définitif de l’autre côté de la Méditerranée, dans la blancheur d’un Alger Français ou d’un Rabat sous protectorat. « Jamais ! » avait dit la maîtresse des lieux. « Je préfèrerai mourir, plutôt que de laisser mes filles travailler pour ces cons de Français »

Pour le moment, le choix n’était pas urgent, mais au fond d’elle-même, la patronne du PRINS VAN TONKIN savait qu’elle partirait. L’histoire du petit caporal jeté en prison à Landberg, l’avait perturbé bien plus qu’elle ne voulait l’admettre. Alors que les jours filaient, que les profits étaient au rendez-vous, Leentje avait commencé à se dire qu’il était peut-être temps de faire autre chose, que son établissement de plaisir était peut-être en fait un fil à la patte dont elle avait été forcée de profiter. Un putsch ? C’est fini tout cela…comment peut-on penser qu’un insignifiant agitateur représente un danger pour quiconque ? La guerre ? Il n’y en aura plus. Il faut vivre, maintenant, semer le bon pour récolter du meilleur, replanter du meilleur pour avoir du magnifique et du bonheur…


Une fin de semaine noyée sous un déluge biblique, Markus Rottenberg, le grand Rabbin, l’avait dit à l’office du Samedi : « Ne soyez pas dupes, ne pensez pas que notre communauté soit en sécurité, nous ne sommes plus au dix-huitième siècle, il n’y a plus personne pour nous aider. Priez alors l’Eternel que je puisse me tromper ».

Depuis ce jour pluvieux de février mille-neuf-cent-vingt-quatre, Leentje avait commencer à sentir de plus en plus souvent, et de plus en plus fort, d’étranges parfums qui faisaient dériver son esprit vers Hué ou Hanoï, Saïgon, le fleuve Rouge et la baie d’Ha Long. C’étaient des parfums fait d’épices, de senteurs de mousson, de transpiration, de fleurs exotiques, de laine animale, des parfums d’aventures, la vraie, pas celle des livres ou celle des feuilletons journalistiques publiés dans l’Etoile Belge ou la Flandre Libérale.

Elle avait commencé à dompter cette folle envie qui l’envahissait, de tout laisser, tout de suite, derrière elle, de partir avec ce qu’elle avait sur le dos, de se glisser à bord d’un liner pour une traversée sans retour, mais dès qu’elle pensait en avoir fini avec ces démons du départ, cette furieuse envie d’autre chose, tout recommençait, les questionnements, les incertitudes, l’angoisse du futur, seule, sans homme, dans un métier peu commun qu’elle exerçait sous les regards narquois des autres taulières du Schipperskwartier, des « goys dans un pays de goys ».


Trois soirs par semaine, alors que les rênes du PRINS VAN TONKIN étaient confiées à Tina, en qui elle avait toute confiance, Leentje quittait la rue du Rocher pour aller s’emplir les poumons de l’air vicié qui pesait au-dessus des bassins du port. Parfois, même, elle traversait l’Escaut et terminait sa course à Zwijndrecht, ou même Melseledijk, au milieu de nulle part, pleurant toutes les larmes de son corps, certaine que son avenir n’existait pas, qu’il n’y aurait jamais de nouvelle vie suivant un grand départ, qu’elle ne verrait jamais un coucher de soleil sur le Pacific, une aube sur Jérusalem, un midi sur Istamboul. Puis elle rentrait aux petites heures, les larmes à peine séchées sur ses joues.

Il n’était pas question de sa seule destinée puisque ensembles, elles étaient onze.

C’était un matin pisseux d’avril, comme il y en avait des dizaines qui, jours après jours, semaines après semaines, éclairaient malgré tout l’immense port sur l’Escaut.

Alors que la nuit cédait doucement sa place à un début de matinée sans promesses et sans espoirs, en marchant le long de Kattendijkdok, comme elle l’avait si souvent fait, Leentje avait vu la silhouette de l’énorme paquebot, un liner qui appartenait aux Messageries Maritimes. Elle avait trouvé que le bateau portait un drôle de nom : « André Lebon », puis s’était souvenu que, dans le journal, sur la page des activités portuaires, un paragraphe arrivées/départs comportait deux ou trois lignes concernant ce paquebot Français qui arrivait d’Indochine et y retournerait dès la semaine suivante.


Alors, Leentje avait vite fait demi-tour, parcouru au pas de charge les neuf-cent-quatre-vingt sept mètres qui la séparaient du PRINS VAN TONKIN. Elle avait ouvert la porte en bois travaillé, grimpé en trois fois les dix- huit marches qui menaient au petit-salon et hurlé aux filles qui buvaient le café du matin, après une nuit de galanterie : "Les petites, faites vos bagages, vite, vite…on va prendre le bateau…je vous emmène loin, en Orient, vous dormirez sur des lits en fleur de lotus et, avec un peu de chance, vous finirez par épouser un planteur de caoutchouc »

(*) ancien quartier des marins, à Anvers. C’est le quartier dans lequel se trouve le PRINS VAN TONKIN.

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